Le vitrail d'Herrade de Landsberg - Poème

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Alfred Drouin
Le vitrail d'Herrade de Landsberg - Poème
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 369-379).
D’HERRADE DE LANDSBERG

POÈME


STANCES LIMINAIRES


Je m’étais assoupi sous des pommiers en fleurs,
Odorantes merveilles,
Caressé par le vol des zéphirs enjôleurs,
Dans des chansons d’abeilles.

Peu à peu mon esprit abandonna mon corps,
Tel un parfum s’envole,
Et je ne vis plus rien des splendeurs du dehors,
Ni clarté, ni corolle :

Tous les ors du matin étaient ternis pour moi,
Et j’étais loin du monde,
Comme un homme serré par un linceul étroit,
Dans la fosse profonde.

Le printemps vainement dansait sur les coteaux,
Et réchauffait les tombes ;
Vainement s’irisait la neige des rameaux,
Et volaient les colombes.

Ainsi qu’un vêtement tout récemment quitté,
Tiède, mais immobile,
Je reposais sur le gazon, dans la clarté
Du matin juvénile.

Une atmosphère obscure enveloppait mes yeux,
Et mon âme lointaine
Fuyait, hors du réel, gouffre silencieux,
De son aile d’ébène.

Or soudain délivré de l’espace et du temps,
Qui ne sont qu’apparences,
Simulacres grossiers, cadres inconsistants
Des humaines sciences,

Le Rêve ni apporta la clef de ma prison,
Et ma mort éphémère
Déchira le rideau tendu par la raison,
Durant la vie amère.

Esprit désincarné, sans le secours des yeux,
Sans l’aide des oreilles,
Je vis et j’entendis des tableaux merveilleux,
Des hymnes sans pareilles :

Loin du siècle orgueilleux qui ne croit qu’en la chair.
Et que l’or seul attire,
Je vis, près de l’Autel, paré de byssus clair,
La Croix, sœur de la Lyre.

La femme m’apparut au service de Dieu,
Sous les voûtes romanes,
Vestale baptisée au grand cœur tout en feu,
Dans des lins diaphanes.

Je la vis méditer aux clartés des vitraux,
Ou, divinement ivre,
Ébranler savamment les claviers magistraux,
Et feuilleter le Livre.

J’accompagnai ses pas dans les cloîtres jaloux,
Je contemplai ses gestes,
Et je la vis offrir à son unique Époux
L’ardeur des lys agrestes.

Dans un songe fragile aussi prompt que l’éclair.
Je vécus des années ;
Et la foi me rendit, en cet âge de fer,
Les heures fortunées.

Ma vie antérieure, an parfum des encens,
Dans la ferveur des cierges,
S’ouvrit comme un éden, oublié par mes sens,
Et fleuri par des vierges.

Je retrouvai mon cœur tel qu’il était jadis,
Dans les âges mystiques ;
Et sous l’habit du moine, au seuil du paradis,
Je chantai des cantiques.

Je fus le familier d’Herrade de Landsberg.
Flambleau de notre histoire ;
Je portai son missel, vêtu de velours vert,
Et sa crosse d’ivoire.

Je préparai pour elle et l’encre et la couleur
Et les parchemins lisses ;
Et je vis rayonner dans le soir sa pâleur,
Au Jardin des Délices.

J’entendis résonner, sous les arceaux obscurs,
Ses paroles latines ;
Et je suivis son ombre, aux blancheurs des vieux murs,
Quand sonnaient les matines.

Aussi, d’un doigt pieux, fixant mes visions,
J’ai traduit l’invisible ;
J’ai serti dans mes vers, tout frangés de rayons,
La Perle incorruptible.

J’ai dessiné l’Abbesse, amoureuse du Christ,
Amicale à Virgile,
Telle qu’elle pleura, telle qu’elle sourit,
Sur le mont Sainte-Odile.

La logique du Rêve ordonna ce travail,
Et guida mon extase ;
Et c’est Dieu qui lui-même au ciel de mon vitrail,
Fit brûler le saphir et flamber la topaze.

