Le vol sans battement/La Vie et l’Œuvre ignorée de L.-P. Mouillard

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L’ŒUVRE IGNORÉE
DE
L.-P. MOUILLARD


Louis-Pierre Mouillard est mort dans la pauvreté et l’abandon, après avoir donné à la science de l’aviation toutes ses ressources et toute sa pensée.

On comprendra à la lecture des documents ici rassemblés que cette idée ne puisse plus quitter l’esprit de celui qui, déchiffrant et classant les mille feuillets inédits sur lesquels le Maître avait noté le fruit de ses observations patientes, et s’enflammant à la succession des merveilles découvertes à chaque page, vient de vivre pendant de longs mois avec l’âme du créateur véritable de l’aviation.

Le lecteur n’aura pas à se faire violence pour partager cet enivrement ; les descriptions de Mouillard, évocatrices tant elles sont sincères, toutes illuminées de pensées claires, l’obligeront à ne poser l’ouvrage qu’à la dernière ligne, pour le reprendre le lendemain et s’en bien pénétrer.

Les rares passages où s’apercevront, malgré la réserve touchante qu’il met à éviter toute plainte, les désillusions de l’auteur, éveilleront au plus haut point sa sympathie attendrie.

Il aurait donc pu sembler inutile de faire précéder les papiers de L.-P. Mouillard d’un long avant-propos : l’œuvre se suffisait à elle-même. Pendant les dernières années de sa vie, le glorieux précurseur avait employé toute son énergie à tenter de la faire paraître ; les ressources lui manquèrent ainsi que les concours étrangers.

N’était-ce donc point rendre un plus grand hommage à sa mémoire que de réaliser son vœu le plus cher, sans faire précéder son texte d’un hors-d’œuvre étranger ?

Il ne m’a point paru possible d’observer une telle réserve, pour la raison suivante :

À la suite de longues observations sur les méthodes suivies par l’oiseau pour utiliser les mouvements de l’océan aérien ou résister à ceux-ci, Mouillard est amené, dans le présent ouvrage, à exposer, à plusieurs reprises, les principes suivant lesquels doivent être construits les organes de direction des appareils aériens. Il apporte à la science aéronautique des révélations qui ne seront utilisées que vingt ans après, et dont la paternité ne lui sera pas attribuée.

Tous ceux qui sont au courant de l’histoire de la conquête de l’air, comprendront sans peine qu’ayant été mis en demeure de faire une aussi importante constatation dans les papiers de L.-P. Mouillard, il ne m’ait point été possible de les publier sans une enquête préalable. Je me suis assuré de la manière la plus stricte de l’authenticité des documents, dont l’intérêt historique se trouvait, par leurs révélations inattendues, singulièrement augmenté. Ce travail fait, il devait naturellement venir à l’esprit de rechercher si l’œuvre géniale de l’homme qui avait vu le vol sans battements d’ailes dix ans avant les Wright, n’en avait pas fait connaître les principes à d’autres hommes capables de profiter de son enseignement.

Je dirai tout ce que j’ai pu apprendre sur Mouillard, sur son œuvre, sur les circonstances qui ont mis, il y a vingt ans, entre les mains d’autrui, les papiers posthumes que l’on trouvera plus loin. Il ne sera point, dans cet exposé, tiré de déductions qui ne reposeraient pas sur un document que l’on ne puisse fournir ou sur un témoignage que l’on ne puisse contrôler.

La conclusion qui apparaîtra alors se résume en ceci, dont l’intérêt historique est considérable :

Le français Mouillard découvrit, il y a plus de vingt ans, le gauchissement et la combinaison du gauchissement et du gouvernail vertical de direction. Il enseigna sa découverte à l’ingénieur américain Octave Chanute, que l’on se plait à considérer comme le maître des frères Wright.

Ceci n’est pas une opinion, la lecture des papiers de l’inventeur en fait l’évidence même. On comprendra que je tienne à fournir, dans tous leurs détails, les raisons qui justifient une telle révélation.

Voici à la suite de quelles circonstances la publication des papiers inédits de L.-P. Mouillard a été rendue possible :

Le 20 septembre 1897, L.-P. Mouillard mourait, après une très longue maladie, dans le quartier indigène du Mousky, au Caire.

Les voisins connaissaient bien l’infortuné et l’aimaient parce qu’il était très bon, très doux, et empressé à soigner d’aussi malheureux que lui. On savait qu’il avait eu toute sa vie l’inoffensive manie de regarder voler les oiseaux. Il laissait une réputation de collectionneur et d’artiste. Aussi, aucun parent ne s’étant depuis longtemps montré à ses côtés, ce fut dans la chambre du pauvre hère l’indiscrète visite de tous les amateurs de souvenirs.

La famille, négligeant une succession qui ne devait présenter aucun intérêt matériel, tant la détresse du défunt avait été manifeste, il était à craindre que tout ce qui restait des travaux de Mouillard fût à jamais perdu. Fort heureusement, le Consul de France au Caire remplit avec quelque soin son office, — peut être avait-il pressenti l’intérêt des recherches auxquelles le malheureux inventeur s’était livré toute sa vie, — et l’on s’inquiéta de mettre de côté les papiers trouvés dans la maison. C’est précisément ce qui, dans la dépouille du défunt, avait intéressé le moins les collectionneurs accourus.

Aussi peut-on considérer que « l’inventaire des papiers appartenant à feu Louis Mouillard » qui fut dressé le 22 novembre 1897, par ordre du Consulat de France comprenait à peu près tous les documents scientifiques intéressants laissés par l’auteur.

L’inventaire fut dressé par MM. Gaillardot-Bey et Legrain. Le premier s’était trouvé désigné du fait de sa qualité d’amateur d’art. On lui avait adjoint M. Legrain, Inspecteur des antiquités égyptiennes, collaborateur de Maspero, parce que l’on supposait que Louis Mouillard, qui s’était intéressé aux choses anciennes, pouvait avoir laissé, dans cet ordre, d’intéressants souvenirs.

Voici la copie de cette pièce, telle qu’elle fut délivrée en 1910 à M. Bianchi, par le Consulat de France au Caire :

INVENTAIRE
des papiers appartenant à Louis Mouillard
dressé le 22 novembre 1897.
Cartable i

13 photographies représentant un aéroplane et reproduisant trois clichés différents de cet appareil ;

57 feuilles de toutes dimensions contenant diverses parties et coupes au crayon d’un projet d’aéroplane ainsi que des calculs d’aviation ;

2 exemp. d’un tableau d’aviation dressé par E. Dieuaide ;

3 feuilles de carton sur lesquelles sont collées neuf bandes de papyrus. Au verso se trouvent des coupes d’appareils au crayon ;

1 petit plan d’immeuble sur papier calque (sans désignation) ;

1 grande feuille cartonnée blanche ;

28 feuilles de papier découpées dont la plus grande partie semble représenter des modèles de pièces de l’aéroplane projeté, le tout marqué par nous : Cartable 1, Annexe A ;

1 feuille cuivre ;

13 cartes géographiques ;

1 lot papiers divers (sans valeur) marqués par nous : Cartable 1, Annexe B ;

1 lot gravures et aquarelles diverses ;

1 lot d’exemplaires du journal l’Illustration contenant des articles se rapportant à l’aviation.

Cartable ii

1 lot photographies, gravures, chromolithographies, etc., diverses.

Cartable iii

1 lot peintures à l’huile, aquarelles (ébauches), photographies et gravures diverses.

Cartable iv

1 lot de dessins divers, la plupart au fusain.

Petite caisse v

1 serviette en toile cirée contenant d’une part des papiers et lettres de famille, d’autre part des papiers et lettres faires (Observation : ces dernières lettres toutes relatives aux recherches de M. Mouillard) ;

1 couverture de registre contenant des notes et croquis relatifs à l’aviation ;

1 petit dossier de notes intitulées « Causeries » ;

1 petit dossier de notes intitulées Aviation » ;

1 petit dossier de notes intitulées « Ballons » ;

1 petit dossier de notes intitulées « Études Oiseaux » ;

1 dossier intitulé « Notes » ;

Remarque : les dossiers précités sont ficelés ;

3 médailles de l’École des Beaux-Arts de Lyon ;

1 rouleau portant la mention « Papiers de Kath » ;

1  rouleau portant la mention « Le vol glissé » ;

1 rouleau portant la mention « Aéroplane » ;

1 rouleau portant la mention « Chemin de fer rapide » ;

1 petit rouleau « Réponses aux lettres du 15, 16 et 17 juin (Aviation) 1892 ;

1 dossier blanc intitulé « Parachutes » ;

1 étui rouleau en fer blanc contenant des pièces d’état civil de M. Mouillard ;

1 plan sur papier calque ;

1 registre contenant des définitions et notes scientifiques écrites par ordre alphabétique.

Petite caisse VI

1 petit cartable contenant « Dessins » ;

15 dossiers contenant presque tous des notes manuscrites et portant les titres suivants :

 1 « Agriculture.— Articles en préparation » ;

 2 « Notes sur l’Agriculture. — Projets divers » ;

 3 « Articles sur la politique » ;

 4 « Agriculture — Vigne » ;

 5 « Agriculture — Sucre » ;

 6 « Économie agricole » ;

 7 « Agriculture. — Correspondance » ;

 8 « Agriculture. — Rapport à M. Barois ;

 9 « Articles publiés sur l’Agriculture » ;

 10 « Agriculture — Sel » ;

 11 « Agriculture. — Documents. — Renseignements » ;

 12 « Agriculture. — Notes diverses à classer » ;

 13 « Le Nil » ;

 14 « Aviation » ;

 15 « Nautilus » ;

1 feuille de buvard renfermant quelques lettres (O. Chanute) ;

5 photographies d’aéroplane ;

1 sous-main contenant des notes et portant la mention « Guerre, Marine » ;

1 grande enveloppe renfermant diverses lettres et notamment une correspondance avec M. Chanute) ;

8 calepins, agendas, porte-feuilles ;

1 étui porte-cigarettes ;

1 boîte cartes de visite de feu Mouillard ;

1 petit rouleau de brouillons de lettres. ;

Paquet ficelé VII

1 lot brochures et journaux ayant trait à l’aviation et diverses recherches.

Lot de manuscrits (Ouvrages et notes) portant les titres suivants :

 1 « Le Monocorde » ;

 2 « Laché » ;

 3 « Le Gymnarchus », (Illusion) ;

 4 « Maritza » ;

 5 « Le Gymnarchus », (semble être le double du premier) ;

 6 « La pêche à la ligne » ;

 7 « La dame blanche », (Illusion) ;

 7 bis « Le pré du Grand-Père », (Idylle) ;

 8 « Histoire naturelle », (Titre d’un dossier contenant des notes) ;

 9 « Chimie », (Titre d’un dossier contenant des notes) ;

 10 « Divers », (Titre d’un dossier contenant des notes) ;

 11 « Inventions », (Titre d’un dossier contenant des notes) ;

 12 « Peinture », (Titre d’un dossier contenant des notes) ;

 13 « Égyptologie », (Titre d’un dossier contenant notes) ;

1 rouleau de photographies (vues d’Aden) ;

1 rouleau de factures portant l’annotation « Teillart à conserver » ;

1 rouleau de notes « Préparation d’un rapport à M. Barois » ;

1rouleau de notes relatives à divers projets (aviation, torpille).

1 rouleau de télégrammes imprimés (Guerre 1870) ;

1 rouleau marqué « B. Rapide » ;

1 rouleau marqué « 10 décembre 93 Aéron… » ;

1 brochure « Étude sur la phosphorescence des animaux marins » ;

1 rouleau « Hélice » ;

1 enveloppe contenant quelques lettres de « A. Daudet » ;

1 petit paquet de lettres de A. Hébrard et Cie ;

1 brochure « Anellidi del Prof. P. Mantegazza » ;

1 brochure « Lettera al Prof. P. Mantegazza » ;

1 grande enveloppe contenant 9 plis, numérotés de 1 à 9, sur chacun desquels se trouve un titre de chapitre relatif à un ouvrage sur l’aviation, le tout renfermant des notes manuscrites ;

1 grande enveloppe contenant sept plis de même nature que les précédents numérotés de 10 à 15 ;

1 petit rouleau « minutes de lettres (Masson, O. Chanute, etc.) ;

1 dossier « B. Rapide » ;

1 rouleau de notes manuscrites diverses ;

1 enveloppe contenant des lettres de famille et des factures ;

1 enveloppe « Brevets américains », contenant copie imprimée des dits brevets ainsi que diverses lettres d’affaires ;

1 petit registre « Répertoire » ;

1 brochure « Soulèvements — 1833 » ;

1 grand rouleau de papier (croquis d’aéroplane). Ce rouleau est à part et marqué VIII.

Les papiers laissés par Louis Mouillard se trouvaient donc dans les caves du Consulat de France à l’abri d’une destruction imprudente. On s’efforça de joindre à ce dépôt tout ce que l’on put retrouver des objets lui ayant appartenu. On n’y parvint que pour les plus aisés à authentifier. C’est ainsi que les restes du chariot de l’appareil avec lequel Mouillard avait fait ses derniers essais furent pieusement rassemblés, et portés au Consulat. En outre, Mme Borelli, chez laquelle l’inventeur était mort, remit au Consul les tableaux restés chez elle ; ces peintures, dues au pinceau de Mouillard, constituaient les seuls souvenirs qu’elle eût conservés. Reçu en fut délivré sous la forme suivante :

« Je soussigné Émile Fée, Secrétaire-archiviste du Consulat de France, au Caire, délégué par M. le Consul de France en cette résidence, pour aller prendre chez M. et Mme Borelli, demeurant au Mousky, rue de l’Église Catholique, no 15, quatre tableaux appartenant à la succession de M. Louis Mouillard, reconnais avoir reçu les dits tableaux et les avoir transportés à. la Chancellerie du susdit Consulat, savoir :

« 1 tableau encadré représentant montagnes, prés, 3 bœufs, encadré ;

« 1 tableau représentant désert et oiseaux encadré ;

« 1 tableau représentant une cascade encadré ;

« 1 tableau représentant des montagnes non encadré ;

« Les quatre tableaux ont été faits par M. Mouillard.

« En foi de quoi, j’ai délivré le présent reçu le vendredi vingt six novembre mil huit cent quatre vingt dix sept.

« Émile Fée. »

Voici donc les écrits, les dessins, ces témoins d’une vie consacrée toute entière à la recherche scientifique, sauvés d’une perte irrémédiable.

Mais l’oubli les guette.

La famille de Louis Mouillard s’est désintéressée d’une succession qui est évidemment peu riche, et elle ne songe pas que les feuilles de papier où le malheureux chercheur a noté toutes ses observations peuvent être pour la science d’un inestimable prix.

La mémoire de Mouillard était victime de l’indifférence générale qui depuis nombre d’années entourait les recherches d’aviation. Les prévisions qu’avait apportées l’Empire de l’air, ouvrage publié par Mouillard à Paris en 1881, et modestement appelé par son auteur « un essai d’Ornithologie appliqué à l’aviation », ne sont, croit-on généralement, que de beaux rêves qu’il est raisonnable d’oublier. Pour les rares amis de la locomotion aérienne, c’est si loin l’Égypte !

Après avoir jugé fantaisistes les propos du chercheur on a cessé même de s’intéresser à lui, et comme il n’a rien publié depuis 1881, on le croit mort depuis longtemps, très longtemps.

Je me souviens que M. Albert Bazin, son disciple fervent, fut stupéfait lorsque je lui appris, au mois de septembre dernier, que Mouillard avait vécu jusqu’en 1897.

La France oublie, et l’Égypte ?

L’Égypte serait aussi prompte à oublier, si l’actuel Secrétaire général de l’Institut Égyptien, M. Baÿ ne rappelait son œuvre à ses collègues. D’origine norvégienne, le docteur Baÿ est né à Bordeaux. À la fois médecin et ingénieur distingué, il remplit à l’Administration des Chemins de fer de l’État Égyptien le poste élevé de Secrétaire technique.

Le 12 avril 1901, M. Baÿ eut la bonne pensée de lire à l’Institut Égyptien un travail ayant pour titre Les Origines de l’Aviation en Égypte. — Note sur l’Œuvre de P. L. Mouillard.

L’exposé comprenait en particulier une courte analyse de l’Empire de l’Air. Il n’y était point parlé des études postérieures que M. Baÿ ne pouvait connaître, n’ayant point lu le Vol sans battement.

L’étude du Docteur Baÿ fut des plus utiles, car à la séance du 12 avril 1901, la majorité des personnes présentes n’avait point lu l’Empire de l’Air. L’ouvrage n’était déjà plus connu. Sur une question posée par S. E. Yacoub Artin Pacha, le Docteur Baÿ déclara même que l’ouvrage avait disparu de la circulation. On n’en connaissait alors qu’un très petit nombre d’exemplaires : un à la Bibliothèque Nationale de Paris, un chez M. Barois, le Trésorier bibliothécaire de l’Institut Égyptien, — c’est l’exemplaire qui avait servi à M. Bay pour sa communication — et un ou deux entre les mains d’autres personnes.

La communication du Docteur Baÿ n’eut point de lendemain, et l’on ne parla plus en Égypte de la locomotion aérienne, personne n’ayant l’idée d’aller demander leurs secrets aux papiers de Mouillard, qui reposaient ignorés, au fond des caves du Consulat de France.

Dix ans se passent.

Mais voici que contrairement à l’attente qui désespère déjà, l’aviation s’éveille.

La colonie française d’Égypte se montre particulièrement enthousiaste à suivre et à encourager la marche en avant de la nouvelle découverte. Une section de la Ligue Nationale aérienne ayant été fondée au Caire, plus de cinq cents membres se groupent autour de son pavillon.

En février 1910, à l’occasion du grand meeting d’Héliopolis, le Docteur Baÿ, qui déjà avait attiré sur Mouillard l’attention de l’Institut Égyptien en 1901, eut la bonne pensée de reporter encore vers le précurseur une partie de la découverte qui devenait à la mode. L’avant-veille de l’ouverture du meeting, il fit une conférence à laquelle l’Institut Égyptien s’efforça de donner un grand éclat. Cette conférence a été publiée sous le titre Note sur l’Aviation dans le Bulletin de l’Institut Égyptien d’octobre 1910. Le Docteur Baÿ y fait des considérations générales sur le vol des oiseaux, et y cite de longs passages de l’Empire de l’Air.

À l’occasion de cette conférence, le Docteur Baÿ obtint du représentant de la France au Caire l’autorisation d’exhumer de la cave du Consulat les restes de l’appareil de Mouillard qui y étaient enfermés depuis 1897, et de les faire exposer au pied de l’escalier qui donne accès à la salle des Conférences de l’Institut Égyptien.

Un des assistants, M. Bianchi, Directeur de l’Administration de l’Hygiène Publique au Caire, et Président de la Section d’Égypte de la Ligue Nationale Aérienne, fut vivement impressionné à la vue de ces glorieux restes, dont il ignorait jusqu’alors l’existence. Il s’informa de leur origine, et apprit qu’ils faisaient partie des objets retrouvés après sa mort, chez l’auteur de l’Empire de l’Air.

Il apparut aussitôt à M. Bianchi qu’il n’était pas possible de laisser tomber en poussière, dans l’ombre d’une cave, les souvenirs du Père de l’Aviation. Il demanda, au nom de l’Association qu’il représentait, à être mis en possession de ces restes, dont la place, à son avis, était marquée, à Paris, au Musée Historique de la Ligue Nationale Aérienne.

Le Consul de France fit remarquer que l’on ne pouvait disposer librement d’objets faisant partie de la succession de Louis Mouillard. Une vente aux enchères était pour le moins indispensable. Elle fut décidée, sur les vives instances de M. Bianchi, qui en reçut notification, le 8 mars 1910, par lettre conçue comme suit :

consulat de france
au
CAIRE
                                                   République Française
Le Caire, le 8 mars 1910.
Monsieur A. Bianchi,
Le Caire

 Monsieur,

Monsieur le Consul de France au Caire me charge de vous faire connaître que ta vente des objets ayant appartenu à feu M. Mouillard, aura lieu le vendredi 11 courant, à 10 heures du matin, à ce Consulat.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments dévoués.

Le Commis auxiliaire,
(Illisible).


Toutefois, la Ligue Nationale Aérienne devait être empêchée d’entrer en possession de l’intégralité des documents trouvés dans la succession, et signalés dans l’inventaire dont nous avons donné le texte aux pages 9 à 12.

M. Gaillardot-Bey, qui met une ambition d’artiste à posséder dans ses vitrines les collections les plus variées et les plus complètes, déclara, à l’annonce de la vente décidée sur les instances de M. Bianchi, qu’il désirait entrer en possession du lot tout entier. On comprend que le Président de la Section d’Égypte de la Ligue Nationale Aérienne se soit aussitôt ému d’un désir qui aurait eu pour résultat de faire retourner dans la nuit profonde d’une collection particulière, les souvenirs heureusement exhumés.

Il s’en ouvrit à M. Gaillardot-Bey, et il faut savoir gré à celui-ci d’avoir accepté un accommodement.

Il fut convenu, avant la vente, que M. Gaillardot-Bey se porterait acquéreur pour le tout, et que la moitié des frais lui seraient remboursés par la Section d’Égypte, étant entendu que les restes de l’appareil de Mouillard seraient remis à son Président, ainsi que tous les papiers ayant trait à l’aviation. M. Gaillardot-Bey devait garder, dans tout le lot, les seuls papiers ou objets n’ayant aucun lien avec les recherches aéronautiques de Louis Mouillard.

La vente eut lieu le 11 mars 1910. La mise à prix fut faite à quinze francs. Pour une raison inexpliquée, des Arabes poussèrent très légèrement l’enchère, et le tout, papiers, dessins, tableaux, appareil, fut adjugé au prix dérisoire de trente-deux francs ! M. Gaillardot-Bey se fit livrer les deux caisses qui contenaient le tout, et les emporta chez lui, à Koubey, dans la banlieue du Caire, où le triage fut fait deux jours après en présence de MM. Bianchi et Hatt.

Le 30 mars 1910, M. Bianchi annonçait l’envoi à Paris des papiers et de l’appareil recueillis, par la lettre suivante, adressée à M. René Quinton, Président de la Ligue Nationale Aérienne ;


« J’ai l’avantage de vous remettre ci-inclus un bulletin d’expédition d’un colis que je vous adresse, au nom de notre Section d’Égypte, renfermant :

« 1o L’aéroplane de Mouillard ;

« 2o Les documents y relatifs ;

« 3o Le masque de Mouillard en cire vierge, ainsi qu’une réduction de son appareil, qui ont été préparés par M. Léon Gatineau, chirurgien-dentiste, à l’intention de la Ligue ».


Ainsi, vinrent à Paris, les papiers inédits de Mouillard.

Signalons en passant que, en dépit d’une déclaration de M. J. des Longchamps, Consul de France au Caire, certifiant que le colis expédié contenait des objets destinés à un musée rétrospectif, il fallut dépenser trois mois de démarches à Paris pour le dédouanement : un employé d’administration s’était en effet avisé de découvrir de l’aluminium dans les jointures de l’appareil de Mouillard !

