Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/27

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Imprimerie du « Soleil » (p. 344-353).

L’ORPHELIN O’NEIL

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Vers la fin de la quatrième année de son exil, Jean-Charles, en revenant un soir à la maison, après sa journée de travail, aperçut le corps d’un petit garçon qui gisait inanimé sur le bord d’un ruisseau. L’enfant portait à la tête une blessure d’où le sang coulait encore faiblement. Notre héros trempa son mouchoir dans l’eau glacée et, à plusieurs reprises, l’appliqua sur la figure du petit blessé, qui revint promptement à la vie.

En recouvrant ses sens, le bambin tressaillit de frayeur en sentant sur son visage le contact des larges mains du géant. Mais celui-ci lui adressa les paroles les plus tendres et réussit à le rassurer tout à fait.

L’enfant paraissait avoir une dizaine d’années. Ses grands yeux bleus exprimaient à la fois l’intelligence et la bonté.

— Veux-tu venir te reposer chez-moi ; j’irai te reconduire chez tes parents, après le souper ?

L’enfant, pour toute réponse, se contenta de sourire.

Jean-Charles prit ce sourire pour un consentement, et il se dirigea avec son protégé vers la maison du vieux fermier.

— Tiens ! vous nous amenez le petit muet de Frank O’Neil ! s’écria la mère Kelly.

Le géant expliqua par des signes qu’il l’avait trouvé évanoui sur le bord d’un ruisseau, le visage ensanglanté.

— Pauvre misérable ! soupira la vieille fermière, c’est sans doute son père qui l’aura encore battu… Et elle ajouta que l’enfant était orphelin de mère, et que son père — un ivrogne et un paresseux — lui faisait subir les plus mauvais traitements.

En entendant ces paroles, notre héros prit l’orphelin dans ses bras et lui fit comprendre qu’il voulait être pour lui désormais un ami, un second père, un défenseur !

C’est Dieu, pensa-t-il, qui a mis cet infortuné sur mon chemin. Je m’efforcerai d’en faire un bon chrétien et un citoyen utile.

Toute la famille Kelly s’associa de grand cœur à un tel acte de charité et de dévouement.

La vieille fermière s’empressa de donner à l’enfant les soins que requérait son état. Elle lava la blessure qu’il portait à la tempe gauche et y appliqua une compresse ; puis, après lui avoir fait prendre un bon souper, elle le fit coucher sur un lit bien moelleux. Le lendemain, qui était un dimanche, Jean-Charles, impatient de savoir si l’enfant avait fait sa première communion, se rendit au presbytère de Berlin.

Le curé lui apprit que le petit muet ne fréquentait aucune école depuis trois ans, c’est-à-dire depuis la mort de sa mère, et qu’il ignorait les vérités les plus élémentaires de la religion.

Alors notre héros résolut d’instruire l’orphelin et de le préparer du mieux qu’il le pourrait au sacrement de l’eucharistie.

Il se procura quelques livres pédagogiques à l’usage des muets.

Jean-Charles comptait un peu sur sa longue pratique du mutisme, pour se débrouiller dans les méthodes assez compliquées qu’il allait être obligé d’enseigner. Son illusion fut de courte durée. Des difficultés presque insurmontables se dressèrent devant lui dès les premiers pas.

L’intelligence de l’élève restait fermée, malgré les efforts du maître pour y introduire un peu de lumière.

Évidemment le maître s’y prenait mal ; car l’élève paraissait apporter toute la bonne volonté désirable.

Il fallait donc étudier la méthode, en approfondir tous les secrets ; il fallait aussi se bien mettre au niveau du pauvre enfant, savoir par quelles lentes et pénibles opérations il était possible d’éclairer cette raison, qui ne s’ouvrait sur le monde extérieur que par le sens de la vue !

Le professeur improvisé n’avait pas prévu tous ces obstacles. Mais avec son énergie et sa patience habituelles, il se mit sérieusement à l’œuvre pour les surmonter.

Tous les soirs, on pouvait le voir, pendant deux ou trois heures, penché sur ses livres, apprenant tous les signes de l’alphabet, s’exerçant à les bien reproduire, et cherchant les moyens de les rendre intelligibles à son élève. Une pensée le soutenait dans ce travail ingrat et fatigant : sauver le corps et l’âme du cher orphelin !

Il y avait deux semaines que l’enfant vivait sous le toit de la famille Kelly, et son père ne semblait pas s’en occuper.

Un jour, Jean-Charles travaillait dans la grange, pendant que son protégé s’amusait au bord du chemin. Soudain des cris déchirants retentirent.

Prompt comme l’éclair, notre héros s’élance dehors et aperçoit un homme, ou plutôt une brute, qui tient le petit muet par les cheveux et le frappe à coup de pied dans le ventre !

Il bondit sur l’inconnu, le saisit par les flancs et le serre avec tant de force, que le misérable lâche prise et se met à crier à son tour comme un possédé !

Jean-Charles desserre ses tenailles, puis mettant son terrible poing sous le nez du père dénaturé, il lui fait comprendre qu’il l’assommera s’il maltraite encore son enfant.

Sur la promesse qu’il ne recommencera plus, l’ivrogne est remis en liberté, et s’éloigne en se tenant les côtes…

Le surlendemain au midi, Frank O’Neil se présentait chez le père Kelly pendant que toute la maisonnée était à table.

En l’apercevant, le petit muet se pressa contre le géant comme pour se mettre sous sa protection.

Le misérable était sobre. Il entra, le chapeau sous le bras, et demanda au vieux fermier s’il voulait bien lui donner de l’ouvrage.

— Non ! répondit sèchement celui-ci.

— Pourquoi donc, monsieur, refusez-vous de m’employer ?

