Le village/LA PLACE AUX BROCHETS

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Edouard Garand (p. 19-21).

LA PLACE AUX BROCHETS



Le père Tit’Charles Allaire pêchait ce matin-là, son bac ancré en plein remous, à cinquante pieds en bas de la digue.

Le père Arpin, lui, moins audacieux, se tenait en équilibre sur une grosse roche, à une enjambée de la grève.

— Tu finiras par te noyer, Tit’Charles, lui avait crié le père Arpin.

Mais, le père Tit’Charles, bien convaincu en dirigeant son bac dans la houle :

— C’est icitte, la place aux brochets.

La rivière s’arrondissait sur la digue comme un verre que les cailloux pulvérisaient plus bas, et le pêcheur sentait rebondir sous son embarcation une pression qui le soulevait par bonds inégaux.

— Quand on sait jeter son ancre, i’a pas de danger, pourvu qu’on se tienne.

Et le père Tit’Charles, cramponné d’une main à son siège et tenant haut son bambou de l’autre, semblait narguer son compagnon : « un pauvre pêcheur rien que bon pour prendre du crapet. »

Pour faire plonger sa ficelle en verticale, il avait dû joindre à sa pesée ordinaire un caillou, tant le courant était fort.

Le paysage dansait autour de lui et le père Tit’Charles secoué dur, pensait fièrement :

— Dire qu’il n’y a que ce peureux d’Arpin pour me voir. Mais quand j’arriverai au village, avec une pleine poche de brochets, il faudra bien qu’il explique à tout le monde que le père Tit’Charles est encore une jeunesse.

Le bambou, tout à coup, plia du faîte.

— En v’là un, pis un beau.

Et l’homme, décontenancé, embarqua une petite anguille.

— Bah, c’est peut-être pour ma chance, s’expliqua-t-il, en amorçant de nouveau.

Au bout d’une demi-heure, le père Tit’Charles avait pris sa huitième anguille.

— Eh verrat, finit-il par s’impatienter, c’est’i rien que pour ces serpents-là que j’attrape un bon mal de cœur ?

En effet, le père Tit’Charles Allaire commençait à sentir qu’on ne se fait pas sauter ainsi impunément.

— C’est ben maudit, mais j’cré que c’est pas l’heure du brochet à matin, s’avoua-t-il, de plus en plus déçu et mal à son aise.

Au fond de l’embarcation, les anguilles grouillaient désespérément. L’une d’elle s’enroula même à la jambe du pêcheur.

— Ah ben, vous autres, hurla le père Tit’Charles, vous n’êtes pas pour vous en mêler.

Et il se mit à frapper du pied de toutes ses forces le fond de son bac, pour écraser la tête des poissons, mais surtout parce que ses coups de pieds, passant au trépignement, marquaient sa colère et la pouvaient assouvir.

— Qu’est-ce qui te prend donc ? cria le père Arpin de la grève.

— Va chez l’diable, lança le père Tit’Charles, en continuant de frapper en cadence son genou droit se levant et s’abaissant comme pour faire tourner une meule.

La barque, qui était vieille, n’eut qu’un seul gémissement sourd et deux planches du fond cédèrent d’un même coup. Le père Tit’Charles coula subitement, en lançant un AU SECOURS tellement formidable qu’on aurait, certes, pu le prendre pour un juron.

Heureusement, la barque mi-submergée, à laquelle il s’agrippa, lui permit d’attendre les secours du père Arpin.

Tout de même, une fois sur la grève, pendant que ses vêtements séchaient au soleil, sur des cailloux, le père Tit’Charles, ne cédant pas d’un seul pouce au père Arpin, déplora la perte de plus de quinze beaux gros brochets qu’il avait pris et que le courant avait dû emporter au diable, à c’t’heure.