À l’Assemblée Générale de la Section d’Égypte de la Ligue Nationale Aérienne, le 7 février 1911, le Président résuma en ces termes toutes les opérations qui précèdent dans son rapport sur l’exercice 1910 :

« Notre Comité croit aussi avoir fait œuvre utile en provoquant la vente aux enchères et en se rendant acquéreur de l’appareil et des documents se rapportant à l’aviation, ayant appartenu à Mouillard, pour les offrir, en votre nom, au Comité Directeur. L’appareil, ainsi qu’un exemplaire du masque de Mouillard, mis gracieusement à notre disposition par M. Léon Gatineau, se trouvent maintenant exposés en bonne place au Musée de la Ligue Nationale Aérienne à Paris.

« J’ajouterai que nous n’avons eu à supporter aucune dépense du chef de cette acquisition, M. Gaillardot-Bey, qui s’était également rendu acquéreur des autres objets de Mouillard, mais étrangers à l’aviation, et qui avait acquitté le montant des enchères au Consulat de France, ayant refusé de se faire rembourser. Je crois devoir l’en remercier en votre nom. »

Il n’était pas inutile que tout ce qui précède fût bien précisé : l’authenticité des documents que nous publions s’y manifeste d’une manière absolue. En outre, on y voit que, si quelque point important de l’histoire de Mouillard pouvait rester obscur, il serait à espérer que M. Gaillardot-Bey, dont la bonne grâce est connue, pût les éclaircir, les papiers en sa possession devant contenir des indications utiles.

C’est au début de l’année 1911 que je me préoccupai de classer ces papiers. Il y avait là environ douze cents feuillets de diverses grandeurs, les uns à peu près en ordre dans des enveloppes jaunes, les autres pêle-mêle, des prospectus imprimés, au dos couvert d’une fine écriture, des photographies d’un appareil d’aviation, enfin de grandes feuilles de papier à dessin, découpées suivant l’ombre d’oiseaux aux ailes étendues, ou portant au crayon de ces silhouettes sur lesquelles Mouillard s’était expliqué déjà longuement dans son livre.

Je lus avidement, au hasard, les premiers feuillets qui me tombèrent sous les yeux. Je croyais trouver là le manuscrit de l’Empire de l’Air. À ma grande surprise il n’en était rien. Sans doute c’était encore une œuvre sur l’observation du vol des oiseaux et son application aux recherches de vol mécanique, mais c’était autre chose que le livre connu. On imagine aisément avec quelle curiosité impatiente je parcourus ces papiers étendus devant moi. Certes, élargie et affinée, semblait-il, je retrouvai toute la profondeur de pensée et l’observation nette qui font l’intérêt et la clarté de l’Empire de l’Air, mais c’est en vain que je cherchai à reconnaître quelque brouillon de ce premier ouvrage dont tant de phrases se trouvent inscrites dans nos mémoires.

Mon émotion fut au comble, lorsque, sur un feuillet détaché de l’ensemble, je lus ce qui suit ;

« Il faut donc voir d’abord, puis voir souvent, si on veut se sentir à chaque instant de force à se mesurer avec les défaillances intellectuelles par la vue de l’évolution.

« Au fait, est-ce bien un bon conseil que je donne là ? Est-il réellement bon de s’inoculer un virus aussi actif que celui de l’amour de l’aviation ?

« J’en doute fort. Et à ce propos-là, entre nous, en ami bien sincère, si vous n’êtes pas encore pris, précisément empoigné par ce problème, laissez-le, abandonnez-le, n’y pensez plus ; c’est une terrible maladie que vous éviterez.

« J’aurais bien dû suivre le conseil que je donne ! mais je ne savais pas d’abord, puis je n’aurais pas pu.

« J’ai réussi à passer plusieurs mois sans y penser. Je me croyais guéri, quand, un beau jour, levant les yeux en l’air par le plus grand des hasards, je vis un magnifique arrian. Oh ! ce fut fini ! tant qu’il fut en vue, je fus cloué sur place. Et franchement, il y avait de quoi être immobilisé.

« Il passait là-haut, luttant lentement contre un vent de tempête pareil à nos grandes bises, avançant peu à peu contre ce puissant courant aérien avec une régularité singulière. De temps en temps, pour résister à ces bourrasques qu’on percevait d’en bas, il s’élevait sans reculer et sans avancer, mais gagnait une hauteur considérable.

« C’est surtout cette lenteur qui stupéfie, c’est cette faculté de pénétration quand même dans ce vent violent qui donne le mal de l’aviation. Puis quand il se mit à décrire ses orbes, ce fut une amplitude indescriptible.

« Que Dieu vous préserve d’un pareil spectacle !

« Et après qu’il eut disparu, cette majesté dans les allures me poursuivait. Tout ce qu’il avait produit comme acte de vol était d’une analyse simple, il n’y avait aucun mouvement difficile à expliquer : tout était d’une compréhension si facile que le désir de l’imiter revint d’une façon impérieuse.

« Je considère la vue d’un pareil spectacle comme un danger sérieux pour tout cerveau bien organisé pour l’analyse mécanique. Évitez-le donc tant que vous le pourrez, fermez plutôt les yeux afin de ne pas voir.

« Si, par malheur, vous êtes infesté, oh ! alors, allez franchement à l’étude, saturez-vous des évolutions des maîtres, voyez souvent, toujours, vous ne saurez jamais trop. »

Qui n’aurait eu le cœur bouleversé à cet appel d’outre-tombe ?

On s’explique quel impérieux sentiment devait m’amener à abandonner toute autre préoccupation plutôt que de retarder désormais d’un instant la mise. au jour du trésor qui venait de s’ouvrir devant moi.

Le travail de classement des papiers de Mouillard put être effectué en quelques mois. Une circonstance toute spéciale le rendit relativement facile : ces papiers se partagaient immédiatement en deux groupes, constituaient deux manuscrits, l’un étant, à peu de chose près, la copie de l’autre. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, je les distinguerai désormais par les qualifications suivantes : le manuscrit brouillon et le manuscrit copie. Tous deux sont écrits entièrement de la main de Mouillard.

Le manuscrit brouillon se composait de cinq cent cinquante feuillets environ, absolument dispersés. Il était fait sur des morceaux de papiers de toutes natures, le plus fréquemment au dos de factures en blanc ou de prospectus de la maison de nouveautés E. Camoin Fils au Caire, quelques-uns sur des imprimés divers de la maison Antiquités près du Couvent des Pères de Terre Sainte, d’autres sur du gros papier d’emballage. Il y en avait de toutes tailles, certains feuillets ayant une surface égale au creux de la main, d’autres allant jusqu’aux dimensions du papier commercial. Sur tous ces papiers courait une écriture très lisible bien que parfois fine à l’excès. Ici et là, des plans de chapitres, constitués par une série d’idées maîtresses notées à la file, et classées ensuite au moyen de numéros, ajoutés après coup, au début des phrases principales.

En outre, un assez grand nombre de pages, constituant des articles nettement distincts, étaient écrites fort posément avec une forme très régulière. Ces pages étaient évidemment des brouillons recopiés. Je les classai cependant dans le manuscrit auquel je donne le nom de manuscrit brouillon, parce qu’elles se distinguaient nettement du second manuscrit qui est une nouvelle copie plus définitive, faite sur la première.

Le manuscrit copie se composait d’environ 600 feuilles toutes de mêmes dimensions, certainement toutes écrites à la file, et sur quelques-unes desquelles un numérotage provisoire au crayon, s’aperçoit. De grandes enveloppes en contenaient les diverses parties, et, sur chaque pli, se trouvait en anglais la mention « translated ». Un examen attentif m’apprit que ce manuscrit copie avait été établi par Mouillard pour être envoyé en communication à l’un de ses correspondants. J’aperçus, en marge des feuilles, des notes au crayon d’une écriture étrangère qui excitèrent au plus haut point mon attention. Je devais plus tard avoir la preuve que ces notes étaient dues à Octave Chanute.

Près de tirer des conclusions graves de ce qu’il m’était donné de découvrir, je compris qu’il était indispensable de bien préciser les conditions dans lesquelles Mouillard avait été amené à écrire et à communiquer à autrui le manuscrit que j’avais entre les mains, et les circonstances qui avaient pu en empêcher la publication. Pour y parvenir, une enquête aussi serrée que possible sur la personne de Mouillard, et sur sa vie était nécessaire. La discrétion que Mouillard montre dans ses écrits rendait une telle enquête fort difficile : De la vie, seul l’intéresse le spectacle qu’il lui est donné de contempler quand ses regards vont vers le ciel. En outre le dénuement de sa fin laissait à penser que bien peu d’hommes avaient été témoins de sa détresse.

Malgré ces difficultés, les renseignements que ma longue enquête a rassemblés permettent aujourd’hui d’écrire une histoire assez complète de la vie du Maître de l’Aviation.

On estimera sans doute, après l’avoir lue, qu’un intérêt historique considérable s’attache à l’œuvre posthume de Louis Mouillard.

Jean-Louis Mouillard, le père de Louis, était d’origine jurassienne. De Lons-le-Saulnier, il était venu s’établir à Lyon, et s’y livrait vers 1830 au commerce des tissus. Il achetait de la soie brute, et la faisait teindre et tisser pour la fabrication des burnous et des haïks qu’il vendait en Algérie. C’était un homme fort instruit et un artiste. Il dessinait agréablement et connaissait parfaitement l’Allemand et l’Anglais, chose rare à l’époque. Ses enfants s’étant tous montrés fort intelligents et d’esprit inventif, on disait dans la famille qu’ils tenaient du père ces qualités qu’aiguisaient un certain amour de la fantaisie et une grande liberté d’allures.

Louis Mouillard naquit à Lyon en 1834. L’acte de naissance porte : « Le trente septembre mil huit cent trente quatre, est né Mouillard Louis Pierre Marie, fils de Jean Louis Mouillard, voyageur de commerce, et de Bourguay Marguerite Françoise Antoinette, domiciliés quai de Bondy 162. »

Louis fut l’aîné d’une famille de six enfants. Il avait deux frères : Amédée et Henri, et trois sœurs, Adèle, Marie et Marguerite. Amédée avait quatre ans de moins que Louis, et Henri deux ans de moins qu’Amédée.

Dès les jeunes années de Louis, la famille alla habiter un appartement de la Place Neuve des Carmes (l’immeuble porte actuellement l’adresse : Rue Terme No 12), et l’on raconte que les enfants y vécurent avec une grande liberté, gâtés par un père très bon.

À l’âge de dix ans, Louis fut mis aux Lazaristes où ses frères devaient successivement le suivre quelques années plus tard.

Les Lazaristes est une institution que les Frères des Écoles Chrétiennes ont dirigée de 1838 à 1904. Ce pensionnat est au centre de Lyon. Du quai de la Pêcherie, on aperçoit ses bâtiments sévères à mi-côte sur la colline de Fourvière. De grands arbres les dominent. En 1844 l’établissement comptait un peu plus de 300 élèves, on y donnait l’enseignement primaire supérieur, et les élèves ne se présentaient à aucun examen ; ils se destinaient surtout au commerce et à l’industrie.

Dans cette maison austère, Louis Mouillard apparut tout d’abord comme un élève un peu sauvage. En 1844 il débute en septième classe, et obtient en fin d’année le prix de botanique. Les deux années suivantes, en sixième et en cinquième, il semble se désintéresser de toute étude quelle qu’elle fût. Il emploie une grande partie de son adresse, qui est très vive, à organiser de joyeuses plaisanteries de collège, qui formeront plus tard, pour sa famille, les pages facétieuses de sa légende d’enfant.

C’est un élève indiscipliné et bon enfant que l’on manque renvoyer tous les quinze jours ; et auquel on pardonne toujours. Une de ses inventions est restée longtemps célèbre dans la pension : c’est le « jeu du jugement dernier ». Cette réjouissance, nocturne consistait en une sarabande effrénée, dansée à la fois par tous les pots à eau du dortoir, où le jeune Louis avait subrepticement placé des billes et dont, il commandait, par des fils invisibles, les mouvements combinés.

Entre deux plaisanteries de ce genre, son imagination vagabonde lui faisait traverser de fantastiques aventures. Un jour il disparut du collège avec un de ses camarades. Surpris de cette fugue inattendue, et pensant que peut-être il s’en était retourné chez ses parents, les Frères avisèrent ceux-ci. Le petit Louis n’avait pas paru à la maison paternelle. L’absence se prolongeant, on se montra fort inquiet. Mais le père, qui connaissait bien son fils, flaira une plaisanterie. Il se rappela alors, c’était au début de l’année, qu’il avait donné à Louis, pour ses étrennes, le volume de Robinson Crusoé ; sans nul doute, l’enfant était parti chercher des aventures suggérées par cette lecture.

Après quelques recherches, on trouva les deux amis cachés sous une bâche à bord d’un navire amarré dans le Rhône.

« Nous allions peupler une île déserte, déclara le jeune Louis à son père qui le ramenait à la maison.

— C’est une très bonne idée lui répondit celui-ci, mais pour s’en aller si loin, il faut emporter avec soi de quoi manger et s’habiller. Une autre fois, je te donnerai tout ce qu’il te faudra pour cela, mais à condition que tu me préviennes à l’avance ! »

Et l’on reconduisit Louis au collège.

Cette histoire est-elle rigoureusement exacte ? Elle me fut contée par les nièces de Louis Mouillard qui peut-être y croyaient peu elles-mêmes, mais elle est aimable, et, tant que ce héros vécut, son esprit vagabonda si loin de la vie réelle !

En 1847, Louis semble se reconcilier avec l’étude. Il remporte le deuxième prix de zoologie et le deuxième prix de dessin, première manifestation précise des goûts futurs de notre ornithologue. Dans les deux années qui suivent, les études sont plus troublées : la Révolution sévit. Louis Mouillard passe la plupart de son temps à la maison avec ses frères et ses sœurs. Le père a loué un grand grenier en haut de la maison de la Place Neuve des Carmes, et on y envoie jouer les enfants. Louis montre déjà une ambition très résolue, celle de voler comme les oiseaux, la vue d’une hirondelle l’ayant plongé dans une longue rêverie.

« J’avais quinze ans — écrira-t-il en tête de l’Empire de l’Air — quand le hasard voulut qu’un oiseau produisit devant moi une évolution qui fut pour moi une révélation. »

Avec l’autorité que peut avoir sur ses cadets un aîné qui ne doute de rien, il fait partager son bel enthousiasme à sa sœur aînée, et les rêves les plus extravaguants s’élaborent dans le vaste grenier. Louis a quinze ans et demi, lorsque, avec l’aide de sa sœur Adèle, de deux années plus jeune que lui, il se fabrique une paire d’ailes en coutil, maintenues par des baleines de corsets. Le secret est bien gardé vis-à-vis de la famille par ces bambins, qui, pour n’être point grondés d’être trop ambitieux, conservent un mutisme héroïque. Louis a déclaré qu’il suffisait de se laisser tomber du haut de la vieille église de Fourvière, avec ces ailes, pour pouvoir s’envoler. Il grimpe au haut de la colline. Déjà l’auteur de l’Empire de l’Air est tout entier dans ce geste ; il a trouvé sa fière devise : oser ! Il va s’élancer. Fort heureusement, le gardien du clocher aperçut à temps le jeune homme qui montait l’escalier de la tour, embarrassé d’un appareil étrange. Il le fit descendre et, par prudence, confisqua ses ailes.

De cette époque datent les relations du jeune Louis Mouillard et du futur auteur des Lettres de Mon Moulin. Mouillard et Daudet se trouvèrent, en effet, voisins pendant huit années environ. En 1849, le père des Daudet avait quitté le Midi avec ses deux fils Alphonse et Ernest, pour venir continuer à Lyon son commerce de foulards. Des relations d’affaires devaient mettre en présence les deux familles.

Alphonse Daudet a noté dans le Petit Chose quelle impression d’isolement et de tristesse il ressentit à son arrivée dans la grande ville. Suivant les indications qu’il donne dans cette autobiographie que constitue, sur certains points, le roman célèbre, Alphonse Daudet était à cette époque « un enfant sauvage amoureux du grand air, du soleil et de la liberté vagabonde ». Ne jouait-il pas lui aussi à Robinson dans la vieille usine du Languedoc ? Une étroite intimité s’établit rapidement entre les deux parents. Les Daudet habitant près de la place des Carmes, le père de Louis Mouillard invita M. Daudet à envoyer ses enfants jouer avec les siens dans le grand grenier. Il est à penser que le jeune Louis, avec la vive spontanéité de son âge, dut faire partager ses rêves au futur romancier. En tous cas, là se noua une amitié qui devait se prolonger presque toute la vie.

Louis Mouillard adolescent n’a pas de jeux futiles ; l’esprit surexcité par les difficultés qu’il aperçoit, il ne connaît plus qu’un rêve : imiter le vol des oiseaux.

Cette préoccupation l’accompagna au collège, lorsque l’année 1850 ramena le cours régulier des études. Le frère Onésime :, qui était élève aux Lazaristes en même temps que Louis Mouillard, en 1850 et 1851, nous a donné d’intéressants renseignements sur cette période de sa vie. (Ce vieillard est actuellement dans la maison de retraite des Frères, à Cahure. Après avoir été élevé aux Lazaristes, il y professa d’une manière remarquable l’histoire naturelle pendant une cinquantaine d’années, jusqu’en 1904, où un décret expulsa les Congréganistes du pensionnat.)

« Louis Mouillard était alors un adolescent alerte, débrouillard, très spirituel. Il avait du goût pour les sciences et aidait parfois le Père Nicanor dans ses expériences de physique et de chimie. C’était un chercheur. Il examinait depuis longtemps le vol des hirondelles et des martinets, mais personne ne soupçonnait le parti qu’il voulait en tirer. »

A ses qualités d’intelligence, Louis Mouillard joint déjà un sang-froid exceptionnel, dont il donnera tant de preuves dans la suite. Le vénérable Frère Onésime me donne cet exemple de sa présence d’esprit :

« Un jour il se barbouilla la figure avec de l’huile dans laquelle on avait fait dissoudre à chaud du phosphore ; l’amphithéâtre était dans l’obscurité. Sa figure apparut tout-à-coup phosphorescente, mais quelques instants après, nous aperçûmes quelques points plus brillants : c’étaient des parcelles de phosphore non dissoutes qui prenaient feu ; au lieu de s’épouvanter et de se frotter, remède pire que le mal, il plongea immédiatement la tête dans la cuve à eau qui était devant lui et tout s’éteignit. »

Louis Mouillard est devenu bon élève, intéressé à son travail, sauf en ce qui concerne les mathématiques, qu’il néglige, ce dont il souffrira plus tard et qu’on lui reprochera comme une tare.

Il touche au point culminant de l’instruction qu’il devra à son collège. Ses principaux maîtres sont le Frère Nicanor, professeur de physique et chimie, mort en 1894, et le Frère Julio, professeur de peinture. Ses sympathies vont surtout à la science naturelle et à l’art. Le Frère Julio, qui voit de réelles dispositions à son élève, le pousse vivement à s’adonner à la peinture. Ce professeur, qui mourut en 1906, à l’âge de 82 ans, peut être considéré véritablement comme le premier maître de Mouillard. Louis suit également les leçons du Frère Pierre Martyr, mathématicien distingué, mais sans enthousiasme semble-t-il, ainsi que celles du Frère Placide, professeur de comptabilité et de droit commercial. Son maître d’histoire et de littérature était le Frère Pierre Chrysologue, qui devait être appelé deux ans après en Italie, comme professeur des enfants de la duchesse de Parme.

Voici, pour les deux dernières années d’études de Louis Mouillard, les renseignements que donnent les palmarès :

1850 : première et deuxième classes réunies. — Accessits de Composition Française, de Physique, de Chimie, de Boxe et de Gymnastique. Prix de musique vocale.

1851 : première classe. — Accessits de Composition Française, de Physique. Prix de peinture. Prix d’honneur de Gymnastique.

Louis Mouillard fort en trapèze ! Lui qui ne put réaliser son rêve parce qu’il fut vingt années de sa vie presque impotent !

Au mois d’août 1851, Louis Mouillard quittait le pensionnat des Lazaristes où lui succédait son frère Amédée. Celui-ci passa à l’école cinq années pendant lesquelles il montra des dispositions absolument inverses de celles de son frère aîné. Il est certainement doué pour les mathématiques, car successivement, au cours de ses études, il obtient le prix d’arithmétique, le prix de mécanique, le prix d’algèbre, le prix de stéréotomie. Aussi peu fantaisiste que son frère l’était à l’excès, il eut invariablement chaque année, un prix ou un accessit de Bonne Conduite, gloire pâle des sages, qui avait toujours été refusée à son frère aîné.

Henri, le frère plus jeune, suivait peu l’école. Quand il vagabondait un peu, on était toujours assuré de le retrouver caché sous les grandes orgues de la cathédrale, écoutant la belle musique. Pour celui-ci, Louis eut toujours une affection très vive.

Au cours de ces cinq dernières années, Louis Mouillard était tout d’abord resté dans la maison paternelle. Il étudie à la fois la peinture et le vol des oiseaux. Le grand grenier est devenu l’immense cage où se trouve enchaîné l’aigle, que le jeune chercheur s’est procuré on ne sait où. Le sauvage maître des cimes est devenu fidèle compagnon du futur inventeur.

Longtemps les parents avaient ignoré la présence de l’oiseau de proie au sommet de la maison. Mais un jour, un des jeunes frères de Mouillard descendit du grenier avec une blessure au bras ; l’aigle l’avait happé au moment où la porte de la cage se refermait. Heureusement ce bras fut vite guéri, et, plus heureusement encore, le père de Louis Mouillard, bien loin d’interdire le jeu dangereux auquel on se livrait là-haut, laissa se développer l’étrange vocation de son fils. Un autre jour le jeune chercheur, en martelant un fer, manqua perdre la vue par suite d’un éclat. Ce fut grande émotion dans la famille.

Qu’importe ! C’est alors pour le futur auteur de l’Empire de l’Air l’époque merveilleuse. Il est libre de poursuivre à sa guise la recherche qui le passionne de plus en plus. Ses frères sont au collège, les amis Alphonse et Ernest Daudet, commencent à se faire rares, attirés de plus en plus par le journalisme et la littérature. Louis, seul dans son grenier, passe des heures et des heures à vivre son rêve au milieu de cette tôlière immense où les variétés d’oiseaux se multiplient, milans, martinets et le grand aigle.

« J’avais vingt ans, l’âge des grandes conceptions, des désirs violents, et j’aimais l’aviation comme on aime à cet âge. Je ne le cachais pas à ma famille. Mon père, homme instruit, me regardait penser sans intervenir. Il se prêtait de bonne grâce à mes dépenses pour les oiseaux et n’intervenait en rien dans mes faits et gestes. Ainsi, j’avais accaparé les greniers de la maison, qui étaient très grands, vendu tout ce qu’ils contenaient, pour faire place nette, et il n’avait rien trouvé à redire… »

Là-haut, Louis Mouillard contemple son aigle, l’étudie longuement, forme son œil et son esprit à l’observation et à la compréhension méthodique. Déjà il a le don de voir, et la faculté de sentir la raison mystérieuse, mais logique, du plus imperceptible mouvement.

