Le verbe basque, Jules Vinson

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LE VERBE BASQUE.

La langue basque occupe géographiquement une si petite place dans le monde, qu’elle n’a été découverte si j’ose m’exprimer ainsi, que fort tard et n’a été jusqu’à ce jour l’objet que d’un très-faible nombre de travaux scientifiques. Parmi tous ceux qui ont écrit sur cette langue remarquable, on ne compte, en effet, que de rares linguistes et bien peu de philologues ; et c’est tout au plus depuis une vingtaine d’années que des études sérieuses ont été entreprises dans le domaine euscarien. Malheureusement, la plupart des brochures, des articles ou des livres publiés ont été composés à l’aide d’éléments insuffisants ou sont le résultat d’une observation très-imparfaite des dialectes basques ; beaucoup sont basés sur des documents de seconde main, plus ou moins exacts et complets ; presque tous, enfin, me semblent conçus d’après de tout autres principes que ceux, seuls féconds et logiques, de la méthode scientifique, positive et naturelle.

La supériorité de cette méthode est prouvée irréfutablement par les conclusions, qu’on aimerait à appeler merveilleuses si un tel mot ne devait être banni de la science, auxquelles ont été conduits les savants qui ont exercé leur activité dans le domaine indo-européen, en la prenant pour aide et pour guide. Celui qui est au courant de l’œuvre remarquable de Schleicher ; celui qui a lu et médité les principes fondamentaux, la raison d’être de cette puissante méthode, dans la rapide esquisse que le maître en a tracée, ne saurait comprendre qu’on n’essayât pas de l’appliquer à tous les produits sonores de l’organisme humain, c’est à dire aux diverses manifestations du langage articulé. Celui-là seul peut s’y refuser qui nie la constitution matérielle du langage ; qui, méconnaissant les faits, voit dans la parole une œuvre artificielle, indépendante de l’homme et extérieure à ses organes ; qui n’a pas conscience de la nature intime des éléments linguistiques ; qui ne s’est point rendu compte du développement et de la décadence du langage ; qui, enfin, n’a pas compris la réalité des deux phases successives de la vie des langues. Il est vrai que celui-là ne saurait, à vrai dire, prétendre faire de la science et que ses travaux, malgré tout, ne pourront jamais offrir qu’un intérêt secondaire.

C’est surtout à propos du verbe que l’imagination des bascophiles amateurs, des grammairiens empiriques s’est donné libre carrière. Le verbe basque présente à l’observateur un édifice véritablement très compliqué, dont, faute d’idées générales suffisantes, on n’a habituellement pas compris la nature. Et pourtant, lorsqu’on compare le verbe basque à celui des langues les mieux étudiées, indo-européennes, sémitiques, ougriennes[1], on trouve que ce qui est vraiment nouveau, ce qui caractérise par conséquent la vaste synthèse euscarienne, c’est la faculté d’incorporer dans l’expression verbale même le signe du régime indirect ou attribut, à côté de celui du régime direct ou objet. Qu’y a-t-il cependant là de si étrange, de si anormal, de si admirable ? C’est une simple extension du principe d’agglutination, commun aux langues des deux classes linguistiques supérieures, c’est à dire du développement formel. Les langues aryennes ont joint étroitement au verbe les pronoms sujets seuls ; les langues sémitiques et finnoises ont en outre la conjugaison objective pronominale, s’est à dire qu’elles agglutinent au radical verbal les pronoms régimes directs ; le basque est à un degré de plus : il incorpore les pronoms régimes indirects et développe une abondante conjugaison attributive pronominale. Comment donc justifier l’ardent enthousiasme qui s’est traduit par tant de dissertations aussi extravagantes que ridicules ?[2]

Même en nous en tenant à la période historique de la vie des langues, nous pouvons observer autour de nous des phénomènes capables de nous faire comprendre le développement de semblables formes. Quand l’espagnol écrit pongaselo et l’italien portandovelo, transformant en enclitiques les pronoms qui accompagnent le verbe, il y a là quelque analogie avec le procédé qui a donné naissance au basque dakharkit „il me le porte“.[3]

