Le vol sans battement/Première Partie

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Édition Aérienne (p. 121-200).

PREMIÈRE PARTIE



ÉTUDES D’OISEAUX

LE VOL SANS BATTEMENT


Ce genre de vol est rare ; mais, cependant, il pourrait être produit par une foule de voiliers qui ne l’utilisent que rarement.

Les oiseaux qui se servent usuellement de ce vol sont les grands vautours des deux continents, ayant tous un grand poids ; puis viennent ceux qui le produisent accidentellement, ce sont : les aigles, les pygargues, pélicans, grues, cigognes et généralement tous les oiseaux de proie.

Là se bornent environ les espèces qui utilisent ce mode de locomotion.

C’est donc ceux qui tirent la quintessence de ce que peut produire le plus mince filet d’air, que nous avons à envisager.

Les suivants sont experts en cette évolution : oricou, gyps divers, et probablement les deux ou trois variétés de condors.

L’aigle et tous les aquilinés peuvent exécuter ce genre d’ascension et la produisent quelquefois. C’est ordinairement quand le vent du midi va prendre que les aquilinés se livrent au vol sans battement. À ce moment il y a un arrêt dans l’atmosphère, le temps est lourd. l’air sonore ; on entend là-haut, dans les airs, les cris de ces oiseaux, et on les voit alors toutes voiles déployées, la queue en éventail, tourner lentement, et disparaître finalement dans le ciel.

Par ce temps particulier, presque tous les oiseaux de proie se livrent à cette ascension. Quel est le but de ce pèlerinage à la voile, en hauteur, par couple, de toutes les espèces d’accipitres ? Qui sait ? Il est difficile de l’expliquer.

Cette manœuvre est régulière à chaque retour du vent du sud ; par les autres temps, ils ont leur vol à eux, et ne deviennent réellement voiliers excessifs que dans cette circonstance.

Ce qu’ils font a ce moment spécial, ils peuvent le faire constamment ; pourquoi ne le font-ils pas ?

En voici la raison ;

Ce genre de vol est trop lent pour eux, il ne correspond ni à leur activité, ni à leur puissance, ni aux besoins de la vie ; c’est pour cela qu’il est peu utilisé. Mais, en place, les vautours, qui eux ne sont jamais pressés, abusent du vol plané, et on ne les voit recourir aux battements que dans le cas d’absolue nécessité.

Je l’ai déjà dit, et je le répète ici très intentionnellement, parce que j’ai la conviction de n’avoir pas été cru : un grand vautour fauve (gyps fulvus), par un temps ordinaire, où il y a un léger vent, part de son perchoir qui est ordinairement un roc à pic d’une cinquantaine de mètres de hauteur, s’abaisse, prend le vent, se met à tourner, monte en l’air, si haut qu’il disparaît ; redescend, remonte, fait ainsi des évolutions sans nombre, jusqu’à ce qu’il aborde la terre pour manger ; et tout cela sans un seul battement d’ailes.

Voilà ce dont vous vous persuaderez quand vous pourrez étudier le grand vautour.

Il n’y a pas d’erreur Je l’ai vu mille fois et plus. J’ai suivi le gyps fulvus des journées entières ; et, s’il n’y a pas de vent, s’il ne survient pas de mauvaise rencontre qui l’effraye, ce sera perpétuellement deux ailes fixes, étendues fond, les pointes se pliant ou s’étendant à peine : pas un seul battement, et tout est produit dans la perfection comme transport, ascension, course et descente.

Et ce n’est pas un accident ! c’est le vol de toute la vie du vautour.

Ce fait si important pour l’aviation est tellement précis, tellement étudié qu’il n’est pas discutable.

Je ne sais comment affirmer à nouveau. Je ne puis que dire à ceux qui n’ont pas vu et qui ne pourront voir : croyez ! Je ne mens pas et j’ai bien vu.

Ce mode de translation peut donc être reproduit par un aéroplane fixe, c’est-à-dire qui ne peut pas produire de battement. Donc avec une simple surface rigide on peut reproduire ce vol, à la condition de posséder les deux directions verticale et horizontale.