Son aigle, son grand aigle ! quel amour il a pour ce bel oiseau qui tant lui apprit ce qu’est la vie des ailes ! Il parlera de ses moindres gestes à maintes reprises dans ses ouvrages.

« Nous pouvons assurer n’avoir jamais vu fixer le soleil à un aigle superbe que nous avons gardé de nombreuses années. Ce qui a pu faire naître cette idée, c’est la pose curieuse qu’ils prennent, lorsqu’ils font sécher leurs plumes, après s’être baignés. En les regardant attentivement, on remarque qu’ils ne fixent rien, mais sont dans une espèce d’extase causée par le réchauffement…… »

« … J’ai possédé, pendant de nombreuses années, le plus bel aigle que j’aie vu ; ni Paris, ni Genève, ne possèdent, à ma connaissance, rien de pareil comme taille et comme beauté… »

« … Un jour mon grand aigle réussit à s’enfuir. Quand j’arrivai le matin, je le vis sur un toit : il n’avait pas osé aller plus loin. Je n’eus rien de plus pressé que de lui montrer sa pitance. Il revint tranquillement en ramant et rentra manger… »

De cette époque date la méthode qu’il imagina pour déterminer les conditions de l’aviation chez les oiseaux.

Le procédé qu’il emploie a fourni à la recherche scientifique de si précieux documents qu’il convient de le rappeler ici : il l’a décrit dans l’Empire de l’Air :

« Tous ces oiseaux sont pesés frais. Quant à leur surface, voici comment je m’y prends : je les étends sur le dos sur une feuille de papier ; les ailes sont développées dans l’allure du vol quand il n’y a pas de vent : c’est ce qui est coté Vent 0 à la seconde. — Quelquefois lorsque l’aile ne pouvait pas s’étendre, l’allure arrivait à ressembler à celle que prend l’oiseau lorsqu’il y a un léger vent : dans ce cas, elle est marquée Vent 5 à la seconde, soit V.5″. — Enfin, certaines études ont été faites sur des oiseaux dont les ailes sont disposées comme quand ils volent contre un bon vent ; dans ce cas, ils sont marqués Vent 10″, Vent 20″.

« Une fois sur le dos, bien en position, dans une bonne tournure de vol, ils sont immobilisés avec des poids : ce sont des lames de plomb pour aplatir les plumes qui relèvent, et deux ou trois fortes masses pour tenir les ailes dans le mouvement et pouvoir résister au retrait des muscles : puis avec un crayon, rien de plus simple que d’en faire une silhouette précise. C’est donc la surface totale de l’oiseau qui est obtenue, aile, queue, corps, tête et pattes. Du reste, si on ne s’occupait que de la surface des ailes, on ne serait pas dans le vrai, car en marche, tout supporte, tout fait aéroplane, plus ou moins bien, suivant sa forme. Assurément, on pourrait négliger la patte aux échassiers ; elles ne sont qu’un obstacle que l’animal traîne après lui ; mais pour le corps, il n’y a pas à songer à le supprime ?, car il porte d’une manière sérieuse.

« Donc, on peut dire simplement que c’est la surface de l’ombre de l’oiseau.

« Pour le calcul des surfaces, il faut de la patience, beaucoup de chiffres et beaucoup d’ordre : c’est une douzaine de triangles à calculer et quatre ou cinq parallélogrammes. C’est un travail très fastidieux à cause de sa longueur. On prend alors son courage à deux mains et quand l’opération est finie, on se dit que c’est un jalon de plus qui est planté.

« Au poids et à la surface sont joints l’envergure et la longueur moyenne de l’aile, qui permettent alors d’indiquer les proportions de l’aéroplane de l’oiseau. Ces calculs sont marqués dans les tableaux par une simple fraction de proportion ; 5 à 1, par exemple, indique que la largeur étant 1, l’envergure est 5.

« À cela est joint la quantité de surface nécessaire pour porter 1 gramme ; le poids dont est chargé le mètre carré, et enfin quelle serait la surface qui serait en proportion d’un poids de 80 kilogrammes.

« Ce poids de 80 kilogrammes correspond au poids approximatif d’un homme muni d’un aéroplane léger : c’est donc la surface qu’il faudrait à l’aéroplane pour tel type… »

Tout en cherchant à établir les principes du vol des oiseaux, Louis Mouillard poursuit les études de peinture qu’il avait entreprises sous la direction du Frère Julio.

Conseillé par son père, il entre à l’École des Beaux-Arts de Lyon, et y remporte à l’âge de vingt ans, le laurier d’or, la plus haute récompense. Son aigle familier est son fidèle modèle, et nombreuses sont les esquisses de Mouillard montrant la silhouette rude de l’oiseau fameux. On peut en voir quelques-unes au Musée rétrospectif de la Ligue Nationale Aérienne, à Paris, et chez M. Albert Bazin, à Martigues.

Les études de peinture de Louis Mouillard suivent leur cours normal ; le voici à Paris où il devient, pour quelque temps, l’élève d’Ingres. L’influence de cet enseignement s’aperçoit dans le portrait du père de Louis Mouillard peint par son fils.

Mais jusqu’en la grande ville, il y a, pour l’ami des oiseaux, d’heureuses journées à passer dans la contemplation. Le jeune artiste n’y manque pas.

« … Dans Paris même, on peut voir l’enlèvement sans élancé. Il faut pour cela, un jour où le vent est très actif, monter à la tour de Notre-Dame. La tour où sont les cloches n’est pas habitée par les oiseaux, mais l’autre avait de mon temps, le beau temps où j’étais étudiant, beaucoup de choucas. En 1881, ils y étaient encore. Par les grands vents, tous les oiseaux du genre Corvus semblent jouer. Cette activité de l’air leur procure une gaîté folle ; ils se livrent à des exercices bizarres, montent, descendent, se poursuivent, semblent jouer aux barres et très souvent dans ce cas, ce genre de départ se produit. L’oiseau est perché le bec au vent, se retenant fortement avec les griffes afin de n’être pas emporté, et pour se mettre au vol, il se contente d’ouvrir légèrement les ailes. L’élancé des pattes est dans ce cas très souvent nul. L’oiseau s’élève sans frapper l’air et est à l’instant en plein vol.

« J’ai encore observé le même fait aux ruines de la Cour des Comptes, où il y avait également des choucas.

« C’est un spectacle que je ne manquais jamais de m’offrir autrefois. Je demeurais dans l’Île ; de mes fenêtres, je voyais les tours, et à chaque grand vent du nord, je faisais l’ascension dans le seul but d’aller voir exécuter cet exercice, qui est très rare par d’autres temps… »

Mais les beaux jours passés dans l’observation enthousiaste, et les études de nature en action, sous l’œil bienveillant d’un père artiste, n’ont point de lendemain.

Un soir de décembre 1856, Jean Mouillard prenait froid en revenant de sa teinturerie, et une mal prompt l’emportait, laissant tous ses enfants non établis. Cette disparition fut un véritable désastre. Adieu la peinture et les longues rêveries devant les tours de Notre-Dame ! Louis Mouillard revint brusquement à Lyon où il trouva sa mère désemparée. L’avenir de toute la famille apparaissait absolument incertain. Louis n’a pas de situation, et n’est riche que de beaux rêves. Sans doute Amédée est presque arrivé au terme de ses études au pensionnat des Lazaristes, mais l’instruction de Henri est à peine ébauchée : il vient de débuter en quatrième classe.

L’aînée des filles, Adèle, a vingt ans ; elle est fiancée à un commerçant de Lyon, qui possède une affaire de mercerie en gros. Elle va quitter la maison paternelle. Et de ses deux sœurs, l’une, Marie, n’a que treize ans, et l’autre, Marguerite, onze.

En outre, voici que les plus chers amis de la famille s’en vont : les Daudet quittent Lyon en 1857. Leurs relations, qui avaient fait le charme de la vie dans cette ville, cessent tout-à-coup ; nouvelle séparation qui dut sembler bien rude à des êtres chez lesquels le cœur prenait tant de place ! Louis Mouillard, cependant, conservera par la suite quelques relations avec Alphonse Daudet. Il lui écrit à plusieurs reprises du fond de sa solitude, et quand naîtra la misère, l’homme de lettres viendra discrètement en aide au rêveur malheureux dont la pauvreté s’effarouche.

M. Ernest Daudet, qui mit un exquis empressement à rappeler ses souvenirs les plus lointains lorsque je l’interrogeai sur la famille Mouillard, m’apprit que les relations épistolaires de son frère et de Louis Mouillard durent être à partir de cette époque les seules attaches des deux familles dont l’intimité avait jadis été fort étroite. Ce n’est que de loin en loin que l’on se rencontrera ; et tant d’inconnues s’amoncellent sous les années, tant de liens se dénouent !

Adèle Mouillard, mariée, devenue Mme Teillart, a quitté Lyon, que déjà ses deux frères n’habitent plus. Quelques années après son mariage survenu en 1868, Alphonse Daudet vit arriver à Paris, chez lui, une jeune femme qui s’écria : « Vous ne me reconnaissez pas ? je suis Marie Mouillard. » Et l’ancien camarade de Louis, devenu homme de lettres célèbre, passa quelques heures à échanger avec émotion des souvenirs de la vie à Lyon. Marie Mouillard, la jolie Marie Mouillard, − car elle était d’une remarquable beauté — venait d’épouser M. Desprès, marchand de cuir en gros. Elle revint encore voir Alphonse Daudet dans son appartement de l’avenue de l’Observatoire, en 1873, à un nouveau voyage à Paris. Mme Desprès, veuve depuis 1880, vit encore. Elle habite Lyon, chez sa fille, Mme Clémenso. Son fils a épousé une cousine germaine de M. Herriot, maire de Lyon. M. Ernest Daudet ne se souvient pas de Marguerite, qui était trop jeune à son départ de Lyon, − Mme veuve Barthaud, née Marguerite Mouillard, habite actuellement Bessé, dans la Sarthe, — mais il revit les deux fils cadets, Amédée et Henri. Ce fut à la fin de la guerre de 1871. Habitant alors à Bruxelles, il s’était rendu à Genève pour y retrouver Mme Ernest Daudet, restée dans le Midi pendant la guerre et la ramener en Belgique. À son arrivée, la ville de Genève se trouvait bouleversée par le retour de l’armée de Bourbaki, qu’un inconcevable oubli de Jules Favre avait fait négliger lors de la conclusion de l’armistice, et qui se réfugiait en Suisse. Dans cette troupe lamentable, M. Ernest Daudet reconnut Amédée et Henri Mouillard, et les fugitifs virent venir comme un sauveur leur ancien compagnon de jeunesse.

Jean Mouillard ayant laissé de vastes terrains situés aux portes d’Alger, son fils Louis décida de les exploiter. Il emmena avec lui son plus jeune frère, Henri.

Amédée, le mathématicien, partit chercher fortune de son côté. Il fut successivement dessinateur à la maison Siemens, de Berlin, puis ingénieur en Abyssinie. C’était un esprit curieux et précis. Il fit diverses inventions intéressantes en mécanique et en électricité, et en particulier prit un brevet pour un appareil de télégraphie. Il est mort en 1903.

Voici donc Louis Mouillard et son jeune frère installés dans une maison de Mustapha, et occupant leur temps à surveiller des bestiaux dans la grande ferme de la Mitidja. Les idées qui hantaient le cerveau du chercheur devaient trouver là un admirable champ d’expériences. Le voici en pleine campagne. Non plus restreint à la volière perchée sur les toits, son observation s’étend sur l’immensité sans bornes. Dès lors les recherches ne se limitent plus à l’étude de l’aigle et des quelques oiseaux qui se risquaient dans les jardins de Lyon et de Paris. Tout être ailé devient sujet d’expérience. Ce sont d’abord les volailles de la ferme, des poules kabyles, et des poules d’Europe, puis des pintades que Mouillard oblige à se soutenir dans l’air dans certaines conditions favorables à l’étude de leurs plus imperceptibles mouvements. Aucun oiseau qui passe à portée du regard n’échappe à son analyse. Ce sont les cigognes se laissant choir du haut des grands frênes qui dominent la propriété, ce sont les sylvies chasseurs d’insectes — les demoiselles « pilles-mouches » comme il les appelle. Il suit d’un œil attentif les plus infimes péripéties de leur chasse précipitée.

L’attrait et la difficulté de la chasse à l’outarde canepetière lui font imaginer d’ingénieux cerfs-volants imitant le vol de l’aigle ; il les expérimente au marais voisin.

Il va le matin à la marine, à Alger, voir l’arrivée de la pêche de nuit, et achète à un marchand des oiseaux de mer. Il les palpe, les soupèse, les fait s’enlever de mille manières, tire des leçons de leurs moindres gestes, témoin la série d’expériences que voici, qu’il exécuta sur quatre oiseaux des tempêtes achetés sur le port, à Alger.

« … Mon but était de les étudier, puis de leur donner la clé des champs quand ils m’ennuieraient.

« Je les mis donc sur l’eau dans une petite mare à canards, voisine de la ferme.

« Ici, je crois utile de donner une description succinte de cet oiseau, pour les personnes qui ne le connaissent pas, afin de faire saisir toutes mes déconvenues.

« Le procellaria est un oiseau gros comme une petite poule. En regardant au tableau des études, type larus, nous trouvons qu’il pèse 750 grammes, que son envergure est de 1m25, la largeur de ses ailes de 0m125. Il possède donc deux grandes baguettes qui ne lui permettent de s’envoler que dans des conditions spéciales. On s’en formera une idée très juste en se figurant une petite poule qui aurait pour ailes deux grandes règles à dessin. Les jambes sont longues, minces et faibles, les pieds palmés. Il ne marche presque pas, mais fait huit ou dix pas en courant, et se pose tout de suite comme s’il était fatigué.

« Mes quatre oiseaux sur la mare ne faisaient rien d’extraordinaire ; aucun n’avait de velléité de s’envoler.

« J’en pris un, le plus faible, et le jetai en l’air assez haut. Il prit son vol, piqua une tête contre un mur, et s’assomma.

« Vexé, j’en pris un second, et le montai au premier étage. Ce second était malade, il se laissa choir si stupidement que je le donnai aux chiens.

« J’en pris un troisième ; et je jurai de voir ce jour-là un procellaria au grand vol. Pour cela faire je le montai au sommet de mon observatoire, qui dépassait le toit de la maison de plusieurs mètres. De là je le projetai au large. Ce pauvre diable d’oiseau n’eut pas plus de chance que les autres : il battit fortement des ailes, s’abaissa, et au moment où je le croyais sérieusement en route, rencontra un poteau et se brisa une aile.

« J’avoue que je n’étais pas content de mon emplette, et il y avait de quoi. Dépenser de l’argent pour donner la liberté à des captifs, se creuser la tête, les monter au cinquième et ne réussir à rien, c’était du guignon.

« Il en restait encore un, dernier espoir. Je m’étais mis dans la tête de voir cet oiseau en plein vol, et je ne voulais pas cette fois manquer mon coup.

« Je réfléchis longtemps, enfin il me vint une idée ; voici :

« Il y avait à un kilomètre de la ferme un terrain nu, sans herbe ; le sol était plat comme une glace. Je trouvais que ces conditions avaient une certaine similitude avec la surface de la mer par un temps calme.

« J’y transportai le numéro 4, qui avait l’air rigoureusement aussi inerte que les trois devanciers. Je le déposai sur cette immense aire et m’éloignai. Il ventait frais de l’ouest. Notre animal resta couché un bon moment, finit par mettre le bec au vent, puis s’étira les ailes. Alors il me montra que j’avais sainement réfléchi.

« Prenant sa course en battant des ailes, qui n’étaient pas gênées par les herbes, il parcourut ainsi une centaine de mètres, portant de moins en moins sur les pieds, puis seulement sur les ailes, mais toujours raz terre. Enfin, d’un seul bond, en prenant le vent, il s’enleva à vingt mètres, revint sur moi, et là me dit :

« Souviens-toi, cher sauveur, que, dans la direction aérienne, la question de base est la vitesse.

« C’est certainement ce que j’ai bien compris ; et depuis lors je me suis de plus en plus persuadé de la justesse de ce principe.

« Vitesse, toujours vitesse, produite par la chute, produite par le courant d’air, par le battement si on veut, c’est toujours la puissance qui soutient, et hors de laquelle l’air ne porte plus… »

N’inférez pas de ce récit tiré de l’Empire de l’Air que Mouillard se complait à l’étude du laboratoire qui sacrifie l’être ailé. Quelle généreuse poésie viendra naturellement éclore sous sa plume quand, dans le Vol sans Battement, il décrira le même oiseau en liberté dans la rafale !

« … Tout est fermé à bord, tout est serré ; arrimé, le pont est balayé par les coups de mer.

« Dedans, le bâtiment craque, gémit comme une bête surmenée. Il faut se tenir aux rebords de sa couchette pour ne pas tomber.

« En haut, les hommes ont leurs grosses bottes et leurs vêtements de toile-cirée. Les officiers étudient anxieusement les convulsions de la grande tourmentée, sans peur assurément, mais avec cette tristesse fatale qui est le propre des gens de mer.

« Pas un bout de toile aux mâts !

« La cheminée blanchie par le sel fume comme une enragée : il faut pouvoir résister à ce vent debout qui retarde la marche. Et tout danse, et tout hurle, mâts, vergues et cordages. D’énormes paquets de mer embarquent à chaque instant.

« Que l’homme est petit devant la tempête !

« Et entre deux embruns, ce démon d’oiseau filant gaiement sans effort, gracieusement même, sur cette écume rugissante ; s’élevant avec la montagne d’eau, et, arrivé au sommet, redescendant ses pentes, explorant ses vallées, se perdant dans ses dépressions. Puis au loin, on le voit reparaître, devant la crête d’une vague monstrueuse qui crève avec un bruit de tonnerre, et ce spectacle terrifiant n’est pour lui qu’un sujet de joie, car c’est le flot qui apporte et étale devant lui les animalcules marins dont il se nourrit… »

C’est en Algérie, près de sa ferme, à l’orée de l’immense plaine de la Mitidja, que l’observateur d’oiseaux, se faisant inventeur, veut réaliser son rêve. Il entreprend la construction méthodique d’un aéroplane : « Il s’agit, dit-il, d’imiter ce que nous avons vu et ce qui nous a été démontré ». Quelles furent les diverses phases de ce travail difficile, Mouillard ne le fera pas connaître. « Je laisse le côté anecdotique, qui a cependant une importance énorme, déclare-t-il, mais ces peines et ces écœurements importent peu à l’humanité ! Elle ne demande à connaître que des résultats ».

Le premier essai de construction avait été effectué à Lyon en 1856. Mouillard n’y attache pas d’importance. « Cet appareil n’a pas été fini, il était mal conçu… J’étais trop influencé par les rameurs, c’était un mélange du planeur et du rameur. J’ai abandonné. »

Dans le voisinage de sa ferme, mieux instruit par des observations plus variées et une réflexion plus calme, à l’abri d’indiscrètes curiosités, Mouillard peut pousser plus avant ses expériences pratiques.

Là furent effectués les deux essais véritables que Mouillard décrit dans l’Empire de l’Air sous les titres Deuxième essai et troisième essai.

Le premier ne fut pas heureux, bien que les bâtis de bois recouverts d’une feuille de caoutchouc, qui constituaient les ailes de l’appareil, aient été, suivant l’opinion de l’auteur, qui pourtant n’aime pas vanter son travail, « remarquablement faits comme légèreté et puissance ».

Mais les proportions de l’appareil étaient grandes, et des ruptures se produisirent par suite du fléautement lorsque les bâtis des ailes furent mis en mouvement.

Le troisième essai, fait en 1865, donna un résultat meilleur. L’aéroplane comprenait deux ailes construites en hampe de fleur de grand agave. Les ailes, jointes par une charnière, qui venait se placer à la hauteur du creux de l’estomac de l’aviateur, étaient mues à la fois par les pieds auxquels les reliaient deux barres de bois, et par les bras qui s’appuyaient dessus, et y étaient fixées par des courroies.

Avec cet appareil, qui avait une surface portante de douze mètres carrés, Mouillard arriva à se maintenir dans les airs pendant quarante-deux mètres. Cette mémorable expérience est décrite d’une manière précise dans le Vol sans battement.

« J’avais réussi, à force de combinaisons profondes et un déploiement de roueries à n’y pas croire, à être seul dans la ferme. J’avais déjà essayé les effets de mon appareil, sauté de quelques mètres de hauteur, je voyais qu’il portait, mais je n’osais expérimenter devant le public de chez moi, et le temps me durait de mieux voir ce que cet aéroplane était capable de faire.

« J’avais donc envoyé tout mon monde… à la campagne et je me promenais dans la prairie avec mon appareil sur les épaules, courant contre le vent, et étudiant son action de soutènement. Le vent était presque nul, la brise n’était pas encore levée et je l’attendais.

« Près de là se trouvait une route qui s’élevait d’un mètre et demi au dessus de la plaine ; elle avait été ainsi exhaussée par l’apport des fossés de trois mètres de largeur qui la bordaient.

« L’idée me vint de sauter ce fossé.

« Sans mon appareil je le franchissais facilement, je voulus essayer de le faire muni de mon aéroplane, je courus donc sur le travers de la route et je sautai le fossé comme à l’ordinaire. Mais, oh horreur ! arrivé à l’autre bord, mes pieds ne touchèrent pas le sol. Je courais sur l’air, faisant des efforts inutiles pour atterrir : mon aéroplane était fixé. Je n’étais qu’à un pied de terre et je ne pouvais l’atteindre ; et je glissais sans pouvoir m’arrêter. Enfin mes pieds finirent par rencontrer le sol. Je tombai sur les mains, cassai une rémige, et tout fut fini. Mais quelle peur j’avais eue ! Je me disais que si un simple léger coup de vent arrivait, il me lançait à dix ou quinze mètres en l’air, et que là-haut j’étais renversé forcément et que je retombais sur le dos. Je savais cela parfaitement, je connaissais les imperfections de mon appareil et les effets qu’il devait produire. Je n’avais pas pu m’offrir un aéroplane complet.

« Heureusement tout se termina bien. Je mesurai ensuite la distance qu’il y avait de la marque de mes pieds au bord de la route et je trouvai 42 mètres.

« Voici ce qu’il a dû arriver. Par le saut j’atteignais une vitesse de 5 à 6 mètres, et, au moment où je franchissais le fossé, j’ai rencontré une bouffée de la brise qui essayait de s’établir. Elle avait probablement 4 ou 5 mètres de rapidité, ce qui fit un total de… capable de me supporter.