D’ailleurs, le système verbal du basque n’est point sans lacunes. Il ne possède pas, comme les langues ougriennes, le verbe actif indifférent, indéfini ; et quand le magyar, p. ex., peut employer deux formes telles, que látom „je le vois“ et látok „je vois“ le basque ne peut dire que „je le vois", dakusat (périphrastiquement ikusten dut). Il ne saurait dire non plus en un seul mot : „je donne à lui“ p. ex. et a perdu des formes qu’il paraît avoir anciennement possédées telles que : „je te donne à lui“ ou „il me donne à toi“.[4]

Au surplus, le nombre des combinaisons de cette nature varie beaucoup d’un idiome à l’autre. Nous pourrions citer de nombreux exemples et voir comment s’opère dans diverses langues la suffixation ou préfixation des signes modals ou temporels ; nous nous contenterons de rappeler la multiplicité des voix du verbe turc où sev-mek „aimer“ peut se développer jusqu’à sev-ich-dir-il-he-me-mek (en un seul mot) „ne pas pouvoir être amené à s’aimer réciproquement“. Au point de vue de sa capacité agglutinante, le basque n’est-il pas inférieur aux idiomes américains qui à côté de la conjugaison indéterminée possèdent la conjugaison objective et la conjugaison attributive [5], qui ont le duel et qui enfin, comme les ougriens ou les syro-arabes, ont les suffixes pronominaux dont aucune trace ne se retrouve en basque ? Il est vrai qu’en revanche on peut citer les langues dravidiennes parmi les plus pauvres de celles de la seconde catégorie : elles n’ont aucune des formes auxquelles je viens de faire allusion et leur verbe a seulement trois temps, un mode (l’indicatif), deux nombres et trois personnes. Ces idiomes sont pourtant supérieurs (si c’est vraiment une supériorité) au basque en un point, la facilité avec laquelle les suffixes nominaux et verbaux s’échangent et celle avec laquelle ils se réunissent ; c’est dans les vieux poèmes tamouls qu’on lit des formes telles que sârndâykku) „à toi qui es arrivé“, formé de sârndây „tu es arrivé" et ku „à“ ; manattinênukku „à moi qui ai l’esprit“ de manattin, dérivé-adjectif de manam (sk. manas), ên suffixe pronominal, u euph. et ku.

Dans les travaux que l’on peut tenir comme sérieux, quatre théories ont été proposées sur le verbe basque. J’en ai exposé et critiqué deux d’une façon assez développée pour me dispenser d’y revenir. Celle de M. l’abbé Inchauspe pour qui le verbe basque est essentiellement périphrastique, et pour qui les deux auxiliaires ne sont que deux voix d’un même verbe idéal, sans radical phonétique, m’a particulièrement occupé (I, 385, 390 ; II, 241 ; IV, 67 ; V, 190). J’ai analysé tout récemment celle du prince L.-L. Bonaparte, en rendant compte de ses dernières publications basques (V, 190) : je tiens toutefois à rappeler qu’en dehors des formes de l’auxiliaire „avoir“ où je vois un radical verbal u (pour lui, cet u est le signe du pronom régime), le prince B. reconnaît aux verbes basques un radical à sens d’action, puisqu’il dérive les diverses formes des auxiliaires de iz „être“, de egin „faire“ ou de egoki „demeurer“ ; pour plus de détails, les lecteurs voudront bien se reporter à l’article cité et spécialement aux p. 201 — 202 où est résumée toute cette théorie verbale générale.

Le troisième système, par lequel on a cherché à expliquer les originalités de la conjugaison basque est à coup sûr nouveau et mérite d’être examiné en détail. C’est celui de M. de Charencey, qu’il n’a jamais longuement et complètement développé, mais qu’il a esquissé dans plusieurs de ses écrits et notamment dans un travail qu’a publié cette même Revue (V, p. 389).

