Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/22

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Imprimerie du « Soleil » (p. 229-258).

UNE PÉNIBLE ÉPREUVE

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Enfin, je le tiens ! s’exclama Victor Lormier, en examinant un diplôme imprimé sur peau de vélin et muni du sceau de la chambre des notaires. Oui, je le tiens, ce diplôme tant désiré !

Je suis notaire ! c’est-à-dire que j’ai le pouvoir de passer des contrats, des obligations, des transactions, etc.

Je le tiens, ce titre qui va me permettre d’épouser la… dot… je veux dire la fille de cet imbécile et vaniteux de… Quand j’aurai mis la main sur le magot, je lui en ferai des niches au bonhomme… C’est moi qui rédigerai le contrat de mariage, et je te promets, mon bonhomme de futur beau-père, que j’y mettrai toute la science d’un notaire intéressé !

Je veux m’affranchir de l’humiliante tutelle de cet éléphant de Jean-Charles et devenir libre comme l’oiseau de l’air !

Vive l’or ! vive la liberté ! Mais ! je ne sais seulement pas si elle est jolie, la fille de mon futur beau-père… Bah ! que m’importent sa figure et sa tournure : c’est sa dot qu’il me faut !

Vive donc mon futur beau-père ! et vive la dot de sa fille !

La chambre des notaires, involontairement, venait de diplômer un fripon fieffé.


« Il n’est rien de plus beau qu’un notaire honnête homme,
Mais dans tous les grands corps on a vu, de tout temps,
Se glisser des fripons parmi d’honnêtes gens ;
Quand même on trouverait dans le corps un faussaire,
Cela ne blesserait aucun autre notaire… »


Maintenant, s’écria Victor, en proie à une véritable démence, en route pour Sainte-R…

Le lendemain, vers midi, il arrivait à Sainte-R…, armes et bagages, et se rendait dans sa famille.

— C’est le notaire Victor Lormier qui vous fait sa première visite ! dit-il, en embrassant sa mère et en serrant la main de son frère. Voyez mon diplôme ! ajouta-t-il, avec orgueil… Sa mère et Jean-Charles le félicitèrent et lui firent leurs souhaits de bonheur et de prospérité.

Jean-Charles alla aussitôt lui acheter un joli pupitre, surmonté d’un casier, qu’il fit placer dans la meilleure pièce de la maison et qui devait, désormais, servir d’étude au jeune notaire. Puis sur une feuille de métal, fixée au centre de la porte, il fit peindre en lettres d’or : « Victor Lormier, notaire. »

Enfin, Jean-Charles fit l’impossible pour rendre la maison paternelle agréable au jeune notaire et lui offrit toutes les facilités de gagner sa vie avec sa profession.

Après avoir pris un copieux dîner, (car il avait toujours bon appétit) le jeune notaire fit sa plus belle toilette, puis, le diplôme d’une main et la badine de l’autre, il alla faire ce qu’il appelait les visites officielles de la paroisse.

Le curé Faguy fut le premier qui eut l’honneur de recevoir M. le notaire Lormier ; le maire vint en deuxième lieu, et, the last, but not the least, M. de LaRue ferma, pour ce jour, la liste des heureux mortels de Sainte-R…

— J’ai bien l’honneur de vous saluer et de vous présenter mes plus respectueux hommages, M. le préfet, dit Victor, en présentant sa main gantée à M. de LaRue, qui se prélassait dans son fauteuil en lisant un journal.

— Vous êtes bien aimable, M. Lormier, répondit le préfet en pressant la main à Victor, Comment va la santé ?

— Très bonne, je vous remercie, et la vôtre, M. le préfet ?

— Excellente, mon jeune ami, excellente ! Vous ne venez pas souvent vous promener à Sainte-R… ?

— Non, mais je viens aujourd’hui y fixer mes pénates pour exercer ma profession de notaire.

— Comment ! vous êtes notaire ! glapit le vaniteux préfet, en se levant de son fauteuil pour l’offrir à Victor.

— Oui, M. le préfet, j’ai l’honneur d’appartenir à ce corps éminent qui compte dans son sein tant d’hommes de génie… Et il déroula sous les yeux ébahis du préfet le parchemin portant le grand sceau de la chambre des notaires !

— Oh ! Oh ! je vous félicite ! et je vous prie de croire, M. le notaire, que je suis très honoré de recevoir votre visite.

— Merci, M. le préfet : je vous offre mes humbles services. Les pouvoirs du notaire, vous le savez, sont très étendus. Je « puis servir d’intermédiaire entre les parties pour prêter et emprunter des capitaux, pour accorder les intérêts respectifs et amener des conciliations entre les personnes divisées par des prétentions ou des droits mal entendus, pour procurer la vente ou l’acquisition des immeubles, pour recevoir les inventaires après décès ou faillite, etc. » Et, le fait d’avoir étudié chez maître Archambault, le plus savant notaire du pays, me vaudra, je crois, la confiance du public.

