Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/25
TROISIÈME PARTIE.
LA FUITE
Je serai prêtre ! Je convertirai mon frère ! Voilà ce que Jean-Charles se répétait à tous les instants du jour, depuis sa touchante entrevue avec l’abbé Faguy.
Il avait même écrit à Mgr Signaï pour lui demander l’autorisation d’entrer au grand séminaire de Saint-Sulpice, à Montréal, et il avait accompagné sa lettre des documents suivants : un certificat de baptême et de confirmation, un certificat de bonne santé, et une lettre de l’abbé Faguy énumérant les qualités et les marques de vocation qu’il avait observées chez son élève.
Mgr Signai, qui connaissait de réputation le héros de Châteauguay, s’était empressé de lui accorder l’autorisation demandée ; et il lui disait que, vu son âge (41 ans) et les études particulièrement remarquables qu’il avait faites sous la direction de l’abbé Faguy, il pourrait, probablement avant deux ans, recevoir le sacrement de l’ordre.
Cette nouvelle avait fait renaître la joie et le bonheur dans le cœur de Jean-Charles.
Maintenant il se croyait réellement appelé à la vie religieuse, et il s’y préparait par la prière et l’aumône.
Il donna aux pauvres une partie de ses biens et laissa à son frère une rente viagère de trois cents dollars par année.
Prosper Larose, le vieil ami d’enfance que Jean-Charles héberge et soutient, est allé avec sa famille passer quelques jours de récréation à Saint-Denis.
C’est le soir. Notre héros est occupé à étudier, mais parfois il s’arrête pour livrer son âme aux espérances de la vie nouvelle.
À le voir, le front rayonnant de bonheur, on dirait qu’il ne souffre plus, et même qu’il a perdu le souvenir du passé… Que de choses consolantes lui montre l’avenir !
Son cœur est déjà enflammé d’amour et de zèle pour les pauvres, les riches, les vieux, les jeunes, pour tous ceux enfin qui souffrent ou jouissent sans songer à l’unique chose nécessaire : le salut de leur âme !
Et parmi ces malheureux qui ont été ou consolés par ses paroles ou convertis par son dévouement, il voit son frère, marchant dans le sentier du devoir et de la vertu… Puis Jean-Charles se remet au travail avec plus d’ardeur.
Cependant, vers minuit, l’esprit fatigué, il se jette sur un sofa pour se reposer une heure ou deux, car, depuis quelque temps, il travaille du soir au matin.
Il s’endort… et rêve qu’il est prêtre !
Il a revêtu les saints habits et va monter à l’autel. Il tremble et pleure de joie en pensant que tantôt ses mains toucheront au corps et au sang de Jésus-Christ… Soudain, une flamme monte, enveloppe l’autel et le consume…
Jean-Charles fait un effort, se réveille… et voit que la maison est en feu !
L’incendie, allumé au dehors, envahit tout, et déjà les appartements sont pleins de fumée.
Jean-Charles ne voit rien, il étouffe !
Impossible d’approcher des fenêtres, le feu y fait rage ! Reste la porte, mais elle est solidement barricadée… Sa maison est devenue une prison…
Alors, dans un élan désespéré, le prisonnier donne un coup de pied dans la porte, et tout vole en éclats !
La flamme entre, et notre héros traverse un mur de feu.
— Ah ! ah ! mon éléphant ! hurle Victor, en braquant sur Jean-Charles le canon d’un pistolet : tu as échappé au bûcher que je t’avais préparé, mais tu n’échapperas pas à mes balles !
En prononçant ces mots, le misérable presse la détente de son arme, et une balle siffle aux oreilles de Jean-Charles !
Prompt comme l’éclair, celui-ci arrache le pistolet de la main du meurtrier ; dans ce mouvement rapide, son doigt rencontre la gâchette de l’arme, une détonation terrible éclate, et Victor roule sur le sol, la poitrine percée par une balle…
Fou de douleur, Jean-Charles se penche sur son frère, l’appelle, le couvre de baisers et de larmes, mais Victor ne donne aucun signe de vie…
Au feu ! au feu ! crient plusieurs personnes qui viennent en courant vers le lieu du sinistre.