Ce vol comme perfection d’effets produits, et tous effets utiles à l’homme, toutes manœuvres qu’il désire pouvoir exécuter, ce vol, dis-je, est si beau qu’il pétrifie, qu’il stupéfie. Chaque fois qu’on le voit, on se morigène de n’avoir pas encore essayé de le reproduire.

C’est si simple ! c’est tellement ce qu’on demande qu’on ne désire rien au-delà ; on se contente de cette simple et grande allure et on n’en veut pas d’autre.

Puis cela semble si aisé à imiter. Ce n’est pas la station dans l’air de tempête comme l’oiseau de mer ; non, ce n’est pas aussi difficile que cela, c’est l’énorme oiseau, lourd comme un mouton, qui se coule doucement, mollement et sans effort sur une légère brise ; c’est la course en droite ligne ou ces orbes immenses et sans fin dont le résultat est l’ascension si haute qu’on perd l’oiseau de vue ; enfin ce sont tous nos désirs exécutés.

Le vrai vol est là, le seul abordable pour nous par la simplicité de ses grandes lignes, de ses lentes et naïves manœuvres.

C’est la merveille des merveilles du vol !

Je sens que mon style, lorsque je parle du grand vautour, doit sembler exagéré. Il n’en est rien : J’ai beau m’emporter, m’efforcer d’employer des termes excessifs, je n’approche pas du modèle. Je suis terne, incolore, les mots me manquent pour rendre ce que j’ai vu.

C’est donc bien exactement, cette fois, le vol sans battement : sans un seul battement.

Je suis forcé de reconnaître que, pour le penseur qui n’a pas vu, il y a un semblant de raison à n’accepter qu’avec des restrictions ce que j’affirme sur l’économie de ce vol peu connu. Il m’a même été dit que ce que j’énonce de cette absolue absence de battement est l’exposé d’un problème exactement faux, que c’est tout simplement une variante du mouvement perpétuel que je veux faire admettre, etc., etc. ; et à ce propos, toute la kyrielle de raisonnements sur l’équivalence de la dépense et du résultat. On ne va généralement pas au-delà de l’absolue égalité entre l’ascension et la chute.

À cette critique superficielle je réponds d’abord que c’est un fait précis qui ne se discute point puisque c’est un fait. Les yeux ne peuvent tromper surtout quand l’acte est perpétuellement en vue. Puis, que le raisonnement est faux !

Les penseurs de cabinet font comme les intelligences qui s’accomodent facilement de mathématiques légères ; ils oublient une foule de facteurs annexes de ce problème. Pour eux, le vol du voilier est généralement envisagé par vent 0 : première erreur. Par le calme ce vol n’existe pas. Puis, seconde faute, ils considèrent toujours le courant aérien comme une forme régulière, et cela, mus qu’ils sont par le désir qu’ils éprouvent de trouver des valeurs à leurs formules.

Je l’ai déjà dit bien des fois, le vent régulier est inconnu sur notre terre. Assurez-vous en, et une fois édifiés, développez le problème, qui de simple devient infiniment trop compliqué pour que les mathématiques puissent le suivre.

Enfin arrivent les manœuvres de l’oiseau.

Là encore cette tendance de tout synthétiser fait commettre des erreurs à celui qui veut réduire et expliquer en une formule ce problème extra complexe. Généralement on est porté à étudier l’aéroplane comme une surface absolument immuable au point de vue de l’étendue et de l’équilibre. Pour l’intelligence, à première vue, le raisonnement porte sur des données fixes : surface invariable, équilibre parfait, mais toujours le même ; donc faculté de translation exactement pareille à elle-même dans tous les cas du vol.

Nous avons déjà vu que l’aéroplane oiseau est infiniment moins simple que cela. Il est variable depuis le vol en arrière jusqu’aux ailes pliées en plein repos ; ceci énonce d’un seul coup toutes les manœuvres possibles.

Réduire en formules toutes ces variantes d’équilibre, de surface, de vitesse irrégulière du vent ou de l’oiseau est exactement s’attaquer à l’impossible. C’est vouloir formuler la vie.

Nous voyons donc que ce problème par ses apports nombreux, s’éloigne absolument du mouvement perpétuel et de tous les problèmes similaires dans lesquels une force fixe agit sur elle-même en se décomposant ; nous nous trouvons, au contraire, en face du cas d’un mobile actionné par plusieurs forces différentes : l’attraction, le courant irrégulier, les variations de surface présentée, plus enfin les différents modes d’équilibre de l’aéroplane.