— Certainement, M. le notaire ! Vous pouvez me compter pour un de vos clients.

— Merci, M. le préfet. Maintenant, comme un service en attire un autre, voici le service que je me propose de vous rendre.

Tout en étudiant le notariat, je me suis occupé un peu de politique. J’ai eu l’occasion d’écrire des articles pour le « Canadien » et de prononcer plusieurs discours. Je me suis fait de la popularité parmi les politiciens les plus influents. Quelques-uns de ces messieurs sont venus m’offrir la candidature pour notre comté, qui, vous le savez, est actuellement sans représentant depuis la mort de ce pauvre X… J’ai été très flatté et très touché de cette marque d’estime et de confiance, mais, dans l’intérêt de ma profession, j’ai cru devoir refuser. Mais comme je sais que votre haute position de préfet vous met déjà en évidence et que votre connaissance des affaires et votre fortune vous donnent des droits à la représentation nationale, j’ai pris la liberté de proposer votre nom aux principaux hommes de notre parti qui doivent choisir le candidat.

— Comment ! vous avez fait cela, M. le notaire ? mais vous êtes d’une amabilité incomparable !…

— Pas du tout, M. le préfet ; je n’ai en vue que les intérêts de notre cher pays. Votre grande expérience dans les affaires vous mettra plus en position que tout autre de nous représenter pratiquement. Voyez-vous, il y a en chambre trop d’hommes de profession et pas assez d’hommes d’affaires. Ce sont des hommes pratiques qu’il nous faut à l’heure actuelle. Et si vous acceptez la candidature, votre élection est assurée.

— Si je l’accepte ! Avec le plus grand plaisir, M. le notaire !… Mais comme je n’ai pas encore le don de la parole, je vous prierai peut-être, parfois, de me préparer des discours, des petits, vous savez ! car il y a longtemps que je ne cultive pas ma mémoire, et elle est devenue rebelle… Votre frère, Jean-Charles, m’en compose de bien beaux, mais il est si occupé, de ce temps-ci, le cher homme ! Ça me gêne de m’adresser toujours à lui…

— Certainement, M. le préfet, : ne vous gênez, pas avec moi. Vous pouvez compter sur mon concours et sur mon entier dévouement.

Victor se leva, prit son chapeau, sa canne et son diplôme, et s’inclina en disant : « M. le préfet, j’ai l’honneur de vous saluer. »

— Déjà, M. le notaire ? Promettez-moi de revenir et de revenir souvent.

— Certes, oui, M. le préfet ! En attendant, je vais m’occuper de votre candidature, et, demain ou après demain, je viendrai vous en donner des nouvelles…

Ça prend, se disait le notaire, en retournant à son bureau. La prochaine fois, je tâcherai de faire la connaissance de l’héritière… et le reste marchera comme sur des roulettes… Je l’éblouirai avec mon titre de notaire ; car elle doit être aussi vaniteuse et stupide que son père, cette petite drôlesse-là…

Victor ignorait la nature des relations que Jean-Charles entretenait avec la famille de LaRue, et il était à cent lieues de se douter que la jeune fille, dont il convoitait la fortune, était fiancée à Jean-Charles ! Mais trois ou quatre jours après son arrivée à Sainte-R…, en furetant parmi les papiers de son frère, il mit la main sur un document qui fut pour lui toute une révélation. Comment ! quoi ! est-ce possible ! ne cessait-il de s’exclamer, en regardant fixement le papier révélateur ! Quoi ! Jean-Charles va épouser dans quelques semaines Corinne de LaRue !…

Ho ! ho ! il était temps que j’arrive !… Arrête un peu, mon éléphant, tu ne la tiens pas encore… Si tu t’imagines, m… habitant, que je vais me laisser souiller par toi cette fortune qui fait depuis trois ans l’objet de mes plus chers désirs, tu vas te tromper ! À nous deux maintenant !… Il se leva en faisant un geste menaçant pendant que ses yeux lançaient des éclairs sinistres ! Il était hideux à voir…

La mère Lormier, ayant entendu les éclats de voix de son fils, crut qu’il l’appelait, et elle entra en ce moment dans le bureau, mais elle recula, épouvantée, en voyant cette figure de réprouvé…

Victor, avec cette souplesse de caractère que possèdent les hypocrites, se radoucit aussitôt et dit, à sa mère, en souriant : « Qu’avez-vous donc, bonne maman ? »

— Je croyais, dit la vieille, en tremblant, que tu m’avais appelée.