Pour M. de Ch., il n’y a point de verbe en basque. Tous les soi-disants verbes simples sont composés de sortes de participes verbaux et d’un auxiliaire, affirmation que Darrigol, Chaho, M. Inchauspe et d’autres ont avancées avant M. de Ch., mais dont, pas plus que lui, ils n’ont essayé une démonstration. Et cependant, tant qu’on n’aura pas clairement fait voir la différence formelle entre naiz ou niz ou naz „je suis“ et nathor ou nator „je viens“ ; tant qu’on n’aura pas prouvé matériellement et phonétiquement la prétendue contraction de ethorten ou ethortzen niz en nathor,[6] les linguistes auront le droit de regarder cette hypothèse comme un à priori absolument inadmissible.

Quoiqu’il en soit, il y a en basque deux auxiliaires de la conjugaison périphrastique, aux sens respectifs de „avoir“ et „être“. C’est ici que commence ce qui appartient en propre à M. de Ch. dans la théorie que j’examine. Selon lui, les deux auxiliaires, seuls verbes véritables du basque, sont des créations adventices et relativement récentes : le verbe „avoir“ dérive de „être“, car „j’ai“ p. ex. c’est „il est à moi“ ; et, quant à „être“, il est formé, dans ses deux temps principaux (présent et imparfait de l’indicatif), de pronoms déclinés par le suffixe instrumental (que les „bascophiles“ ont qualifié du titre bizarre de médiatif) auxquels s’ajoutent, à l’imparfait, l’adjectif zen „mort, défunt, feu“ ; ce même zen constitue à lui tout seul la 3e pers. sing. de l’imp. indic. Il paraît que quelque chose d’analogue se serait passé dans certains idiomes de l’Amérique qui se seraient forgé tout récemment un verbe „être“. Quant à la 3e pers. sing. de l’indic. prés., M. de Ch. la déclare empruntée au celte.

M. de Ch. ne cherche à expliquer phonétiquement que les deux premières personnes : niz „je suis“, hiz „tu es“ sont pour lui en réalité ni-z, hi-z „par moi, par toi“ ; nintzen „j’étais“, hintzen „tu étais“ c’est niz, hiz plus zen „mort“, avec n adventice, euphonique et zz „adouci“ en tz. Examinons ces étymologies.

On peut objecter en premier lieu à M. de Ch. qu’en fait „par moi, par toi“ se dit en basque nitaz, hitaz, avec ce ta qui intervient à tous les cas locaux dans la déclinaison nominale indéfinie et, en outre, à l’instrumental de tous les pronoms : on dit en effet gutaz „par nous“, hartaz „par celui-là“, huntaz „par celui-ci“, zertaz „par quoi ?“, nortaz „par qui ?“ etc. ; quelques dialectes varient taz en tzaz et disent p. ex. hartzaz, zertzaz, etc. M. de Ch. a prévu l’objection, mais sa réfutation me semble puérile : „Pour distinguer“, dit-il „la forme pronominale prise dans un sens verbal de celle qui conserve purement et simplement sa valeur de pronom, on a été obligé de faire usage pour cette dernière de lettres euphoniques. L’on a dit nitaz ou nithaz ,per me‘, hitaz ,per te‘. Cette raison seule nous mènerait déjà à ne voir dans niz et hiz que des médiatifs pronominaux pris verbalement. Nous continuerons, par conséquent, à traduire, comme nous l’avons déjà fait, ethorten niz ,je viens‘ par ,venire in me per‘ ,ou plus clairement‘ per me in τῷ venire“.[7] Avant d’examiner grammaticalement ce raisonnement, j’y trouve cette hypothèse, déjà bannie des bonnes grammaires, qui donne pour cause à une évolution du langage un caprice de l’esprit, comme si une volonté extérieure avait jamais pu influer sur le développement formel !

Quant à l’imparfait, la traduction analytique proposée par M. de Ch. pour nintzen, „per me defunctum“ est à repousser parce qu’elle viole les lois de la syntaxe et de la composition euscarienne, suivant laquelle pour dire „par moi mort“ les éléments ci-dessus devraient être classés dans l’ordre suivant ni-zen-z : en basque, en effet, l’adjectif attributif se place après son déterminé et seul reçoit les suffixes déclinatifs. Enfin, il n’est pas exact que tz soit un adoucissement de z redoublé : la phonétique euscarienne n’admet pas la gémination des consonnes et repousse notamment la conséquence de deux sifflantes, même de natures différentes ; lorsque deux sifflantes arrivent en contact, la première tombe et la seconde se renforce par compensation en tz, ts, tch suivant sa nature, p. ex. etzen pour ez zen „il n’était pas“, etsegurki pour ez segurki „non certainement“ etc.