Envisagé comme cela, ce problème arrive à n’être pas plus une utopie que le cas d’une usine qui serait actionnée par plusieurs moteurs différents : l’eau, la vapeur, l’électricité et l’air. Il ne viendra à personne l’idée de douter qu’une pareille usine puisse fonctionner.

L’aéroplane voilier est précisément dans le même cas. Il a pour le soutenir et l’actionner : sa surface, sa chute, et les poussées du coup de vent ; de plus, il a de choix d’utiliser ou d’esquiver ce coup de vent. Il l’utilise en développant sa surface, il l’esquive en la diminuant.

Là est la science de l’oiseau.

C’est dans l’exécution adroite et parfaite de toutes ces manœuvres qu’il parvient à puiser dans la puissance du courant aérien la force qui le soutient, le dirige et l’élève.

L’étude du grand vautour est, je le reconnais, assez difficile ; la rareté de cet oiseau en est la cause.

En Algérie j’en ai vu de grands vols, souvent cinquante et plus ensemble ; mais c’est un fait tout à fait irrégulier. On peut, en quelques jours, au moyen de bêtes mortes déposées au loin de toute habitation et de tout chemin, amener un vol de vautours à planer au-dessus de cet appât ; mais, pour réussir, il faut opérer en août ou septembre ; sans cela on risque de perdre son temps. Il faut un bœuf ou un cheval mort. Une chèvre ou tout animal de cette grosseur n’est pas un régal assez copieux pour les décider à s’arrêter.

Il en est de toute la côte africaine nord comme de l’Algérie : nulle part ils ne sont assez nombreux pour descendre quand on veut les attirer. Au Caire même cet oiseau est loin d’être commun ; et cela, malgré la proximité des nids : Gébel Geneffé, Gébel Attaka, Sinaï, en somme toutes les montagnes désert arabique.

Les nids sont à la distance de dix à cinquante lieues du Caire. Cet éloignement est peu de chose pour ces oiseaux qui volent ordinairement huit heures de suite et doivent fournir au moins deux cents lieues de parcours.

Ce qui les attire vers cette ville, c’est la grande quantité d’animaux morts qu’on met à leur disposition en les transportant à peu de distance, c’est vrai ; mais comme le désert commence aux portes de la ville, cette proximité n’a rien de gênant pour eux. Puis enfin parce que les pères et mères les mènent à ce point depuis une foule de générations et qu’en somme ils sont chez eux.

Malgré toutes ces facilités, les Cairotes ne connaissent guère plus que le Parisien cet admirable voilier.

Pour l’étudier comme je l’ai fait, il faut d’abord avoir le feu sacré, puis beaucoup de temps à dépenser, une bonne monture, et ne craindre ni la fatigue ni le soleil.

Je dois avouer, cependant, que les circonstances m’ont aidé à faire cette étude ; car, malgré qu’il y a une vingtaine d’années j’étais bien vigoureux, je n’aurais certainement pas osé braver le soleil de l’été comme je l’ai fait dans le seul but de les observer. J’avais à aller cinq fois par semaine aux écoles militaires où j’étais professeur. Ces écoles sont situées à quatre kilomètres en plein désert et je revenais en ville à midi.

À cette heure, personne n’est dehors ; le soleil est trop fort ; puis c’est le moment de la sieste, et tout le monde dort en été. Je m’en revenais donc à cette heure bénie, par une chaleur de quarante degrés, par cette lumière aveuglante qui danse sur le sable comme le feu d’un haut fourneau, garanti par une couffie, un parasol et des lunettes noires.

Ce qui me faisait ainsi braver le coup de midi c’était une chose bien prosaïque, c’était le dîner qui m’attendait. J’avoue l’avoir laissé refroidir quelquefois ; c’était quand je rencontrais un vol de ces majestueux oiseaux posés au loin sur le sol du désert, ayant au milieu d’eux un squelette parfaitement nettoyé et tous des jabots monstres que les plumes du poitrail ne pouvaient plus recouvrir.