LE VISITEUR CÉLESTE


O filia lucis, citharède de Dieu,
Voici que le soir vient, dans des langueurs d’automne ;
Tes doigts sont fatigués, ton visage est en feu,
Et l’or de tes cheveux comme un nimbe rayonne.

Indifférente aux bruits montant vers Hohenbourg,
Clameurs de coqs, fracas des buccines de chasse,
Cris des serfs demi-nus, courbés sur le labour,
Rauques soupirs des vents, pèlerins de l’espace ;

Solitaire, appuyée au pupitre massif,
Les yeux illuminés par un modèle insigne,
Tu fis, d’un pinceau prompt et d’un stylet actif,
Resplendir la couleur et triompher la ligne.

Tu peignis tout le jour, sur les vélins polis.
Les messagers divins, conseillers de ton âme :
Des anges dont la robe a de sévères plis,
Mais dont la main légère allume le cinname.

Ton labeur est fini : la lumière décroît,
Les troupeaux vont rentrer, traînant des odeurs d’herbes :
Dans le fond des vallons s’épand un vague effroi,
Les rochers peu à peu cachent leurs fronts superbes.

Au lieu de se montrer nettement, un par un,
Dressant leur fruit de bronze à leur extrême cime,
Les sapins orgueilleux, sous un voile commun,
Sont déjà confondus dans un unique abîme.

Or devant la fenêtre au cintre géminé.
Posant sur le granit ta main fébrile encore,
Tu regardes le soir, de roses couronné,
Tu contemples sans fin le couchant qui se dore.

Des orgues lentement pleurent la mort du jour,
La lune rose porte une écharpe de cendre ;
Chaque étoile qui naît te parle d’un retour,
Et tu sens dans ton âme un grand espoir descendre.

Mais, l’esprit ébloui du faste vespéral,
Qui fiance à la nuit le pâle crépuscule,
Et répand dans tes sens un émoi musical,
Tu ne vois pas, dans l’ombre, au fond de ta cellule,

Assis, genoux unis, sur ton large escabeau,
Maniant tes outils dont la lourdeur s’allège,
Ineffablement pur, indiciblement beau,
Un visiteur céleste aux six ailes de neige !

Cet archange reprend en secret ton travail :
Il fleurit de carmin tes vers enthousiastes,
Et jusqu’au point du jour, mêlant l’or à l’émail,
Il arme tes Vertus de flamboyantes hastes.


L’ENCENS ÉCRASÉ


La novice gémit de l’abandon divin :
Tu l’écoutés dans l’ombre :
Elle est un vase empli de fiel et non de vin,
Dans une crypte humide et sombre.

Les lys que le Seigneur habille de clarté,
Dans les champs de la Bible,
Offrent, hélas ! en vain, à sa stérilité,
Une rosée incorruptible.

Elle vit dans la mort et respire la mort :
Tout l’afflige, la blesse ;
Et l’oraison mentale, hier son réconfort.
Ne fait qu’augmenter sa faiblesse.

Tu l’écoutés dans l’ombre où rayonnent ses pleurs ;
Tu lui dis que, féconde
Comme un ruisseau d’avril dans la vallée en fleurs,
La grâce lui rendra son onde.

Le souffle du Malin décolore son front :
Qu’elle accepte l’épreuve !
Après les jours si lourds, les jours légers viendront
Illuminer son âme neuve.

Inépuisablement, que le nard de la foi
Lave sa chair meurtrie
Et que, sans se lasser, vers l’invisible Roi,
Son angoisse chante et sourie.

Tu lui dis de bénir le vouloir souverain
Qui prépare sa vie à quelque haut exemple,
Car avant de monter jusqu’aux voûtes du temple,
Il faut que l’encens soit écrasé dans l’airain.


LES CLARTÉS ÉTERNELLES


Ta cellule est moins sombre et l’air plus diaphane :
Tu viens de recevoir en présent, aujourd’hui,
Le poème inspiré d’un poète profane :
Quelques feuillets sentant le miel dans un étui.