Il y a d’ailleurs d’autres objections à faire à la théorie de M. de Ch. Si le basque a emprunté son verbe ou l’a créé par imitation, il n’en avait donc point lors de son passage à la vie historique, qui a pu être déterminé par le contact avec un idiome celtique ; mais ce serait là une hypothèse absurde : tout au plus pourrait-on soutenir que le basque était encore monosyllabique et qu’il avait comme le chinois, un verbe formé de racines indépendantes mais juxtaposées ; que ferait-on alors de la riche déclinaison nominale ? et comment, dans une langue monosyllabique, aurait-on pu composer quoi que ce soit ? Car le système de M. de Charencey, logique en ceci, ne fabrique point son verbe de racines nues (elles ne sont plus à la disposition de l’homme historique) mais il le compose de mots fonctionnellement variés. Il faudrait admettre que le basque a passé du monosyllabisme à l’agglutination après avoir subi l’influence d’autres idiomes ; il faudrait admettre la possibilité du développement formel[8] dans la seconde période de la vie linguistique ; ce qui n’est pas possible.

Je ne prétends point nier l’influence des langues étrangères sur un idiome donné, et j’accorde volontiers à M. de Ch. que l’étude des dialectes celtiques, ougriens ou canadiens ne sera pas sans utilité pour l’analyse du basque, quoique les patois romans des Pyrénées soient les idiomes qui, manifestement, ont exercé l’action la plus forte sur l’escuara. Mais la parenté du basque et des langues américaines (algonquin) me semble fort problématique, malgré la ressemblance apparente des pronoms personnels et du signe de pluralité ; il n’y a point de racines communes, et, pour soutenir cette parenté imaginaire, il faut en revenir à la théorie si élastique de la famille „touranienne“. Je repousse donc l’assimilation de ces analogies accidentelles avec les rapports entre le sanskrit et „nos dialectes japhétiques“. Pour justifier les emprunts ou les imitations qu’il suppose, M. de Ch. cite l’exemple du magyar qui, sous une influence aryenne, a formé des verbes composés à l’aide de prépositions, et prétend s’en prévaloir pour affirmer la possibilité d’une transformation de suffixes en prépositions. Il y a là une confusion regrettable ; une préposition, c’est un mot déjà fonctionnel, généralement indépendant et reconnaissable dans la composition, tandis qu’un suffixe est originairement une racine nue, plus ou moins usée dans la suite des temps, et essentiellement inséparable. Sans doute, le hongrois a des verbes composés prépositifs, mais, à la moindre occasion, la préposition se sépare du verbe ; p. ex. je relève dans le travail de M. Ribáry, a baszk nyelv ismertetése, la phrase suivante : „ha most már a tárgyeset többesét is ki akarjuk fejezni, a tő és tulajdonítói rag közé zki szótag tétetik közbe (Si maintenant nous voulons exprimer aussi le pluriel de l’objectif, la syllabe zki est intercalée entre le radical et le suffixe attributif)“ où kifejezni et közbetétetik sont décomposés[9]. J’estime donc qu’il faudrait, avant de conclure à l’emprunt par les Basques du celtique da „il est“ rechercher la nature et l’histoire de ce mot dans les langues celtiques ; il faudrait de même examiner scientifiquement le fait avancé de la fabrication du verbe „être“ au moyen de pronoms en maya et dans la langue des Peaux rouges ; il faudrait enfin nous dire si ces idiomes avaient en outre déjà un verbe et quelle était sa nature.

Le problème se pose uniquement de la façon suivante : ou le verbe périphrastique est primitif, et alors la théorie de M. Inchauspe est la seule logique ; ou il ne l’est pas, et alors niz et dut étant réduits à l’état de verbes ordinaires, il n’y a aucune raison pour ne pas leur trouver de simples analogues dans les formes telles que dakart, „je le porte“, dakit „je le sais“, nabila „je marche“, etc.