— Mon Dieu ! j’ai tué mon frère ! s’écrie Jean-Charles… Je suis perdu… Ils vont m’arrêter, me conduire en prison et me condamner à mort…
Cette dernière pensée : « Je suis le meurtrier de mon frère, » se fixe dans son cerveau ! Il ne peut plus raisonner ; il voit déjà l’échafaud se dresser devant ses yeux ! Un seul instinct lui reste : fuir bien loin pour se soustraire à la poursuite des hommes…
Au feu ! au feu ! répètent les mêmes personnes en se rapprochant.
Jean-Charles se sauve et renverse, en chemin, un de ses amis, qui lui demande, en se relevant : « Où vas-tu donc ainsi, Jean-Charles ? »
Je suis reconnu ! pense le malheureux…
Un peu plus loin, il s’arrête, prête l’oreille un instant, et reprend sa course rapide dans une autre direction…
Au cri de « au feu ! au feu ! » se mêlent bientôt les sons lugubres du tocsin.
Les gens accourent de toutes parts pour travailler à éteindre les flammes, mais il est trop tard, car l’élément destructeur achève son œuvre ; la maison n’est plus bientôt qu’un amas de cendres…
— Où est donc M. Lormier ! demande à la foule, d’une voix tremblante, le curé Faguy.
— Il se sauve par là-bas ! répond Paul Normand, en montrant le bois.
— En êtes-vous sûr ? interroge le prêtre.
— Certainement, M. le curé ; et il courait avec tant de vitesse qu’il a failli m’écraser en passant ! Je lui ai demandé où il allait, mais il ne m’a pas répondu !
— C’est étrange ! pense le curé, le cœur rempli d’inquiétude.
— Mais, bonne Sainte-Anne ! qu’est-ce que c’est que ça ?… s’écrie une vieille femme, en reculant, épouvantée : on dirait que c’est un homme qui est étendu dans l’herbe !
Plusieurs spectateurs s’avancent, et un même cri de surprise s’échappe de leur bouche : « Le notaire Lormier ! »
Ils relèvent le malheureux, et, à la lueur du brasier, on voit qu’il est couvert de sang…
— Tiens ! un pistolet ! fait Jos. Bélanger, en montrant à la foule terrifiée l’arme qu’il vient de ramasser…
Un meurtre a été commis, disent quelques-uns !
Et le meurtrier se sauve ! ajoute, d’une voix méchante, la vieille femme…
— Silence ! commande le curé : attendez avant de vous prononcer !
— Il n’est pas mort, dit Paul Normand ; il a remué le bras droit…
— Non, il n’est pas mort ! répète le Dr Chapais, après avoir consulté le pouls du blessé ; transportez-le avec précaution chez Paul Normand.
Quatre solides gaillards placent le blessé sur une civière improvisée et le portent chez Paul Normand, dont la maison n’est qu’à deux arpents de distance.
Le Dr Chapais sonde la plaie, et dit au curé, qui l’interroge du regard, que la blessure est mortelle.
La balle avait traversé la poitrine de part en part.
Au moment où le médecin allait achever les pansements, le blessé parut faire un effort pour articuler quelques mots.
— Victor ! prononce le Dr Chapais d’une voix forte, me reconnais-tu ?
Le blessé tressaille en entendant ces mots, puis il ouvre les yeux et murmure : « Allez chercher le prêtre, pour l’amour de Dieu ! allez chercher le prêtre ! »
— Me voici, mon cher enfant ! dit l’abbé Faguy.
— Mille pardons ! M. le curé, interrompt le Dr Chapais ; permettez-moi de faire avaler ceci au blessé.
Aidé du prêtre, le Dr Chapais soulève la tête du malheureux et lui verse dans le gosier quelques gouttes d’un cordial qui produit un effet merveilleux.