— Mais, non, bonne maman ! Je déclamais un discours politique que je dois prononcer prochainement et j’apostrophais, avec colère et indignation, les ennemis de nos droits…

— Mon Dieu ! que tu m’as fait peur ! fit la vieille, en se retirant.

Bête que je suis ! murmura sourdement Victor. Il faudra que je réprime ma colère si je veux réussir. Ah ! c’est une rude partie que j’entreprends… N’importe ! je risquerai tout, tout, tout, pour la gagner ! Allons voir le futur beau père…

— J’ai bien l’honneur de vous saluer, M. le candidat ! dit Victor, en s’inclinant respectueusement devant M. de LaRue.

— Moi pareillement, M. le notaire, répondit le vaniteux rentier en s’enflant comme la grenouille de la fable… Avez-vous du nouveau ?

— Mais, oui, mais, oui ! M. le candidat. J’ai si bien joué mes cartes, que tous les aspirants à la candidature ont consenti à s’effacer devant vous…

— Alors, je serai élu par acclamation ?

— Je le crois sincèrement, M. le candidat,

— Comment pourrais-je jamais récompenser votre dévouement, mon cher M. le notaire !

— Simplement en m’accordant votre bienveillant patronage et en conseillant à vos amis de s’adresser à moi lorsqu’ils auront besoin des services d’un notaire.

— Rien que cela ! certes, je n’y manquerai pas, soyez-en sûr ! — Savez-vous si l’élection aura lieu bientôt ?

— Dans cinq ou six semaines, je crois.

— Vraiment ? Cette élection arrive dans un bien mauvais temps pour moi, car c’est dans cinq ou six semaines que doit être célébré le mariage de ma fille, et je désire m’occuper un peu de son trousseau, des préparatifs de la noce, du contrat de mariage, etc.

— Quoi ! mademoiselle de LaRue se marie ?

— Mais, oui ! Est-ce que vous ne savez pas qu’elle se marie avec votre frère ?

— Grand Dieu ! que dites-vous là ! avec mon frère ?

— Eh bien, oui, M le notaire !

— Que c’est donc malheureux ! M. le candidat…

— Comment cela ? demanda M. de LaRue avec la plus grande surprise.

— Pardon ! j’aurais dû retenir cette parole, car toute vérité n’est pas bonne à dire.

— Voyons, M. le notaire, expliquez-vous, je vous en prie…

— Je veux dire que mon frère sera plus chanceux que vous et mademoiselle de LaRue.

— Je comprends de moins en moins, M. le notaire !

— Écoutez, M. le préfet. En laissant échapper ces mots : « Que c’est donc malheureux ! » J’ai voulu exprimer qu’en permettant à votre fille d’épouser un habitant, vous portiez atteinte à votre dignité de candidat et que cette mésalliance pourrait vous susciter de l’opposition et vous conduire à une défaite… En supposant même que, malgré cela, vous remportiez la victoire, croyez-vous que les ministres et vos collègues, qui viendront vous visiter dans votre splendide villa, seront bien flattés de presser la main calleuse de votre unique gendre… Que dis-je ? ces grands personnages briseront votre cœur en ridiculisant votre chère enfant… Vous perdrez, d’emblée : bonheur, prestige, influence !

— Vous avez mille fois raison, M. le notaire ! et dire que j’ai été trop sot pour penser à cela !…

— Quant à moi, reprit Victor, je suis très heureux de ce mariage ; mais c’est dans l’intérêt de votre candidature que je fais ces remarques. Si vous tenez à ce mariage, je vous conseille de renoncer à la candidature…

— Hélas ! il est trop tard, trop tard, M. le notaire, pour empêcher ce mariage, dit le bonhomme en larmoyant…

— Comment, trop tard ? Y avez-vous donné votre consentement ?

— Pas tout à fait, mais quasiment. Quand Jean-Charles m’a fait la demande en mariage, je lui ai répondu en riant : « Obtenez d’abord le consentement de ma fille et celui de ma femme, et, après cela je verrai… »

Alors, il n’y a rien de fait !

— Mais, M. le notaire, ce n’est pas facile pour moi de déranger un mariage qui est du goût de ma fille, du goût de ma femme et qui était bien aussi du mien jusqu’à ce que… Ah ! si je vous avais connu plus tôt, ce n’est pas à un habitant que j’aurais donné la main de ma fille, mais c’est à un homme de profession, à… à un notaire intelligent comme vous, par exemple ! Et dire que j’ai été assez stupide pour ne pas penser à cela…

— J’aurais été très fier, probablement, d’accepter la main de Mademoiselle de LaRue ; mais il n’est pas question de moi… D’ailleurs, il ne manque pas de jeunes gens haut placés qui se disputeraient l’honneur de devenir le gendre d’un préfet et d’un futur député… Néanmoins, si je connaissais Melle de LaRue, je me flatte de croire que j’aurais la bonne fortune de lui plaire, et que je serais assez habile pour faire renoncer mon frère à sa sotte ambition…

— Dans ce cas, M. le notaire, je vais vous présenter ma fille, et ensuite je vous laisserai seul avec elle.

