Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/18

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Imprimerie du « Soleil » (p. 182-192).

UNE FÊTE PATRIOTIQUE

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C’était le 23 juin au matin. L’animation la plus grande régnait dans la paroisse de Sainte-R…, d’ordinaire très paisible.

Le curé Faguy avait invité les jeunes gens à une corvée patriotique.

L’église et le presbytère étaient bâtis à quelques cents pas du rivage que baignaient mollement les flots du Saint-Laurent.

Sur le sable de la grève, s’élevait déjà un immense bûcher en forme de pyramide ; le temple et le presbytère étaient pavoisés de drapeaux français et anglais, et les jeunes gens semblaient mettre la dernière main aux préparatifs, en plantant de beaux érables de chaque côté d’un large chemin qu’ils avaient tracé, depuis l’église jusqu’au bûcher.

Jean-Charles Lormier paraissait être l’âme dirigeante de l’organisation ; il voyait à tout et corrigeait, dans les décorations, ce qui choquait le regard.

Notre héros, bien que très faible encore et incapable de travailler, avait obtenu du Dr Chapais la permission de prendre un peu d’exercice et de se créer des distractions.

Depuis environ deux semaines, un vieux prêtre français, l’abbé Failloux, qui voyageait pour sa santé, était venu se reposer au presbytère de Sainte-R…

C’était un patriote dont le cœur était rempli du noble désir d’implanter sur cette terre canadienne les vieilles coutumes de la patrie française.

Un soir, il dit à l’abbé Faguy : « Dans ma paroisse, M. le curé, et dans plusieurs paroisses de la France, nous fêtons, le 23 juin au soir, les feux de la Saint-Jean. Mes paroissiens préparent un bûcher auprès duquel nous nous rendons en procession ; je bénis le bûcher et j’y mets le feu. C’est le signal de la fête qui dure deux heures. D’abord les assistants viennent tour à tour se plonger la tête dans la fumée pour recevoir le baptême du feu. Ensuite, les jeunes gens dansent autour du bûcher tandis que les hommes d’âge mûr et les vieillards entonnent des chants patriotiques.

C’est tout à fait charmant.

Puis, quand le feu est éteint, chacun prend un tison qu’il conserve précieusement au foyer domestique jusqu’à la fête suivante. Mais les feux de la Saint-Jean ne sont que le prélude de la fête religieuse et nationale qui a lieu le lendemain, et dont le programme se compose d’une messe solennelle avec sermon et musique, et d’une procession en plein air, quand la température le permet.

Ces manifestations ravivent dans les cœurs l’amour de la religion et de la patrie.

Pourquoi, M. le curé, n’implanteriez-vous pas ici ces belles coutumes de la France ?

— Je le voudrais bien, répondit l’abbé Faguy, mais il ne faut pas oublier que la situation est encore tendue entre la France et l’Angleterre ; et, en faisant ces manifestations, je craindrais de blesser certains Anglais qui y verraient peut-être une provocation.

— Allons donc ! les Anglais d’aujourd’hui sont trop intelligents et trop généreux pour défendre aux Canadiens-français de manifester leur patriotisme… Du reste, rien ne vous empêche de donner à ces fêtes un caractère de loyauté, en déployant les drapeaux anglais à côté des drapeaux français, et, dans votre sermon, en exhortant vos paroissiens à respecter l’autorité britannique.

— J’y penserai, j’y penserai, dit le curé. Et, après y avoir sérieusement pensé, il décida de célébrer les fêtes dont l’abbé Failloux lui avait fait la description.

Donc, le 23 juin au soir, aux sons joyeux de la cloche de l’église, tous les habitants de Sainte-R…, précédés de leur vénérable curé, de l’abbé Failloux et des enfants de chœur, suivaient avec recueillement le chemin qui conduisait au bûcher.

La bénédiction fut faite par le prêtre français, et le bûcher fut allumé par l’abbé Faguy.

La température se prêtait admirablement à une fête de nuit. Le firmament était parsemé d’étoiles, et une brise légère et fraîche animait le bûcher d’où s’élevaient des gerbes d’étincelles qui scintillaient comme des diamants.

Alors, les jeunes gens se mirent à danser autour du feu, et bientôt ils dansèrent avec une telle frénésie, que les vieillards, stimulés par l’exemple, se prirent à danser comme à l’âge de vingt ans !

Ce fut une farandole, une furie, quoi !

Les hommes seuls dansaient.

Et pendant que la danse battait son plein, les cornets, les flûtes, les violons et les clarinettes jouaient nos airs nationaux. Puis des centaines de voix chantèrent en chœur, avec beaucoup d’ensemble, les refrains chéris de la vieille France !