— Merci, docteur ! fait Victor, avec la plus grande lucidité. Veuillez me laisser seul avec M. le curé.
— M. le curé, dit le blessé en fondant en larmes, je sens que je vais mourir et je veux me confesser avant de paraître devant Dieu, que j’ai si souvent offensé ! Croyez-vous que je puisse encore être pardonné ?
— Oui, mon cher enfant, je vous l’assure ! Alors Victor fit sa confession qui dura près d’une heure.
— Courage, mon enfant, dit le prêtre ; je vais aller chercher la sainte hostie ; préparez-vous par la prière à recevoir le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— Hélas ! M. le curé, je ne sais plus une seule prière ! murmure tristement le moribond…
— Prenez ce crucifix, mon enfant, et, en le regardant, dites, du fond de votre cœur : « Doux cœur de Jésus, miséricorde ! »
Le curé, en sortant, souffle quelques mots à l’oreille du Dr Chapais, et prend sa course vers l’église.
Le docteur vient s’asseoir auprès du blessé, et, tout en lui prodiguant des soins, il écrit à la hâte quelques lignes sur une feuille de papier.
Au bout d’un quart d’heure, les sons argentins d’une clochette annoncèrent que le prêtre entrait dans cette demeure. Tous les assistants se jetèrent à genoux en s’inclinant respectueusement sur le passage du prêtre qui portait le corps sacré du divin consolateur.
À ce moment, le blessé fut saisi d’un tremblement convulsif, puis il eut un évanouissement qui inspira au prêtre et au médecin les plus grandes craintes ; mais il reprit presque aussitôt ses sens, et on l’entendit réciter d’une voix sifflante cette belle invocation : « Doux cœur de Jésus, miséricorde ! »
Il reçut le saint viatique avec une piété touchante.
Après avoir administré au moribond tous les secours de notre sublime religion, le curé lui dit : « Mon enfant, avant de quitter ce monde, il vous reste un devoir à remplir envers votre frère. Certaines gens supposent qu’un meurtre a été commis sur votre personne, et que le meurtrier est votre frère, Jean-Charles.
Vous m’avez dit, avant de faire votre confession, que vous avez été victime d’un simple accident, et que votre frère vous a blessé en vous arrachant l’arme avec laquelle vous vouliez le tuer. Eh bien ! voulez-vous signer cette déclaration que j’ai fait préparer par le Dr Chapais, et qui me parait être l’expression de votre pensée ? Je vais vous la lire :
« Je, soussigné, déclare que la blessure dont je souffre en ce moment m’a été faite accidentellement par mon frère, Jean-Charles, alors qu’il venait de m’enlever un pistolet que, sous l’influence de la boisson, j’avais dirigé contre lui, avec l’intention de le tuer.
« Je déclare de plus que mon frère m’a toujours témoigné la plus vive affection et que j’ai été sans cesse l’objet de sa plus grande sollicitude.
« En foi de quoi j’ai signé. »
— Oui, M. le curé, je vais signer cette déclaration avec bonheur, et je vous prie de demander à mon frère de bien vouloir me pardonner tout le mal que je lui ai fait, et de m’accorder l’aumône de ses bonnes prières.
Victor prit la plume que le curé lui présenta, mais elle lui échappa des mains ; il était trop faible pour la tenir. Cependant, soutenu d’un côté par le curé et de l’autre par le Dr Chapais, il réussit enfin à écrire très lisiblement son nom au bas de ce précieux document, qui réhabilitait Jean-Charles dans l’opinion publique et lui ouvrait en même temps les portes du sacerdoce…
Épuisé par les efforts qu’il avait faits, le blessé ne pouvait plus prononcer une seule parole ; mais au mouvement de ses lèvres et à la fixité de ses regards sur le petit crucifix, on devinait qu’il priait.
Le curé récita les prières des agonisants, auxquelles tous les assistants, émus, répondirent avec ferveur.
