Le vieux mendiant/02

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Éditions Édouard Garand (21p. 6-10).


Scène II

JEAN

Quoi ? Qu’y a-t-il donc ?

ROSE

Quoi ? Qu’y a-t-il donc ? J’ai peur !… Il fait si sombre…
Et j’ai vu tout à coup se dessiner dans l’ombre
Les traits d’un vagabond !

JEAN (faisant un pas)

Les traits d’un vagabond ! Voyons !

LE MENDIANT (en coulisse)

Les traits d’un vagabond ! Voyons ! Mon bon monsieur…

ROSE

Écoute ! On a parlé !

LE MENDIANT (en coulisse)

Écoute ! On a parlé ! Pour l’amour du Bon Dieu…

JEAN

Pour l’amour du Bon Dieu ?… Ouvrons, Rose, sans crainte !
D’ailleurs, nous ne pouvons rester sourds à sa plainte.

(dans le tambour)
Entrez, brave homme, entrez !
LE MENDIANT

Entrez, brave homme, entrez ! Merci ! Vous êtes bon
Et Dieu vous le rendra !… Mais, tout d’abord, pardon,
De venir aussi tard vous déranger, sans doute…
J’ai bien faim… j’ai bien froid… et bien longue est ma route !

JEAN

Venez vous reposer !… Tenez ! Asseyez-vous !
C’est vrai qu’il ne fait pas très chaud non plus chez nous,
Car le feu s’est éteint sitôt la nuit tombée.
Rose ! Va préparer une bonne flambée !

Tu feras réchauffer les restes du dîner. (Rose sort)
Hélas ! c’est tout ce que nous pouvons vous donner,
Mais c’est de bien grand cœur !

LE MENDIANT (s’asseyant)

Mais c’est de bien grand cœur ! C’est trop ! Car, à mon âge,
Bien moins me suffirait pour reprendre courage.

JEAN

Mais débarrassez vous !… Vous serez plus à l’aise
En accrochant ce sac au dossier de la chaise.

LE MENDIANT

Ce sac ne me quitte jamais !… C’est mon seul bien.
Il n’y a rien dedans… ou, du moins, presque rien.
Il n’est pas bien pesant ! Souffrez que je le garde.

JEAN

Mais comme il vous plaira, car ceci vous regarde.
Je devine aisément qu’il ne doit contenir
Ni billets, ni valeurs !… Mais vous semblez venir
De loin ?

LE MENDIANT

De loin ?  Oui !… de bien loin !… J’ai voulu faire halte
En haut de cette rue… — où commence l’asphalte —
Une grande villa, presque un petit château,
S’y dresse fièrement, couronnant le côteau…
Une belle maison… mais l’hôte qui l’habite
N’est pas très accueillant, car en me voyant, vite,
Il m’a fermé la porte au nez !… Ceci n’est rien,
Mais un moment après, il a lâché son chien
Et je fus obligé, c’est bien ce qui m’embête,
De frapper du bâton le museau de la bête
Que son maître excitait et qui, sur mes talons,
S’obstinait à vouloir ronger mes pantalons.
Que voulez-vous ?… J’étais forcé de me défendre !

JEAN

Ces gens-là, je le sais, n’ont pas le cœur bien tendre.

LE MENDIANT

Vous les connaissez donc ?

JEAN

Vous les connaissez donc ? Oui, ce sont des parents
De ma femme.

LE MENDIANT

De ma femme. Mais vous êtes bien différents.

JEAN

Heureusement !

LE MENDIANT

Heureusement ! Heureusement !

JEAN

Heureusement ! Heureusement ! La route est dure
Par cette fin d’automne, et la température
N’est pas clémente aux pauvres gens.

LE MENDIANT

N’est pas clémente aux pauvres gens. Mais c’est alors
Qu’il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors !…
Pas même un vagabond !

JEAN

Pas même un vagabond ! Ici, rien de la sorte
Ne vous arrivera. D’ailleurs, à notre porte,
Nous n’avons pas besoin de chien pour parader
Car notre pauvreté suffit à nous garder.