Quand je les rencontrais dans cet état de béatitude que leur procure la digestion, je ne pouvais me retenir d’aller les déranger. Alors je lançais ma monture dans le tas sans hésitation et à grands coups de fouets je les faisais repartir. Ces oiseaux, dans le cas présent, sont si lourds que plusieurs d’entre-eux ont été frappés par mon fouet.

Il est très facile de les tuer dans cette occasion. Ces oiseaux sont énormes, gros comme des moutons ; si on a le soin de tirer à la tête avec du petit plomb, ils tombent étourdis et on peut les prendre vivants, car ils reviennent ordinairement de ce coup de fusil… surtout si on a tiré avec de la cendrée. Les chasser avec des chevrotines est plus aléatoire. On les tue quelquefois, mais souvent aussi, blessés à mort, ils ont encore assez de force pour aller mourir dans la montagne, trop loin pour pouvoir songer à les rechercher. − Le fait est qu’après en avoir tué ma part je finissais par ne plus leur administrer que des coups de fouet ; et c’était suffisant pour les décider à faire le pénible effort du départ.

Il faut avoir été dans ces agglomérations d’oiseaux, à quelques pas d’eux, pour se faire une idée précise de la difficulté de cet acte. Combien de vols manqués ; l’oiseau se reposant à cent mètres, n’ayant pu arriver à la vitesse nécessaire pour pouvoir s’enlever, vomissant sa charge de nourriture pour pouvoir s’alléger et attendant, tout essouflé, que je me dirige encore sur lui pour se décider à recommencer l’effort, cette fois couronné de succès.

Voilà comment il se fait que j’ai tout bravé, le soleil et la chaleur. Voilà ce que m’a procuré bien souvent le voisinage de cet admirable planeur. Depuis cette époque je le connais tellement que je l’aperçois en l’air quand généralement on ne voit que des milans.

Y aurait-il chez eux un effet pareil à celui qui chez l’homme fait boiter celui qui marche avec un boiteux ? Qui sait ?

J’ai dit dans l’Empire de l’Air à quoi on le distingue dans l’espace [1], mais un point sur lequel je ne saurais trop insister, c’est l’insuffisance du premier coup d’œil pour se rendre compte de la présence de cette grande surface dans l’espace. Le milan a 28 à 30 décimètres carrés de surface, suivant le sexe ; lui, en a de 100 à 105, et, au premier aperçu, à 300 mètres en l’air, ils sont de la même grandeur. Seulement lorsque l’attention est prévenue et qu’elle se fixe sur ces deux points, qui semblent toujours être sur le même plan, les différences se perçoivent, l’intelligence s’ouvre, on est étonné du peu de mobilité de ce point. La régularité de ce mouvement finit par faire concevoir et le poids et l’étendue de cet aéroplane, et il reste alors l’impression d’une énorme masse, nullement sensible au coup de vent, tournant lentement, accomplissant avec lenteur son évolution, revenant contre le vent, et là, ayant un temps d’exhaussement qui, vu d’en bas, produit l’effet d’un arrêt, lent mais complet, dans la marche, dont la durée est quelquefois d’une demi-minute. Pendant cette révolution, les milans et les percnoptères ont fait chacun dix tours, hachés, cassés, irréguliers, et qui n’ont, en tous cas, rien de semblable avec cette tournure lente et suprêmement majestueuse, qui est la note dominante du vol de ce grand voilier.

Un fait singulier est l’espèce de joie que semble amener parmi les milans et les percnoptères l’arrivée des vautours. Ils montent en grand nombre les rejoindre, semblent prendre des leçons de vol, deviennent de suite planeurs excessifs ; on dirait même qu’ils s’essayent à tourner lentement : N’y a-t-il pas là influence du modèle prépondérant ? Quoi qu’il en soit, il est un fait certain, c’est que tout vol de vautours qui étudient le sol a une escorte. Après cela n’est-ce encore que l’annonce d’un repas copieux qui les réjouit ainsi.

− Mais alors le grand vautour aurait donc une faculté de vue que ces oiseaux de moindre volume ne posséderaient pas ?