Puis avec les dernières paroles du prêtre, le mourant exhala le dernier soupir en disant, cette fois, d’une voix entre-coupée : « Doux… cœur… de Jésus…, mi…sé…ricorde ! »
L’incendie, la fuite de Jean-Charles et la mort si tragique de Victor, avaient jeté l’émoi, la douleur et la tristesse parmi l’honnête et paisible population de Sainte-R…
Aussi, le lendemain matin, des centaines de personnes assistèrent à la messe qui fut dite à cinq heures par le curé Faguy. Il y avait presque autant de monde que le dimanche.
Après la messe, plusieurs groupes se formèrent à la porte de l’église, et chacun commenta à sa manière les tristes événements de la nuit.
Tous savaient que le notaire Lormier avait été blessé par une balle et qu’il était mort de sa blessure ; mais la plupart, ignorant encore les détails de la tragédie, croyaient tout bonnement que Jean-Charles, dans un moment de colère et de découragement, avait tué son misérable frère afin de s’en débarrasser…
Avouons que la fuite précipitée de Jean-Charles était bien propre à accréditer cette croyance.
Cependant, les sympathies de la foule penchaient plutôt du côté du meurtrier que du côté de la victime…
Les propos et les suppositions allaient grand train, quand le curé parut sur le perron de l’église, tenant un papier à la main.
Mes amis, dit-il, je crois de mon devoir de vous rappeler qu’il ne faut jamais juger les choses simplement sur les apparences.
Du fait que le notaire Lormier a été mortellement blessé, et que son frère a disparu, plusieurs personnes ont conclu qu’il y avait eu assassinat et que l’assassin était M. Jean-Charles Lormier.
C’était une conclusion aussi fausse que prématurée.
Dieu, heureusement, a permis que la lumière fût faite sur le sombre drame de la nuit dernière, et nous devons l’en remercier de tout notre cœur !
M. Jean-Charles Lormier est aussi innocent que vous et moi de la mort de son frère, et en voici la preuve.
Puis le curé donna communication à la foule de la déclaration que le lecteur connait, et qui avait été signée par le mourant et contresignée par le curé, le Dr Chapais et Paul Normand.
L’assistance ne pouvant retenir sa joie, fit entendre de frénétiques applaudissements.
« Ce n’est pas l’occasion d’applaudir, mes amis, reprit le curé d’une voix grave. Tout nous invite au calme, à la prière et à la tristesse. Oui, chacun de nous doit prier pour le repos de l’âme du compatriote que Dieu vient d’appeler à lui, et chacun de nous aussi doit déplorer amèrement le départ subit de notre bon ami, M. Jean-Charles Lormier.
Mes devoirs de pasteur m’ont empêché de vous faire connaître plus tôt les faits que je viens de vous exposer. Mais je comprends, et vous devez comprendre comme moi, que nous avons une autre tâche importante à remplir : celle de rechercher l’innocent, de le rassurer, de le consoler et de le ramener au milieu de nous.
Pour ma part, je n’aurai de tranquillité et de repos, que lorsque nous aurons retrouvé cet honorable citoyen.
Donc, mes amis, à l’œuvre immédiatement !
Divisons-nous par groupes, et faisons toutes les recherches qu’il sera en notre pouvoir de faire… »
Pour dérouter les recherches, Jean-Charles avait traversé le Saint-Laurent en se servant d’un radeau qu’il prenait autrefois pour faire la pêche. Puis arrivé de l’autre côté, il avait défait son radeau et en avait jeté à la mer les différentes pièces, pour ne pas éveiller de soupçons. Rassuré, il avait pris sa course en suivant le bord de l’eau.
Au point du jour, il s’enfonça dans la forêt, dont il connaissait tous les coins et recoins, et continua à marcher jusqu’à ce qu’il fût complètement exténué.
Il était trois heures de l’après-midi.