Or, évidemment la forme périphrastique, qui est composée, n’est pas primitive, car elle ne peut qu’être postérieure au développement formel de niz et de dut ; ces deux derniers mots, nés dans la première période de la vie du basque, ont le sens de „avoir“ et „être“ et doivent fournir à l’analyste des radicaux significatifs remplissant ces deux fonctions. Si le radical de dut ne se retrouve plus en dehors des formes verbales, celui de niz existe parfaitement dans izan „être, été“, izaite „existence“ que le prince Bonaparte apparente non sans raison, à itz, hitz „parole“. Ici, M. de Ch. fait, qu’il me permette cette expression, de la haute fantaisie ; il dénie à iz le sens de „être“ et voit dans le participe izan un conglomérat des deux suffixes z „par“ et n „dans“. Il y aurait là une série de phénomènes fonctionnels qui vaudraient la peine d’être examinés de plus près et d’être exposés plus en détail à nos yeux. Pour ma part, j’ai autant de peine à comprendre comment „par dans“ ou „dans par“ a pu arriver à prendre le sens de „être“, qu’à concevoir une assemblée de Basques s’apercevant un beau matin que leur langue n’a pas de verbe et s’empressant illico d’en créer un, partie en copiant les langues des Yukatèques ou des Peaux-rouges, partie en pillant dans le vocabulaire celtique.

Admettons pourtant que l’hypothèse de M. de Ch. soit plausible. À quel moment devra-t-elle être vérifiée ? Et quelle forme dialectique devrons-nous tenir pour plus authentique ? Il nous faudra incontestablement, avant de commencer notre excursion en Bretagne ou en Amérique, chercher la forme du verbe basque la plus rapprochée possible de l’époque de création ou d’emprunt ; il nous faudra par conséquent comparer toutes les variétés dialectales d’une même forme pour retrouver le type fondamental. Or, un tel travail montre d’une façon irrécusable la présence du radical iz à toutes les formes du présent et de l’imparfait de l’auxiliaire „être“.[10]

Je dois notamment insister ici sur l’imparfait pour démontrer l’erreur de M. de Ch. au sujet de zen „il était“. Quel est son primitif ? Le tableau suivant pourra en donner une idée (j’emprunte les diverses formes au précieux Verbe du pr. Bonaparte) :

A
dialecte
B
il était
C
il était à moi
D
il était à lui
E
il serait
F
s’il était
1 labourdin zen zitzaitan zitzayoen liteke balitz
2 navarrais
occid. d’Aczcoa
ze zitzaida zitzayo litzateke balitz
3 nav. orient.
de Salazar
zen zitzaidan zizayou leike balitz
4 nav. or. zen zitzaan zitzakou laiteke balitz
5 souletin zen zeitan zeyon lizate balitz
6 souletin
de Roncal
zen zitzaidan zitzaun laiteke balitz
7 haut-navarrais
méridional
ze zekida zekio litzake balitza
8 guipuzcoan zan zitzaidan zitzayou litzake balitz
9 biscayen zan jatan jakou litzateke balitz

Il est impossible, en jetant les yeux sur ce tableau, de méconnaître la présence constante du radical iz renforcé en itz. Les colonnes E et F contiennent les formes du conditionnel et du „suppositif“ manifestement dérivées de l’imparfait, ce dont on acquiert d’ailleurs aisément la conviction en comparant l’ensemble des formes de ces trois temps, même dans un seul des dialectes et sous-dialectes. Cette disparition du n dans les dérivés est un des arguments à invoquer pour démonstrer que cette finale est adventice et relativement récente ; son inutilité est d’ailleurs prouvée par les dialectes 2 et 7 qui ont leurs imparfaits sans n final. La voyelle qui précède le n est également adventice, et il résulte du tableau précédent, et de tous ceux qu’on peut encore dresser, que la 3e pers. imp. ind. sing. pure et primitive était ziz ou liz, d’où l’on a fait plus tard zitz ou litz, puis zitzen ou litzen dont la syllabe zen est seule restée ; (cf. banintz, nintzateke et nintzen opposés à balitz, litzateke et zen évidemment raccourci). Il convient donc d’analyser nintzen, n-intz-e-n „je-être-euph.-adv.“ ; zen est tronqué. Quant au zen „mort, feu“, c’est le même mot, mais ici n est le suffixe conjonctif qui est en même temps relatif et dans aita zena p. ex., ou Napoleon zena, zen a le sens de „qui était, qui existait“ et l’on doit traduire litt. „le père qui existait, Napoléon qui était“ c. à d. „feu mon père, feu Napoléon“.[11] — Remarquez dans le tableau précédent que les formes des col. C et D dérivent du tronqué ze (zen) dans les dialectes 5 et 7.