Enfin, quand le feu fut éteint, chaque assistant ramassa un tison, qui avait à ses yeux la valeur d’une pierre précieuse, et l’on reprit le chemin du logis, emportant le plus doux souvenir de cette fête inoubliable.

Le lendemain matin, à huit heures, toute la population était réunie dans la jolie petite église qui avait été décorée avec autant de tact que de goût.

Des drapeaux français et anglais, disposés en un superbe faisceau, étaient liés à la croix du maître autel. Les colonnes du temple disparaissaient sous des guirlandes de fleurs et de verdure ; et de la voûte s’échappaient des banderoles aux couleurs de la France et de l’Angleterre.

Le saint sacrifice de la messe fut célébré par l’abbé Failloux, et c’est le curé Faguy qui prononça le sermon, que nous regrettons de ne pouvoir reproduire in extenso. En voici un bien faible résumé.

Le prédicateur fit d’abord l’historique des feux de la Saint-Jean, dont il expliqua le sens mystique, et dit que ces feux n’étaient qu’une préparation à la fête du saint qui eut le privilège de baptiser Notre Seigneur. Il esquissa la vie si édifiante de Saint-Jean-Baptiste et dit que les Canadiens-français devraient choisir ce grand saint pour leur patron. Il exhorta ses paroissiens à prier Saint-Jean-Baptiste d’accorder au peuple du Canada des jours de prospérité, de paix et de bonheur. Et, remontant à la source de notre histoire, il retraça les luttes héroïques que les prêtres, les soldats et les laboureurs eurent à soutenir pour conserver leur religion, leur langue et leurs traditions. Il parla de la cession du Canada à l’Angleterre et dit que les Canadiens-français avaient aujourd’hui, comme avant la cession, le devoir de rester catholiques et français, mais qu’ils devaient aussi rester loyaux à l’Angleterre et la défendre contre tous ceux qui voudraient porter atteinte à son prestige sur le sol du Canada. Voyez au-dessus de l’autel de ce temple, ajouta-t-il, ce faisceau de drapeaux français et anglais liés à la croix du Christ : eh bien, ce faisceau est le symbole des devoirs que vous avez à remplir envers Dieu, envers la France et envers l’Angleterre !

À l’offertoire, Jean-Charles, qui possédait une belle voix de baryton, chanta, avec accompagnement d’orgue et de violon, un cantique approprié à la fête du jour.

Après la messe, toute la foule, bannière en tête, se forma en procession. Elle alla d’abord présenter ses hommages à son pasteur, et ensuite se rendit sur la place publique où une estrade avait été érigée pour les orateurs du jour.

Le maire parla le premier, et dans un discours, familier et concis, il engagea ses compatriotes à resserrer de plus en plus les liens qui les unissaient déjà et à célébrer, chaque année, avec un éclat grandissant, la fête nationale.

Le maire invita le Dr Chapais à lui succéder, et aussitôt le nom populaire du docteur fut salué par les applaudissements de la foule.

Le Dr Chapais, qui maniait aussi bien la parole que le scalpel et le bistouri, fit un discours tout vibrant de foi, de patriotisme et de loyauté. Durant trois quarts d’heure, il tint l’assistance sous le charme d’une éloquence électrisante.

Le docteur possédait à un rare degré « l’art de bien dire ce qu’il faut, tout ce qu’il faut, et rien que ce qu’il faut. »

Il avait cessé de parler depuis deux ou trois minutes, et les vivats retentissaient encore en son honneur.

L’assistance commençait à se disperser, lorsqu’un homme, jeune encore, et portant l’uniforme militaire, gravit les degrés de la tribune. Les spectateurs se rapprochèrent de l’estrade, et le silence se fit aussitôt.

L’orateur inconnu prit la parole en ces termes :


« Mesdames et messieurs,

« Vous êtes sans doute surpris de me voir à cette tribune, et je vous avoue que je suis surpris moi-même de l’audace dont je fais preuve en osant prendre la parole après l’orateur éminent que nous venons d’entendre et qui nous a tant charmés.

« Mais je n’ai pas l’intention de vous entretenir longtemps, je ne dirai que quelques mots, et je réclame une part de votre bienveillante indulgence.

« Laissez-moi vous dire, en toute franchise, ce que je suis venu faire à ces fêtes qui ont obtenu un si beau succès.

« Quand le chef parle, le soldat doit obéir. Or, mon uniforme vous dit que je suis soldat, et mon accent que je suis Anglais ; eh bien, c’est pour obéir aux ordres de mon chef que je suis venu au milieu de vous.