Dans la forêt, il y avait une petite caverne que Jean-Charles avait découverte, un jour, en chassant le gibier. Un buisson touffu en dérobait l’ouverture. Cette caverne lui avait déjà servi d’abri pendant l’orage. Il y entra et se coucha sur des branches de sapin qu’il avait étendues sur le roc vif qui formait le plancher de ce logis d’un nouveau genre.
Il n’espérait pas pouvoir dormir de sitôt, mais il voulait reposer ses membres endoloris, secouer le trouble qui agitait son esprit, et envisager la situation sous toutes ses faces.
Sa foi et son expérience lui avaient appris que la prière est un moyen puissant d’élever l’âme, et de la consoler dans les épreuves ; or, ayant une dévotion toute particulière à la Sainte-Vierge, il se mit à réciter pieusement son chapelet.
Comme il disait le dernier Ave Maria, il éprouva cet engourdissement qui est le signe précurseur du sommeil ; ses paupières s’appesantirent et bientôt il goûta les douceurs d’un long et paisible repos.
Quand il s’éveilla, le jour commençait à paraître. Il avait dormi douze heures… Le fugitif ne se sentait plus fatigué du tout, mais la faim et la soif lui causaient maintenant des douleurs insupportables.
Il sortit de sa cachette, et, après de longues recherches, ne put trouver rien autre chose à se mettre sous la dent que des fraises.
L’eau pure, dans ces parages, était presque aussi rare que les substances nutritives.
Enfin, il trouva un large et clair ruisseau où il étancha sa soif dévorante. Tout à coup, il aperçut son image dans le cristal de l’onde, et recula en poussant un cri de surprise et de douleur : il venait de constater que ses cheveux étaient devenus aussi blancs que la neige !
Dans deux jours, le malheur l’avait vieilli de vingt-cinq ans…
Il s’assit sur le bord du ruisseau en faisant cette amère réflexion ; « Je n’ai que quarante-un ans et j’ai déjà l’apparence d’un vieillard ! »
L’infortuné était là depuis longtemps, l’œil perdu dans l’espace, lorsqu’il fut tiré de sa rêverie par un bruit vague, lointain, qui ressemblait à l’aboiement du chien.
« Voilà mes ennemis qui me poursuivent ! »
À cette pensée, il se leva, comme mû par un ressort, et se mit à courir de toutes ses forces vers sa caverne.
Son oreille ne l’avait pas trompé ; l’écho lui apportait maintenant des aboiements distincts et fréquents.
Il se blottit, tout tremblant, dans l’étroite tanière qui lui avait servi de logis, et attendit, l’angoisse dans l’âme.
Le chien, surtout, l’effrayait. Connaissant l’intelligence et le flair exercé de cet animal. Jean-Charles était convaincu qu’il viendrait tout droit à la caverne et y attirerait ses maîtres.
Soudain, les branches du buisson s’écartèrent sous les griffes d’un énorme chien noir à l’œil enflammé qui s’avança, en flairant le sol, jusqu’à l’ouverture de la caverne ! Puis, apercevant Jean-Charles, le mâtin poussa un hurlement terrible et s’élança la gueule ouverte. Mais notre héros, qui guettait l’animal, le saisit à la gorge et l’étrangla avec ses doigts qui avaient la puissance d’une tenaille !
Il prit ensuite le chien par une patte et le lança au fond de la caverne.
Aussitôt, il entendit au dehors un bruit confus de pas, de sabres et de voix, et, à travers le feuillage, il vit six soldats anglais qui s’arrêtèrent en disant que le fuyard ne devait pas être loin, puisqu’ils venaient d’entendre aboyer le chien. Ils se mirent à siffler et à appeler : « Jack ! Jack ! come here ! »
— C’est singulier ! dirent-ils, le chien n’aboie plus et ne revient pas !
Et ils se mirent à fouiller partout ; ils écartèrent même les premières branches de l’épais buisson qui masquait la caverne…
— C’est tout à fait singulier ! où l’animal peut-il donc être allé ?…
— Qu’il aille chez le diable ! dit l’un des soldats, en s’asseyant au pied d’un arbre. Pour moi, je suis peu disposé à le suivre ; mangeons et prenons un coup, en attendant que Jack revienne, car il va revenir, c’est sûr !
