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Le vol sans battement/Goélands et Mouettes

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Édition Aérienne (p. 153-157).

GOÉLANDS ET MOUETTES


Ava. 14 octobre 1882.

Ces oiseaux sont les vautours de la mer ; ce sont eux qui sont chargés d’assainir ses ondes. Tout ce qui peut être assimilé par un estomac qui est bien autrement actif que celui d’une autruche est enlevé et digéré. Mais quelle différence de construction entre les vulturidés et les larus, deux familles d’oiseaux chargées du même rôle ! Les nettoyeurs de la mer, par suite de l’immense étendue de cette plaine liquide qu’ils habitent, ont affaire constamment à des vents impétueux, ces courants d’air rapides demandent pour pouvoir être pénétrés utilement une construction spéciale, aussi ont-ils tous les ailes étroites et longues afin d’éviter le traînement. Les autres, les vautours de la montagne, qui habitent des pays où l’air est coupé par chaque élévation, ont les ailes amples et larges afin de pouvoir utiliser le moindre souffle de la brise.

Ils sont remarquablement bien organisés ces oiseaux du désert marin. Quelle simplicité dans la construction !

Leurs plumes sont rigides, leurs formes d’une coupe superbe sont naïves et toutes d’une pièce. Chez eux, pas d’ornement, pas de franfreluches, d’aigrettes, etc… qui seraient emportés à la première tourmente. Tout est robuste chez ces oiseaux et cependant gracieux ; leur vol cadencé est surtout étrange. On le regarde, on le trouve joli, on cherche à se l’expliquer sans pouvoir y parvenir.

Pourquoi, se demande-t-on, un oiseau qui sait planer dans la perfection, quand l’envie lui en prend, se fatigue-t-il à frapper l’air à chaque seconde que le temps produit ? A force de réfléchir, en les étudiant tous avec attention, et surtout en les comparant comme allure entre eux, on arrive à entrevoir une réponse satisfaisante à ce point d’interrogation. La voici :

Quand, par une forte brise (15 mètres à la seconde), on a la chance d’avoir ensemble sous les yeux les quatre oiseaux suivants : albatros, goéland, mouette et sterne, on remarque qu’ils se meuvent, de la manière suivante.

L’albatros est immuablement posé sur ses deux longues ailes courbées en-dessous : c’est le vol arqué. Chez lui, pas de battement tant qu’il ne fait que parcourir l’espace. Il ramera pour aborder ou quitter l’eau, mais, pour se mouvoir, jamais, c’est inutile, sa masse est assez importante et son aéroplane est disposé de façon à utiliser dans la perfection ce vif mouvement d’air.

Le goéland fera des temps de glissade de quelques minutes, mais à tout instant il frappera l’air comme s’il voulait accélérer sa vitesse. Ne sent-on pas dans cet acte une impression d’impuissance dans la translation ? Ne comprend-on pas que le courant d’air est trop fort pour lui.

La mouette, par le vent de 15 mètres, ne plane presque plus. Elle prend son mouvement de balancier et n’en sort qu’à de rares instants.

Quant à la sterne, c’est autre chose : elle est si petite, et la mer est si grande, que, pour pénétrer, pour pouvoir se transporter avec une vitesse utile et nécessaire, pour franchir les énormes distances de l’immensité

salée, il faut qu’elle se projette à chaque coup d’ailes.

Poids 280gr   Fig 1.- Ombre de la Mouette rieuse Vent 10’’   Envergure 0ᵐ965

Voici donc quatre constructions pareilles qui, par le seul fait de leur correspondance à quatre masses différentes, ont quatre modes différents de se mouvoir. C’est toujours l’influence de la masse qui agit, le plus lourd est toujours en bénéfice de translation et en même temps en économie de dépense de force.

Mais laissons l’albatros et ses béatitudes dans le mouvement pour retourner à nos gracieux coureurs de vagues.

Quelles curieuses voix ils ont ces espiègles de l’onde ! on dirait des cris de poulie mal graissée ! D’autres fois ce sont des bêlements de chèvre ou des vagissements d’enfant. En écoutant bien on saisit des mots, ce sont assurément des paroles que l’on croit comprendre ; ce qui explique que des gens superstitieux comme les marins puissent voir en eux les âmes des noyés.

Certains jours, en mer, dans le voisinage des îles, assis à l’arrière du paquebot, quel est le voyageur qui n’a passé de longues heures à les contempler ? Ils suivent le bateau en se tenant à une quinzaine de mètres en l’air, et de là plongent les ailes à demi-ployées en faisant des contorsions curieuses sur les débris jetés des cuisines du bord. Quand ils sont nombreux et qu’ils piquent tous ensemble, on dirait une chute de gros flocons de neige.

Puis ces poursuites quand l’un d’eux a trouvé un morceau trop gros pour être avalé sur le champ. Ce morceau abandonné, qui retombe à la mer, aussitôt repêché et aussitôt relaché, passe de bec en bec, jusqu’à ce qu’enfin, un gros manteau noir, un vieux forban des mers, l’écumant depuis Dieu sait quand, s’en empare, et défie alors toute la gent piauleuse.

Il y a des heures où la vie est abondante, c’est le matin ; mais quand le maître-coq prend son vermouth, quand les marmitons causent et jouent avec les matelots, on oublie les mouettes. Ces pauvres oiseaux désolés poussent des lamentations interminables. Ce sont des griii sans fin. Ils planent alors pour passer le temps et tournoient indéfiniment autour du bateau qui file cependant ses douze ou quinze nœuds, et qui malgré cela à l’air parfaitement immobile. Mais, quand arrive le coup de feu, quand les épeluchures tombent drues à la mer, alors il pleut des mouettes de partout, de l’avant, de l’arrière, de la nue : c’est une trombe tournoyante qui perpétuellement crie et se bat.

Tout cela, c’est le bonheur, le beau temps, la pâture abondante, la ripaille sur toute la ligne. Mais il ne fait pas toujours beau sur mer ! quand le temps est gros, que l’orage approche, quand la tourmente hurle dans les vergues, quand les montagnes d’eau ne sont plus qu’une masse d’écume peignée par ce vent affreux ; alors la vie de ces pauvres mouettes est terrible. Quelle action elles sont obligées de dépenser pour pouvoir résister à ce courant ! C’est à croire à chaque instant qu’elles vont être déplumées par l’orage.

Et cependant, non seulement elles résistent, mais même elles avancent contre ce vent qui vous force à tenir de la main votre passe-montagne qui emboite cependant bien.

Que la lutte pour la vie est dure, même pour ces oiseaux si bien organisés !