« Le bruit des préparatifs de vos fêtes est parvenu aux oreilles de son excellence le gouverneur général. Or, comme sir George Prévost sait que les Canadiens-français ont été traités injustement, et même tyrannisés, par plusieurs des gouverneurs qui l’ont précédé, et que son plus grand désir est de réparer les injustices qui ont été commises, il m’a chargé de m’enquérir du caractère des démonstrations que vous organisiez et de lui en faire un rapport. Car sachant que les Américains, depuis le commencement de la guerre, cherchent sans cesse à soulever les Canadiens-français contre les Anglais, son excellence a pu penser que l’idée de vos fêtes avait été inspirée par nos ennemis comme une manifestation anti-anglaise.

« Eh bien, mesdames et messieurs, j’ai été le témoin oculaire et auriculaire de votre fête d’hier et de celle d’aujourd’hui, et j’en suis tellement enthousiasmé que je n’ai pu résister au désir de vous en adresser publiquement mes compliments, et de vous faire connaître la conclusion du rapport que j’aurai l’honneur de soumettre à son excellence le gouverneur général.

« Je dirai à son excellence que l’Angleterre ne compte certainement pas dans tout l’empire britannique de sujets plus fidèles et plus loyaux que les Canadiens-français de Sainte-R…

« Oui, tout ce que j’ai vu et entendu ici fait l’éloge de votre loyauté. Les décorations, le sermon pathétique de votre digne curé, le discours de M. le maire et la pièce de haute éloquence que vient de prononcer M. le Dr Chapais ; toutes ces choses, dis-je, proclament hautement la noblesse de votre patriotisme et de votre loyauté.

« Du reste, mesdames et messieurs, pour convaincre son excellence que vos fêtes ont été inspirées par un patriotisme de bon aloi, il me suffirait, je crois, de lui dire que celui qui les a organisées, est un des principaux héros de Châteauguay. Car j’ai pris part à la mémorable bataille de Châteauguay, et je puis vous assurer que les honneurs de cette glorieuse journée reviennent au colonel de Salaberry et au valeureux soldat, Jean-Charles Lormier…

« Je termine, mesdames et messieurs, en proposant trois hourras pour l’Angleterre, pour la brave population de Sainte-R… et pour le héros de Châteauguay ! »

La foule, après avoir crié trois hourras, appela, à grands cris, Jean-Charles Lormier. Celui-ci, qui n’avait jamais fait de discours, chercha à se dérober, mais plusieurs vigoureux jeunes gens le hissèrent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe sur l’estrade.

Jean-Charles paraissait plus ému à la tribune qu’il l’avait été sur le champ de bataille. Mais, réprimant son émotion, il dit :

« Mesdames et messieurs,

« J’avais préparé avec soin le programme de nos fêtes, et je le croyais complet, mais j’étais dans l’erreur ; car mon distingué ami, le brave capitaine Johnson, est venu le compléter en nous gratifiant d’un discours qui a remué les fibres les plus intimes de nos cœurs ! Et je le remercie au nom de toute la population de Sainte-R…, dont je crois être en ce moment le fidèle interprète.

« Je ne vous ferai pas un discours, d’abord parce que je n’ai pas reçu de Dieu le don de l’éloquence, et ensuite parce que je me sens trop ému pour pouvoir exprimer, comme je le désirerais, les nombreux sentiments qui se pressent dans mon âme. Cependant je ne veux pas descendre de cette tribune sans vous remercier pour le bienveillant concours que vous m’avez accordé dans l’organisation de nos fêtes, et pour les sacrifices que vous vous êtes imposés, afin d’en assurer le succès.

« Le capitaine Johnson ne m’en voudra pas, je l’espère, si je me permets de protester contre les paroles trop flatteuses qu’il a prononcées à mon adresse, en parlant de la bataille de Châteauguay. S’il est un homme qui s’est conduit, en héros, à cette bataille, ce n’est pas moi, mais c’est plutôt ce noble et modeste capitaine, qui, par un heureux hasard, est venu couronner, par sa mâle éloquence, la première fête nationale que les Canadiens-français célèbrent en ce pays !

« Oui, capitaine, vous aurez raison de parler à son excellence le gouverneur-général de la loyauté des Canadiens-français de notre paroisse ; et vous pourrez lui dire que cette loyauté nous a été inculquée par notre vénérable et dévoué curé !

« Vous pourrez dire aussi à sir George Prévost que si, par impossible, la loyauté venait à disparaître un jour des autres paroisses du Canada, l’Angleterre la retrouverait toujours vivace dans le cœur de la population catholique et française de Sainte-R… »


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