Les autres soldats suivirent son exemple, en prenant place au pied de l’arbre.
— Allons, William, sors les vivres et les bouteilles, surtout les bouteilles…
Et William se mit en frais de déboucler un gros sac qu’il portait en bandoulière.
— Servez-vous, mes petits cœurs, dit-il, en déposant le sac sur le sol. John ! ajouta-t-il, je te confie les bouteilles.
John sortit du sac deux bouteilles de genièvre, et dit :
— Un coup d’appétit, pour ouvrir le chemin ; quand nous aurons bien mangé, nous en prendrons un autre pour le refermer !
— Bravo, John ! s’écria un grand gaillard, que ses camarades appelaient Ned Smith ; verse-nous une bonne rasade !
— Voilà, mes boys ! à votre santé, et à la santé de Sir John Colborne !
— À la mort de Papineau ! vociféra Ned Smith !
— Papineau ! interrompit Herbert Thompson, nous ne le tenons pas encore… je crois qu’il est rendu aux États-Unis, et je ne serais pas surpris que Pierre-Rémi Narbonne, que nous poursuivons ce matin, serait allé rejoindre son chef.
— C’est impossible, reprit William, puisqu’il a été vu avant-hier, à Saint-Charles, avec Cardinal et Davignon.
— Ta ! ta ! ta ! c’est le sergent Darlington qui t’a dit cela, mais il ne faut pas croire tout ce que Darlington dit, car depuis six jours il est plein comme un œuf…
— C’est vrai que ce gueux-là n’a pas dérougi depuis longtemps !
— Dis donc, John ! fit Ned Smith, d’un air railleur, si le chien ne revient pas, que vas-tu dire à son maître, sir John Colborne ?
— Je lui dirai : « Excellence ! ton chien est mort ! »
— Mais il pourrait bien te faire pendre avec les Canadiens-français qu’il a enfermés dans les cachots, pour avoir soulevé le peuple ou pris part à la rébellion…
— Si je meurs avec eux, répondit John, je ne mourrai pas avec des lâches ; car j’ai combattu contre eux à Saint-Denis, et je vous jure que, dans toute ma carrière de soldat, je n’ai jamais vu d’hommes plus braves et plus adroits que ces Canadiens-français ! Ils n’étaient qu’une poignée et n’avaient pour armes que des vieux fusils à pierre, des faulx, des fourches, des bâtons, et cependant ils nous ont battus, archi-battus…
— Est-ce pour te vanter que tu dis cela ? demanda Ned Smith.
— Non, mais c’est pour rendre justice à qui justice est due !
— Badinage à part, fit observer William, nous allons être envoyés tous les six au blackhole par sir John Colborne…
— Pourquoi cela ? interrogea Ned.
— Primo, parce que nous avons laissé échapper Narbonne ; secondo, parce que nous avons perdu le chien qui nous a été confié et qui était le toutou de sir John Colborne.
— Eh bien ! riposta John, nous dirons à sir John Colborne, primo, que Narbonne s’est sauvé aux États-Unis par la voie de Mégantic, que personne n’a encore été chargé de surveiller ; secondo, que le chien s’est tué sur les rochers en dégringolant de la cime d’une montagne, et voilà !
— Tu es bien sot, mon cher, si tu t’imagines que sir John va avaler ça comme il avale un verre de brandy…
— Eh bien ! il le prendra comme il voudra, je me fiche pas mal de ce brûlot-là, moi !
— Chut ! dit William en riant ; la discipline nous oblige à respecter nos chefs ! Puis il ajouta, en levant son verre : « À la santé de Lord Gosford, notre estimable gouverneur-général ! »
— Oui ! avec plaisir, dit John. J’aime et respecte Lord Gosford : c’est un gentilhomme ; et si les Canadiens-français et les Irlandais n’obtiennent pas justice, nous ne pouvons pas en imputer la faute à Lord Gosford.