— Parce que tu es un ivrogne, un paresseux et un père dénaturé !

— J’admets, monsieur, que j’ai été tout cela ; mais j’ai bien réfléchi depuis deux jours, et j’ai pris la résolution de ne plus boire, de travailler comme un homme de cœur, et de bien traiter mon enfant.

— Bah ! ce sont des promesses d’ivrogne que tu fais là…

— Je vous assure, monsieur, que je tiendrai mes promesses. Veuillez me mettre à l’épreuve.

Le père Kelly interrogea Jean-Charles du regard, et celui-ci lui fit un signe qui voulait dire : donnez-lui une chance.

— C’est bien, c’est bien ! dit le fermier. Viens dîner. Mais je t’avertis que si tu recommences à boire ou si tu maltraites ton enfant, je te mettrai à la porte pour toujours !

— Ne craignez rien, M. Kelly : je n’ai qu’une parole, et je vous l’ai donnée…

L’ivrogne demeurait chez le vieux fermier depuis cinq semaines, et il avait tenu parole.

Mais il n’avait pas assisté une seule fois à la messe, ce qui chagrinait beaucoup Jean-Charles.

Le sixième dimanche, en entrant dans l’église avec l’orphelin, notre héros vit Frank O’Neil qui se tenait à genoux, à l’ombre d’un pilier, le front dans les deux mains.

Sa présence dans le temple causa à Jean-Charles et au petit muet une joie indicible. Ils avaient prié pour obtenir la conversion du malheureux, et ils voyaient que le ciel n’était pas resté insensible à leurs prières. Ce matin-là ils prièrent avec plus de ferveur que jamais.

Le dimanche suivant, l’ivrogne, après avoir fait une confession générale, eut le bonheur de s’approcher de la sainte table. Dieu venait de faire un miracle en faveur de cette victime de l’ivrognerie ; car, à dater de ce jour, Frank O’Neil devint un fervent chrétien, un homme laborieux et un père au cœur tendre et aimant.

Jean-Charles était parvenu à se familiariser avec la méthode si ingénieuse de l’abbé de l’Épée, qui permet aux muets de se faire comprendre par des signes aussi bien que s’ils s’exprimaient par la langue. Et son élève, James O’Neil, après deux ans d’étude, lisait, écrivait et savait son cathéchisme à la perfection. C’était un enfant excessivement intelligent.

Un jour, notre héros proposa au curé de Berlin d’interroger le petit muet par écrit.

L’épreuve eut lieu en présence d’une centaine d’élèves de la paroisse.

Le curé écrivait des questions sur un tableau, et l’orphelin y répondait aussi par écrit.

L’épreuve dura une heure.

Elle fut un triomphe pour le petit muet et une belle leçon pour tous les élèves !

Puis le curé traça sur le tableau les mots suivants :

« James O’Neil, vous avez très bien répondu à toutes mes questions, et je vous en félicite. Vous ferez votre première communion dans un mois. »

L’enfant, ne pouvant contenir sa joie, sauta au cou du prêtre et l’embrassa avec effusion !

Un mois plus tard, l’âme encore vierge de toute souillure, il eut l’ineffable bonheur de recevoir l’auguste sacrement de l’eucharistie.

Faire sa première communion !

Que de foi, d’amour et de grandeur dans ce premier acte de l’enfant ! et que d’influence il exerce sur la vie entière de celui qui l’accomplit selon les vues de l’Église !

James se rendait parfaitement compte de l’importance de cet acte, et, sous le regard de Dieu, il formait la résolution d’en garder jusqu’à la mort le salutaire souvenir.

Le jeune muet venait d’atteindre sa vingt et unième année.

La moitié de sa courte existence s’était écoulée sous la sage direction de notre héros.

L’élève avait reçu une instruction saine et forte qui le rendait capable d’occuper une bonne situation dans le monde des affaires.

Il écrivait correctement les langues anglaise et française, et connaissait suffisamment les sciences exactes.

Le commerce avait pour son jeune esprit des attraits séduisants. Mais n’ayant pu se caser à Berlin, il résolut, après avoir consulté son protecteur, d’aller tenter fortune ailleurs.

Le maire de Berlin réussit à lui obtenir une position de sous-comptable dans le célèbre magasin des MM. Stewart, à New-York. Ses nouveaux maîtres lui demandaient de venir incessamment.

Ce fut bien pénible pour notre héros de consentir à cette séparation ; mais il offrit à Dieu ce nouveau sacrifice.

Au moment de se séparer, peut-être pour toujours, de l’homme qui lui avait donné les bienfaits de l’instruction, le jeune muet se sentit accablé de douleur.

Il voulut exprimer, dans son langage mystérieux, toute la reconnaissance dont son cœur débordait, mais ses larmes seules parlèrent…

Il partit avec son père pour la métropole commerciale des États-Unis.

Jean-Charles s’était montré fort devant la faiblesse et la douleur de son protégé ; mais, resté seul, il sentit un vide immense se faire autour de lui !

Depuis longtemps, il s’était résigné à son sort. Le bonheur du jeune homme faisait son bonheur. Car James O’Neil n’était pas seulement son élève, il était son ami, son compagnon de tous les instants.

Ensemble — le matin au réveil et le soir au coucher — ils adressaient à Dieu leurs prières d’amour et de reconnaissance ; ensemble ils avaient travaillé pour soustraire Frank O’Neil à l’ivrognerie et en faire un catholique fervent et un bon père ; ensemble, parfois, pour se distraire, ils couraient les bois et les grèves pour chasser ou pêcher ; ensemble, enfin, chaque dimanche, ils allaient s’agenouiller à la table sainte pour recevoir le divin consolateur !



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