« Je ne dirai pas que j’ai eu l’occasion ni le loisir de savourer les voluptés de la vitesse ; non, loin de là ! J’avais trop peur ! mais, cependant je ne saurais oublier cet étrange effet de glissement que je ressentis. »

L’inventeur n’eut ni l’occasion ni le loisir de savourer à nouveau la joie craintive que lui avait value ce premier vol ; l’essai n’eut pas un heureux lendemain. Reprenant l’expérience sur le même appareil, Mouillard eut une épaule luxée par la pression des deux ailes « qui avaient été ramenées l’une contre l’autre comme celles d’un papillon au repos ».

Des ennuis d’un autre ordre vinrent aggraver la situation de l’inventeur et interrompre fâcheusement ses recherches. Vers cette époque le choléra sévit dans la région d’Alger. Mouillard est atteint. Il n’échappe à une mort certaine, racontera-t-on plus tard, qu’en avalant un verre d’absinthe qui faillit à son tour l’empoisonner. n outre les travaux de la ferme ne donnent pas d’heureux résultats, peut-être en raison de la passion scientifique qui domine le cerveau du propriétaire. Une épidémie décime le bétail. En septembre 1865, Louis Mouillard se décidait à abandonner la lutte, louait la ferme, et quittait l’Algérie pour tenter fortune ailleurs.

Mouillard est de retour à Lyon. Les onze années qui viennent de s’écouler n’ont pas amélioré sa situation matérielle ; la famille un peu dispersée déjà, s’interroge sur l’avenir qui peut attendre l’aîné.

L’inventeur est tellement en dehors, tellement au dessus des sentiers battus, qu’il semblera véritablement toute sa vie chercher sa voie. En réalité, il l’a trouvée, il en suit les mille détours sur des routes que son entourage ne peut apercevoir. Il est seul à voir naître et à résoudre les mille difficultés qu’appelle le grand problème. Il est la proie du démon de l’invention.

Mouillard voyage, les yeux toujours levés vers les évolutions des oiseaux. Chaque contrée sera pour lui, plus tard, le pays d’un oiseau familier. Et ainsi en décrivant un vol il sera amené à noter un paysage. « Dans ma jeunesse, écrit-il, j’ai beaucoup parcouru les pays montagneux, Bugey, Suisse et Savoie. » Et il nous apprend que son idée de ballon alpestre est née des difficultés qu’il éprouva pour se transporter rapidement dans ces contrées. Ses souvenirs de la Haute-Auvergne sont liés à ses observations sur les vols des pigeons.

Le séjour en France ne fut pas de longue durée. L’utile intervention de relations puissantes permit à Louis Mouillard de quitter le climat maussade de Lyon et d’aller poursuivre dans les pays chauds les observations d’oiseaux de proie en plein vol.

En 1866, il était nommé au Caire professeur de dessin à l’École Polytechnique. Mouillard racontera dans le Vol sans battement combien cette circonstance servit sa vocation.

Cinq fois par semaine, il a à faire quatre kilomètres en plein désert pour atteindre les écoles militaires où il professe. Au retour, dans l’heure de midi, regagnant la ville dans la lumière aveuglante « qui danse sur le sable comme le feu d’un haut-fourneau » il s’attarde encore sur la route ardente pour aller déranger les vautours posés dans le désert, attroupés autour d’un squelette qu’ils ont proprement nettoyé, et digérant béatement.

Mouillard s’oublie longuement à contempler son maître, l’admirable voilier qui lui enseigne le vol sans battement. Il l’observe planant vers la ville où l’attirent les animaux morts, que la voirie fait déposer au milieu des débris de poteries, près de la porte de l’Abbasieh.

C’est l’époque où, suivant cette course de vautours dans les airs, Mouillard voit son rêve même s’inscrire en plein ciel.

« Ce vol comme perfection d’effets produits, et tous effets utiles à l’homme, toutes manœuvres qu’il désire pouvoir exécuter, ce vol, dis-je, est si beau qu’il pétrifie, qu’il stupéfie. Chaque fois qu’on le voit, on se morigène de n’avoir pas encore essayé de le reproduire.

« C’est si simple ! c’est tellement ce qu’on demande qu’on ne désire rien au-delà ; on se contente de cette simple et grande allure et on n’en veut pas d’autre.

« Puis cela semble si aisé à imiter. Ce n’est pas de la station dans l’air de tempête comme l’oiseau de mer ; non ce n’est pas aussi difficile que cela, c’est l’énorme oiseau, lourd comme un mouton, qui se coule doucement mollement et sans efforts sur une légère brise ; c’est la course en droite ligne ou ces orbes immenses et sans fin dont le résultat est l’ascension si haute qu’on perd l’oiseau de vue, enfin ce sont tous nos désirs exécutés… »

Ne se sentant nulle envie de quitter un pays qui offre à l’observateur de si merveilleux sujets d’études, Mouillard se décide à y fixer sa vie définitivement. Il épouse une hollandaise, Melle Kath Van Tol, excellente personne point fortunée. Le ménage s’installa modestement dans la rue de l’Église Catholique.

Mouillard donne des leçons de dessin, il compte parmi ses élèves les enfants du Khédive ; et sa femme pour venir en aide à cet incorrigible, qui vide sa bourse en achetant des oiseaux, cherche à tenir un petit commerce. Sa boutique est dans la rue de l’Hôtel-du-Nil, près des magasins Dunol. M. Teillart, le beau-frère de son mari, qui a, à Lyon, dans la rue de l’Hôtel-de-Ville, une mercerie en gros, lui fait l’avance de marchandises qu’elle essaye d’écouler dans la clientèle cairote. Mais pas plus que Louis Mouillard, Kath van Tol n’a le sens des bonnes affaires. Si Mouillard vit dans ses chimères, la bonne « tante Miette » comme l’appellent ses neveux ; teste effacée. C’est une grande femme maigre, très douce, ayant le type d’une institutrice anglaise bonne manière. Tous deux mènent une vie des plus austères.

Cependant Mouillard commence à rassembler ses notes et à condenser ses observations en un essai d’ornithologie appliquée à l’aviation. L’heure de la réalisation approche. Mouillard sent qu’il tient la solution du vol mécanique. Il l’a vue, dévoilée en plein ciel. Mais les idées qu’il a maintenant le devoir de livrer au public sont si éloignées des notions admises que la crainte de n’être pas cru étreint le voyant. Il faut à tout prix un résultat. Il faut que l’homme à son tour s’élance.

Mouillard va reprendre les expériences d’Algérie et s’élancer à nouveau dans les airs.

Des déboires terribles l’attendent. Une maladie qui ne pardonne pas fond sur l’inventeur, brisant en lui toute agilité. Ce désastre va peser désormais sur toute l’existence du malheureux. « Sur ces entrefaites ; la maladie survint : je fus immobilisé comme mouvement ; l’ancien gymnasiarque devint un impotent auquel il n’est resté que la tête ». Quelle désespérante mé1ancolie dans les lignes où il parle de son quatrième essai, celui d’Égypte, l’essai qui ne put être, mais que l’on voudrait tenter !

« Quatrième essai.

« 10 mars 1878. Je vais le mettre sur chantier. Je crains que ma mauvaise santé ne me permette de le mener à bien.

« À six mois :

« Août 1879. — Une année et plus est passée, et je n’ai rien pu produire, je renonce, je me rends. »

Et au lieu d’un résultat, il expose un projet : « Voici ce que je voulais faire… »

Quelques lancements d’aéroplanes non montés du haut d’une carrière ne suffisent point à consoler son amertume.

Et un peu désespéré, Mouillard, qui veut voler quand même, cherche le moyen d’éviter cette gymnastique, « qui n’est acceptable que par un certain âge et une certaine puissance musculaire. » C’est ainsi qu’à contre-cœur, il cherche à imaginer l’aéroplane à moteur.

On sent que là il ne suit pas sa véritable idée, il n’ose pas tout son espoir.

Malgré mille difficultés matérielles, s’obstinant et voulant à tout prix persuader ceux qui n’ont pas vu, Louis Mouillard, le 24 avril 1881, mettait la dernière main à l’Empire de l’Air, qui, la même année, parut à Paris.

Étant donné l’état d’esprit des hommes qui représentaient à cette époque la science aéronautique, il ne fallait pas à Mouillard moins d’audace pour lancer cet ouvrage qu’il ne lui en avait fallu pour s’élancer dans les airs. M. Abel Hureau de Villeneuve, fondateur et Directeur du Journal l’Aéronaute en fit la remarque. Consacrant la majeure partie de son numéro d’Octobre 1881 à un important et généreux article sur le Vol à voile et le livre de M. Mouillard, il s’écria dès les premières lignes.

« L’auteur a pris pour épigraphe le mot : Oser, et il justifie son épigraphe. En effet, dans son livre, M. Mouillard, abandonnant tous les lieux communs qui ont cours dans la science, aborde l’aviation par son côté le plus difficile, par le côté qui a jusqu’à ce jour effrayé tous les chercheurs. Rejetant le vol des rameurs qu’il trouve convenable seulement pour les petites espèces, il propose d’employer le vol à voiles, tel qu’il est pratiqué par les grandes espèces d’oiseaux… »

Ce langage dut plaire à l’auteur. À vrai dire, il ne venait pas chercher noise aux savants qui s’hypnotisaient à vouloir créer des avions à ailes battantes ou qui orientaient leurs théories vers la dirigeabilité des ballons. Il leur disait simplement : j’ai vu les oiseaux voguer dans les airs, les uns réalisaient des mouvements d’une complication extrême, d’autres choisissaient le moindre effort. N’est-il point naturel que ceux-ci aient surtout retenu attention ? Je vous expliquerai entre mille attitudes des êtres ailés celle qu’il me fut donné de mieux analyser, parce que, étant plus simple, elle imposait moins d’efforts à l’esprit, et je vous demanderai de travailler avec moi à la reproduire.

« La vue du grand vautour, dit-il, amène tout de suite une idée d’imitation ; c’est le parachute dirigeable qu’on s’ingénie à reproduire… »

« Le bon sens indique que, quand on n’est pas fort, il faut chercher à reproduire ce qui demande le moins de force… Quels sont les oiseaux qui, quoique franchissant de grandes distances, le font avec le moins d’efforts ?… Ce sont les grands voiliers… »

Le génie de Mouillard va au plus simple mouvement.

On fut surpris de n’apercevoir aucune formule en ce livre qui cependant aboutissait à une théorie du vol des voiliers. Mouillard ne calcule pas, il raconte simplement ce qu’il a vu avec le double regard du corps et de l’esprit :

« Les oiseaux planent en raison de la grandeur de leur surface et de l’importance de leur masse.

« N’oublions pas ce principe indiscutable. Un gros oiseau, un moyen et un petit oiseau, tous trois de mêmes surfaces proportionnelles à leurs poids, planeront d’autant mieux qu’ils seront plus lourds.

« Ne nous occupons donc que des gros, ceux-ci seulement peuvent effectuer les décompositions de force qui produisent le vol sans battement d’ailes.

« Comme le voilier au départ est toujours rameur, à moins d’être perché sur une hauteur d’où il s’élance, nous le supposons en l’air, possédant une vitesse acquise.

« Sans bouger les ailes, il glissera.

« S’il n’y a aucun vent, il ira tomber à terre, à une distance qui sera en raison, toujours, de sa surface, et surtout de l’importance de sa masse ; par conséquent, un arrian ira plus loin qu’un vautour fauve, et ce dernier qu’un percnoptère ; cependant, ils sont construits à peu près dans les mêmes proportions.

« Sans vent, le voilier tombe, son vol n’est plus possible, il est obligé de devenir rameur ; et c’est ce qui fait qu’il est rarement matinal, parce que la matinée est ordinairement calme, surtout dans les pays chauds.

« Admettons maintenant l’existence d’un courant d’air, ce qui arrive presque toujours à une certaine hauteur dans l’atmosphère.

« La scène change, le voilier décrit des cercles, s’élève en l’air à une grande hauteur, puis de là se laisse glisser dans la direction où il veut aller, même contre le vent.

« Essayons d’expliquer ce fait.

« L’oiseau se laisse glisser dans la direction du vent en s’abaissant le moins possible, le vent lui donne une vitesse presque égale à lui-même en s’engouffrant dans toutes les plumes qu’il retrousse. Cette poussée par l’arrière est puissante ; il y a prise, tandis que, quand il est le bec au vent, toutes les plumes sont lissées, collées les unes contre les autres, et présentent des surfaces parfaitement construites pour avoir le moins de frottement possible. Cette différence d’action est comparable à celle de ces moulins à vent, formés de plusieurs entonnoirs, dont le mouvement est produit par la différence de résistance présentée à l’air entre la pointe et l’arrière.

« Comme l’oiseau tourne, il arrive à se retrouver à marcher contre le vent ; là se produit le résultat demandé : l’élévation.

« Nous énonçons sérieusement cette fraction d’explication, parce que cette action est beaucoup trop négligée, et qu’elle est réellement utile à l’oiseau.

« Arrivé à cette partie du cercle qu’il décrit, le voilier dispose ses ailes et sa queue de manière à remonter un peu, de sorte que sa vitesse acquise, se heurtant contre la force du vent, l’élève plus qu’il n’a baissé pour acquérir sa vitesse.

« En résumé, le bénéfice de l’opération, le résultat obtenu commeexhaussement, est donné par la force du vent, qui n’agit pas également lorsque l’oiseau lui présente son avant ou son arrière.

« Le voilier répète ce mouvement et gagne de la hauteur à chaque tour : ces cercles sont d’autant plus concentriques que l’oiseau a plus de masse et que le vent est plus faible…

« La variation des surfaces offertes à l’action du vent dans les différentes parties du cercle décrit, et la variation de vitesse ou variation de position du centre de gravité, sont autant de facteurs dont il faut tenir compte.

« L’exhaussement se produit par le bon emploi de toutes çcs données, et par le choix d’une foule de circonstances heureuses, commençant par les courants ascendants, dont on a beaucoup parlé ces temps-ci, et sur lesquels il ne faut guère compter, et finissant par le choix judicieux de l’instant où se produit le coup de vent pour lui présenter l’angle utile à l’ascension. Enfin et surtout, par l’inégalité de longueur de la partie de la course faite avec le vent, comparée à celle qui est faite contre lui. La brièveté de cette dernière partie comparée à la première est d’autant plus accusée que1 l’ascension est plus forte.

« … Une manœvre qui supporte facilement l’analyse, et dont la compréhension est facile est celle de l’ascension directe, vent debout, soit en reculant, ce qui est facile, soit sans perdre du terrain, ce qui l’est moins ; ou même en avançant contre le vent.

« L’angle juste, bien présenté, joint à une surface utile pour l’instant, et la force irrégulière du vent bien employée, accalmie pour avancer, accélération de la vitesse du courant utilisée à s’élever, toutes ces conditions réunies rendent le problème facile à comprendre…

« Il ne faut jamais dans les calcules supposer qu’un courant d’air a une vitesse régulière, on serait complètement dans l’erreur ; une étude attentive du vol des oiseaux fait voir qu’il y a des bouffées irrégulières, non seulement à la surface, mais même jusqu’aux confins de l’atmosphère visible.

« Les oiseaux ont certainement, comme les bons marins, le talent de voir venir le coup de vent ; le frisement de l’eau qui change de couleur, devient plus sombre, indique à l’homme de mer l’arrivée de la bourrasque. Comment font les oiseaux pour voir venir l’air rapide ? Il est difficile de s’en faire une idée ; cependant, il est certain qu’ils s’en servent assez souvent…

« Cependant, les très gros oiseaux ne semblent pas se tourmenter beaucoup pour utiliser tous ces petits moyens accessoires ; les maîtres dans l’art, ayant une fois établi un angle moyen, jugé bon par leur expérience pour le temps qu’il fait, ne changent pas facilement de tournure ; ils savent qu’il leur est inutile de se livrer à de petites manœuvres, comme diminuer ou augmenter la surface à chaque tour : on dirait qu’ils mettent leur aéroplane à un cran fixe, qu’ils savent pratiquement bon, et se reposent pour bénéficier en élévation sur le coup de vent. Il y a bien probablement des mouvements de déséquilibrement qu’on ne peut apercevoir à la lunette, tels que mouvements de la tête, qui est un balancier précieux et on ne peut mieux placé ; même des mouvements inconscients d’ensemble : mais quant aux changements intentionnels de la voilure, par un vent moyen, elle peut rester des heures entières au point fixe où elle a été mise, tout comme une voile de navire. Il nous faut donc pénétrer plus avant dans la question, chercher une explication plus satisfaisante à cette manœuvre. Nous la trouverons en étudiant l’effet produit par le coup de vent irrégulier.

« Le coup de vent est une puissance qui est l’âme de l’ascension, c’est la baguette qui frappe le cerveau de l’enfant, qui lui donne la force de rester debout, de rouler et même de franchir des élévations.

« Si le coup de vent se produit dans la partie où l’oiseau va avec le vent, c’est le coup de baguette que le cerveau reçoit par derrière ; c’est de la vitesse emmagasinée, c’est autant de chute économisée, donc bénéfice pour l’oiseau d’autant.

« Si c’est dans la partie du rond où l’oiseau fait face au courant d’air, c’est son sol de glissement qui est l’air, qui se projette sur lui, et le force comme résultante à s’élever : donc encore bénéfice qu’il ne doit pas à l’action de la chute.

« Si le coup de vent le prend en travers-arrière, en travers-avant, c’est toujours un apport d’action ; c’est toujours un 1ancé, une poussée qui lui est imprimée par une force étrangère à lui-même, et dont il profite ; ou une économie de parcours, qui se traduit encore à son avoir par un exhaussement.

« Mais, au fait, toutes ces explications ne sont utiles que pour les curieux ; elles ne prouvent ni ne jugent rien qu’on comprenne, qu’on s’explique mathématiquement une manœuvre ou qu’on n’y parvienne pas, le résultat est le même ; il n’en reste pas moins la leçon du maître omnipotent, omniscient, qui dit : si vous me comprenez, tant mieux ; si vous ne me comprenez pas, tant pis ; mais en tous cas, c’est comme cela que cela s’opère !… Je vous le démontre, la journée entière, non pas dans les ténèbres, mais en pleine nue ; et si vous ne voulez pas profiter de la leçon, c’est que vous avez juré de ne jamais venir me rejoindre.

« Ainsi agit l’oiseau !… »

La démonstration de Mouillard saisissait l’esprit, tant sa description donnait l’évocation même du mouvement de l’oiseau ; pour des esprits prévenus, elle péchait de ne donner que cela.

Et cependant l’ornithologue ne s’était pas contenté de décrire, il avait, avec succès, cherché sur le papier l’explication des trajectoires aperçues dans le ciel. Toute une partie de son ouvrage est consacrée à l’étude des dispositions prises par l’oiseau pour être en posture de planement.

Ayant montré que l’oiseau se laisse glisser et tomber dans la marche dans le vent, et se relève dans la marche contre le vent, et se rendant compte que les grands voiliers produisent cette succession de manœuvres avec le moins possible de perte de hauteur à chaque glissement, il étudie quelle est la position du centre de figure de ces placeurs dans chacune des deux marches. Le voici devant un gyps fulvus qui vient d’être abattu. C’est là son « désideratum » puisque « la note dominante de ce vol, ce qu’il a de remarquable, c’est la tendance très marquée à produire toutes les manœuvres par le planement, et d’éviter tout ce qui rappelle le rameur. »

Cet oiseau va donner à Mouillard la démonstration nette dont il précise les éléments au chapitre Équilibre vertical et horizontal.

« Pour déséquilibrer son aéroplane dans le sens vertical, le voilier se sert de sa queue, qui sous l’action du vent donne des directions tout comme un gouvernail ; mais il a un autre moyen bien plus énergique de déplacer son centre de gravité, c’est en changeant son centre de figure, c’est-à-dire en variant la forme de sa surface, et en la déplaçant par rapport à son corps.

« Quand l’oiseau a disposé sa voilure de manière à avoir un équilibre pratique, que son aéroplane est réglé pour bien marcher, si un besoin quelconque l’oblige à monter brusquement, il n’emploiera pas sa queue, surtout si elle est faible, parce qu’elle n’aurait pas une action suffisante, mais il étend ses ailes en avant.

« Le centre de gravité et le centre de figure sont donc énergiquement portés en arrière ; l’escension et le relèvement sont donc forcés… »

Si l’oiseau veut descendre, il reportera au contraire le centre de gravité en avant en portant en arrière l’extrémité de ses ailes.

C’est en partie pour bien étudier, dans toutes ces manœuvres, les déplacements du centre de figure que Mouillard dessine l’ombre portée des oiseaux dans la position de vol. Nous avons reproduit plus haut le passage où il explique comment il y parvient.

Aussitôt après son observation, l’auteur tire donc la conclusion pratique. Tous les oiseaux observés ont été mis en position de planement. L’inspection des tableaux semblables à celui que donne le présent ouvrage au début du chapitre Études d’oiseaux suffit à indiquer quels voiliers pourront être inimitables dans leur vol.

Bien que l’on affectât souvent de ne la point comprendre, la rigueur de cette méthode ne passa point inaperçue, et les commentateurs de Mouillard, dès 1881, acceptaient le premier principe énoncé par lui.

« … Il est très facile d’admettre qu’un oiseau voilier puisse, sans même en avoir conscience, se maintenir en équilibre par de légers, mais continuels déplacements du centre de gravité. » (H. de Villeneuve, l’Aéronaute, oct. 1881.)

On a cru faire un reproche sensible à Mouillard en lui disant qu’il eut tort de faire d’un mouvement passager un mouvement constant. Le reproche n’est pas mérité. Mouillard ne nie pas l’intérêt du vol ramé. Il estime que l’homme aura plus de peine à réaliser cette phase de l’évolution, voilà pourquoi il s’attache à l’autre. Mais il est le premier à reconnaître que le vol à ailes battantes n’est pas négligeable. Même lorsqu’il parle du vautour, son maître, il a soin de le noter : « … à la moindre appréhension, ces gros oiseaux deviennent rameurs, dit-il ; ils veulent rapidement se mettre hors de portée du danger, et alors, développant toute leur puissance, c’est au plus vite et à grands coups d’ailes qu’ils se mettent à fuir. »

Aussi, M. Louis Clodion, qui, le 24 septembre 1881, saluait dans l’Illustration, avec force louanges, l’apparition de l’Empire de l’Air, n’eut-il pas raison, au milieu des fleurs qu’il distribuait à l’auteur, de le critiquer sur ce point. Il ne semble pas d’ailleurs que M. Clodion ait été convaincu de la réalité des merveilles révélées par Mouillard. Le fait que l’inventeur eut l’épaule luxée à la fin d’un essai lui suffit pour conclure : « l’expérience ne réussit pas. » L’idée émise par Mouillard de tenter de planer, une fois la hauteur prise dans un vent de vitesse, suffisante, ne lui suggère d’autres réflexions que celle-ci : « Je ne lui souhaite pas d’en faire l’expérience. »

Ce qui captiva le premier critique de l’Empire de l’Air, fut le lyrisme des descriptions dont le volume est orné. M. Abel Hureau de Villeneuve, bien qu’homme de science, ne put non plus résister au charme de cette langue correcte, qui donnait une parure élégante à l’inspiration la plus élevée.