— Très bien ! M. le candidat, dit Victor, en ajustant le nœud de sa cravate blanche et en se tirant la moustache.

Après les présentations d’usage, qu’il fit de la manière la plus solennelle, M. de LaRue s’éclipsa, en priant M. le notaire de bien vouloir l’excuser.

Victor, qui s’était fait de mademoiselle de LaRue un portrait vulgaire, fut surpris de se trouver en présence d’une personne qui réunissait en elle la beauté, la grâce et la distinction. Il perdit un instant son audace ordinaire et ne sut que bredouiller des mots incohérents aux paroles que lui adressa Corinne. Cependant, grâce à la bienveillante courtoisie de Melle de LaRue, et à la bonne opinion qu’il avait de lui-même, il reprit un peu d’aplomb et risqua les réflexions suivantes :

— Oui, mademoiselle, j’ai été admis à la pratique du notariat avec la plus grande distinction, et c’est un honneur dont j’ai bien le droit de me glorifier ; mais à quoi sert la gloire sans le bonheur…

— Mais le bonheur est partout, monsieur ! il est surtout dans l’accomplissement des devoirs envers Dieu, envers la famille et envers la société.

— Peut-être… mais, mademoiselle, pour le moment, je voudrais le trouver dans le cœur d’une jeune personne que j’aime… et si j’étais assez heureux pour me faire aimer d’elle, je lui donnerais volontiers, en échange de son amour, mon beau titre de notaire avec les espérances d’un brillant avenir…

Ce garçon-là est fou ! pensa Corinne, sans répondre.

Victor prenant ce silence pour une émotion que ses paroles avaient fait naître dans le cœur de la jeune fille, reprit sur un ton qu’il cherchait à rendre persuasif : « Vous ne me répondez pas, mademoiselle Corinne,… pourtant, un seul mot de votre bouche me donnerait ce bonheur après lequel je soupire depuis trois ans… »

— Eh ! que voulez-vous que je vous dise, monsieur ?…

Victor, perdant la tête, se jeta à genoux en s’écriant : « Je vous aime, Corinne ! Dites que vous m’aimez, et je dépose à vos pieds mon beau titre de notaire avec les espérances d’un radieux avenir !… »

— Monsieur ! veuillez reprendre votre siège, s’il vous plait, et causons sérieusement.

Victor, semblable à un enfant qu’on relève de pénitence, reprit aussitôt son siège, en s’essuyant le front et en redressant le nœud de sa cravate blanche…

Il était d’une stupidité à faire lever le cœur !

Corinne parut le prendre en pitié.

— Votre déclaration, M. Lormier, dit-elle, me prouve que vous ignorez que je dois épouser prochainement monsieur votre frère.

— Non, mademoiselle, je sais tout…

— Ah !

— Mais j’ai pensé que… qui… qu’on… j’ai pensé que vous préféreriez un homme de profession à un simple habitant…

— C’est ce qui vous trompe, monsieur ! je préfère un simple habitant à un notaire simple !

Victor, dans son excitation, ne parut pas saisir le sens de la transposition du mot « simple, » car il continua :

— Ne savez-vous pas, mademoiselle, que votre père doit poser sa candidature pour la prochaine élection du parlement, et que votre mariage avec un simple habitant pourrait faire perdre à M. de LaRue son prestige et son influence auprès des ministres ? Eh bien ! si vous désirez que votre père réussisse dans la carrière politique, aidez-le en épousant un homme de profession qui pourra figurer dignement avec vous dans les grandes occasions…

— Monsieur, je ne m’amuserai pas à discuter ces questions avec vous ; mais permettez-moi de vous dire seulement que les honneurs que vous avez fait miroiter aux yeux de mon père, me laissent bien indifférente, et que, si mon père était élu, personne n’aurait à rougir de votre frère ; car, tout simple habitant qu’il est, il jouit de l’estime, de la confiance, du respect et de l’admiration de tous ceux qui le connaissent.

— C’est bien le cas de dire, mademoiselle, que l’amour aveugle… Libre à vous d’exagérer les mérites et les qualités d’un homme qui ressemble à un éléphant et que votre père n’acceptera point pour gendre. Car c’est sur moi qu’il a jeté les yeux, c’est à moi qu’il vient de donner son consentement, et aujourd’hui même il fera connaître sa décision à Jean-Charles. J’espère que la nuit vous portera conseil et que demain vous serez mieux disposée à écouter ma voix, qui est celle de la raison et de l’amour pratique… Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

Victor ne voulait pas quitter la villa de LaRue sans faire connaître au vaniteux préfet le résultat de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Corinne.

