Le vieux cévenol/2
CHAPITRE II.
À peine les troupes furent-elles sorties de la ville, que les protestants revinrent à leurs premiers sentiments. La moitié d’entre eux s’enfuit pour éviter les nouvelles peines dont ils étaient menacés ; plusieurs furent arrêtés aux frontières, condamnés à mort, ou à des prisons perpétuelles ; d’autres, connus pour avoir osé retourner à leurs erreurs, furent enlevés ; et dans l’espace de deux mois, cette petite ville, qui ci-devant était fort peuplée, fut réduite au tiers de ses habitants.
Cependant, la mère d’Ambroise, qui s’était cachée, revint chez elle avec ses enfants ; elle tâcha de sauver quelques débris de sa fortune, s’arrangea avec de nouveaux fermiers, parce que les siens avaient été ruinés ; acheta quelques meubles, ce qui n’était pas difficile, vu la multitude des fugitifs ; et, se tenant toujours renfermée chez elle, parvint à se soustraire quelque temps à la vigilance des curés. Ce fut dans ces moments de tranquillité qu’elle commença à ressentir davantage sa propre douleur, qui jusque-là avait été absorbée par la douleur générale. Elle se voyait seule, privée d’un époux vertueux et tendrement aimé ; chargée d’une famille nombreuse, éloignée du plus grand nombre de ses parents et de ses amis, qui avaient fui dans d’autres climats ; et n’ayant plus les ressources que lui procurait ci-devant une fortune qui suffisait aux besoins de sa famille. Les grandes peines font les grandes âmes. Quand on a été assez fort pour ne pas succomber à l’affliction, l’on se met au-dessus d’elle ; et rien ne contribue plus à l’entretien de nos forces que le sentiment que nous en avons. La veuve d’Hyacinthe Borély vit qu’elle n’avait plus de ressource que dans son courage ; elle se raidit contre l’infortune, et trouva dans les soucis que lui donnait sa famille de nouveaux motifs de fermeté.
Il faut confesser cependant qu’il y avait un genre de maux contre lequel elle n’était pas bien préparée. Ses enfants étaient la seule consolation qui lui restât, et elle tremblait qu’ils ne lui fussent enlevés. Dans ces temps où un seul oubli de la loi naturelle avait fait violer toutes les lois, on était persuadé que tout est permis pour faire entrer les gens dans le ciel, que la violence est charité, et que par conséquent le comble de la charité est dans le comble de l’injustice. Il n’y avait donc rien de tout ce qui nous paraît cruel qui ne parût alors humain et juste. Arracher un enfant à ses parents était un acte de bienfaisance ; et ces principes avaient été consacrés par des lois solennelles, que la France admire et chérit sans doute, puisqu’elle s’obstine à les garder.
Ces craintes, qui oppressaient le cœur de la mère d’Ambroise, ne l’empêchèrent point de chercher les moyens d’y échapper. Elle crut ne pouvoir rien faire de mieux que d’armer, par ses instructions, ses enfants contre les maux qui les attendaient. Ambroise, qui était l’aîné, profitait sensiblement de ses leçons, et elle avait la douceur d’apercevoir en lui, avec les traits de son père qu’il lui rappelait, le même caractère et le germe heureux des plus belles vertus.