De l’examen rapide qui vient d’être fait, il résulte, en définitive, ce que je ne me lasserai jamais d’établir, que, comme tous les autres produits phonétiques naturels et spontanés d’organismes humains, le basque peut et doit être constamment traité par les procédés scientifiques de la méthode positive. En particulier, il me paraît sage de regarder la conjugaison périphrastique comme un composé tardif ; certaines formes, contractées véritablement celles-là, telles que jankot pour janko dut (Puente la Reina) „je le mangerai“ ou emateinat pour ematen dainat (labourdin) „je te le donne, ô femme“ sont, par suite, tout à fait les analogues de nos futurs romans, p. ex. aimerons pour aimer avons. On est ainsi amené à regarder les deux auxiliaires, d’une part, et les diverses autres formes verbales non périphrastiques en usage de l’autre, comme les débris, les restes d’un système primitivement général. C’est là, à mon avis, la théorie réellement scientifique, soutenue par des hommes de valeur et par des philologues de mérite, Oihenart, Humboldt, Mahn, Fr. Ribáry, Van Eijs ; l’étude de M. Ribáry (dans les Nyelvtudományi közlemények, de Pest, V, p. 37 et 436) est l’essai analytique le plus précis qui ait encore été publié, mais les documents insuffisants et incomplets qu’avait à sa disposition l’auteur de cet intéressant travail lui ont fait commettre un certain nombre d’erreurs plus ou moins graves.

Les autres théories relatives au verbe basque et à l’escuara en général ne s’appuient pas sur les principes sévères de notre rigoureuse discipline. Il convient donc de ne les regarder, quel que soit le mérite personnel de leurs auteurs, que comme des hypothèses hardies et ingénieuses ; mais il n’est pas possible de leur accorder une valeur scientifique et il faut impitoyablement les classer parmi ces capricieux travaux que Schleicher appellerait des etimologisirungen ins blaue hinein.

Pendant que je préparais les pages qu’on vient de lire, il est tombé sous mes yeux un excellent article de M. Léopold Pannier, dans la Bibliothèque de l’école des chartes (T. XXXIV, 1873, p. 283 — 291) à propos d’un livre récent, provenant d’un personnage politique peu intéressant, qui a passé sa vie à soutenir les plus étranges paradoxes. Qu’on me permette d’extraire de cet article les lignes suivantes de tout point applicables à beaucoup de nos modernes basquisants : „combien y a-t-il aujourd’hui encore, au fond de nos départements, d’esprits fins et cultivés, qui, au lieu de borner leur ambition à recueillir avec méthode, sans prétentions, les débris, chaque jour plus rares, des patois de leur pays, s’efforcent de prouver à grand renfort de textes recueillis de toutes parts, sans critique et sans règle, que le dialecte de leur montagne est la langue dont se servaient Adam et Ève dans le paradis terrestre ?“.

Saint-Pée-sur-Nivelle, 10 août 1873.

Julien Vinson.

