Le village/L’ARGUMENT DÉCISIF

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Edouard Garand (p. 27-28).

L’ARGUMENT DÉCISIF



Si Médas Brébœuf, le jour où la chose advint, versa ses cinquante piastres d’amende sans maugréer, ce n’est pourtant pas qu’il eut plaidé coupable ni qu’il se sentit humilié.

À l’encontre d’Arthur Lefebvre qui promit une main sur la gueule à quiconque reparlerait désormais de la bataille de coqs, Médas Brébœuf, lui, sembla n’en vouloir à personne. Pas plus au garde-pêche, qui avait fait sa grande langue auprès de la police de Sorel, qu’à ce damné de Lusignan, le moins regardant des parieurs à toutes les batailles, autant de coqs que de chiens et qui, depuis, faisait le fin en proclamant partout :

— Le coq à Brébœuf, c’est un bon coq ; mais j’cré il va mourir de vieillesse, à c’t heure !

L’homme n’était pourtant pas une pâte molle ; au contraire, il passait pour prime comme pas un. Et tous ceux qui le rencontrèrent, avec son air sombre et préoccupé, pouvaient bien affirmer, en effet, que si Brébœuf ne disait rien, c’est qu’il devait ruminer quelque chose par en-dessous.

La vérité, — on l’apprit ce soir-là au bureau de poste, à l’heure du courrier, — c’est que Médas Brébœuf tenait seule la loi responsable et qu’avant de s’en plaindre, il importait pour lui de prouver à tout le monde que cette loi-là, c’était la plus mal faite des lois.

Cette fois, il avait trouvé ; et, se dirigeant en droite ligne sur le garde-pêche, campé, les yeux fixes, en homme certain de ce qu’il va dire :

— Réponds-moué, Ménard ! mâcha-t-il, pourquoi ta loi fait-elle prendre un homme pour une bataille de coq ?

Tout le monde avait tendu l’oreille, anxieux de savoir quel sort serait fait au garde-pêche.

Mais celui-ci, quoique très mal à son aise devant tant d’interrogation, dans tous les yeux, répondit quand même, intrépide :

— Rapport que c’est cruel de faire hacher en morceaux des animaux de même, qui t’ont rien fait en toute !

— Pis l’homme qui tue son coq, lui, pour le manger, est-ce que tu l’arrêtes ? poursuivit Médas, grave et problématique.

— Non expliqua le garde-pêche, quand on tue un coq pour le manger, on le tue proprement, pis ça le fait moins souffrir.

Brébœuf cracha sa chique de côté, le mot de la fin allant lui appartenir.

— Ah tu crés ça, toué ? Eh ben, v’là ousque ta loi est mal faite ! Quand un homme tue son coq pour le manger, il le fait ben plus souffrir qu’un autre, pis la preuve, blasphème, c’est que le coq en meurt !

Et ayant dit, Médas Brébœuf tourna les talons et fit claquer la porte du bureau de poste, son argument était décisif.