Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/30

La bibliothèque libre.
Imprimerie du « Soleil » (p. 371-379).

UNE NOBLE INDISCRÉTION

Séparateur


Le Père Durocher était le directeur spirituel et le consolateur de Jean-Charles, mais il lui eût été difficile de dire qu’il en était le confident.

Notre héros lui avait raconté son histoire, mais en omettant les dates ainsi que les noms de personnes et de lieux. Il avait été impossible d’obtenir le moindre renseignement qui eût pu mettre sur la voie des découvertes. Le bon Père ignorait encore le vrai nom du vieux muet. Pourtant, il croyait à l’innocence de cet homme dont la conduite avait toujours été irréprochable depuis qu’il le connaissait. Bien des fois il avait demandé au malheureux des renseignements plus précis, lui promettant de travailler discrètement à faire reconnaître son innocence ; mais Jean-Charles était resté inébranlable.

— Pardonnez-moi, mon révérend Père, avait répondu notre héros, mais j’ai fait le vœu d’emporter mon secret dans la tombe…

Cependant, il ne devait pas en être ainsi, car Dieu avait choisi son heure pour révéler ce secret et faire éclater en même temps l’innocence de son fidèle serviteur.

Un dimanche, Jean-Charles donna, par méprise, au sacristain qui faisait la quête, une médaille d’argent en guise d’une pièce de monnaie.

Le sacristain s’aperçut de l’erreur, mais n’osa pas, en présence des assistants à la messe, en faire la remarque au donateur. Je la donnerai, pensa-t-il, au révérend Père Durocher qui la remettra à son propriétaire.

En effet, le sacristain alla trouver le Père Durocher et lui dit : « Voici ce que le « Vieux muet » a déposé dans la tasse par erreur. »

Le Père Durocher prit la médaille sur laquelle il lut ces mots :

À Jean-Charles Lormier
de
Sainte-R…, P. Q.,
l’un des héros de Châteauguay.
Témoignage d’admiration.
1813.

Le bon missionnaire, le cœur rempli de joie, remercia Dieu d’avoir permis cette méprise, et il écrivit confidentiellement au curé de Sainte-R… pour le prier de lui dire s’il avait déjà entendu parler d’un nommé Jean-Charles Lormier, l’un des héros de Châteauguay.

La cure de Sainte-R…, heureusement, était encore occupée par l’abbé Faguy, qui allait avoir bientôt soixante dix-neuf ans.

Nous renonçons à décrire la joie que ressentit le vieux prêtre en recevant cette lettre…

Il télégraphia immédiatement au Père Durocher :

« Jean-Charles Lormier était mon meilleur ami. S’il vit encore, prière de me dire où il est. Répondez, s’il vous plaît, par dépêche télégraphique. »

Le P. Durocher s’empressa de répondre par la dépêche suivante :

« Votre ami Jean-Charles Lormier vit encore. Il est ici et en parfaite santé. »

Le surlendemain au soir — un samedi — l’abbé Faguy arrivait au presbytère de Saint-Sauveur.

Le P. Durocher raconta à son vieil hôte ce qu’il connaissait de Jean-Charles Lormier depuis que ce dernier habitait les bords de la rivière Saint-Charles, c’est-à-dire depuis douze ans, mais il avoua qu’il ignorait où notre héros avait vécu pendant les quinze années qui avaient précédé son arrivée à Québec.

L’abbé Faguy, impatient qu’il était de voir son ami, manifesta le désir de se rendre sur-le-champ auprès de lui.

— Permettez-moi, M. le curé, dit le Père Durocher, de ne pas acquiescer maintenant à votre légitime désir. D’abord, vous êtes trop fatigué, et ensuite, il fait trop noir pour aller à la grève ce soir.

Nous irons demain. Jean-Charles Lormier assiste à la première messe et il y communie toujours. Eh bien ! vous direz cette messe ; et nous irons voir votre ami après le dîner.

— C’est bien ! fit l’abbé Faguy, en exhalant un long soupir… Pauvre martyr ! pauvre martyr ! répéta-t-il plusieurs fois. Que j’ai donc hâte de le voir ! qu’il me tarde de lui apprendre qu’il n’a jamais perdu l’affection et le respect de ses concitoyens…

Retournons à la cabane de la grève où nous avons laissé notre héros en la douce compagnie de l’abbé Faguy et du père Durocher.

— Maintenant, dit le père Durocher, en s’adressant à Jean-Charles, j’ai à vous faire une restitution et à vous présenter des excuses.

— Que dites-vous là, mon révérend père ?…

— Oui, je vous restitue la médaille que voici, et que vous avez donnée à la quête dimanche dernier ; et je vous prie de me pardonner l’indiscrétion que j’ai commise en me servant de l’inscription gravée sur cette médaille pour vous dénoncer à… l’amitié de votre bon curé !

— Comment ! j’ai donné cette médaille à la quête ?… Il faut que j’aie bien peu de piété, pour être capable de faire une aussi sotte méprise dans le lieu saint ! Ce n’est que le lendemain que je me suis aperçu de la disparition de ma médaille ; je l’ai cherchée longtemps, et à la fin je me suis persuadé que je l’avais perdue en revenant de l’église, et je tremblais à l’idée que cet objet, — bien insignifiant en lui-même, — pouvait servir à me dénoncer à la justice… J’étais loin de penser que la perte de cet objet serait la cause de mon bonheur. Oh ! non seulement je vous pardonne votre indiscrétion, mon révérend Père, mais je bénis le ciel de vous avoir inspiré la pensée de la commettre…

— Tout est bien qui finit bien ! ajouta le curé Faguy ; il n’y a pas eu d’indiscrétion de commise, car c’est le doigt de Dieu que je vois dans toute cette affaire, dont le dénouement remplit nos cœurs d’une vive allégresse.