— Eh bien ? demanda M. de LaRue au notaire, en voyant celui-ci revenir, la mine un peu renfrognée.

J’ai obtenu un demi-succès, M. le candidat.

— Ma fille consent-elle à vous épouser, M. le notaire ?

Pas tout à fait… D’ailleurs, je n’espérais pas non plus triompher à la première attaque. Mais je crois que mes dernières paroles ont produit beaucoup d’effet sur l’esprit de mademoiselle de La Rue, car elle n’y a pas répliqué du tout. Je suis persuadé que la réflexion et vos bons conseils lui ouvriront complètement les yeux et lui feront regretter ses erreurs… Mais le moyen le plus sûr pour atteindre notre but, c’est, d’abord, de refuser à mon frère votre consentement, et, ensuite, s’il regimbe, de lui dire carrément qu’il vous insulte en osant, — simple habitant qu’il est, — aspirer à la main d’une personne aussi aristocratique et aussi distinguée que votre fille… Cette rebuffade va l’assommer net !

— Je serai clair et impitoyable, M. le notaire !

— De mon côté, M. le candidat, je vais tâcher de convaincre mon frère qu’il doit renoncer au fol et audacieux amour qu’il a laissé germer et grandir dans son cœur…

— À bientôt, M. le candidat !

— Au revoir, mon futur gendre !

Tout en marchant, Victor se promettait bien de se montrer énergique et courageux en présence de Jean-Charles ; mais lorsqu’il fut rendu chez-lui, il vit le naturel, c’est-à-dire la peur, revenir un galop… Alors, pour donner du courage, ou plutôt de l’audace, il lampa une roquille d’une liqueur forte qu’il cachait dans un placard de son étude.

Je suis bon maintenant ! se dit-il, en lançant un épouvantable juron à l’adresse de son frère ! Je vais aller rencontrer l’éléphant au champ, afin que notre mère ne s’aperçoive de rien, car elle a encore l’oreille fine et l’œil clair, la vieille sorcière !

La liqueur commençait déjà à lui monter au cerveau !

Il aborde Jean-Charles par ces mots :

— Je viens t’annoncer une nouvelle qui va te surprendre, peut-être, mais dans le monde il faut s’attendre à tout… Je vais me marier prochainement, et devine avec qui…

— Déjà ? Il faut que tu aies bien confiance en ton étoile pour oser te marier si tôt…

— Je n’ai guère besoin, pour le moment, de m’occuper de la question du pain quotidien, car ma future est une riche héritière et son père l’homme le plus généreux de la création…

— Toutes mes félicitations, mon cher ! Quel est donc le nom de ma future belle-sœur ?

— Mademoiselle Corinne de LaRue, prononça emphatiquement le notaire.

— Farceur, va ! fit Jean-Charles en riant. On a commis l’indiscrétion de te dire que je devais épouser Corinne prochainement. Eh bien, c’est, vrai, Victor ; si je ne te l’ai pas dit, c’est parce que je voulais te surprendre.

— Tu as eu tort de ne pas me le dire ; car, moi, ignorant tes prétentions et tes démarches, j’ai voulu connaître cette jeune fille, qui, entre parenthèse, est charmante, et je l’ai demandée en mariage. De plus, j’ai obtenu le consentement de son père… je ne fais pas les choses à demi, moi !

— Ce que tu me dis là, mon cher Victor, me prouve que tu es content du choix que j’ai fait, et je te remercie de la bonne opinion que tu as de mademoiselle de LaRue ; c’est, en effet, une personne très charmante.

— Laisse-moi te dire, mon cher Jean-Charles, que je te trouve bien prétentieux de croire que tu pouvais faire le choix d’une personne aussi distinguée que Melle de LaRue ! N’as-tu jamais mesuré la distance qu’il y a entre elle et toi ? c’est-à-dire entre la fille unique d’un riche préfet et un pauvre et simple habitant tel que toi ?…

— Allons, mon cher Victor, je vois que tu as pris un verre de trop, car tu commences à perdre la carte ! Je me moque bien de tes injures, mon petit…

— Je n’ai pas l’intention de te dire des injures, et d’ailleurs ce n’est pas de ma faute si la vérité ressemble parfois à des injures… mais c’est la vérité que je te dis ; et je viens charitablement t’avertir que tu ferais mieux de ne plus remettre les pieds chez M. de LaRue, car ce monsieur veut donner la main de sa fille à un professionnel, entends-tu ? et non à un habitant, et c’est le notaire Lormier qui est aujourd’hui le fiancé de Corinne !