« Je conseille à tous ceux qui étudient le vol des oiseaux, disait-il, de se procurer le livre de Mouillard. Non seulement ils y trouveront des documents intéressants, ils y rencontreront encore des anecdotes pleines d’un esprit vif, original, pétillant, bien français, et les aperçus d’un homme qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu et beaucoup étudié. »

Cette appréciation résume assez l’opinion favorable, mais point enthousiaste, que, dans les milieux cultivés, on eut du livre de Mouillard à son apparition. À dire vrai, on n’en avait pas compris toute la portée.

D’ailleurs, la Société Française de Navigation Aérienne qui, à cette époque, était le seul groupement scientifique s’intéressant aux recherches d’aviation, était peu ouverte aux idées audicieuses. Elle se trouvait orientée sans appel vers l’aile battante, grâce aux théories que défendait âprement dans son sein M. Ch. du Hauvel d’Andreville, ingénieur des Arts et Manufactures.

Le souci de la publication de l’Empire de l’Air ayant amené pour quelques mois Mouillard à Paris, il s’intéresse aux travaux de la Société Française de Navigation Aérienne, sans doute attiré vers elle par M. Hureau de Villeneuve qui y remplissait les fonctions de vice-président. Le procès-verbal de la séance du 10 novembre 1881 indique que Mouillard y proposa l’emploi de ballons libres non montés, portant des appareils destinés à fournir des indications météorologiques. C’est une idée que l’on trouvera développée dans le Vol sans battement.

M. Hureau de Villeneuve amena encore Mouillard à l’établissement d’aérostation militaire de Chalais. Il voulait le présenter au capitaine Charles Renard qui, occupé aux travaux qui devaient aboutir en 1884 à la démonstration pratique de la dirigeabilité des ballons, était considéré à cette époque comme le grand-maître de l’aéronautique ? Le commandant Paul Renard se souvient fort bien de cette visite de Mouillard, son frère l’ayant fait appeler dès que l’auteur de l’Empire de l’Air eut été introduit. Charles Renard montra à son frère l’ouvrage nouvellement paru et lui déclara nettement qu’il y avait là « une mine de renseignements précieux pour les études d’aviation ».

M. Paul Renard fut frappé de l’air modeste que montrait, sous ces éloges, le glorieux précurseur. Le brave homme semblait très émotionné par le caractère officiel des personnes auxquelles il rendait visite, et très sincèrement heureux et touché qu’on voulût bien s’intéresser à son œuvre.

Mme Louis Mouillard avait accompagné son mari dans ce voyage en France. Tous deux passèrent l’été chez la sœur aînée de l’inventeur, Mme Teillart, dans sa propriété de l’île Barbe, à cinq kilomètres du centre de Lyon.

Mme Teillart avait deux filles : Marie et Jeanne ; et un fils, Henri. À peu près à cette époque, l’aînée, Marie Teillart, épousa M. Louis Camoin, qui possédait avec son frère Edmond, de grands magasins de nouveautés situés au Caire, au Mousky, dans le quartier de Cronfich.

La situation de Mouillard rentré au Caire, après maintes dépenses occasionnées par ses voyages et la publication de l’Empire de l’Air n’était pas brillante, les leçons de dessin ne suffisant pas à donner l’aisance. Par commisération plutôt que pour les services qu’il pouvait rendre, M. Edmond Camoin le prit comme gérant de ses magasins. Mouillard était alors ce qu’il fut toute sa vie, un homme absolument sûr, dévoué, fidèle, mais qui avait en tête toute autre chose que le commerce de la nouveauté. M. Edmond Camoin le raillait doucement lorsqu’il parlait de ses recherches, ou lorsqu’il rentrait d’une course au Mokattam où il était allé faire des lancements d’appareils. « Vous vous casserez la tête si vous continuez », disait-il. Mouillard souriait doucement, ne répondait rien, et reprenait la suite de son rêve. Il resta là deux ans, remplissant vers la fin l’emploi de caissier dans la maison de commerce que Louis Camoin s’était mis à gérer seul, son frère s’attardant à Cannes dans la plantation des orangers. C’était l’année du bombardement d’Alexandrie, qui valut une indemnité de sept cent mille francs à MM. Camoin pour dégâts commis à leur dépôt dans cette ville.

Mouillard était loin d’être un employé modèle, il ne pouvait s’astreindre à aucun travail régulier, et annotait ses livres de caisse de figures d’oiseaux et de dessins d’aéroplane. Son voyage en France lui a mis en tête mille idées nouvelles, et la publication de son ouvrage a excité à nouveau son courage. Jusqu’à son bureau, sur les prospectus de la maison Camoin, il donne corps à toutes les pensées qui jaillisent de son cerveau. Il commence à couvrir les feuillets dont l’ensemble constituera le manuscrit du Vol sans battement.

Il dut accepter avec indifférence qu’à cette époque on lui retirât son emploi. « C’était, me disait M. Edmond Camoin, un homme simple, qui vivait de rien, se faisait petit et ne savait pas demander. »

Qu’importe la pauvreté à celui qui n’a d’autre ambition que de voir au soleil levant s’élever un vol majestueux de vautours !

Et pourtant le sort commence à se montrer implacable. Au moment où Mouillard perd son gagne-pain, sa femme est atteinte d’une grave maladie de foie. Il faut abandonner jusqu’à la petite boutique de mercerie. On renvoie à Lyon les marchandises que le beau-frère de Mouillard avait prêtées, et les deux malades pour lesquels la vie se montre si dure, s’isolent, semblent chercher à faire oublier leurs propres peines. Elle, souffre en silence, toujours douce, digne et réservée ; lui, s’obstine à vouloir imaginer dans les rayons du matin l’évolution de l’homme parmi celles des oiseaux voiliers. Le 28 décembre 1886, malgré les soins dont une amie dévouée, Mme Borelli, l’entoura, le mal emportait Mme Mouillard. On l’enterra au cimetière protestant du Caire où sa tombe est encore visible.

Mme Borelli et son mari, herboriste, vivaient chez les Mouillard avant le décès de l’infortunée « Tante Miette ». Devenu veuf, Mouillard alla à son tour habiter avec M. et Mme Borelli, au numéro 15 de la rue de l’Église Catholique, un immeuble, actuellement démoli, qui appartenait au clergé.

Mouillard ne voyagera plus désormais, il ne fera pas non plus d’essais pratiques. Cette joie ne lui est plus permise.

« Supposez, ce qui a été une fois, que j’aie entre les mains un appareil, je ne dirai pas parfait, mais à peu près utilisable, qu’en ferai-je ? Moi qui, certains jours, suis obligé de prendre des précautions pour descendre sans secousses du trottoir sur la chaussée. Il arriverait ce qui est arrivé, que je détruirai cet appareil pour en construire un plus parfait, ce qui est exact. Seulement ce nouvel appareil est resté en détresse faute de… Oh ! pas de réflexions, assurément, ni de bon vouloir, ce simple exemple indique qu’il faut le bien-être, l’aisance, la tranquillité et surtout l’aide d’autrui… »

Réduit à ses contemplations, Mouillard ne se fait pas faute d’y employer tout son temps.

Il est encouragé dans la suite de ses recherches par une approbation précieuse qui fut donnée à ses travaux par le Docteur Marey, professeur au Collège de France.

Ayant trouvé en 1882, dans la photochronographie, le moyen d’analyser les mouvements les plus rapides, Marey avait immédiatement songé à appliquer sa découverte à la détermination des actes mécaniques du vol. Cette expérience ayant démontré l’exactitude des observations de Mouillard, Marey devint un défenseur de son œuvre, et fit partager son sentiment à ses élèves.

L’un d’eux, Albert Bazin, devait être le premier à apporter au solitaire, en Égypte même, la consolation réchauffante d’une admiration passionnée.

M. Albert Bazin, né à Marseille en 1854, était un grand chasseur d’oiseaux, que ses affaires avaient amené à Port-Saïd vers 1882. Ayant travaillé quelque temps à Paris, dans le laboratoire de Marey, puis tenu, sous diverses latitudes, des oiseaux de toute espèce au bout de son fusil, il possédait la vision nette des silhouettes exactes. Ayant aperçu l’Empire de l’Air à la devanture d’un libraire de Port-Saïd, il fut vivement frappé par l’exactitude du dessin représentant l’ombre portée d’une sarcelle qui orne la couverture. Il reconnut aussitôt dans l’auteur de ce croquis un observateur de premier ordre.

L’ouvrage lu, dévoré plutôt, un désir impérieux de connaître l’homme qui avait jeté sur le papier toutes ces ingénieuses pensées s’empara du lecteur. La résolution fut vite prise, et Albert Bazin accourut au Caire pour dire à Mouillard qu’il ambitionnait d’être son disciple. Il trouva seul, avec les Borelli, dans l’humble maison du Mousky, un homme las et doux, qui, bien que non médecin, mais parce qu’il connaissait l’emploi des simples, donnait ses soins aux pauvres Arabes.

Mouillard reçut comme un fils son admirateur enthousiaste qui resta là pendant huit jours. Il le fit monter sur sa « tour d’ivoire », la terrasse de la maison.

« Le Caire était, à cette époque, la ville des grands oiseaux, comme Constantinople est la ville des chiens. Sur chacun des minarets voisins habitait quelque famille de ses amis, milans, vautours, faucons et parfois cigognes. Il les aimait avec tendresse, les nourrissait individuellement, savait leurs habitudes, leurs particularités, leur poids, leur surface, et jusqu’à leur généalogie.

« Dès qu’il paraissait sur sa terrasse, on voyait arriver quelqu’un de ses clients. Parfois un grand vautour descendait du fin fond du ciel en traçant ses orbes majestueux au-dessus de nos têtes, et c’était alors grande fête à la tour » (Aérophile, 1er juin 1910. Mouillard, par Albert Bazin).

C’est à l’observation du vautour, en effet, que Mouillard attachait surtout de l’importance. Lorsqu’il mettra la dernière ligne au Vol sans battement et qu’il parlera des visiteurs — rares hélas ! — qui vinrent jusqu’à son observatoire, il éprouvera une véritable amertume à penser que peut-être ceux-là n’ont fait « qu’entrevoir » son cher vautour.

M. Albert Bazin ne m’a-t-il pas raconté qu’un soir où, du haut de la terrasse, tous deux contemplaient les évolutions des oiseaux, Mouillard cherchait au fond du ciel son maître préféré. Tout à coup il apparut là-haut, en fonction de planement, pénétrant l’espace d’une allure rectiligne. Tous deux s’étant tus retinrent leur souffle dans une émotion profonde, et suivirent l’oiseau voilier jusqu’à l’horizon. Quand il eut disparu, les regards des observateurs se rencontrèrent. Les yeux de Mouillard étaient inondés de larmes, où rayonnait une joie qui voulait dire : « Enfin ! un autre que moi a vu, un autre a compris que j’évoquais dans mon livre un spectacle splendide et non un rêve mystérieux, et si je meurs sans avoir été cru, un autre pourra répéter la leçon que l’oiseau m’a si souvent donnée ! »

Cependant, ni à M. Albert Bazin, ni à ses autres visiteurs de l’époque, Mouillard ne parla du nouveau livre qu’il avait entrepris d’écrire.

Son seul soin semblait être d’étudier l’évolution des oiseaux, et d’enseigner à autrui l’art de bien voir.

Il ne se contentait pas de son observatoire en ville, il s’isolait souvent devant le désert. Le Docteur Baÿ qui vint en Égypte pour la première fois en 1888 le connut ainsi : « Son observatoire de prédilection était un rocher du Mokattam, sorte de nid d’aigle, d’où il pouvait suivre, à l’œil nu ou armé d’une lunette, toutes les évolutions des grands voiliers qui parcourent cette région. À cet exercice ses sens s’étaient aiguisés, et avaient acquis une acuité tout à fait exceptionnelle. Il observait sans cesse, il observait toujours, même dans les rues du Caire.

Il occupait un modeste logis dans les quartiers arabes, et avait pour compagnons habituels les corneilles et les milans du voisinage. Tous ces volatiles étaient devenus ses amis, amis un peu indiscrets, il est vrai, qui ne se contentaient pas de voler dans les airs, mais avaient la coutume assez régulière de s’emparer du modeste repas de notre observateur par trop distrait. » (Bulletin de l’Institut Égyptien, avril 1901).

Toujours tenu à de grandes précautions nécessitées par l’état précaire de sa santé, Mouillard ne parlait pas de tenter de nouvelles expériences. Au cours de diverses visites que M. Albert Bazin lui fit avant de revenir en France, il lui montra les dessins des appareils projetés sans sembler y attacher une grande importance. Sans doute l’impossibilité absolue où il était d’agir par lui-même était la seule cause de cette réserve. Elle put paraître surprenante au visiteur parce qu’il ignorait quelles nouvelles découvertes préoccupaient à ce moment Mouillard. N’a-t-il pas en effet fallu attendre la présente publication pour savoir qu’il avait découvert les principes modernes de la direction aérienne obtenus par dix années d’observations complémentaires.

La juste réputation d’esprit curieux et inventif, que Mouillard s’était acquise dans le petit groupe de chercheurs qui entouraient le professeur Marey, allait d’une manière imprévue s’étendre dans le Nouveau-Monde.

À l’occasion du Congrès International d’Aéronautique, qui eut lieu à Paris en 1889, le professeur Marey, qui venait de terminer son célèbre ouvrage sur le Vol des Oiseaux, rassembla les croyants de la locomotion aérienne en un dîner resté fameux, sous le nom de dîner des aviateurs.

M. Albert Bazin y fut convié ainsi que M. Drzewiecki, ingénieur russe. On y fêtait un hôte de marque, M. Octave Chanute.

Né à Paris le 18 février 1852, M. Octave Chanute avait six ans lorsqu’il partit pour la Louisiane, son père ayant été nommé vice-président du collège de Jefferson. Il débuta très jeune dans la carrière d’ingénieur de constructions civiles.

Après une carrière des plus remplies par de grands travaux répandus sur le territoire américain, chargé d’honneurs et de distinctions méritées, Chanute portait un intérêt tout spécial aux recherches aéronautiques. Il vint à Paris pour se renseigner sur l’état de la question en France.

Au dîner du professeur Marey ; on parla longuement des attitudes prises par les oiseaux pendant diverses phases de leur vol. À propos du vol à voiles, on en vint naturellement aux travaux de Mouillard, qui trouvèrent là de sincères défenseurs. Octave Chanute n’avait pas lu l’Empire de l’Air, M. Drzewiecki lui conseilla vivement cette lecture, et M. Albert Bazin raconta à l’ingénieur américain ce qu’il avait vu au Caire, lors de ses observations en compagnie de Mouillard. Chanute fut vivement intéressé par ce qu’il entendit.

M. Drzewiecki qui, bien que russe, était un ancien élève de notre École centrale, avait à la séance du 1er août 1889 du Congrès International d’Aéronautique présenté un travail important sur les oiseaux considérés comme des aéroplanes animés. Il y avait montré par des considérations, basées sur des formules établies par le colonel Duchemin, que, en tenant compte d’un avancement supposé horizontal du volateur, la théorie de l’appui normal revient à celle de la sustension due à la résistance de l’air attaqué sous une faible incidence, ou en d’autres termes que la théorie de l’orthoptère revient à celle de l’aéroplane. Considérant ensuite les mesures données par Mouillard, M. Drzewiecki avait montré comment, à « étudier le vol horizontal, les lois déduites théoriquement pour les aéroplanes, se trouvent vérifiées par l’observation des volateurs naturels, c’est-à-dire à quel point nous avons le droit de considérer l’oiseau comme un aéroplane animé ».

Quelques mois après le « dîner des aviateurs », M. Drzewiecki eut l’occasion d’aller exprimer de vive voix à Mouillard combien il appréciait ses travaux. Au mois de février 1890 il se rendait au Caire et portait un exemplaire de son mémoire à l’observateur solitaire. Il trouva Mouillard attentif aux mêmes observations que naguère et surtout préoccupé de construire léger. Il vanta à son visiteur pour les aéroplanes, le bois de Nambag, un arbre du Haut-Nil, qui semblait particulièrement apte aux constructions résistantes, et ultra-légères à la fois, que nécessite la locomotion aérienne. M. Drzewiecki possède encore un morceau de ce bois dont la légèreté est vraiment surprenante. L’ingénieur russe vit Mouillard une dizaine de fois pendant le séjour d’un mois environ qu’il fit au Caire. Des affaires l’appelant en Haute-Égypte, il dut interrompre un peu brusquement ses visites et rentra en France.

Cependant la visite chez Marey n’avait point été inutile à Chanute. Il avait été vivement frappé par ce qu’il y avait vu et entendu, et, le 2 mai 1890, l’exprima aux étudiants du Sisley College Cornell University, en une conférence ayant pour titre Aerial Navigation. C’était une revue des résultats obtenus par la France, « cette nation tenant largement la tête dans les études aéronautiques, sans doute, disait-il, comme conséquence de l’invention du ballon par Mongolfier en 1793. »

Les résultats que le conférencier analysa avec le plus de soin furent les succès des capitaines Renard et Krebs dans la dirigeabilité des ballons, et la théorie exposée par M. S. Drzewiecki au Congrès d’Aéronautique. Chanute cita en outre l’Empire de l’Air parmi les ouvrages qui doivent retenir l’attention, mais n’en dit pas davantage sur ce point particulier.

Il ne dit pas qu’il était rentré de Paris vivement intrigué par ce que lui avait raconté M. Albert Bazin au sujet de Mouillard, et qu’il avait tout de suite engagé avec celui-ci une correspondance active. Mais dans une lettre que Mouillard écrivit à son élève à la fin de 1890, on trouve la preuve très nette de ces événements. Le lecteur ne sera point surpris que nous donnions ici le texte intégral de cette lettre, qui montre à merveille quelles étaient à cette époque les préoccupations du Maître de l’Aviation.

Lettre de Louis Mouillard à Albert Bazin.


Caire, le 15 septembre 1890.


Bien cher Monsieur A. Bazin,


Je vous adresse cette lettre à tout hasard à Marseille, ne sachant où vous trouver. J’espère qu’on vous la fera parvenir.

Ne comprenant pas pourquoi vous ne m’avez pas donné signe de vie, je mets votre silence sur le compte de vos nouvelles occupations, et je vous écris.

Vous aviez pas mal de choses cependant à me dire : le Congrès, la Société, la boîte enfin où vous avez dit plus que votre mot à ce que j’ai pu voir par le compte-rendu des séances, et par ce que m’a raconté Djewaitsky (sic) (S. Drzewiecki) qui est venu me voir une quinzaine de jours.

Il m’a dit, en outre, que vous aviez porté un toast à ma santé. — Je vous en remercie, vous avez bien fait, non pour moi, mais pour l’idée. Étant donné la jalousie humaine, il a dû avoir peu de succès.

Maître Djewaitsky (sic) est allé dans la Haute-Égypte, et de là a disparu. Je ne l’ai pas revu à son retour. J’ai su qu’une dépêche lui avait fait reprendre rapidement le chemin de l’Europe. Je suppose qu’il est à Chicago, auprès de M. O. Chanute qui m’a écrit plusieurs fois, mais ne m’a cependant pas parlé de lui.

Je n’ai pas compris la raison de cette fugue, si ce n’est peut-être un mot que je lui ai dit, qui l’a peut-être… étonné. Il me parlait d’un appareil qu’il devait construire pour l’exposition de Chicago et, comme, d’après sa description, il était incomplet, je lui dis que « quand il serait à bout de son rouleau, il n’aurait qu’à m’écrire ». Je le remettrais dans le bon chemin.

Que devient la Société de Navigation Aérienne ? D’après le bulletin, elle me semble immobilisée dans les ballons.

Quand vous m’écrirez, donnez-moi, s’il vous plaît, des nouvelles de Monsieur Hureau de Villeneuve et de M. Jobert, Biot, etc… À quoi ressemble Monsieur Chanute, que vous avez rencontré au Congrès ?

Maintenant, bien cher Monsieur, je voudrais vous prier de me rendre un service. Voici de quoi il s’agit.

Je suppose, d’après un mot de Djewaitsky, que vous habitez Marseille. Là vous êtes bien placé pour pouvoir me renseigner.

Parmi les capitaines que vous voyez, il doit s’en trouver qui ont pêché la baleine, le cachalot, les souffleurs. Je désirerais bien savoir pourquoi il ne se monte pas de bâtiments pêcheurs pour prendre les souffleurs de la Méditerranée.

Je sais de visu qu’il y en a et de très gros.

En 1882, j’ai vu 30 jets à la fois. Le dos d’un d’eux, que j’ai pu voir, avait la grosseur d’un brick renversé.

Je me suis laissé dire, sur le bateau, que c’était l’incertitude de les rencontrer sur un point qui empêche leur poursuite. Je vous prie donc de faire causer ces Messieurs sur ce sujet, et d’être assez bon de me renseigner.

La raison de cette nécessité est que, dans mes nombreuses idées, ne suivant pas les sentiers battus, j’en ai une qui faciliterait singulièrement cette recherche si rareté est la cause qui empêche cette industrie. Si vous pouvez y joindre quelques autres renseignements, comme procédés nouveaux de pêche, valeur de l’huile de la cétine et autres, cela n’empêcherait pas de travailler la tête à vide.

Un mot sur ma personne.

Je vais toujours de mieux en mieux. Si cela continue je finirai par me remettre complètement. Je suis toujours au même coin et au même cran que vous m’avez vu. Les antiquités vont mal, mais la droguerie beaucoup mieux. Je touche à la pension alimentaire assurée.

Madame Borelli se porte toujours comme un charme et son mari aussi.

J’espère que la présente vous rencontrera et surtout en bonne santé.

Je vous serre, bien cher Monsieur, très affectueusement la main.

L. Mouillard.

Albert Bazin laissa malheureusement sans réponse cette lettre de son maître. Il était, lorsqu’elle lui parvint, installé à Martigues, au bord de l’étang de Berre, et poursuivait là des recherches personnelles, partiellement inspirées de tout ce qu’il avait vu et entendu lors de ses visites à la maison du Mousky. Il attendit pour répondre, puis oublia la lettre. Peut-être, devant ce silence, Mouillard crut-il que son élève préféré avait déjà oublié ses leçons. Il dut en éprouver une grande peine. L’œuvre de M. Albert Bazin montre, au contraire, qu’il n’oublia pas. Il ne se pardonna pas sa négligence.

On ne saurait cependant lui en faire grief ; ayant eu l’occasion de prendre la défense de Mouillard dans un article que publia l’Aérophile en 1910, il parla de son maître avec le plus affectueux respect et exprima de nobles pensées qui font le plus grand honneur à son caractère.

Après 1890, Mouillard ne reçoit plus de visites d’aviateurs venus de France.

Voilà bientôt dix ans que l’Empire de l’Air est paru. Sans doute le livre est oublié. Des soucis divers, des recherches personnelles, avons-nous dit, ont enlevé à M. Albert Bazin le temps de jeter à la poste la réponse, qu’attend l’exilé du Caire.