Ton rêve émerveillé contemple des sirènes,
Des bacchantes dansant sur les coteaux vineux,
Des nymphes inclinant vers les calmes fontaines
Leurs doigts, tendres ainsi que des roseaux sans nœuds.

Mais en vain Aphrodite à de bruyants convives
Jette le myrte pâle où brûlent ses langueurs ;
Mais en vain elle passe au bord des mers lascives,
Parfumant l’univers de ses deux seins en fleurs :

Ses ramiers turbulents dans les buissons de roses.
Les plaintes de la flûte au long des soirs charnels.
Le duvet printanier qu’elle met sur les choses,
Prennent sous tes regards des sens spirituels.

Sous le lin transparent, tu vois naître des ailes
Tu changes la déesse érotique en Psyché,
Et le gazon, qu’elle a de ses pieds blancs touché,
Reste à jamais fleuri de clartés éternelles.

Ta pureté la baigne en un fleuve lustral,
Tu répands sur son corps le baume évangélique,
Et son front, convoité par le Prince du Mal,
Devient un noble ivoire où dort une relique.

Bacchus aux cheveux roux préfigure le Christ,
Il annonce déjà les célestes vendanges ;
Ce n’est pas à la chair maudite qu’il sourit :
Son pressoir ruisselant est foulé par des anges.

Et si ton regard suit un instant Apollon,
Dans les bois de lauriers où ton pas s’embarrasse,
Une robe décente effleure son talon,
Et la pudeur suave illumine sa grâce.

Sa lyre étreint le monde en des bras éclatants,
Elle unit ses beaux sons à l’odeur des cinnames,
Et ta ferveur en lui salue, au fond des temps,
Un apôtre païen qui serait pasteur d’âmes.


DIAPHANËITÉ


Mélodieusement, Septembre épand sa grâce,
Ses mollesses et sa tiédeur,
A l’heure où tu t’en viens, sur la large terrasse,
Goûter l’oubli de ton labeur.

Les tilleuls ont perdu leur parfum, mais les vignes
Gonflent leurs grappes, grain à grain,
Et tu sais que parmi les collines insignes,
Les vendangeurs iront demain.

Or une branche haute où la sève s’épuise.
Fait tomber, fragile trésor,
Sur les dalles de grès, oscillante à la brise,
Une feuille, comme un peu d’or.

Et tandis que sourit la saison défaillante,
Une voix dit, au fond de ton cœur enchanté :
La feuille qui se meurt est déjà transparente,
Et son léger tissu se transforme en clarté.


L’HYMNE VESPÉRAL

Sous les arceaux massifs de la salle commune Où trônent noblement d’antiques parchemins, Ouvrages dont le temps assure la fortune, Tu lis Prudentius, le front dans tes deux mains.

Quel silence profond double ta solitude ! Un lutrin, noyé d’ombre, efface son contour : Les novices, déjà, dorment dans le lin rude, Pures comme le lait qui n’a pas vu le jour.

Une bûche s’éteint et soudain se rallume, Ce qui fait chatoyer le cuir de maint volume, Et revêt ton psautier d’une robe de feu.

La lecture te berce... ô musique suprême ! Et pour te consoler, quand cesse le poème, Dans la cendre, un grillon chante son hymne à Dieu.


LA MONIALE AILÉE

Un oiseau, sur des rameaux nus, Tristement se balance, Tandis que des sapins chenus Tombe à flots le silence.

Jongleurs et porteurs de haillons, Favoris de Marie, Les béquillards, les vagabonds, Encombrent l’abbaye.

Le Hohenbourg est engourdi Dans un linceul immense, Et bien qu’il ne soit que midi, Le soir déjà commence.

Le jour, sous le firmament bas, Promène son fantôme ; L’heure sommeille ; on n’entend pas Même le bruit d’un psaume. </poem>

Mais toi, tu composes des vers,
Tu célèbres la neige,
Rayonnement des longs hivers,
Et divin sortilège.