— Victor, j’espère que tu n’es pas sérieux ! mais, dans tous les cas, je te défends de profaner ainsi le nom de Melle de LaRue !

— Je suis très sérieux, au contraire ! J’aime cette jeune fille ; et le rang élevé que j’occupe dans la société, en ma qualité seule de notaire public, me donne le droit d’aspirer à l’honneur de devenir son époux, tandis que ta condition inférieure d’habitant te défend même d’oser parler à cette jeune fille, dont le père, grâce à mon travail, occupera bientôt un siège au parlement… Vas-tu comprendre enfin la distance qu’il y a entre elle et toi ?…

Je comprends que tu délires, et je te conseille d’aller te coucher… demain, tu penseras à autre chose… oui, va te coucher, mon petit !

— Demain comme aujourd’hui, vociféra Victor, je penserai à Corinne de LaRue, ma future épouse ; et je te conseille, espèce d’éléphant, de penser à Josephte Bouliane : c’est une grosse habitante comme ça qu’il te faut pour épouse…

Jean-Charles leva les épaules de pitié et se remit à l’ouvrage en soupirant : « Pauvre frère ! le voilà encore sous l’influence de la boisson… »

Victor était joliment gris, en effet, car il chancelait en s’éloignant.

Le soir, après souper, Jean-Charles sortit et se dirigea vers la demeure de M. de LaRue.

La concierge entrebâillant seulement la porte, lui dit que Melle de LaRue était malade.

— Alors, je veux voir madame de LaRue.

— Elle est malade aussi ! répondit la concierge, en fermant rudement la porte…

Surpris et indigné de la conduite grossière et inexplicable de la concierge, Jean-Charles alla frapper à la porte du cabinet de M. de LaRue. C’est le préfet lui même qui vint ouvrir.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à Jean-Charles, sans lui offrir à entrer.

Notre héros, de plus en plus étonné, garda cependant son calme ordinaire et dit sur un ton respectueux : « Je sollicite l’honneur d’avoir avec vous un moment d’entretien. »

— Entrez ! mais soyez bref, car j’attends de la visite…

— Votre concierge vient de me fermer la porte au nez ; dois-je comprendre qu’elle a été autorisée à agir ainsi à mon égard ?

— Oui, c’est moi qui lui avais donné l’ordre de ne pas vous recevoir !

— Me permettez-vous de vous en demander la raison ?

La raison ? elle est bien simple : je ne veux pas que vous veniez ici avec l’intention de faire la cour à ma fille.

— Mais, pourtant, vous avez consenti tacitement à mon mariage avec mademoiselle de LaRue, puisque la date en a été fixée, en votre présence, par madame de LaRue.

— Oui… peut-être… mais je n’ai jamais donné mon consentement à ce mariage.

— Vous me considérez donc indigne de l’honneur d’épouser mademoiselle de LaRue ?

— J’admets que vous êtes un brave et honnête garçon, mais je vous avouerai qu’il me répugne d’avoir pour gendre un simple habitant comme vous…

Trois petits coups secs, à ce moment, furent frappés à la porte.

M. de LaRue, visiblement embarrassé, se leva, se rassit, se leva de nouveau et cria : « entrez ! »

Et Victor entra en disant : « J’ai l’honneur de vous saluer, M. le futur député ! » Mais en apercevant Jean-Charles, qu’il ne s’attendait pas de rencontrer, il devint blanc comme un suaire… Car il était dégrisé maintenant, et la peur, dans son tout petit cœur, revenait encore au galop…

— Veuillez vous asseoir, mon cher M. le notaire, dit M. de LaRue.

— Me permettez-vous, M. de LaRue, dit Jean-Charles, de reprendre la conversation au point où elle était tantôt ?

— Oui, sans doute, mais soyez bref, car… c’est bon… parlez !

— Il vous répugne, disiez-vous, d’avoir pour gendre un simple habitant comme moi. Mais ne sommes-nous pas tous des fils d’habitants ?

— Vous savez que je n’ai pas assez d’instruction pour pouvoir discuter avec vous ces histoires-là ; mais je vous dirai que la fille d’un futur député ne doit pas et ne peut pas épouser un homme qui est sans profession… et de plus, pour en finir, j’ajouterai que j’ai donné mon consentement à votre frère, M. le notaire Victor, qui m’a fait l’honneur de me demander ma fille en mariage…

— Et moi je refuse formellement de donner mon consentement au mariage de ma fille avec ce chercheur d’aventures ! dit Mme de LaRue, en entrant avec Corinne dans le cabinet du futur député…

— Et moi, ajouta Corinne, permettez-moi de dire, mon cher papa, que j’éprouve pour ce petit notaire le plus souverain mépris !