— Est-ce que nous retournons au camp, maintenant ? demanda William.
— Oui, allons-y ! répondirent les autres.
Ils étaient tous à moitié ivres !
Cinq minutes plus tard, ils s’en allaient en chantant : « For he is a jolly good fellow. »
Les soldats étaient plutôt altérés qu’affamés, car ils avaient vidé leurs deux bouteilles de liqueur, et avaient laissé intactes au pied de l’arbre trois boîtes de conserves.
Chaque boîte contenait quatre livres de langues salées.
Cet oubli, dans les circonstances, était pour Jean-Charles le salut ; il souffrait horriblement de la faim. Aussi, lorsque les soldats furent partis, s’empressa-t-il d’aller chercher le trésor.
Les langues salées étaient délicieuses, et notre héros aurait pu facilement en manger trois ou quatre, mais il n’en mangea que juste assez pour apaiser les douleurs de la faim. Car le voyage qu’il avait entrepris, et qu’il voulait faire seulement de nuit, afin de ne pas être reconnu, serait peut-être long ; et dans les autres forêts où il avait l’intention de se cacher, le jour, il ne trouverait guère de nourriture. Il lui fallait donc veiller sur ses vivres aussi soigneusement que l’avare sur son argent.
C’est vers les États-Unis que le fugitif dirigeait sa course aventureuse.
Il avait eu d’abord l’intention d’aller à Plattsburg, dans l’état de New York, mais la conversation qu’il venait d’entendre, l’engageait à modifier son plan ; il irait maintenant dans l’état du New Hampshire, en suivant la voie de Mégantic qui n’était pas encore surveillée, avaient dit les soldats.
La journée lui parut affreusement longue. Enfin les dernières lueurs du crépuscule s’éteignirent et la nuit vint. La lune brillait au ciel d’un vif éclat. Le fugitif reprit sa marche, ou plutôt sa course, car il courait presque continuellement, dans le but de rattraper le temps perdu.
Le lendemain, à cinq heures, il rentra sous bois et choisit son gîte au milieu d’un bouquet d’arbres entrelacés et inextricables. Il cassa quelques branches autour de lui et se coucha. sur la mousse. Comme il était fatigué, il s’endormit bientôt.
Sa nouvelle cachette lui avait semblé aussi sûre que la caverne qu’il avait habitée le jour précédent.
En effet, nul n’aurait pu supposer qu’un être humain se fût introduit dans ce labyrinthe apparemment sans issue.
Vers deux heures de l’après-midi, Jean-Charles fut réveillé par un vacarme épouvantable. Sans remuer, il prêta l’oreille, et il entendit siffler une balle au-dessus de lui !
« J’étais plus en sûreté dans ma caverne ! pensa le fugitif. »
Pif ! paf !
Et deux autres balles lui brûlèrent les cheveux !
Croyant sa dernière heure venue, Jean-Charles fit le signe de la croix et éleva son âme à Dieu.
— Nous le tenons, cette fois, crièrent trois hommes qui se rapprochaient, le fusil à la main !
— Tiens, le voilà ! dit l’un d’eux ; laisse-moi tirer.
Psitt !…
— Je l’ai ! il est mort !…
Hourra : crièrent ensemble les trois disciples de Nemrod, en ramassant un lièvre qui gisait dans l’herbe, les quatre pattes en l’air !
Je l’ai échappé belle ! pensa notre héros, en se frottant le cuir chevelu que les balles avaient effleuré… Aussi, quelle sottise de ma part d’être venu me gîter au beau milieu d’un bois pour servir de cible aux chasseurs maladroits ! Décidément, je crois que j’ai perdu la tête… Si encore ces chasseurs ne peuvent pas voir un autre lièvre rôder autour de moi…
Mais non, ils s’éloignaient, portant sur leurs épaules une longue perche à laquelle était suspendu leur unique trophée, nous voulons dire leur lièvre…
— Tas d’imbéciles ! murmura Jean-Charles, en les regardant marcher : ne dirait-on pas, à les voir, qu’ils ont tué un lion !