  1. J’entends ce mot dans le même sens que M. Budenz, dans ses Ugrische sprachstudien. Il s’agit de la famille linguistique dite vulgairement finnoise, finno-tatare, etc., constituée par le suomi, le lapon et leurs voisins ; le mordvine, le tchérémisse, le votiaque, le syriène, l’ostiaque, le vogoul et le magyar.
  2. Les livres les plus curieux à ce point de vue sont certainement l’Histoire des Cantabres, par l’abbé d’Iharce de Bidassouet (Paris, Didot, 1825) et la Semana Hispano-vascongada (Pampelune, Vve Longas, 1804), pleins l’un et l’autre d’étymologies aussi fantastiques que la suivante proposée par Larramendi (Dictionnaire, prolégomènes, 1re partie. §. 8) : ὕὸωρ, qu’on doit prononcer hydor, vient évidemment par antithèse du basque idorra „sec“ . . . . . Alfana vient d’equus sans doute, lucus a non lucendo, etc.
  3. Il y a seulement analogie, car il ne faut pas perdre de vue la différence fondamentale entre le développement formel (préhistorique) qui a lieu à l’aide de racines nues et la composition (historique).
  4. Le seul document linguistique où l’on trouve des traces de pareilles formes est le Nouveau testament (labourdin mêlé de bas-navarrais), traduit par Jean de Liçarrague de Briscous, publié en 1571 à La Rochelle par ordre de la reine de Navarre, Jeanne d’Albret. Des exemplaires de ce précieux livre se trouvent à la Bibliothèque Nationale, à Paris, et dans la Bibliothèque publique de la ville d’Oloron. Puis, à Londres, au British Museum et à la Société biblique. — Voy. Revue de linguistique, V, 193, note).
  5. Il paraît même que certains de ces idiomes incorporent le nom au verbe. Mais c’est, je crois, un point à élucider et à éclaircir.
  6. Pour diminuer la force de l’objection, on a dit que nabila „je marche“ = ibili naiz, mais ibili naiz signifie „j’ai marché“. On a dit aussi (Darrigol, Dissertation, p. 109) que nabila = naiz ihil „je suis, marcher (radical)“ ; mais cette construction est contraire à celle voulue par la syntaxe euscarienne, et, en outre, si l’a final de nabila est manifestement épenthétique, comment expliquer la chute des trois lettres iz i dans naiz ibil ?
  7. Cette traduction de ethorten niz par „per me in τῷ venire“ est inexacte, car ethorten est le locatif indéfini qui ne saurait être rendu que par „in venire, en action de venir“. Ethorten niz signifie littéralement „je suis en action de venir, je viens“. „In τῷ venire“ correspond à ethortean, locatif défini (avec l’article), qui est employé, comme gérondif, dans le langage courant. C’est M. Van Eijs qui a relevé le premier (Grammaire, 2e éd., p. VII) l’erreur de Darrigol (Dissertation, p. 105) faisant de ethorten une contraction de ethortean.
  8. Car on n’a pas encore nié que la déclinaison basque fut constituée de suffixes formels.

    C’est une grave question à examiner du reste que la nature de ces suffixes. Dans les langues aryennes, toute la dérivation se ramène à un petit nombre de racines pronominales ou verbales. En basque, dans les langues dravidiennes et dans les autres de même nature, ces suffixes, en dehors des formes verbales, semblent être exclusivement nominaux, c’est à dire qu’ils seraient constitués par des racines nues

    ayant un sens de substance ou de fait et non pas un sens d’action en train de se faire.
  9. M. de Ch. aurait pu citer, avec beaucoup plus de raison, les formes certainement très singulières telles que nekem „à moi“, benned „en toi“, vele „avec lui“, tölünk „de nous“, hozzátok „chez vous“, nálok „par eux“ formes des suffixes nek, ben, vel, töl, hoz, nál et des suffixes pronominaux -m, -d, -e, -nk, -tok, ok „mon, ton, son“ etc.
  10. Voyez Revue, V, p. 208 et suiv., et surtout la citation d’un passage du pr. Bonaparte dont M. de Ch. ne récusera certainement pas l’autorité, p. 208 ; tout au plus, des doutes pourraient-ils être élevés pour la 3e pers. sing., mais je tiens pour provisoirement satisfaisante mon explication de la p. 210, note.
  11. À propos de zen „il était“, je dois signaler un emploi curieux de ce mot. „Il est mort hier“ se dit généralement en basque labourdin, non pas atzo hil da mais atzo hil zen „il était mort hier“ que les gens du pays traduisent en français dans le langage courant : „il mourut hier“.