Joyeuse, tu chantes ta sœur,
La moniale ailée,
Dont scintille, toute douceur,
La robe immaculée ;

La neige qui vêt les manoirs
De son hermine indéfinie,
Et qui sort des nuages noirs,
Comme du tombeau sort la Vie.


LA DÉFAITE DU MALIN


Par ce jour hivernal qui ne fut que soleil,
Sur le mont sacré de l’Alsace,
Et répandit soudain les tiédeurs d’un réveil,
Dans le cristal froid de l’espace ;

Par ce jour chatoyant dont tu ne voulus voir
Ni la grâce, ni la promesse.
Pour mieux te consacrer entière à ton devoir,
Entre la prière et la messe :

Tu fis, comme un torrent, couler ta charité,
Tes mains répandirent la vie ;
Grâce à toi l’orphelin couvrit sa nudité,
Son âpre faim fut assouvie.

Sous les plus humbles toits, tu laissas un peu d’or,
Tu baignas les blessures d’huile ;
Depuis Truttenhausen jusques à Saint-Nabor,
Tu fis rayonner l’évangile.

Ta justice rompit les desseins du méchant,
Dieu parla par ta bouche pure,
L’homme bardé de fer dut respecter le champ,
Ta crosse eut raison de l’armure.

Aussi, ce soir, tandis que s’éteint l’angélus,
De rameaux en rameaux, son à son, feuille à feuille,
Tandis que dans l’air mou passent des vols velus,
Près de ton lit étroit, ton âme se recueille :

Ton esprit inquiet pèse tes actions,
Sur les justes plateaux de la balance intime,
Comme des diamants aux limpides rayons
Qu’un joaillier prudent avec lenteur estime.

Mais l’antique serpent qui règne dans la nuit
Fait rutiler en toi les plus riches merveilles :
De quel suprême éclat chaque pierre reluit !
La Reine de Saba n’en eut pas de pareilles.

Des perles, des béryls éblouissent tes yeux,
Unissent leurs éclairs ou mélangent leur onde ;
Un immense rubis éclate, radieux,
Comme un soleil levant jaillit d’une eau profonde.

Les paons de Salomon, dans le nocturne azur.
Tout blancs, à la clarté des étoiles premières,
Du haut du cyprès noir ou du mélèze obscur,
N’ont jamais répandu de plus vives lumières.

Ainsi l’Orgueil te lie à des mirages vains ;
Il séduit tes regards d’une ombre colorée,
Et le bien que tu fis, transformé par ses mains,
Souille, lys infernal, la mystique soirée.



Mais voici que soudain tout l’espace frémit :
Le monastère vibre ainsi qu’un luth de pierre,
La montagne s’émeut, et l’éther endormi
Se réveille au dernier appel pour la prière.

La cloche véhémente exorcise Satan,
Chasse par l’air glacé les hordes invisibles ;
Et d’échos en échos sa voix sainte s’étend,
Plus haut que les névés et l’air incorruptibles.

Dans la plaine pieuse où s’éteignent les feux,
Des coteaux d’Obernai jusqu’à la Forêt Noire,
Avant de s’allonger sur le grabat rugueux,
Les vieux moines ridés joignent leurs doigts d’ivoire.

Plus rien n’est éphémère et tout est éternel.
Dans l’entretien divin commandé par la Règle :
La créature perd son poids matériel,
Et l’oraison l’enlève avec ses ailes d’aigle.

Mais toi, toi qui songeais, Christi Margarita,
Toi que sollicitait le démon trismégiste,
Toi qui cédais un peu ; toi que charmaient déjà
Les joyaux mensongers du mauvais alchimiste,

Tu tombes à genoux, et l’ennemi s’enfuit !
Tu l’entends ricaner en grinçant des mâchoires !
Une vague d’encens se répand dans la nuit,
La prière dissout tes trésors illusoires !

Tu mets tout ton orgueil à sentir ton néant :
Ton cœur n’est à tes yeux que misère et que fanges,
Et tu sens ruisseler, jusqu’à ton sein brûlant,
Les pleurs du repentir, doux aliment des anges.


ALFRED DROIN.