— Venez avec nous, dit Mme de LaRue, en prenant le bras de Jean-Charles.........................

— Il ne me reste plus qu’à me retirer, je suppose ? fit le notaire, en prenant sa canne, ses gants et son chapeau de soie…

— Pardon, M. le notaire, pardon ! Il ne faut pas abandonner la partie si vite que cela ! Je vous ai dit que je serais impitoyable, et je vous répète que je le serai jusqu’à la fin… Je ne donnerai jamais mon consentement à ce mariage, et je sais que ma fille respecte trop ma volonté pour se marier contre mon gré. Veuillez vous rappeler que « tout vient à point à qui sait attendre ; » avec le temps et la patience, nous viendrons à bout de tout…

— Oh ! si j’étais sûr de réussir, je me résignerais facilement à attendre ; mais quelque chose me dit que, sans une action prompte et violente de votre part, je perdrai complètement la partie…

— Et que me conseillez-vous donc de faire, M. le notaire ?

— À votre place, je dirais à mademoiselle Corinne : « Je suis absolument opposé à ton mariage avec Jean-Charles, et je te défends de revoir ce garçon ! Mon désir est que tu épouses le notaire, et je veux que, d’ici à deux semaines, tu prennes une décision. Telle est ma volonté de père ! »

D’ailleurs, quand Jean-Charles ne sera plus admis ici, j’aurai mes coudées franches auprès de Melle de LaRue, et je saurai bien triompher de ses scrupules et de son prétendu mépris…

— C’est bien, M. le notaire ! Dès demain, je parlerai énergiquement à ma fille…

— Je reviendrai après-demain, M. le candidat, et, en attendant, je m’occuperai activement de votre élection…

Le lendemain, en effet, le vaniteux rentier dit à sa fille : « Je suis absolument opposé à ton mariage avec Jean-Charles, et je te défends de recevoir ce garçon ! Mon désir est que tu épouses le notaire, et je veux que d’ici à deux semaines, tu prennes une décision ! Telle est ma volonté de père ! »

— Mais, mon père, observa respectueusement Corinne, n’avez-vous pas approuvé mon mariage avec Jean-Charles ?

— C’est-à-dire que j’ai eu un instant la faiblesse de le tolérer, mais aujourd’hui, je le répète, j’y suis absolument opposé, et je ne veux plus en entendre parler !

Cette mésalliance me couvrirait de ridicule aux yeux des chefs de mon parti et pourrait me faire perdre mon élection… que je veux gagner à tout prix, entends-tu ? à tout prix !

— C’est bien ! mon père, fit simplement Corinne. D’ici à deux semaines, j’aurai pris une décision !

Et elle se retira, la mort dans l’âme…

Mme de Larue, en femme sage et modeste qu’elle était, tenta l’impossible pour soustraire son mari à l’influence pernicieuse du jeune notaire.

En empêchant le mariage de Corinne et de Jean-Charles lui dit-elle, tu empoisonnes l’existence de ces deux cœurs si bien faits pour être unis ; en recherchant l’amitié de ce misérable notaire, tu t’exposes à perdre ta réputation ; puis en entrant dans la politique, tu risques de dépenser dans les luttes une partie de ta fortune, et, par ton ignorance, d’être la risée de la députation et du peuple…

Mais elle eut beau tourmenter et supplier son mari, celui-ci resta impitoyable, tel qu’il l’avait promis à Victor…

Le même jour, l’abbé Faguy reçut la visite de mademoiselle de LaRue.

— Asseyez-vous, mademoiselle, dit le bon prêtre, en désignant son meilleur fauteuil à la visiteuse. Vous venez, sans doute, me donner des nouvelles de nos chers pauvres, que vous visitez avec une régularité qui vous fait grandement honneur.

— Non, M. le curé, car la pénible épreuve que je subis depuis quelques jours m’a fait négliger ces chers clients.

— Quelle est donc cette épreuve, mademoiselle ?

— Oh ! la plus douloureuse que le cœur d’une fiancée puisse recevoir de la part d’un père bien-aimé…

— Expliquez-vous, je vous prie, mademoiselle !

— Vous aviez sans doute entendu parler de mon prochain mariage avec M. Jean-Charles Lormier ?

— Oui, c’est mon ami Jean-Charles lui-même qui me l’a annoncé.

— Eh bien ! mon père s’oppose formellement à ce mariage.

— Que me dites-vous là, mademoiselle ?…

— Oui, M. le curé, mon père s’oppose à ce mariage parce que, dit-il, M. Jean-Charles Lormier n’est qu’un habitant ; et il veut que j’épouse M. Victor Lormier, parce que ce dernier est un professionnel

Ces mots blessèrent profondément le cœur si délicat du prêtre ; mais, voulant cacher l’émotion qu’il éprouvait et se donner un peu de contenance, il se leva et fît semblant d’éternuer. Ce petit exercice lui permit de dissimuler le dégoût que le nom de Victor lui avait probablement inspiré.