— C’est probable. L’organe de la vue, je l’ai dit, est forcé d’être, chez cet animal, le premier de la création ; nul être sur la terre n’a besoin de voir aussi loin : le besoin impose à cet oiseau cette puissance extrême de l’organe de la vision. Songeons donc que pour eux l’étude du sol et des vautours voisins est constamment de plusieurs kilomètres. Le milan et le percnoptère n’ont pas d’études pareilles à faire. Le milan ne dépasse pas comme champ de vision utile quelques centaines de mètres : admettons le double ou le triple pour le percnoptère nous sommes encore bien loin de la puissance de vue que les vautours doivent avoir pour distinguer un bœuf ou un cheval mort, du haut de l’atmosphère où ils se tiennent, quand ils étudient une contrée.

La hauteur à laquelle ils stationnent ne peut pas être précisée rigoureusement, cependant on peut dire que cette altitude est telle qu’ils sont parfaitement invisibles de la terre. Souvent, j’en ai distingué au zénith qui étaient déjà en descente, avec une lunette de cinq centimètres de diamètre.

D’où venaient-ils de quelle hauteur descendaient-ils ? J’estime qu’on ne peut pas dire moins de cinq kilomètres et plus, car cette lunette les découvre très facilement à quatre mille mètres de distance horizontale.

Mais ce qui doit surtout décider les petits oiseaux à suivre les grands, c’est la croyance fermement établie qu’ils ont que leurs gros congénères ont un mot d’ordre qui les relie entre eux ; c’est la persuasion chez eux bien arrêtée qu’ils ont une langue particulière, qui leur indique à des distances défiant tous les regards la présence d’un repas. Ces petits rapaces ont vu bien des fois leurs grands amis se diriger sans hésitation pendant des lieues sans nombre, vers un point précis hors de tout champ de vision, et arriver au résultat, c’est-à-dire au repas abondant et d’un abord facile.

Ce fait, souvent reproduit ou pour mieux dire ponctuellement répété, a transformé pour eux le grand vautour en un oracle qui ne se trompe jamais. Ils le suivent de confiance comme on suit le Maître. Ils règlent leur allure sur la sienne, l’accompagnent, étant toujours certains d’avoir quelques débris à ingurgiter, pour les récompenser de leur longue course.

Les petits rapaces ne semblent pas avoir saisi comment les grands vautours s’avertissent entre eux d’une trouvaille.

J’ai fait une remarque sur leur vol qui explique comment ils s’y prennent. Depuis lors, j’ai revu bien des fois cette manœuvre et j’ai toujours trouvé que là était le signal qui décide le voisin vautour à se mettre en marche dans une direction précisée : la voici.

J’ai dit que le grand vautour ne bat jamais des ailes dans son vol de recherche, mais que cependant on voit quelquefois un grand coup d’ailes donné en-dessous ; battement que je ne m’expliquais que par le besoin que doit éprouver cet oiseau de se déraidir les jointures qui sont restées longtemps à un même point fixe.

L’explication du but de ce battement insolite était fausse ; et il devait en être ainsi. Chaque être est un chef-d’œuvre de mécanique ; il était probable que ce besoin ne devait pas se faire sentir. Le vautour est organisé pour être porté constamment sur ses deux ailes, tout comme la cigogne l’est pour dormir sur une jambe. Là n’était pas l’utilité de cet énorme coup d’ailes particulier qui ne ressemble nullement à un battement, car le battement se fait de haut à l’horizontale et celui-ci de l’horizontale en bas.

En regardant mieux — il faut souvent regarder très longtemps les oiseaux pour arriver à pouvoir les comprendre — on remarque que ce coup d’ailes particulier qui rompt nettement, d’une manière étrange, l’allure du planement, n’a lieu que quand l’oiseau cesse de produire les cercles et prend une direction rectiligne. À première vue c’est une mise en marche, un élancé bien franc dans une direction bien précise ; mais en regardant plus attentivement, on arrive à penser que c’est un signal, inconscient peut-être de la part de l’individu, mais à coup sûr utile à l’espèce.

C’est par cette manœuvre que le voisin vautour, qui est lui aussi une unité, un nœud de cet immense réseau qui fait l’étude d’une contrée, est averti à plusieurs kilomètres de distance de la découverte d’une proie.

Ce battement spécial, en vol extra-arqué, c’est-à-dire absolument en-dessous, tout à fait unique, se répète quelquefois une seconde fois dans le vol rectiligne. Il semble vouloir accentuer l’affirmation de la découverte. Il doit dire : non seulement j’ai vu, mais ce que j’ai vu est intéressant ; il y en a pour beaucoup d’entre nous.