M. S. Drzewiecki, homme de science pure, a cessé de manifester d’une manière précise l’intérêt qu’il porte à l’observateur d’oiseaux. Certes, dans une brochure Le vol plané, essai d’une solution mécanique du problème, qu’il publie en 1891, il cite encore Mouillard qu’il qualifie d’ « intuitif du vol plané doublé d’un artiste », mais, dans un article tout à fait remarquable publié dans la Revue générale des Sciences pures et appliquées, le 30 Décembre 1891, sous le titre de l’Aviation de demain, il n’est plus même fait mention des travaux de Mouillard. Après un essai d’une netteté incomparable, où l’auteur définit les conditions et la théorie du vol de l’aéroplane actuel, il cite les principaux chercheurs, qui travaillent ardemment à l’avancement de la science aéronautique ; Langley, Chanute, Maxim et Lilienthal sont parmi ceux-là. De l’aviateur français exilé au Caire, il n’est point parlé.

Et comme Mouillard, toujours timide, n’ose insister pour qu’on lui réponde, dans quelques mois on le croira mort.

Il lui reste pourtant encore six années à vivre. Et il se souviendra, jusqu’à la fin, d’Albert Bazin et de Drzewiecki. Ceux-ci en trouveront une preuve touchante à la fin du Vol sans battement : le Maître qui tout au cours de son œuvre n’a jamais cité que ses amis les oiseaux, tiendra à inscrire le nom de l’élève et du voyageur aux dernières pages de son second ouvrage. Ne sont-ils pas les chers témoins qui ont vu avec lui l’évolution merveilleuse de l’oiseau modèle ? Il sait que ceux-là, même s’ils perdaient un jour le souvenir de l’initiateur, ne pourront jamais chasser de leur pensée l’image de l’oiseau qui plane, les ailes toutes grandes, montrant à l’homme la route à suivre.

Cette dernière période, où l’indifférence de la mère patrie se fait douloureusement sentir, est marquée par la correspondance avec l’américain Octave Chanute. Étant donné l’importance de celle-ci, nous en avons détaché l’analyse quelques pages plus loin.

Cette correspondance, dont Mouillard parlait peu, ne fut point complètement ignorée de son entourage. On eut connaissance qu’un jour, l’inventeur avait reçu de Chicago un chèque de deux mille dollars pour la construction d’un appareil d’aviation. M. Ferdinand Alby, notable négociant du Caire, servit de témoin lors de l’encaissernent qui se fit au Consulat d’Amérique.

Ce fut la dernière joie de Louis Mouillard. La somme fut employée à construire l’appareil pour vol à voiles, dont les restes sont maintenant visibles au musée historique de la Ligue Nationale Aérienne. Des expériences suprêmes sont tentées au Mokattam. Mais les forces trahissent l’inventeur, dont l’agilité se perd de plus en plus.

Il pensa devenir fou, une nuit que le feu prit dans des magasins voisins de l’immeuble, où son appareil était remisé.

Les amis proches se font plus rares. Les relations épistolaires avec quelques parents s’espacent, puis se perdent. Mouillard se fait plus petit à mesure qu’il est plus malheureux. Il ne peut plus espérer, manquant de fonds, arriver à faire publier directement ses dernières études, et en éprouve une peine très vive.

Mouillard habite toujours, avec les Borelli, le no 15 de la rue de l’Église Catholique. Le 1er novembre 1896, il eut un coup d’hémiplégie. En dehors du docteur Fouquet, aucun membre de la colonie française ne s’est approché de la maison pour venir en aide à Madame Borelli qui se dépensait en soins dévoués entre Mouillard et son propre mari, également souffrant d’une maladie qui devait l’emporter en 1898. M. Houdin-Bey, ex-directeur des bureaux européens au Cabinet de S. A. le Khédive, visita Mouillard pendant sa maladie, et recueillit de sa bouche combien il était reconnaissant à Madame Borelli pour ses soins dévoués. Après onze mois de maladie, Mouillard rendait le dernier soupir, le 20 septembre 1897.

À l’heure où la colonie française d’Égypte va payer à la mémoire de Louis Mouilard une juste réparation en lui élevant, près du Caire, un monument, n’est-il pas douloureux de penser que la dépouille mortelle, de l’auteur de l’Empire de l’Air a subi le sort de celles qui sont envoyées à la fossé commune ? Mouillard mort, aucun membre de sa famille ne s’inquiéta de savoir ce qu’il était devenu. Il avait été enterré dans une tombe louée pour un bref délai. Lorsque Madame Borelli eut réuni la somme nécessaire pour l’acquisition d’une concession pour son mari et ses enfants, elle alla réclamer la dépouille du Maître et ne la trouva, plus : la location n’avait pas été renouvelée à temps.

Dans ce chapitre du récit de la découverte de l’aviation, nous voudrions montrer que l’œuvre ignorée de Louis Mouillard a servi l’avancement de la science d’une manière imprévue ; et que, soit négligence, soit silence voulu, une véritable injustice de l’histoire a été commise à son endroit.

Rentré en Amérique, à la suite du voyage en France où lui avait été révélée l’œuvre de l’inventeur du Caire, Octave Chanute n’avait pas eu de soin plus pressé que de correspondre avec lui. Son sûr instinct ne le trompait pas. Il était évident qu’il y aurait mille choses à apprendre d’un observateur à l’esprit aiguisé par quarante années d’études obstinées.

L’intérêt que lui porta le grand ingénieur américain, dut être des plus sensibles à Mouillard. À quelques considérations scientifiques de son correspondant, au sujet des propositions contenues dans l’Empire de l’Air, il répondit avec un empressement et une simplicité touchante par une lettre qui, d’un seul coup, éclaire la question que nous voulons exposer.

Épars au milieu des manuscrits inédits de Mouillard, nous avons trouvé le brouillon de cette lettre.

Ce texte était contenu dans le pli formé par une lettre d’annonce de mariage (M. Fernand Brouard avec Mademoiselle Régina Rosenzweig. Le Caire, 2 juin 1890). Sur la première page de couverture, Mouillard a écrit : « Lettre à M. Chanute, 20 novembre 1890 ». À l’intérieur, se trouvent six feuillets constituant les pages d’un texte que nous reproduisons ici tel qu’il se présente dans le manuscrit :


Lettre de Louis Mouillard à O. Chanute.


20 Novembre 1890.


Bien cher Monsieur,

Merci de votre bonne lettre et de la sympathie que vous me témoignez.

Merci aussi de l’idée que vous voulez bien me communiquer. Je suis ici forcé de vous faire une confession qu’il m’est dur d’écrire, mais que je ne puis cacher. — C’est honteux, mais c’est comme cela — Je n’ai pas compris. Je suis tellement rebelle à tout exposé mathématique, que cela n’a rien d’étonnant pour moi, mais, pour les autres, il ne doit pas en être ainsi ; cela doit paraître curieux, je l’avoue. Je suis de ceux qui résoudront un problème très difficile très facilement à leur manière, mais qui sont incapables d’en comprendre même l’exposé, s’il revêt l’aspect d’une formule. Que voulez-vous, cher Monsieur, c’est comme cela, et je ne puis réussir à me réformer. J’ai repris dix fois votre lettre, faisant chaque fois un effort énorme pour la saisir, je n’ai pu comprendre : c’est lettre morte pour moi ; ces prismoïdes me dansent dans la tête et je n’y suis plus, je perds pied. Et cependant j’ai passé ma vie à les étudier ! il est vrai, toujours à ma manière.

Je n’ai jamais pu réussir à faire une division algébrique, ce qui fait que j’ai été pris d’une sainte frayeur de l’algèbre, fait qui déteint fortement dans mes livrer, à la grande épouvante de ceux qui comprennent qu’il y a quelque chose cependant dans ma cervelle.

Pendant que je suis en train de me confesser, je puis bien aller au-delà. J’avoue ne pas me servir des formules pour un simple calcul de cube ; ainsi, pour trouver le volume d’une sphère, je ne me sers pas de… (sic) ; non, cela m’effarouche. J’ai peur de me tromper, je préfère chaque fois me dire : une sphère peut être considérée comme formée d’une série de cônes, et, comme le cône se mesure par sa base multipliée par le 1/3 de sa hauteur, etc… Bref je reconstitue chaque fois la formule. Il en est de même de la surface du cercle : je dis pas = …(sic) ; mais c’est une série de triangles. C’est toujours la même chose, mais sans formule.

Malgré cela, je chiffre très facilement et bien juste ; il m’arrive même souvent de voir si les calculs des autres n’ont pas d’erreur. — Je sais bien la physique. — Je me sens ferré sur la chimie et ma part de sciences se terminant en gie. — J’ai même été géomètre, toujours par mes procédés qui sont d’une justesse insolente : en somme, je suis, hélas ! comme toujours, pas comme les autres. Dans ma famille on prétend que cela vient de ma mère nourrice qui était une chèvre. Il y a certainement quelque chose, et qui doit venir de là, car dans d’autres actes de la vie, je remarque que je ne suis pas le chemin de tout le monde.

C’est un grand malheur pour moi, je le reconnais, mais peut-on se réformer sans s’éteindre ? Je ne le crois pas. Je suis cependant persuadé que, si vous m’exposiez de vive voix ce que je ne puis comprendre en dix lectures, j’en aurais probablement pour cinq minutes à le comprendre.

Il y a également dans votre bonne lettre un autre point que je n’ai pas non plus saisi, et qui m’a vivement surpris, c’est celui où vous me dites que l’équilibre longitudinal que j’ai exposé est difficile à exécuter et demande, en somme, une dose de vie que l’homme ne possèderait pas.

L’équilibre vertical, tel que peut le produire l’aé. fig. 30 [1]), est la copie amplifiée de l’oiseau ; c’est le mode qu’il emploie.

L’expérimentation sur les appareils bien réglés donne, surtout quand ils atteignent une grande masse, des résultats surprenants. Je l’ai essayé avec un aéroplane de 5 mètres d’envergure et j’ai obtenu, au deuxième essai, un équilibre parfait. On ne peut rien désirer de plus fixe et de plus régulier comme marche.

L’aéroplane était jeté du sommet d’une carrière de 70 mètres de hauteur et est allé tomber à plus de 300 pas par le calme absolu. (Je ne suis plus retourné à cette carrière : c’est trop loin ; mais s’il se présente ces jours-ci une embellie). J’espère, grâce à un chemin de fer qu’on se propose de faire pour établir sur la montagne un sanatorium, pouvoir renouveler cet été cette expérience, et y livrer un aé. qui est fait depuis bien des années, et qui a environ 20 m. q. de surface.

C’est un aé. construit pour porter un homme et que, vu mon inactivité, je n’ai jamais essayé. L’expérience sera donc excessivement sérieuse. Quand je l’aurai faite je vous en écrirai les résultats. C’est la fig. 30 exacte. Je le chargerai progressivement de sacs de terre placés où se tient l’aviateur et je le ferai jeter de cette hauteur par les jeunes gens dont mon livre a empoisonné l’existence. Je garnirai son avant de joncs pour parer les chocs et j’espère qu’il fera bon ouvrage.

Voici, d’après ce que je pense, ce qui vous a fourni cette impression : c’est que vous avez peu observé les très gros oiseaux. Le jour où vous pourrez étudier les g. v. [2] ou le condor, vous changerez d’opinion. La vue d’un milan permet parfaitement de croire que la direction verticale est un acte difficile, mais la vue du g. v. au départ, en course, ou à l’atterrisage, simplifie complètement cette question. En le voyant produire ses lentes et simples manœuvres, on comprend que l’activité humaine ordinaire est parfaitement capable de les reproduire.

En place, dans la question direction horizontale, je n’ai pas été, dans mon livre, assez explicite. Comme vous avez été assez bon pour me gratifier d’une idée que, hélas, je n’ai pu m’assimiler, je vais à mon tour compléter ce point de la direction horizontale qui est tout à fait incomplet. Telle elle est exposée dans mon livre, cette direction, telle elle est dans la nature, mais ce sont les actes de direction lente. La direction active est produite autrement. Je dis que, quand l’oiseau veut tourner d’un côté il replie l’aile de ce côté, et la petite aile est toujours dirigée du côté du centre. — C’est vrai, mais tout à fait insuffisant. Voici le complément de la manœuvre. — La sixième et la septième plume de la main de l’oiseau, voir fig. 12 [3] où elles sont bien visibles, sont ce que je nomme les plumes annulaires, c’est-à-dire correspondant aux ongles des doigts annulaires. — Ces plumes sont celles qui ont le plus de surface de toutes celles de l’aile. Quand l’oiseau veut tourner il accroche l’air avec ces plumes. Le bout de l’aile se tord, cette portion de l’aé. gauchie ne glisse donc plus comme celle correspondante de l’autre aile. Elles barrent le mouvement, l’arrêtent, font levier long en ce point ; de là naît une différence de marche et un changement de direction rapide.

J’ai reproduit cet effet plusieurs fois et par plusieurs moyens différents. Le transport de la masse d’un côté, la diminution de surface de ce même côté ne sont rien comme action de direction auprès de ce moyen brutal de se diriger. Les premiers servent au vol plané, à décider du sens d’un rond ; et le second à se diriger franchement.

Voilà donc l’oiseau photographié sous ses deux aspects de mouvements utiles que nous désirons reproduire. Ses autres facultés, ce pourquoi il peut fermer les ailes, etc… ne nous intéresse pas. Avec ces deux modes de se diriger nous pouvons reproduire le vol de parcours par un temps moyen. C’est tout ce que j’ai désiré reproduire. Avec un appareil capable de bien produire ces deux directions, on fera déjà bien des choses intéressantes.

Actuellement, je cherche au-delà, comme détails de construction. Ainsi j’abandonne le type aé. fig. 30 pour en produire un autre plus simple et plus parfait. Puis je reprends, en le simpiifiant beaucoup, l’aé. à moteur, fig. 31, celui que je nomme « l’appareil des impotents », et c’est à mon adresse ce qualificatif. C’est dire que je tâche de tourner la difficulté qu’offre l’aé. personnel, et espère encore me faire véhiculer dans les airs.

Comme vous voyez, cher Monsieur, malgré mon découragement, malgré cette tristesse résignée qui est bien la note de mon individu, je ne lâche pas pour cela la question. C’est à froid que je la serre, et cela sans aucun mérite, car comment oublier un pareil problème, au Caire surtout où on a constamment les voiliers sous les yeux ?

Ce qui me manque pour réussir, c’est un peu de bien-être, un peu de liberté d’action. (Je suis trop cerné par les besoins de la vie pour pouvoir agir avec succès, trop peu fortuné pour produire une idée avec chance de réussite. Je trouve, puis je laisse moisir dans mes cartons des idées qui, en des mains plus actives que les miennes, seraient vite exécutées et rendues productives. À commencer par l’aviation que je donne à tous).

J ’ai été tellement désillusionné dans ma vie que non seulement je ne crois à rien, mais je ne cours après rien. Je pense beaucoup et agis peu, c’est mon défaut. J’aurais dû naître double, un pour penser, l’autre pour agir et tirer parti du penseur.

J’ai bien cru, en 1881, avoir la liberté. Pendant que je publiais mon livre à Paris, je poursuivais un autre problème tout aussi important que celui de l’aviation : c’était le changement de fond en comble de ce qui existe en Marine. Je fus reçu plusieurs fois par Gambetta d’une façon plus qu’encourageante. Ce grand homme avait pris mes idées en mains. Malheureusement tout sombra avec cette brillante personnalité. Aujourd’hui je suis en relation avec l’amiral Aube, ancien Ministre de la Marine, l’homme qui dit qu’il ne faut plus construire de cathédrales flottantes et qu’il faut s’adresser aux idées nouvelles. Qui sait s’il reviendra au pouvoir ? Cet échec m’a fait rentrer dans mon trou du Caire d’où je ne suis plus ressorti. Et cependant cette idée est aussi neuve, aussi fraîche qu’il y a vingt ans quand je l’ai trouvée.

J’ai eu le plaisir de recevoir, cet été, la visite d’une de vos connaissances, M. Djewaitzki (sic) ingénieur russe. Il m’a causé de vous et de l’exposition de Chicago où il me disait. qu’il se rendait. D’après son dire, il semble que vous allez bien Messieurs des États-Unis ; vous voulez faire grand et beau. Il me parlait d’un appareil d’aviation qu’il se proposait de construire : tout cela en observant les milans et les corbeaux du voisinage. Il n’a pas eu de chance, ce cher Monsieur D… pendant les quinze jours qu’il est resté, je n’ai pu lui faire voir un seul vautour. C’est fâcheux, je l’aurais converti au vol sans battements.

Mais cette exposition extraordinaire et ce peuple hardi qui la prépare me trottent dans la tête. N’y aurait-il pas moyen de présenter là quelque idée nouvelle et d’en tirer parti ? En France j’y renonce, ce sont tous des emplâtres, des poltrons renforcés. Il n’y a rien à faire avec des poules mouillées pareilles.

Je vous prie de juger si, dans les idées suivantes, vous croyez que quelque chose pourrait réussir.

Je choisis celles qui peuvent avoir un rapport quelconque avec une exposition :

1o Hélice rationnelle donnant un rendement régulier à toutes les vitesses, bon pour l’air et l’eau.

2o Mes dernières idées sur les aéroplanes (constructions). C’est, comme je vous ai dit, les appareils fig. 30 et 31 perfectionnés. Le premier, entre les mains d’un homme actif et au courant de la manœuvre, doit réussir. Le second est pendu à la possibilité de procurer sur l’eau une vitesse de 10 mètres à la seconde à un appareil du poids de 500 k.

3o Ballon dirigeable sans machine propulsive.

4o Ballon alpestre, attraction pour l’exposition. Drolerie qui gagnerait de l’argent. C’est un charmant appareil qui enlèverait (c’est le cas de le dire) la jeunesse et tout autant les demoiselles que les messieurs.

Ce sont des ascensions peu élevées, dans et sur l’exposition même ; ce qui n’empêcherait pas de les poursuivre plus loin si on le désirerait.

Je n’ai qu’un regret c’est de n’avoir pas pu faire cet appareil : il y a de belles heures à passer sans danger ; et même tout malade que je suis aujourd’hui, s’il était construit, je serais le premier à l’essayer.

4o (bis) Nouvelle soupape de ballon permettant de donner autant de coups de soupape qu’on veut en donner, ce qui ne peut se produire avec la soupape employée partout actuellement.

5o Cerf-volant dirigeable (pour exposition, moteur).

6o Classeur de mines, Trieur n’ayant en fait d’eau que celle qui est conservée par l’imbibition des terres, appareil intéressant pour les Andes Cordillères et pays miniers où l’eau manque.

7o À étudier. Condensateur de rosée. Complément du précédent engin.

8o Vigie pour marine de guerre et pêche des cétacés. C’est le ballon sur mer qui a été essayé ces temps-ci à Toulon et en Allemagne et qui n’a pas réussi.

Coupe de bateau rapide.

Œuvre de longue haleine que je ne devrais pas mettre ici.

10o Mes torpilles pour la Marine de l’État.

Si dans ces idées quelque chose vous semblait bon, je vous prie de m’indiquer comment vous pensez pouvoir en tirer bénéfice, et dans quelles conditions cela pourrait se faire. Mon apport serait l’idée. Je n’ai pas à cacher, n’est-ce pas, que je ne suis pas un capitaliste, je l’ai prêché sur tous les toits et nul ne l’ignore. Je n’oserais même assurer mon concours actif étant donné ma mauvaise santé. C’est si loin Chicago, surtout de New-York. Si encore on pouvait faire ce trajet par eau, mais une trentaine d’heures en chemin de fer me semblent bien longues pour mes forces…

Je dois vous paraître, cher Monsieur, dans cette longue lettre, bien diffus, bien osé et bien curieux. Je vous prie de m’excuser et d’en mettre la cause sur la charmante affabilité qui ressort de votre bonne lettre. Si j’ai été trop loin, il n’y aura rien de dit.

Je vous prie donc, Monsieur, d’agréer une bonne poignée de main de votre tout dévoué.

L. Mouillard.

Nous avons souligné le passage le plus essentiel de cette longue missive où mille idées se pressent. Sans doute le lecteur n’a pu le lire sans tressaillir.

Ainsi donc Mouillard, bien avant le 20 novembre 1890, date de cette lettre, avait inventé le gauchissement, et, circonstance merveilleuse, qui montre combien il avait raison de considérer la nature comme son meilleur maître, c’est l’observation de l’oiseau en plein vol qui lui avait permis de faire cette découverte. La découverte, disons-nous, non seulement était réalisée le 20 novembre 1890, mais est même bien antérieure à cette date. Nous l’estimons ainsi en nous basant sur l’application que Mouillard en a faite.

« J’ai reproduit cet effet plusieurs fois et par plusieurs moyens différents », écrit-il.

De telles expériences ne s’improvisent pas. Donc au moment de la lettre à Chanute, la découverte était faite depuis plusieurs mois, peut-être depuis plusieurs années.

Quant à l’originalité de cette invention, le lecteur l’a comprise. Mouillard a soin d’insister lui-même sur la nouveauté absolue de sa proposition. Au début de sa démonstration il en annonce l’importance à Chanute en lui disant : « Comme vous avez été assez bon pour me gratifier d’une idée que, hélas ! je n’ai pu m’assimiler, je vais à mon tour compléter ce point de la direction horizontale qui est tout à fait incomplet. »

C’est la première fois que Mouillard fait connaître ce résultat nouveau. Dans l’Empire de l’Air, il avait parlé de la torsion des ailes, mais non du gauchissement. Torsion pour lui, voulait dire relèvement de bas en haut. Le passage où l’auteur décrit l’allure des plumes du vautour oricou ne laissait aucun doute à ce point de vue :

« L’avant de l’aile quand l’oiseau est en marche, offre le spectacle suivant ; toutes les plumes se recourbent et s’étagent sous l’action de la pression du poids de l’animal et du courant d’air. Toute action d’ensemble des rémiges est supprimée : leur grand écartement les unes des autres empêche au reste toute solidarité. Chaque plume a donc sa torsion, qui fait de chacune un plah particulier de relèvement. »

L’organe que Mouillard vient de définir est tout autre, c’est celui qui permet « l’acte actif de direction horizontale », c’est-à-dire de direction dans un plan horizontal. C’est l’organe, cherché depuis tant d’années, qui doit permettre à l’aéroplane de tourner en conservant son équilibre.

Dans l’Empire de l’Air, Mouillard s’était efforcé en vain de trouver le moyen employé par l’oiseau pour effectuer ce mouvement difficile. Il avait indiqué qu’à tout changement de direction correspondait un ploiement de l’aile du côté du centre du cercle décrit, l’oiseau diminuant ainsi la surface portante du côté où il voulait tourner. Mais il s’était parfaitement rendu compte qu’une telle méthode aboutissait à la perte de l’équilibre :

« Quand un oiseau décrit un rond, l’aile du côté du centre est toujours moins étendue que celle dont la pointe décrit la circonférence ; de sorte que, en voyant un voilier ployer légèrement une aile, on sait qu’il va tourner de ce côté.