LE MENDIANT

Quoi ?… Votre pauvreté ?… Pardon si je m’étonne,
C’est surprenant de voir un pauvre qui me donne
Ce qu’un riche m’a refusé !… Vous n’avez rien
Et vous faites la charité ?… Mais c’est très bien !

JEAN

Oh ! J’aimerais pouvoir en faire davantage
Afin de compenser ce que, dans le village,
Les gens ont fait pour nous. Presque tous nos voisins
Nous ont bien secourus !… Tous… à part quelques-uns !

LE MENDIANT

Quelques-uns comme ceux qui m’ont fermé leur porte…

JEAN

Oui ! ceux-là justement, qui vont agir en sorte
Que demain nos enfants n’auront plus de maison.

LE MENDIANT

Il faudra bien qu’un jour, ils en rendent raison !
Mais ils seront punis ! Cela, je vous l’assure !…
Ils seront bien punis !… Devant Dieu, je le jure !

JEAN

Je ne leur en veux pas ! Ils aiment trop l’argent
Et leur orgueil rougit de me voir indigent.

ROSE (entrant avec un bol fumant)

Voilà ! J’ai pris du temps !… Je n’avais plus de braise
Et la bise du nord soufflait dans ma fournaise !…
Buvez cela bien chaud !… Ensuite… vous aurez
Un bon morceau de lard et des rillons dorés.

LE MENDIANT

Mais non, c’est beaucoup trop !… En mangeant de la sorte,
Je ne pourrais jamais repasser votre porte.

ROSE

Eh bien ! vous resterez !

LE MENDIANT (avec regret)

<poem>Eh bien ! vous resterez ! Oh ! non dans un instant…
Je partirai… (avec émotion) content… bien content… bien content !

ROSE

Vous pleurez maintenant ?… Séchez vite ces larmes !
Oubliez un moment vos prochaines alarmes !

LE MENDIANT

Oui !… c’est vrai… je pleurais !… Mais c’était de bonheur :
De voir tant de bonté, réchauffe mon cœur !

ROSE

Êtes-vous ainsi seul ?… sans soutien ?… sans famille ?

LE MENDIANT

Oh ! non ! J’ai quelque part, sur la terre, une fille,
Et je pourrai bientôt la serrer dans mes bras !

ROSE

Vous devez vous sentir alors le cœur moins las ?

LE MENDIANT

Oui, mais j’avais laissé, quittant cette patrie,
Deux filles aux côtés de ma femme chérie.
Ma femme est morte, hélas ! et quand j’ai retrouvé
Mes deux enfants, je fus encor bien éprouvé !
Sans doute, la plus jeune est toujours douce et bonne,
Mais l’autre… n’a pitié de rien… ni de personne !…
Elle est morte pour moi !

JEAN (après un temps)

Elle est morte pour moi ! Rose ! va donc chercher
La suite du souper.

LE MENDIANT (posant son bol et se levant)

La suite du souper. Merci ! Je dois marcher.
Il ne faut pas qu’ici plus longtemps je m’attarde…
Adieu, mes bons amis !… Que le Ciel vous garde !

ROSE

Vous ne pouvez ainsi partir en pleine nuit !
Attendez jusqu’au jour !

LE MENDIANT

Attendez jusqu’au jour ! Pourquoi ?… La lune luit
Et les astres du soir m’indiquent le chemin !

JEAN

Mais le soleil aussi vous le dira demain !

ROSE

Je vais dresser un lit tout près de la fournaise ;

JEAN

Au matin, vous pourrez partir tout à votre aise,
Après que nous aurons ensemble déjeuné.

LE MENDIANT

Mais vraiment !…

ROSE

Mais vraiment !… Plus un mot !… Vous êtes obstiné
Et je vais me fâcher !

LE MENDIANT

Et je vais me fâcher ! Ne grondez pas, ma fille !
C’est drôle !… parmi vous, je me sens en famille !

JEAN

Alors, vous acceptez ?

LE MENDIANT

Alors, vous acceptez ? J’accepte !…

ROSE

Alors, vous acceptez ? J’accepte !… Au coin du feu,
Venez en attendant vous réchauffer un peu. (ils passent)

LE MENDIANT

Pour vous remercier, je n’ai que mes prières…
Je vais prier pour vous ! (sortie cuisine fond gauche)