C’est très probablement la signification de cette manœuvre ; car lorsque le vautour voyage pour son utilité particulière : rentrée au perchoir, recherche de l’eau, etc., etc., tous actes particuliers à son individu, son vol n’a pas ce battement spécial. Il peut, s’il n’y a absolument pas de vent, être obligé de ramer souvent pour se soutenir et marcher sur l’air, mais ces battements sont autrement produits ; il n’y a pas à s’y méprendre, même quand on n’est qu’un simple observateur, à plus forte raison quand on est vautour, et qu’on en sait la langue télégraphique.

C’est donc simplement un signal destiné à dire de très loin : j’ai vu et j’y vais.

De leurs nids, de la manière dont ils élèvent leurs petits je ne saurais rien dire, n’ayant jamais eu l’occasion de les voir de près. J’ai vu de loin, à l’Attaka, sur la mer Rouge, des nids absolument inaccessibles. Ils étaient reconnaissables de très loin aux bancs de guano qui les avoisinent. Ces masses de fumier ont souvent un très gros volume : plusieurs centaines de mètres cubes. Que de siècles il a dû falloir pour produire de telles masses de déjections !

Ce que je puis encore dire d’eux, c’est que j’ai assisté à l’accouplement de ces oiseaux : cet acte n’a rien de particulier. Je sais encore que, pour nourrir leurs petits, ils mettent la viande qu’ils transportent dans l’arrière-gorge. Peut-être ont-ils la faculté d’arrêter la digestion de leur estomac ; je le crois, mais n’en suis pas certain. C’est à peu près tout ce que je sais de la vie de famille de cet oiseau.

Il n’est pas facile de pénétrer dans le gynécée de cet animal. Pour pouvoir l’étudier avec succès, il faudrait une très puissante lunette et une position spéciale, plongeante ; mais au fait, cela n’aurait d’intérêt que pour l’ornithologie ; cet oiseau ne nous intéresse pas par son procédé de nidication mais par son vol. Revenons-y.

Tout est merveilleux dans ce vol ! Toute allure est anormale, hors nature, n’ayant rien de semblable dans le monde des volateurs. Prenons, par exemple, un fait bien simple : le vol rectiligne. Rien dans la création ne procure l’impression que donne cette célérité régulière, immuablement fixe. Je ne vois que la locomotive, œuvre humaine, courant sur une voie droite qui rende cet effet. L’aigle, la cigogne, le milan, le goëland, ne ressemblent pas plus comme tournure de translation au vautour se rendant à un point désigné qu’ils ne ressemblent eux-mêmes à la caille ou à l’alouette.

Quand, au moyen d’une bonne lunette, on peut l’étudier de près dans cette course extra-rapide, et qu’on le voit de face ou d’arrière, le bout des ailes offre un spectacle curieux ; la pointe des rémiges disparaît, on les voit tellement vibrer que leurs extrémités deviennent invisibles. J’avais déjà vu cet effet avant de connaître le vautour ; un peintre, un observateur, Paul Flandrin, m’avait montré sur ses tableaux ce phénomène de vibration. Je l’avais vu sur ses toiles mais nullement saisi. Je sentais qu’il avait voulu rendre un effet que j’ignorais. Depuis lors, j’ai eu grandement l’occasion de l’observer sur nature et je dois dire que comme tournure pittoresque, il est bien curieux.

Cet aspect est pour nous, aviateurs, mécaniciens, une forte leçon : ce sont les aéroplanes superposés qui nous sont indiqués par la Nature ; et cela par l’oiseau qui est notre modèle. Son but a été d’augmenter la puissance de sustension d’un aéroplane auquel, pour des raisons à elle connues, elle ne voulait pas donner une plus grande surface.

C’est, en somme, un bénéfice de sustension qu’elle procure à cet oiseau. La cigogne et le pélican offrent quelquefois légèrement cet effet ; le milan, dans un effort de remontée, pour aborder son perchoir, a aussi ses rémiges qui agissent sous cet aspect ; le vautour est l’être dans lequel la Nature nous démontre d’une manière claire que les aéroplanes superposés sont utiles et qu’on doit s’adresser à eux pour éviter d’avoir à faire grand.

