Le vieux mendiant/02
Scène II
Quoi ? Qu’y a-t-il donc ?
Et j’ai vu tout à coup se dessiner dans l’ombre
Les traits d’un vagabond !
Voyons !
Mon bon monsieur…
Écoute ! On a parlé !
Pour l’amour du Bon Dieu…
Pour l’amour du Bon Dieu ?… Ouvrons, Rose, sans crainte !
D’ailleurs, nous ne pouvons rester sourds à sa plainte.
Et Dieu vous le rendra !… Mais, tout d’abord, pardon,
De venir aussi tard vous déranger, sans doute…
J’ai bien faim… j’ai bien froid… et bien longue est ma route !
Venez vous reposer !… Tenez ! Asseyez-vous !
C’est vrai qu’il ne fait pas très chaud non plus chez nous,
Car le feu s’est éteint sitôt la nuit tombée.
Rose ! Va préparer une bonne flambée !
Tu feras réchauffer les restes du dîner. (Rose sort)
Hélas ! c’est tout ce que nous pouvons vous donner,
Mais c’est de bien grand cœur !
Bien moins me suffirait pour reprendre courage.
Mais débarrassez vous !… Vous serez plus à l’aise
En accrochant ce sac au dossier de la chaise.
Ce sac ne me quitte jamais !… C’est mon seul bien.
Il n’y a rien dedans… ou, du moins, presque rien.
Il n’est pas bien pesant ! Souffrez que je le garde.
Mais comme il vous plaira, car ceci vous regarde.
Je devine aisément qu’il ne doit contenir
Ni billets, ni valeurs !… Mais vous semblez venir
De loin ?
En haut de cette rue… — où commence l’asphalte —
Une grande villa, presque un petit château,
S’y dresse fièrement, couronnant le côteau…
Une belle maison… mais l’hôte qui l’habite
N’est pas très accueillant, car en me voyant, vite,
Il m’a fermé la porte au nez !… Ceci n’est rien,
Mais un moment après, il a lâché son chien
Et je fus obligé, c’est bien ce qui m’embête,
De frapper du bâton le museau de la bête
Que son maître excitait et qui, sur mes talons,
S’obstinait à vouloir ronger mes pantalons.
Que voulez-vous ?… J’étais forcé de me défendre !
Ces gens-là, je le sais, n’ont pas le cœur bien tendre.
Vous les connaissez donc ?
De ma femme.
Mais vous êtes bien différents.
Heureusement !
Heureusement !
Par cette fin d’automne, et la température
N’est pas clémente aux pauvres gens.
Qu’il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors !…
Pas même un vagabond !
Ne vous arrivera. D’ailleurs, à notre porte,
Nous n’avons pas besoin de chien pour parader
Car notre pauvreté suffit à nous garder.
Quoi ?… Votre pauvreté ?… Pardon si je m’étonne,
C’est surprenant de voir un pauvre qui me donne
Ce qu’un riche m’a refusé !… Vous n’avez rien
Et vous faites la charité ?… Mais c’est très bien !
Oh ! J’aimerais pouvoir en faire davantage
Afin de compenser ce que, dans le village,
Les gens ont fait pour nous. Presque tous nos voisins
Nous ont bien secourus !… Tous… à part quelques-uns !
Quelques-uns comme ceux qui m’ont fermé leur porte…
Oui ! ceux-là justement, qui vont agir en sorte
Que demain nos enfants n’auront plus de maison.
Il faudra bien qu’un jour, ils en rendent raison !
Mais ils seront punis ! Cela, je vous l’assure !…
Ils seront bien punis !… Devant Dieu, je le jure !
Je ne leur en veux pas ! Ils aiment trop l’argent
Et leur orgueil rougit de me voir indigent.
Voilà ! J’ai pris du temps !… Je n’avais plus de braise
Et la bise du nord soufflait dans ma fournaise !…
Buvez cela bien chaud !… Ensuite… vous aurez
Un bon morceau de lard et des rillons dorés.
Mais non, c’est beaucoup trop !… En mangeant de la sorte,
Je ne pourrais jamais repasser votre porte.
Eh bien ! vous resterez !
Je partirai… (avec émotion) content… bien content… bien content !
Vous pleurez maintenant ?… Séchez vite ces larmes !
Oubliez un moment vos prochaines alarmes !
Oui !… c’est vrai… je pleurais !… Mais c’était de bonheur :
De voir tant de bonté, réchauffe mon cœur !
Êtes-vous ainsi seul ?… sans soutien ?… sans famille ?
Oh ! non ! J’ai quelque part, sur la terre, une fille,
Et je pourrai bientôt la serrer dans mes bras !
Vous devez vous sentir alors le cœur moins las ?
Oui, mais j’avais laissé, quittant cette patrie,
Deux filles aux côtés de ma femme chérie.
Ma femme est morte, hélas ! et quand j’ai retrouvé
Mes deux enfants, je fus encor bien éprouvé !
Sans doute, la plus jeune est toujours douce et bonne,
Mais l’autre… n’a pitié de rien… ni de personne !…
Elle est morte pour moi !
La suite du souper.
Il ne faut pas qu’ici plus longtemps je m’attarde…
Adieu, mes bons amis !… Que le Ciel vous garde !
Vous ne pouvez ainsi partir en pleine nuit !
Attendez jusqu’au jour !
Et les astres du soir m’indiquent le chemin !
Mais le soleil aussi vous le dira demain !
Je vais dresser un lit tout près de la fournaise ;
Au matin, vous pourrez partir tout à votre aise,
Après que nous aurons ensemble déjeuné.
Mais vraiment !…
Et je vais me fâcher !
C’est drôle !… parmi vous, je me sens en famille !
Alors, vous acceptez ?
J’accepte !…
Venez en attendant vous réchauffer un peu. (ils passent)
Pour vous remercier, je n’ai que mes prières…
Je vais prier pour vous ! (sortie cuisine fond gauche)