— Je viens vous prier de me dire, M. le curé, reprit Corinne, si je puis épouser M. Jean-Charles contre la volonté de mon père ?

— Non ! mademoiselle ; un enfant doit respecter l’autorité paternelle !

— Mais suis-je obligée de faire la volonté de mon père quand il me dit d’épouser Victor ?

Le prêtre resta silencieux.

— Je comprends, M. le curé, votre hésitation à me répondre, car vous ne connaissez peut-être pas ce Victor ; mais je le connais, moi ! J’ai pris, ce matin, des renseignements à son sujet auprès de deux personnes dignes de foi, et j’ai la preuve que ce garçon est un libertin de la pire espèce… Si Victor était un jeune homme respectable, je n’hésiterais pas à accepter le sacrifice que mon père veut m’imposer. Mais, M. le curé, sachant que le notaire Lormier est un misérable, suis-je obligée de l’épouser ?

— Non, mademoiselle. Mais, je vous le répète, vous ne pouvez pas non plus en épouser un autre sans le consentement de votre père.

— Alors, M. le curé, ma décision est prise : je resterai dans le célibat, et je prierai Dieu de me faire oublier Jean-Charles !

— Tenez, mademoiselle, vous allez avoir l’occasion de vous expliquer avec Jean-Charles, car le voilà !

— Oh ! M. le curé, je me sauve… Mon père m’a même défendu de revoir Jean-Charles…

— Dans ce cas, mademoiselle, obéissez à votre père, et que Dieu et la Sainte-Vierge vous protègent !

— Merci ! M. le curé.

Les deux fiancés ne se rencontrèrent pas. Corinne sortit par une porte et Jean-Charles entra par une autre.

La figure de notre héros portait l’expression de la douleur la plus intense.

Il avait bu, pendant quelques jours, à la coupe d’un bonheur parfait, — trop parfait pour être durable, — et la coupe enchanteresse venait de se briser…

Il serra silencieusement la main tremblante du prêtre, et se laissa choir sur un siège en exhalant cette plainte : « Mon Dieu, que je souffre ! »

— Oui, mon ami, je le sais, et je vous prie de croire que je ressens autant que vous le malheur qui vous frappe. Mais attendons tout de la bonté infinie de Dieu !

— Il n’y a donc pas de bonheur, ici-bas, M. le curé ?…

— Oui, mon ami ! Mais il ne faut pas croire que le bonheur réside toujours dans la réalisation de nos désirs les plus chers ; Dieu le fait naître parfois du sein de nos malheurs ! Le bonheur ? il est partout, quand on le cherche avec les yeux de la foi ; il est même dans la souffrance, si seulement on offre cette souffrance à Dieu en lui disant, comme autrefois Jésus avant de monter sur le calvaire : « Mon Père, s’il est possible, faites que ce calice s’éloigne de moi ; néanmoins que ma volonté ne s’accomplisse pas, mais la vôtre ! » Ah. ! si nous avions la foi véritable, mon ami, que de maux, de peines et de misères nous nous épargnerions ! Car la foi nous ferait accepter avec résignation, toutes les épreuves, en nous faisant entrevoir, après cette vie, un bonheur parfait et éternel !

— J’admets volontiers, dit Jean-Charles, que ce n’est pas ainsi que nous agissons dans le monde pour mériter d’obtenir ce trésor qu’on nomme le bonheur, et après lequel tant de gens soupirent sans pouvoir l’atteindre…

— Pourtant, mon ami, je vous assure que c’est l’unique moyen de l’obtenir. Et quoi qu’il arrive, ne laissez jamais le découragement entrer dans votre cœur !

Priez ! et si c’est la volonté de Dieu que vous épousiez mademoiselle de LaRue, il saura bien faire disparaître les obstacles qui s’élèvent en ce moment entre vous et elle.

Ah ! mon cher enfant, secouez cette faiblesse qui s’est emparée de vous un instant ; reprenez avec courage vos travaux manuels et intellectuels ; et, encore une fois, attendez tout de la bonté infinie de Dieu, qui connaît mieux que nous ce dont nous avons besoin !

— Je comprends maintenant, M. le curé, que si nous sommes si souvent malheureux, c’est parce que nous ne prions pas assez. Et, advienne que pourra, je suivrai désormais la ligne de conduite que vous venez de me tracer !

Notre âme est une lyre
Aux sons mélodieux,
Mais qui ne doit redire
Que des accords pieux !
Laissons chanter notre âme :
La prière est un chant
Que le Seigneur réclame
Du juste et du méchant !


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