L’abordage du perchoir est aussi étrange que les autres actes de vol de ce brillant planeur.

Un aigle, un milan, arrivent souvent à toute vitesse à quelques mètres au-dessous du point où ils veulent atterrir, mais on doit dire que cette manœuvre est compréhensible à notre sentiment mécanique. Le grand vautour trouble complètement notre instinct ; il arrive, lancé à toute vitesse à vingt-cinq mètres au-dessous de l’endroit qu’il s’est désigné pour se reposer : on ne se rend pas compte au juste du point où il veut s’arrêter. On le regarde monter en l’air perpendiculairement, toujours en planant, et quand on croit que sa provision d’élancé est éteinte, on le voit avec stupéfaction continuer de monter, et cela infiniment plus haut que notre instinct nous l’avait fait préjuger.

Cela tient à l’importance de sa masse que nous n’avons pas l’habitude d’envisager ; cela tient à ce que nous nous sommes trompés dans notre estimation ; et ce qu’a de particulier cet oiseau, c’est qu’il trompe toujours. Les manœuvres des autres oiseaux de quatre à cinq kilog. s’assimilent de suite, celles de sept kilog. et demi, poids du gyps fulvus, surprennent. Même quand on les sait par cœur, elles continuent à étonner. Aussi, malgré l’habitude que j’ai de ce planeur, suis-je toujours surpris, et je vois chaque fois que je l’ai sous les yeux quelque effet curieux se produire que j’analyse, c’est vrai, mais que je n’ai pas prévu.

Cette faculté de glissement de ces grandes ailes sur l’air, cette prise exacte de l’aéroplane sur le fluide aérien, produisent des décompositions plus précises de force que nous n’avons l’habitude de le voir.

C’est le même effet que celui qu’on perçoit quand on regarde glisser un jeune homme sur la neige rugueuse, ou quand on le voit patiner sur la glace unie.

Dans le premier cas, on comprend que toutes les aspérités qu’il a à surmonter ne lui permettent pas une carrière bien longue, tandis que, dans le second, on est surpris de l’amplitude et de la précision du mouvement.

Autant cet oiseau est intéressant en liberté pour les aviateurs, autant il l’est peu en captivité.

C’est une borne, il est immobile comme une pierre. De temps en temps, toutes les heures, il daigne s’étirer les ailes. Lentement, longuement, il étale aux yeux du spectateur ses deux merveilles. Le matin et le soir, à l’heure du départ et à l’heure du coucher, il devient inquiet, descend de son perchoir, cherche à s’envoler, et ne réussit qu’à s’érailler les plumes contre les barreaux de sa cage.

C’est bien le roi des cieux prisonnier !

Ceux qu’on voit au Jardin des Plantes de Paris ont une prison assez vaste. Ils peuvent juste donner deux coups d’ailes très retenus. Rien de leur véritable aspect n’apparaît au visiteur, et c’est naturel.

Quand on réfléchit qu’un des cercles qu’ils décrivent n’a pas moins de cent mètres de rayon, on arrive à comprendre qu’il n’y a nulle prison assez vaste pour permettre de l’étudier en captivité. Il faut l’immensité à ses vastes ailes et rien de moins. L’Hippodrome et la Galerie des Machines sont bien grands, mais un vautour lâché sous ces nefs ne pourrait y démontrer qu’une chose, c’est qu’il est un piètre rameur. Il n’y serait pas plus intéressant que dans la petite cage du Jardin des Plantes ; aussi est-il inutile de songer à voir ce maître exécuter en chambre le vol plané.

Même en liberté, ce n’est qu’arrivé à la hauteur d’une centaine de mètres qu’il développe tous ses dons, surtout si l’homme est proche, cas où il cherche au plus vite à se mettre hors de portée de ce voisinage dangereux.

Mais, quand il se sent bien en sécurité, à l’abri de tout danger, il devient alors le démonstrateur du vol sans battement.