— M. Lormier, dit le Père Durocher, veuillez me faire le plaisir de venir demeurer au presbytère jusqu’au jour de votre départ pour Sainte-R…

— Je vous remercie infiniment, mon révérend père, mais je tiens à habiter ma cabane jusqu’au dernier moment.

— Pourquoi cela ? Depuis une heure, vous avez abandonné le rôle de muet et vous devez renoncer aussi à celui de prisonnier ; car, sans vouloir vous offenser, permettez-moi de vous dire que votre cabane ressemble à une prison ; et tant que vous l’occuperez, il me semble que vous raviverez sans cesse les souffrances que vous y avez endurées. Allons, mon ami, suivez-nous !

— Mais mon pauvre vieux chien ne consentira pas à se séparer de moi, croyez-le !

— Amenez-le ! vous le mettrez dans la cave du presbytère, au-dessous de la chambre que vous occuperez.

— Que vont dire vos paroissiens, mon révérend père, en voyant le « Vieux muet », comme ils m’appellent, habiter votre presbytère et surtout en l’entendant parler ? Ils auront de moi une mauvaise opinion, et ne manqueront pas de dire que j’ai voulu les mystifier…

— Tout le monde, à Saint-Sauveur, connaît les relations amicales qui existent entre nous deux et nul ne sera surpris de vous voir passer quelques jours au presbytère. Puis, si le cœur vous en dit, vous continuerez à rester muet pour tous, excepté pour M. l’abbé Faguy et pour moi !

Jean-Charles ne trouva plus rien à répondre, et, suivi de son fidèle terre-neuve, il partit avec ses nobles visiteurs.

Trois jours plus tard, après avoir distribué aux pauvres le peu qu’il possédait, il quitta, le cœur ému, cette brave population de Saint-sauveur, qu’il avait appris à aimer et dont il n’avait reçu que des marques de bienveillance et de bonté. En se séparant du Père Durocher, il lui dit « Je garderai de vous et de vos paroissiens un souvenir impérissable ! »

Comme il allait mettre le pied sur le bateau traversier, Jean-Charles entendit une voix flûtée lui crier :

« Hé ! bonjour, mon oncle ! bonjour donc ! » C’était l’ami Portugais qui venait lui faire ses adieux.

Nous avons oublié de dire que Jean-Charles avait donné à notre chasseur Québécois, son fusil, sa gibecière, etc.

— Bonjour ! mon cher M. Portugais ! répondit Jean-Charles.

— Quoi ! mon oncle, vous parlez à c’tte heure eh bien ! tonnerre ! vous allez toujours bien me dire votre nom avant de partir ?…

Jean-Charles lui apprit son nom et lui dit « Je vous invite à venir me voir à Sainte-R… pour faire la chasse. »

— Tonnerre ! oui, mon oncle… pardon, je voulais dire : M. Lormier ; j’irai, je vous le promets !

Au revoir ! fit Jean-Charles, en serrant la main du brave Portugais.

Le lendemain soir, plusieurs citoyens étaient réunis sur la grève de la rivière Saint-Charles, devant la cabane déserte du « vieux muet. » Ils parlaient naturellement de notre héros. C’est le père Latourelle qui avait la parole, et il paraissait se donner beaucoup d’importance, le bonhomme !

— Ah ! criait-il, je vous l’avais bien dit que ce sauvage-là parlait et qu’il se moquait de nous autres… Où est donc le p’tit Joachim Bédard ? Ah ! il n’a pas le caquet bien haut aujourd’hui ! Oui ce sauvage-là parle, je l’ai entendu de mes deux oreilles, et je n’étais pas seul : Louison Lasonde était avec moi. Pas vrai, Louison, que le « vieux muet » parle ?

— Oui, oui, oui ! fit Louison Lasonde, en grognant à la façon d’un goret. Il parle, c’est sûr, sûr, sûr !

— C’est toi, Louison, qui es sur ! riposta Joachim Bédard. Et si vous n’avez pas d’autre témoignage que celui de Louison, vous feriez mieux, père Latourelle, d’aller faire une nouvelle visite à la tireuse de cartes ; elle pourra, vous laver encore une fois avec son torchon !

— Qui est-ce qui t’a dit cela ? p’tit polisson ?

— C’est mon petit doigt, père Latourelle ! mais quand je le consulte, il ne me fait pas payer cinquante cents comme la « Châtigny » vous a fait payer pour vous laver la tête et rire de vous…

— Ce n’est pas de ton affaire, ça ! Dans tous les cas, je soutiens qu’il parle, le vieux farceur !

— Tenez, père Latourelle, si c’est vrai que le « vieux muet » parle, je vous conseille de faire le muet à votre tour ; et alors on pourra dire qu’il n’y a plus de mauvaise langue dans Saint-Sauveur…

Le père Latourelle, rouge de colère, montra le poing à Joachim Bédard, puis s’éloigna en disant : « Tu me paieras ça tout ensemble, mon petit mal appris ! »



Séparateur