« Le corps tout entier se prête à ce mouvement l’oiseau se porte de ce côté, la queue, même rudimentaire, bien qu’elle agisse peu, apporte aussi son concours à l’exécution de cette manœuvre. C’est chez les volateurs une action instinctive, absolument, comme chez l’homme, de se servir des bras pour équilibrer les jambes.

« L’équilibre exact, dans le sens de l’envergure, n’existe jamais complètement ; un côté est toujours plus lourd que l’autre, les surfaces ne sont pas exactement réparties. Les différences de poids et de surface ont pour effet de faire pencher le côté le plus chargé ou le plus petit, ce qui revient au même ; de là viennent ces ronds qui sont toujours décrits par les aéroplanes, soit machine, soit oiseau… ».

Et n’avait-il pas, à cette époque, fait l’aveu très net de l’insuffisance de sa démonstration, puisqu’il la faisait suivre de ces deux lignes :

« Pour obtenir la marche rectiligne, il faut faire intervenir une force corrective qui, dans l’aéroplane, est la vie. »

La lettre à Chanute n’hésite pas à déclarer au sujet de cette explication : « C’est vrai, mais c’est tout à fait insuffisant. »

Les changements de direction dans le plan horizontal ne sont pas obtenus, d’une manière active, par le ploiement des ailes, mais par le gauchissement « Le transport de la masse d’un côté, la diminution de surface de ce même côté ne sont rien auprès de ce moyen brutal de se diriger. »

La preuve est absolue, le texte de la lettre est net ; le mot s’y trouve, dans le sens où on l’emploie de nos jours, et nous ne pensons pas qu’il soit possible de critiquer l’affirmation suivante, qui est la nôtre :

En 1890, Mouillard a dévoilé à Chanute le mystère du gauchissement des ailes, moyen employé par l’oiseau pour se diriger franchement.

Lorsque Mouillard écrivait à Chanute la lettre que nous avons lue, il était en plein travail de composition de son second ouvrage, et y accumulait le fruit de dix années d’observations supplémentaires. La préface débnte par ces mots : « Dix ans après », soit dix années après l’Empire de l’Air, dont le Vol sans battement constitue la suite. C’est donc en 1891 que Mouillard mettait la dernière main à l’œuvre nouvelle y insistait particulièrement sur les principes nouveaux de la direction aérienne dans le vol à voile.

Nous allons trouver le développement de l’idée du gauchissement dans le chapitre qui a pour titre « Direction horizontale ». L’auteur y démontre avec détail, en s’appuyant sur l’observation du vol des diseaux, l’utilité de cette déformation du plan de l’aile :

« Lorsque l’oiseau perd sa direction, c’est-à-dire quand le courant d’air varie légèrement le point d’arrivée, l’oiseau corrige sa marche en tordant la pointe de l’aile, en l’accrochant avec cette large plume, et se procure ainsi un retard de ce côté. L’aile qui a fait cette manœuvre n’a donc pas été aussi vite que l’autre : elle est restée en arrière, et, comme les ailes sont étendues avec rigidité, ce mouvement s’est communiqué à tout l’aéroplane, et le changement de direction a été opéré.

« Quand l’oiseau veut varier intentionnellement sa direction, cette manœuvre est plus accentuée, et devient par conséquent plus visible que dans le cas précédent. On voit alors l’annulaire quitter franchement le plan horizontal de l’aile, entraîner par son contact les plumes avoisinantes et communiquer ce mouvement de torsion jusqu’à la fin de la main.-L’action de cette déformation du plan de l’aile se traduit à l’instant par un changement subit dans le sens d’aller horizontal. Ce n’est pas à la longue que cet effet se produit, c’est à l’instant même. Cette manœuvre est donc infiniment plus active que les déséquilibrements produits par le transport à gauche ou à droite du centre de gravité qui est procuré le plus souvent, en petit, par la tête qui se porte du côté où veut aller Foiseau, en plus accentué par le transport général de tout l’être vers ce côté, puis enfin par le ploiement de l’aile du même côté. »

On ne peut donc nier que Louis Mouillard a parfaitement compris l’importance du principe nouveau découvert par lui. Il s’agit là d’une découverte des plus raisonnées, non due au hasard, mais donnant la solution de la direction horizontale, problème sur lequel l’inventeur travaillait depuis de longues années.

Ce n’est pas non plus par hasard que le mot « gauchie », nouveauté de langage dans la technique aérienne, est venu sous la plume de l’inventeur ? Nous trouvons ce terme dans l’œuvre ignorée de Louis Mouillard, sous ses trois formes fondamentales, l’adjectif, le substantif et le verbe.

L’adjectif est dans la lettre à Chanute ; nous avons vu l’expression « cette portion de l’aéroplane gauchie », en parlant du « bout de l’aile qui se tord ».

Le substantif est au chapitre Direction horizontale : « Ce gauchissement était ainsi produit. » La définition du terme est donnée : « déformation de l’aile qui doit rester en retard », c’est-à-dire déformation destinée à provoquer sur l’aile ainsi creusée une résistance supplémentaire à l’avancement.

C’est au chapitre Aéroplane d’essai que nous trouvons le verbe. Gauchir est employé au sens strict où on l’utilise aujourd’hui. Mouillard écrit : « Il s’agit pour se diriger horizontalement, pour gêner la translation d’une aile, pour qu’en un mot elle aille moins vite que l’autre, de gauchir par une traction opérée au point cette portion de la surface portante, afin de se procurer un retard de glissement ».

Dans la réalisation même du gauchissement, dans la reproduction aussi approchée que possible de la manœuvre à laquelle se livre l’oiseau, Mouillard ne prétend pas qu’il faille s’arrêter à un procédé mécanique plutôt qu’à un autre

« Cette torsion destinée à produire un plan qui accroche l’air à l’extrémité de l’aile, et qui produit ainsi un retard et un changement de direction horizontale, s’obtient très facilement et de beaucoup de manières différentes, toutes bonnes du reste l’essentiel est d’arriver à barrer l’air.

« Ainsi on produit cet effet au moyen d’une simple corde cheminant dans des anneaux fixés sous l’aile, afin d’éviter le traînement, arrivant à la place où se tiendrait le pouce dans cette main emplumée, et s’attachant à l’extrémité de l’annulaire. Il est clair qu’une traction exercée sur cette corde se transmettra à ce point d’attache, et aura pour effet de le rapprocher de l’autre point d’attache, et par conséquent de creuser l’aile ; seulement comme le côté avant est ferme et même très rigide, et que le côté arrière est élastique, c’est l’arrière qui se déformera, c’est l’annulaire qui présentera alors son plan à l’air ; plan qui, par conséquent, ne glissera pas comme le reste de l’aéroplane et surtout comme la partie pareille de L’autre aile qu’on n’aura pas déformée. Il n’y aura donc plus égalité de glissement ; l’aile intacte glissera mieux dans l’air que l’aile déformée.

« Dans l’aéroplane de Massia Biot, j’avais employé un aujre moyen pour arriver au même résultat la déformation de l’aile qui doit rester en retard. Ce gauehissement étant ainsi produit.

« Les premières rémiges de chaque aile, formées par deux bambous légèrement courbés, avaient, en acte de vol ordinaire, leurs convexités placées du côté de l’aile. Ces bambous étaient chacun emprisonnés dans deux douilles, qui les serraient assez pour les maintenir en position, mais leur permettaient, sous l’action d’un effort de la main, de tourner sur eux-mêmes. Comme les gros bouts dépassaient d’un mètre environ chaque douille, ils servaient en même temps d’organes de direction pour l’avance ou le recul des extrémités des ailes. Ces deux barres venaient presque toucher la poitrine de l’aviateur, qui s’en servait pour porter les pointes des ailes en avant ou en arrière, suivant les besoins de l’équilibre vertical. En même temps on pouvait, en les tordant, les faire tourner sur eux-mêmes dans leurs douilles, par conséquent, porter leurs extrémités en l’air. La courbure de ces bambous faisait que la toile fixée sur eux formait alors un plan relevé, allant du premier au second bambou ; plan qui devenait différent de celui du reste de l’aile.

« Il est clair que l’aile qui présentait ce plan de relèvement ne fendait plus aussi facilement l’air que celle qui était restée intacjte, cette aile déformée restait donc en retard sur l’autre, c’était l’effet cherché.

« À l’article Gouvernail vertical je parle d’une autre variante de direction horizontale. Il y a cent moyens différents à employer, qui tous produisent cet effet, hors duquel on va à peu de chose près horizontalement, où le vent veut bien vous pousser ».

Ce n’est donc pas à un dispositif précis de réalisation mécanique de cette déformation que s’arrête l’invention de Mouillard. Il en imagine plusieurs qui sont d’ailleurs les plus fréquemment employés de nos jours encore. Ce qu’il a découvert, c’est le principe même, et ce qu’il a démontré, c’est l’utilité du gauchissement dans sa généralité la plus large.


Pourquoi aurait-il hésité à livrer une telle découverte à Chanute ? Sans doute il a encore bien peu entendu parler de cet ingénieur, il ne le connaît pas. Leurs relations se limitent encore à la réception d’une lettre flatteuse, et à quelques remarques, qui, étant trop mathématiques, ne furent pas comprises. Quel démon pousse alors Mouillard, sans défense et sans malice, à livrer ainsi à autrui l’essence même de sa plus haute découverte ?

Cette libéralité ne doit pas nous surprendre. Le gauchissement découvert par Mouillard n’est pas un dispositif mécanique. Il est à la fois les milles dispositifs que l’homme pourra réaliser, au cours des âges, pour reproduire une manœuvre à laquelle se livre l’oiseau. ? Mouillard a su lire la leçon que l’oiseau transcrit dans ses évolutions parmi l’espace.

Il ne faut donc pas s’étonner que dans cette longue lettre à Chanute, où il a soin de ne parler qu’avec précautions, à mots couverts, de maintes autres inventions « dont on pourrait tirer bénéfice » telles que hélice rationnelle, torpilles, classeur de mines, soupape de ballons, etc…, il n’hésite pas à exposer très. nettement le principe de la direction horizontale enfin découvert. Mouillard a pensé : la leçon donnée par la nature doit profiter également à l’humanité tout entière, et il résume ce désir dans cette noble expression : « à commencer par l’aviation que je donne à tous ».


Les techniciens de l’aviation qui estimaient, jusqu’à la parution du présent ouvrage, que le gauchissement était une idée tout à fait moderne, ne seront pas moins surpris de trouver dans le v.ol sans battement, en outre de la théorie de ce procédé de direction stable, celle de la direction automatique par la liaison du gauchissement et du gouvernail.

Il leur suffira pour cela de lire le chapitre qui a pour titre Gouvernail vertical.

Ici Mouillard va bien plus loin que l’observation des oiseaux, le mécanicien se révèle : « Ce que la nature n’a pas fait est cependant faisable, dit-il ; elle n’a pas tout inventé, témoin la roue, l’hélice, etc… » L’inventeur décrit alors un appareil où il a produit la direction automatique contre le vent par le moyen d’un gouvernail vertical :

« L’appareil se composait d’un aéroplane ordinaire de 1m75 d’envergure. L’attache du gouvernail qui devait régler l’orientation était une tige de fer plantée verticalement où serait la tête de l’oiseau, c’est donc au milieu de l’avant. Sur cette tige se fixait un drapeau mobile, parfaitement rigide. Sa longueur était égale à l’envergure de l’appareil, il dépassait donc beaucoup la queue, ce qui faisait un gouvernail de 1m75 placé verticalement sur le dos de l’aéroplane. Il était construit en plumes de paon ébarbées et en papier de Chine.

« Au bout de chaque aile, à la place de la sixième rémige de l’annulaire, j’avais établi deux petits plans mobiles collés à ces deux points. Il s’agissait dè faire mouvoir ces plans, de leur faire présenter au moment opportun un angle qui ferait retenue sur l’air, l’accrocherait et produirait ainsi une force directrice. « Deux simples cordonnets à l’extrémité de chacun de ces plans mobiles, passant par un anneau fixé à la place du pouce, et l’autre côté fixé au gouvernail vertical, firent l’affaire. Les deux cordonnets étaient attachés à 0m25 de la tige de fer, ce qui faisait que l’effort de l’air était augmenté de toute l’action du levier.

« Quand l aéroplane en marche voulait suivre une autre direction que celle du vent debout, ce drapeau rigide suivait le courant d’air, déviait de la ligne qui va du bec à la queue. Cette déviation se traduisait à instant par une traction sur le cordonnet opposé à cette nouvelle direction du drapeau ; le plan était amené à faire résistance sur l’air et par conséquent à ramener l’appareil contre le vent… »

Dans la lettre du 20 novembre 1890, que nous avons reproduite, Mouillard n’avait pas parlé à Chanute de l’ouvrage qu’il venait d’écrire. Il y fut rapidement amené, car devant l’oubli où ses amis de France l’avaient laissé, il n’eut plus d’espoir qu’en l’Amérique. Venu en France en 1892, à l’occasion de la mort de sa mère, il n’y séjourne point, et ce sera son dernier voyage en un pays dont il n’attend plus rien. Son œuvre commence à se répandre dans les milieux aéronautiques du Nouveau-Monde.

Le nom de Mouillard, qui avait été prononcé pour la première fois sur la terre d’Amérique par Octave Chanute, dans une conférence qu’il fit en 1891 aux étudiants du Sibley College Cornell University, fut mis en vedette ensuite par S. P. Langley dans un’mémoire Experiments in aero dynamics qui fait partie des Smithsonian Contributions to know-ledge. (Une traduction libre de ce mémoire et des notes ont été publiées, en 1891, par M. Lauriol, " ingénieur des Ponts et chaussées dans la Revue aéronautique théorique et appliquée).

Au commencement de l’année 1892, une revue de New-York, The Cosmopolitan, offrit un prix de deux cent cinquante dollars pour le meilleur travail sur la navigation aérienne, et de cent dollars pour celui qui serait classé second. Un mémoire de M. Hiram Stevens Maxim reçut le numéro un, et celui de M. Holland fut classé second.

M. Langley, en un travail qui constituait pour ainsi dire la préface des mémoires primés, fit un historique des recherches aéronautiques depuis Dédale. M. de Contenson, qui donna dans le numéro du 15 mai 1893 de La Nouvelle Revue une remarquable analyse des travaux primés au concours du Cosmopolitan a écrit à cette occasion : « Disons en passant que nous sommes heureux de voir l’éminent professeur du Smithsonian Institution rendre hommage au livre remarquable de notre compatriote M. Mouillard, l’Empire de l’Air, réunissant, dit-il, a un rare degré, l’exactitude de l’observation au charme du style, et qui complète les travaux de Darwin sur le vol des grands planeurs que notre œil émerveillé voit se soutenir pour ainsi dire indéfiniment dans l’espace sans faire un mouvement, comme si les lois de la gravité n’existaient pas pour eux ».

Au cours de l’année 1892, les propositions de’Empire de l’Air étaient portées à la connaissance de tous les chercheurs de langue anglaise, par de très importants extraits qui en étaient publiés dans le corps d’un rapport annuel de la Smithsonian Institution. Un tirage à part du fascicule qui contenait 66 pages fut même fait l’année suivante.

Les frères Wright, suivant une interwiew de 1898, signalée par Monsieur Frank St-Lahm dans l’Aérophile de juillet 1910, ont eu connaissance de cette publication, et y ont attaché une extrême importance qu’ils précisèrent en ces termes : « Nous étions sur le point d’abandonner nos travaux, lorsque le livre de Mouillard nous est tombé entre les mains, et nous avons continué avec le résultat que vous savez ».

Cependant Octave Chanute, en répondant aux lettres de Mouillard, dut lui exposer qu’il y avait, dans son projet d’aéroplane pour vol à voile, matière à brevet. Il est à supposer qu’à ce sujet se poursuivit entre les deux chercheurs une correspondance importante.

Elle aboutit rapidement, car, le 24 septembre 1892, Chanute déposait une demande de brevet en Amérique, en compte à demi avec Louis Mouillard, pour des procédés de vol dans les airs. Voici l’en-tête de ce brevet, qui fut délivré le 18 mai 1897.


UNITED STATES PATENT OFFICE.
Louis-Pierre Mouillard, of Cairo, Egypt, Assignor of one half
to Octave Chanute of Chicago, Illinois.
Means for aerial flight
Specification fÕrming part of letters Patent No
582.757, dated May 18 1897.
Application filed September 24 1892
Sériai No 446.786 (No Model)


Peu après — est-ce en échange de l’abandon d’une partie des droits sur ce brevet ? — Chanute adressait à Mouillard le chèque de deux. mille dollars dont nous avons parlé plus haut.


Mais que contient le brevet de 1892 ? — La description d’un monoplan sans moteur, pour vol à voile. Cet appareil est constitué par deux ailes, qui peuvent être tirées en arrière, ou portées en avant, de manière à changer la situation du centre de gravité, pour monter ou descendre. Ce mouvement des ailes entraîne la diminution ou l’augmentation de surface d’une queue, que forment deux plans, qui peuvent se recouvrir ou se développer côte à côte. En outre, pour les changements de direction, chaque aile a son extrémité postérieure gauchissable.

Voici l’article du brevet qui définit ce dernier point :


Afin de gouverner l’appareil, c’est-à-dire pour le diriger à gauche ou à droite, je remplace le gouvernail ordinaire par un organe nouveau et plus effectif. Une portion J’du tissu, à l’arrière de chaque aile, est détachée de la charpente au bord postérieur et sur les côtés. Elle est renforcée par des lames plates ou des rotins de matériel flexible, et, normalement, elle s’applique sur le filet. Des cordes sont attachées à l’arrière de cette portion, et passent, vers l’avant, à des anneaux où elles sont réunies et vont aux poignées placées près du bord intérieur des ailes. En tirant sur une de ces poignées, la portion J’ se courbe en dessous, et l’air est accroché, augmentant ainsi la résistance sur ce côté de l’appareil et le faisant dévier dans la même direction.

Tout autre organe équivalent pour produire à volonté une résistance plus grande de l’air sur un côté ou l’autre de l’appareil peut être employé, et je ne me restreins point à celui que je décris.


Voilà bien le principe du gauchissement. Ce texte, suffisamment clair par lui-même, l’est bien davantage encore si on le rapproche de l’exposé contenu dans la lettre de Mouillard donnée plus haut, et des développements du Vol sans battement. Si le mot : gauchissement n’est pas dans le texte, peu importe le principe s’y trouve. D’ailleurs il n’est pas indifférent de remarquer, en attachant surtout de l’importance à l’historique, — c’est là notre seul objet — que le texte du brevet fut rédigé par Octave Chanute lui-même et non par Mouillard. Celui-ci devait ignorer comment on procède en pareil cas.

Dans les papiers de Mouillard, nous avons trouvé dix-sept feuillets ayant pour titre « Traduction de la description de l’appareil Mouillard ». Ce document, entièrement écrit de la main de Chanute, fut envoyé à l’inventeur par l’ingénieur américain, dans le but de le renseigner sur les termes de la demande faite en son nom.

Les encouragements qu’adressent à Mouillard Chanute et les revues américaines traitant d’aéronautique, lui donnent une joie dont il était depuis longtemps bien désaccoutumé. Il en éprouve quelque confusion dont la trace s aperçoit dans une lettre qu’il écrivait à Madame Louis Camoin, sa nièce, le 15 mai 1893.

« Rien de neuf pour moi, dit-il, si ce n’est que je travaille comme un endiablé au Ministère…

« Comme caractère, je deviens de plus en plus le philosophe le plus accentué qu’on puisse rêver. C’est presque le Diogène que je devrais dire. Vous êtes un sage et assurément un heureux me disait dernièrement notre cher Monsieur de Reversaux, notre Ambassadeur [4], car, par une veine à n’y pas croire, nous nous trouvons avoir un Consul général qui est une merveille.

« Il est certain que je ne me plains pas ; je savoure tout doucettement les petites bouffées d’amour-propre satisfait que me procurerit les journaux américains qui parlent de ma personne. On m’a dit que la Nouvelle Revue de Madame Adam cause de moi [5].

« Je ne l’ai pas encore lue, je la recevrai ce soir. Au reste, je n’y fais plus guère attention à toutes ces appréciations ; je suis imperturbablement ma voie, qui est celle de l’étud’e, et laisse dire tout ce qu’on voudra. On dirait que les imbéciles du Caire commencent à s’en apercevoir ; ils commencent à me faire des risettes. Ce que cela ine laisse froid ! Que sortira-t-il de tout cela ? Je l’ignore. Au reste, nous le verrons bien. »

C’est à l’occasion du Congrès de la Navigation aérienne, qui se tint à Chicago les 1, 2, 3 et 4 août 1893, que Mouillard annonça officiellement qu’il avait écrit son nouveau livre.

Il le fit dans un mémoire qui avait pour titre « Une méthode d’expérimentation sans danger » (A programme for safe experimenting). C’est dans cet écrit que nous voyons pour la première fois cité le titre qu’il a adopté le Vol sans battement. La communication de Mouillard parut dans le numéro d’août de la Revue Aéronautics que publiait à-cette époque le Américan Engineer and Railroad Journal. L’article est pour sa majeure partie composé du texte que l’on trouvera au chapitre « Aéroplane fixe » du présent ouvrage, ce texte ayant été précédé des considérations suivantes :

« J’ai été prié de préparer un mémoire pour le Congrès International de navigation aérienne qui va se tenir à Chicago, et je sens que. je ne puis mieux servir la cause de l’aviation, et aider autrui à obtenir des résultats pratiques, qu’en décrivant une méthode d’expérimentation pour un appareil de vol à voile auquel j’ai longuement réfléchi, et que j’aurais très certainement sorti de moi-même depuis longtemps, si la perte de ma santé ne m’avait laissé trop infirme pour réaliser les. manœuvres et efforts nécessaires.

« J’ai décrit cette méthode au long de mon second livre « Le vol sans battement » (Flight without Flapping), mais comme celui-ci ne sera pas publié à temps pour le Congrès, j’ai l’honneur d’offrir à cette Assemblée les premiers fruits de mes réflexions, pendant plusieurs années, concernant la meilleure méthode pour essayer un aéroplane destiné à planer, porté par le vent, comme un oiseau voilier.

« La méthode n’est pas nouvelle. Elle a été proposée plusieurs fois, notamment par le comte d’Esterno et par le capitaine Le Bris, et elle fut vraisemblablement employée par Dante, lors de ses exploits au-dessus du lac Trasimène, car elle consiste simplement à faire les expériences au-dessus de l’eau, l’aviateur pouvant y tomber sans se blesser à chaque coup manqué, inséparable des premières tentatives ; mais quelques détails peuvent constituer une nouveauté et être utiles aux inventeurs qui désireront faire l’expérience avec un appareil de leur invention.

« L’aéroplane auquel j’avais l’intention d’appliquer cette méthode d’expérience, et que j’ai décrit dans Le Vol sans battement, est disposé de telle sorte qu’on peut approprier la disposition des ailes à la vitesse du vent et que l’on peut pousser leurs extrémités en avant ou en arrière du centre de gravité de tout le système manière à changer l’angle d’incidence sous lequel la machine rencontre le vent. Je considère cette disposition comme la première condition du succès et prétends que l’expérimentateur doit en prendre une équivalente.