Notre héros avait eu la précaution, avant de s’enfermer dans le bosquet, de puiser de l’eau pure dans une sorte de récipient qu’il avait fabriqué avec de l’écorce de bouleau. Il but pour se désaltérer et se rafraîchir, car il faisait une chaleur atroce, même à l’ombre, et il mangea à son appétit, afin de pouvoir supporter les fatigues de la longue course qu’il se proposait de faire dans la nuit.
Il avait hâte d’arriver aux États-Unis.
Ce pays lui offrait un abri certain contre toutes les perquisitions. Perdu dans cette agglomération humaine, où viennent se fondre tant de races diverses, il pourrait vivre, ignoré, et s’arranger une existence tranquille et sûre.
Le soir, à huit heures, il se mit en route et marcha toute la nuit.
Il en fut de même la nuit suivante.
Enfin, la cinquième nuit, il s’en allait à grands pas par un chemin que les arbres rendaient très obscur, quand, soudain, deux hommes d’une haute taille se placèrent devant lui, le pistolet au poing, en lui disant en anglais :
« Vous êtes notre prisonnier ! »
— Pourquoi cela ? leur demanda Jean-Charles.
— Parce que vous désertez le pays, après avoir pris une part active à l’insurrection.
— Vous vous trompez !
— Non ! Nous vous reconnaissons, d’ailleurs : vous êtes Pierre-Rémi Narbonne !
— Vous vous trompez ! vous dis-je.
— Suivez-nous toujours ; vous vous expliquerez avec la justice.
— Très bien ! dit Jean-Charles.
Les soldats étaient placés côte à côte devant lui.
Tout à coup, Jean-Charles fit un bond de travers et donna un coup de poing au premier soldat qui assomma l’autre avec sa tête, et tous les deux roulèrent dans la poussière !
Jean-Charles les désarma et les lia ensemble avec la corde qui devait sans doute servir à l’attacher lui-même ; puis il prit ses jambes à son cou, sans leur laisser son adresse…
Le lendemain matin, il arrivait à Berlin, New Hampshire.
Il avait franchi, en cinq nuits, une distance de cent soixante-quatre milles !
Les beaux jours de l’été avaient fui, et les habitants de Sainte-R… pleuraient encore la disparition de Jean-Charles.
Pendant plusieurs semaines, le curé et ses paroissiens avaient fait les plus actives recherches sans avoir pu découvrir les traces du malheureux fugitif.
Quelques uns croyaient que notre héros s’était noyé en voulant traverser le fleuve ; car la marée montante avait ramené, le lendemain, au rivage, les pièces éparses du radeau dont le malheureux s’était servi.
Quoi qu’il en soit, des prières publiques furent dites à l’intention du cher disparu, et tous les habitants de Sainte-R… prirent le deuil en son honneur.
L’abbé Faguy — ce cœur pourtant si fort et qui savait si bien consoler les autres dans leurs afflictions — se montrait inconsolable de la disparition de son ami.
L’hypothèse de la noyade lui paraissait absurde : Jean-Charles était trop habile nageur ; et d’ailleurs on aurait retrouvé son corps.
Il se représentait nettement la situation : Jean-Charles a dû croire que la balle avait tué son frère instantanément, et, craignant d’être arrêté et condamné comme assassin, il aura fui à l’étranger pour se soustraire à la justice.
Que d’innocents, hélas ! ont été condamnés simplement sur des preuves de circonstances…
L’abbé Faguy espérait, cependant, que Dieu lui permettrait de retrouver bientôt le fugitif, afin de le rassurer et de le consoler.
Mais Dieu, dont les desseins sont aussi justes qu’impénétrables, en avait décidé autrement.
Jean-Charles devait boire jusqu’à la lie le calice de douleur…