« La première condition du succès final, à mon avis, est que l’appareil et son opérateur soient tout à fait en liberté, et qu’on puisse opérer un glissement en toute direction. On a proposé de faire l’essai en suspension à un long câble, à la remorque au-dessous d’une voie de support, ou au-dessus d’un wagon de chemin de fer plat, avec divers câbles de retenue pur restreindre le mouvement. Aucune de ces méthodes ne permettra à l’appareil de montrer ce qu’il fera réellement. Il doit être libre de tomber, pour enseigner à l’aviateur comment le manier ; et cette liberté doit lui être donnée dès que certains essais préliminaires, que je décrirai plus loin, auront permis à l’aviateur de constater l’effet à prévoir de ses manœuvres… »

La date de l’article de l’Aéronautics (août 1893) doit être retenue ; c’est vraisemblablement à cette époque que Mouillard recopie son manuscrit pour le communiquer à Chanute. Il ne rêve plus que d’en répandre au grand jour toutes les propositions.

Il estime avoir réservé tous ses droits concernant la construction de l’aéroplane pour vol à voile par sa demande de brevet au Patent Office. Il n’a donc plus à faire de réserves sur la publicité qui convient à son œuvre nouvelle. Il s’adresse alors au grand public américain, grâce aux bons offices de Chanute sans doute, et n’hésite pas à parler ouvertement du principe nouveau découvert par lui.

Il le fait dans un article fort important, qui parut dans le Magazine mensuel illustré Cosrnopolitan.

Cet article, publié dans le numéro de février 1894, a pour titre Gliding flight by L. P. Mouillard illustrated from sketches of the author’s by J.-C. Beard. Il occupe huit pages. Au bas de la première, une petite note biographique, accompagnée d’un portrait de Mouillard, attire l ’atteiition ; elle se termine par ces mots relatifs à l’auteur : « Comme il l’annonce, il depuis écrit un autre livre Le vol sans battement, qui est maintenant presque prêt pour la publication. »

En outre, au cours de l’article de Mouillard, on lit ceci :

« Ces démonstrations contiuelles de vol à voile m’amenèrent à publier, en 1881, un livre, l’Empire de l’Air. Celui-ci contenait, autant que j’avais été capable de le faire, une description véridique de ce que j’avais vu ; et j ’ai encore écrit, ces dernières années, un autre ouvrage dans lequel je livre des données nouvelles, affirme de nouveau que j’observai et décrivis correctement le mouvement accompli, et que douze années de réflexions et d’expériences supplémentaires m’ont absolument convaincu que le Flight without flapping (Le Vol sans battement, car tel est le titre que je donne à mon livre) peut être imité par l’homme. »

Et plus bas, avant de donner les pages d’un lyrisme éperdu que l’on trouvera plus loin (Le Vol sans battement, première partie, chapitre I), il écrit au sujet du grand vautour d’Afrique, le Gyps fulvus, quelques phrases : dont voici la traduction littérale :


« Mais dès que la brise du matin commence à éventer le jour, le gyps se réveille et des envies de déjeuner soupirent en lui. Du fond du précipice, il se lance dans l’espace, et est tout de suite en pleine action de vol à voile.

« Il glisse sur ses ailes rigides, passe en dévrivant des orbes et s’élève à une grande hauteur. Il guette les plus petits oiseaux volant à plus basses altitudes, et dès que ceux-ci ou quelque frère vautour ont découvert le chameau ou le cheval mort, il va en prendre sa part.

« Mais ici — dit Mouillard — je ne peux pas mieux faire que de me citer moi-même puisque le Vol sans battement n’est pas encore publié, et que j’y ai décrit la scène aussi bien que je la connais ; je dis : (Suit la description de la scène que l’on trouvera plus loin aux pages 141 et suivantes).

« L’article du Cosmopolitan est d’une clarté merveilleuse et dut être d’une excellente vulgarisation. La compréhension de tous les points qu’il envisage est nette, aisée pour les plus profanes, et il est à supposer qu’aucun de ses plus petits détails n’échappa aux initiés. On ne saurait trop en faire la remarque.

Comme il était facile de le prévoir, on y retrouve le gauchissement. À propos de la direction horizontale, Mouillard dit :


« La gouverne à droite ou à gauche est réalisée par l’oiseau de plusieurs manières, telles qu’une légère inflexion du corps dans la direction désirée, un ploiement partiel de l’aile de ce côté, une déformation d’une extrémité d’aile, de manière à arrêter l’air à ce point et à tourner sur lui comme sur un pivot, etc… »

N’est-ce point d’une clarté absolue ? En outre, pour que le lecteur n’ait point de doute, Mouillard précise sa démonstration, en l’appuyant de croquis explicatifs. Parmi les illustrations, d’après les esquisses de l’auteur, qui ornent l’article, il en est une, tout à fait frappante, qui n’a pas pu échapper.

Tout lecteur du Cosmopolitan au courant des recherches d’aviation s’y sera particulièrement arrêté. C’est celle qui représente un vautour qui décrit un cercle. L’aile gauchie y est visible d’une façon très nette.

Il est véritablement déplorable qu’aucun des deux articles américains dont nous venons de parler, articles qui annonçaient Le Vol sans battement et en analysaient les points essentiels, n’ait été relevé et compris par un chercheur français. S’il en avait été autrement, l’Amérique aurait-elle été la première à appliquer à l’aéroplane le principe du gauchissement que Mouillard avait découvert en regardant voler les oiseaux ?

Nous avons dit que l’ouvrage « Le Vol sans battement » était fini d’écrire en 1891. Il est possible que, dans les deux années qui suivirent, Mouillard ait eu à en mettre définitivement au point quelques passages, bien qu’il eût trouvé, dès 1890, les principes nouveaux de la direction horizontale, exprimés dans la lettre à Chanute du 20 novembre.

Quoi qu’il en soit, c’est au plus tard dans les premiers mois de 1894 — pensons-nous — (époque de l’article du Cosmopolitan), que Mouillard fit une copie définitive de son manuscrit et l’envoya à son correspondant d’Amérique. Cette copie fut écrite pour ainsi dire d’un seul trait, l’écriture en fait foi. Elle court fine et absolument régulière sur des feuillets réglés, de dimension uniforme.

L’intention de Mouillard était sans doute de faire paraître son ouvrage en Amérique. N’était-ce pas le seul pays où, grâce aux bons offices de Langley et de Chanute, la presse s’intéressât à ses travaux ? En France, au contraire, l’Empire de l’Air était critiqué par les uns, oublié par les autres. Chanute traduisit en anglais — ou lit traduire — : le manuscrit qui lui était envoyé en communication, puis le retourna à l’auteur. Nous avons en effet trouvé, jointes aux manuscrits copie tels que nous les avons définis au début de notre étude, des enveloppes jaunes portant les titres des chapitres contenus, avec la mention uniforme « translated ». L’intégralité du manuscrit copie fut traduite ; exception ne doit être faite, à notre sens, que d’un court passage où Mouillard s’est attardé à décrire les ébats de deux milans en amour, et dans la marge duquel est écrit au crayon de la main de Chanute, la remarque suivante : « omit (sic) dans la traduction ».

Le manuscrit copie revint à Mouillard annoté au crayon par Chanute. Ces annotations sont du plus haut intérêt ; les unes sont en marge du texte, les autres, sur des feuillets de papier séparés ; elles montrent à quel point l’ingénieur américain sut bien se pénétrer des idées nouvelles apportées par Mouillard.

Voici quelques-unes des notes que nous avons pu déchiffrer ; elles sont en marge du texte du manuscrit copie :


Dans la Première Partie :


Page 165, à l’article Corbeaux et Milans :

En note une question de Chanute : « Les petits étaient-ils —au nid ? », suivie de la réponse de Mouillard : « Non. »

Page 177, à l’article Puffinus Kulhii :

En marge, comme suite à la ligne où Mouillard dit : « Il peut voler par le calme, mais difficilement, témoin le fait cité dans l’Empire de l’Air ». Chanute dit : « Il vaut mieux en donner un aperçu pour le lecteur qui n’a pas lu le premier livre. »


Dans la Deuxième Partie :

Page 345, à l’article Aéroplane à moteur :

Où Mouillard explique comment est construite sa machine rotative, Chanute écrit : « Je ne comprends point du tout, il faudra voir les dessins. »

Sur la même page, certains chiffres de Mouillard indiquant des pressions sont surmontés d’autres chiffres, traces du travail exécuté pai le traducteur pour la transformation d’unités métriques en unités américaines.


Page 346. Même article.

Quand Mouillard explique le fonctionnement du récipient à gaz comprimé, Chanute a mis en note : « Pas compris — la pression va en diminuant. »

Et à la fin de l’article, page 351, il insiste :

« Je n’ai point compris du tout le moteur, ni les calculs de la force à en espérer. Je crains que la proposition ne soit peu pratique, mais je ne puis me prononcer sans comprendre.

Page 370, à l’article Cerf-Volant :

Mouillard proposant de faire agir le cerf-volant sur un aéroplane, Chanute ajoute : « À reconsidérer froidement. »

Page 380, à l’article Ballon : Mouillard se posant la question : À quoi arrivera-t-il comme vitesse ? Chanute ajoute : « Il serait bien intéressant d’établir l’a vraie vitesse posible. »


Et page 382, à la fin de cet article, Chanute donne un renseignement :

« On peut dire de plus que les seuls résultats favorables, obtenus par des appareils pouvant soutenir le poids d’un homme, ont été obtenus avec des appareils de planement. On peut citer Dante, Guidotte, Le Bris, Mouillard, Lilienthal, Montgomery, Ader, etc., etc… »

À la fin de l’article « Soupape de ballon », page 395, il écrit :

« Très bien, on devrait l’expérimenter. »

À la dernière ligne de l’article Parachute, il ajoute :

« L’idée est ingénieuse et pourrait être brevetée. Reste à savoir si elle rapporterait de l’argent. On pourrait vendre le brevet à un aéronaute d’e profession, s’il n’y a pas de difficultés à… (mot illisible) l’appareil contre la pression produite par l’escension. »


Dans la Troisième Partie :


À la fin de l’article Aphorismes, Mouillard faisant la remarque que, pour ne pas être effrayé par la vitesse dans les essais de planement, il convient d’employer des appareils de grande surface, Chanute critique ce point de vue en disant :

« Vitesse décourageante, étant bien moins que celle des chemins de fer. »

À la première ligne de l’article Arrêt de pénétration, page 415, Mouillard employant l’expression « Absence de traînement », Chanute interroge :

Cela veut-il dire friction ou résistance ?

En tête du chapitre Nécessité de l’observation des voiliers, Chanute a écrit auprès du titre :

« Chapitre admirable »


Et enfin, après cet autre qui a pour titre Aspect de l’aéroplane, et où Mouillard s’écrie galamment : « Hélas ! Mesdemoiselles, quand l’homme aura enlevé son énorme individu, soyez sûres qu’il n’aura rien de l’ange, à moins cependant que vous ne vous mettiez de la partie », Chanute raille :

« On sourira un peu que l’auteur s’inquiète de l’aspect avant le succès. »


En outre de ces annotations en marge, voici quelques lignes de Chanute que j ’ai trouvées tracées sur de petits morceaux de papiers épars au milieu du manuscrit de Mouillard :


« Il est à craindre que le profane ne comprenne point cet avant-propos à moins d’avoir déjà lu l’Empire de l’Air. Les deux livres se complètent, mais doivent être distincts l’un de l’autre… »

« Il serait intéressant de parler plus au long des courants ascendants qui doivent se manifester assez souvent, et surtout de donner les observations qui indiquent que la plupart des courants sont horizontaux, même quand le soleil chauffe l’air et le sable…, »

Rendre plus clair que la vibration des rémiges indique les aéroplanes superposés… »

« Je ne comprends pas l’aéroplane, à deux mains… »


« Le chapitre des cerfs-volants est très intéressant, et M. Mouillard en sait évidemment plus long. Il pourrait doubler ce chapitre de longueur au profit du lecteur. Voir le chapitre dans les articles de M. Chanute. »


Enfin, voici la dernière observation de Chanute, notée au crayon après les mots « Fin. Caire. » (Il a voulu sans aucun doute résumer là son opinion sur tout l’ouvrage.) Chanute écrit :

« Amirable. Il y a pourtant deux points faibles :

« 1o Le vol à voile sera bien lent comme transport 5 de 10 m par séc — (sic).

« 2o Il ne sera guère pratiqué régulièrement que dans les pays de vents journaliers, ceux qui sont habités par les oiseaux voiliers, les contrées des vents alisés. »

Cette observation est immédiatement suivie d’une riposte très nette de Mouillard lui-même :

« Non Monsieur. Ces 25 à 30 kilomètres à l’heure sont comptés pour le calme ou contre le vent. Dans les autres directions, cette vitesse double. Puis vous ne comptez pas l’action libératrice de ce chemin de fer, qui a des rails dans toutes les directions. Enfin, ne croyez pas que, au Caire, les vents soient plus actifs qu’ailleurs, vous seriez dans l’erreur. »

Voilà, précisée, l’histoire du « Vol sans battement ». Ainsi Chanute retourna à Mouillard, après l’avoir annoté, le manuscrit qu’il lui avait confié. Mouillard avait interrogé l’ingénieur américain sur l’opportunité de sa publication. Celui-ci jugea que l’ouvrage, sans doute admirable, contenait au sujet du vol à voile des conclusions trop audacieuses. Il aurait fallu le modifier pour le rendre intelligible, même pour ceux qui n’avaient point lu l’Empire de l’Air. Peut-être cette réponse surprit-elle l’inventeur français. Il dût être affecté de l’observation nette que l’on ajoutait au compliment.

Cette observation signifiait en effet que la publication immédiate de l’ouvrage était jugée impossible. Cette décision atteignit Mouillard à une époque où il était dénué de ressources ; il ne pouvait se passer du concours de Chanute pour faire paraître son second livre. En outre, n’étais-ce pas beaucoup exiger que de vouloir d’importantes modifications à une œuvre mûrie tant d’années. Mouillard faible, isolé, crayonna pour toute réponse la réponse que nous avons lue au bas de son : manuscrit. Il mit le Vol sans battement dans un tiroir et n’en parla plus à personne. La mort survint.

À l’ignorance autour d’une œuvre vint s’ajouter le silence autour d’un nom…

Après la mort de Mouillard, six années se passent sans évènements notables pour l’histoire de l’aviation.

Et voici qu’une nouvelle, jugée tout d’abord invraisemblable par les chercheurs français, traverse l’Atlantique : deux jeunes américains, auxquels M. Octave Chanute a apporté son appui et ses conseils, ont trouvé la solution du vol par le plus lourd que l’air.

Le 23 mars 1903, MM. Orville Wright et Wilbur Wright déposent aux États-Unis d’Amérique une demande de brevet pour « perfectionnements de machines aérostatiques. »

Leur invention comprend, entre autres, la disposition pour communiquer une torsion aux ailes, et le gouvernail postérieur vertical mobile, ayant des drosses attachées aux cordes, produisant la torsion.

Les mêmes inventeurs demanderont le même brevet en France, l’année suivante (22 mars 1904).

En France, où l’œuvre de Mouillard est restée ignorée, on s’interroge à l’envi sur l’invention nouvelle. Quelle découverte particulière a permis aux Wright, inconnus hier, de se placer ainsi, d’un bond, en tête des aviateurs du monde ?

Sont-ce de patients expérimentateurs, d’ingénieux metteurs au point ? Ont-ils mis en œuvre, perfectionné et rendu pratiques des dispositifs trouvés par les chercheurs passés ? Ont-ils imaginé des applications nouvelles de principes anciens ? Ou bien sont-ce des hommes exceptionnels, auxquels un cri du génie a donné la solution inattendue ?

La presse des deux Mondes, qui ne connaissait pas le Vol sans battement, a donné la réponse à ces interrogations : les frères Wright avaient résolu le problème du vol dans les airs, grâce à l’application d’un principe nouveau, le gauchissement des ailes, création propre de leur génie.


Peut-être apprendra-t-on avec surprise qu’au moment même où cette grande nouvelle commençait à se répandre dans l’admiration universelle, Octave Chanute lit quelques démarches particulières pour entrer à tout prix en possession des papiers que nous publions aujourd’hui.

En avril 1903, Octave Chanute s’étant procuré l’adresse de Madame Teillart (née Adèle Mouillard), sœur de l’auteur de l’Empire de l’Air, vint la voir à Paris. Il lui demanda en quelles mains étaient tombés les papiers laissés par son frère aîné.

Madame Teillart, ne comprenant pas de quels papiers il pouvait être question, conseilla à M. Chanute de s’adresser à son gendre, M. Louis Camoin à Nice, chez lequel Mouillard avait été jadis employé.

M. Chanute rendit visite à M. et Mme Camoin, à la villa « les Délices » à Cimiez. Il leur demanda s’ils avaient en leur possession des manuscrits d’aviation laissés par Louis Mouillard.

D’abord surpris par la question, M. et Madame Camoin répondirent évasivement. Ne comprenant pas tout d’abord la cause de cette réserve, M. Chanute n’hésita pas à proposer aussitôt à ses interlocuteurs de conclure un marché dont seraient l’objet les papiers demandés. Sur cette offre Madame Camoin dut apprendre à Octave Chanute que sa famille, ayant renoncé à la succession de Mouillard, ignorait absolument quels papiers l’auteur de l’Empire de l’Air avait pu laisser.

La présence des papiers de Mouillard au Consulat de France au Caire, jusqu’en 1910, prouve surabondamment que, si Chanute poursuivit plus loin ses recherches, elles n’aboutirent pas.

On s’explique facilement quel intérêt Chanute pouvait attacher au manuscrit du Vol sans battement, à un moment où les idées que cet ouvrage lui avaient apportées se trouvaient, par la progression naturelle des perfectionnements mécaniques, appliquées d’une manière pratique.

Quel parti Octave Chanute aurait-il tiré des papiers inédits de Mouillard, si ses effort pour en devenir possesseur avaient été couronnés de succès ? Il est assez difficile de se l’imaginer. On veut espérer qu’il en aurait provoqué la publication.

On remarquera toutefois avec regret que, dès que certaines idées nouvelles apportées par Mouillard eurent trouvé leur application à l’aviation — et le gauchissement est de celles-là, ainsi que la liaison du gauchissement et du gouvernail vertical —, l’homme qui aurait été en mesure de faire connaître aussitôt dans quel cerveau ces idées étaient nées ne crut pas utile de fixer ce point d’histoire.

Peut-être n’en prévoyait-il pas l’importance ?

Elle lui apparut plus tard. Lorsqu’eurent lieu les expériences du camp d’Auvours, quand toutes les recherches d’aviation semblèrent tourner autour de ce principe de gauchissement des ailes, auquel une réputation considérable était faite, Octave Chanute crut bon de rappeler le brevet de Mouillard.

Amené, le 22 novembre 1908, sur une demande écrite de M. Paul Renard, à préciser à celui-ci la part qui revenait aux Wright dans leur aéroplane, M. Octave Chanute s’expliqua ainsi sur le gauchissement, dans une lettre que la Technique Aéronautique a publiée en décembre 1910.

« Ils (Les Wright) ajoutèrent le gauchissement des ailes, idée que je crois leur être personnelle, quoique Mouillard l’eût brevetée (entre d’autres éléments) aux Etats-Unis, par mon entremise, le 18 mai 1897 : le résultat de son expérience en 1896, et plus tard sa mort en 1897, ayant rendu inadmissible de prendre des brevets en Europe. »

Quelle belle occasion perdit là Octave Chanute de faire connaître, en outre, la lettre du 20 novembre 1890, où le Maître du Caire lui enseigna le gauchissement, et d’apprendre aux aviateurs français que le premier des leurs avait longuement développé cette idée, nouvelle en 1890, au cours d’un long manuscrit de plusieurs centaines de pages !

Ne faisons pas un trop grand grief à M. Octave Chanute, qui a laissé le souvenir d’un beau caractère, d’avoir, au déclin de sa vie, négligé de parler davantage. Peut-être sa réserve vint-elle du scrupule amical d’un homme qui avait quelque temps attaché son nom aux recherches des Wright ?

M. S. Drzewiecki m’a assuré que, lors du dernier voyage qu’il fit à Paris, avant sa mort survenue en 1910, Chanute n’hésitait pas à dire qu’il réprouvait la campagne ardemment engagée pour monopoliser le gauchissement des ailes.

M. Octave Chanute reste pour nous l’homme qui, à une époque douloureuse de la vie de Louis Mouillard, lui donna les moyens de poursuivre ses expériences.

Maintenant l’opinion du lecteur peut se faire Nous lui avons apporté des documents.

Au cours de cette relation d’une vie douloureuse consacrée à la science de l’aviation, nous n’avons pas eu d’autre objet que la vérité historique. Discuter de la propriété de l’invention, eut été faire injure à la mémoire de l’homme qui, ayant trouvé le mécanisme du vol des oiseaux, mit toute sa joie à donner à tous sa découverte.

Jusqu’ici, il était généralement admis que le gauchissement était le résultat de la science américaine. Dans une histoire où tout français a plaisir à reconnaître à chaque pas des idées dues au génie de sa race, il y avait cette exception grave. L’histoire de la découverte aéronautique aurait été purement française, sans cette trouvaille faite au dela des mers, par deux inventeurs qui n’étaient point de notre sang. Le gauchissement d’origine américaine ! Depuis huit années on ne cesse d’imposer cette formule toute faite ! Elle pèse sur l’histoire de notre découverte, comme un dogme, et sur notre construction, comme une tare.

Nous venons dire cette spécialité de fabrication américaine a été établie sur une donnée française.

Peu importe si le gauchissement dont Mouillard eut la notion dix ans avant les Wright, si la liaison du gauchissement et du gouvernail arrière, dont il a signalé l’intérêt pour rendre un appareil automatique, ont été perfectionnés, utilisés pratiquement, développés dans leurs applications, par d’autres que lui. Ce que sa mémoire revendique, ce n’est point la mise au point du détail, c’est le principe même, c’est l’idée.

Le Français Louis Mouillard a inventé le gauchissement des ailes, voilà le fait qui importe à l’histoire de la technique aérienne ! Il l’a appris de son maître l’oiseau, voilà la merveille qui importe à l’histoire de l’homme !

La pauvreté, les souffrances, la terre de la fosse commune ont trop pesé sur sa dépouille, dissipons le silence qui pèse sur sa gloire.

André Henry-Coüannier.
  1. De l’Empire de l’Air.
  2. Gyps fulvus.
  3. De l’Empire de l’Air.
  4. Mouillard commet une légère erreur, M. de Reverseaux était ministre plénipotentiaire au Caire, agent diplomatique, et non ambassadeur. Ce diplomate des plus distingués remplit par la suite les fonctions d’ambassadeur de France à Vienne.
  5. Allusion à l’article de M. G. de Contenson dont il a été parlé plus haut.