Voici donc une énorme oiseau qui a un mètre carré de surface et 2ᵐ50 d’envergure, qui a un vol permanent qu’aucun oiseau d’Europe, dont l’étude peut être journalière, ne possède. C’est constamment la crécerelle dans son allure d’ascension, la buse dans ses courts instants de planement, le milan si rare, passant une fois devant les yeux de l’aviateur, traversant peut-être d’un horizon à l’autre, sans ramer, mais fait qu’on ne revoit pas, qui finit par s’effacer du souvenir et qui fait que longtemps après on se demande si on était bien éveillé et si on a bien vu. C’est même infiniment mieux que tout cela ! Regardons-le dans le ciel immense se promener sans effort, nager dans le fluide aérien, sans ombre de fatigue puisqu’il n’y a pas de force dépensée, puisqu’on en ferait autant si on avait des ailes ; attendu que la vue de ces évolutions convainct l’intelligence que, à part la force dépensée pour se soutenir sur ses ailes étalées sur l’air, il n’y a que la direction qui est un acte actif. Cette direction même, que nos sens analysent parfaitement, pondèrent avec la plus parfaite justesse, cette direction doit coûter peu d’effort.

Quand on voit un milan se torturer dans un faisceau de courants parfaitement inextricables, on a conscience que, rien qu’en direction, l’effort produit par l’oiseau est de beaucoup au-dessus de notre force musculaire et de notre activité vitale, mais le grand vautour ne produit pas du tout cette impression. On sent qu’on possède en soi assez de puissance de vie pour pouvoir reproduire les actes de direction si simples et si lents qui lui permettent de stationner dans l’air.

En le voyant bien, très attentivement, sans aucune idée préconçue, voilà l’effet qu’il produit :

Comme force dépensée, il n’y a rien au-dessus de l’effort qu’un homme de force moyenne ne puisse produire. On le sent, on en est certain, mais comme science du vol, comme précision instinctive de ces manœuvres, on sait de suite qu’on est loin de compte, que quand on sait beaucoup on sait encore trop peu, à plus forte raison quand on ignore le vol. Cependant on comprend que l’intelligence humaine est de taille à se mesurer avec ce problème, et que ce n’est en somme qu’apprendre à patiner, à nager ou à aller en vélocipède d’une autre manière.

Oui, c’est absolument la note particulière de ce vol : pas de force dépensée comme station ni comme direction.

Chaque être a ses dons, ses aptitudes particulières. Le grand vautour a celui du planement excessif. Il a l’horreur du battement ! On peut dire de lui qu’il est l’oiseau qui décompose le mieux le courant d’air et qui l’utilise avec le plus d’adresse.

Il y a des aptitudes différentes chez les volateurs, des savoirs particuliers. Le gyps fulvus a celui du planement excessif. Il plane même quand il sait qu’il ne peut pas monter. Comparez-le à un pigeon. A-t-on jamais vu pigeon planant faire autre chose qu’une descente ? Cependant il a de plus grandes ailes que le vautour.

Voyez-le avec un bon voilier qu’on a assez souvent sous les yeux en Europe : la cigogne. Quelle différence dans la tenue du vol ! Cette force de soutènement du courant aérien qui est insuffisante pour elle suffit amplement au Maître dont les ailes sont cependant bien autrement chargées que les siennes.

Il faut donc reconnaître à cet oiseau un savoir particulier que n’ont pas les autres.

Si nous éliminons les causes qui lui font frapper l’air : calme absolu et défense de son individu, nous pouvons dire, et cela exactement, qu’il ne rame jamais.

Ce n’est donc nullement une manœuvre accidentelle, c’est au contraire son vol permanent, celui avec lequel il vit de sa vie de chercheur.

Ce besoin de la recherche ne permet pas, au reste, un autre genre de vol. Ces oiseaux doivent, non seulement trouver l’animal mort, mais encore pouvoir attendre indéfiniment que la proie soit abordable. S’ils étaient obligés de ramer pour se soutenir tout le temps que les chiens, les hyènes, l’homme même mettent à prendre leurs parts du cadavre, ils se lasseraient assurément. Au lieu de cela, ils sont là-haut, en grand nombre, souvent une centaine et plus. On ne voit d’abord rien en l’air, mais en cherchant avec attention au zénith on finit par apercevoir des points presque imperceptibles qui se meuvent avec une lenteur curieuse. À mesure que la place devient libre, ces points grandissent. On distingue les vautours qui sont en descente depuis longtemps. Puis la dégringolade commence, l’avalanche se précipite du haut du ciel. Ils tombent de là-haut, de trois ou quatre mille mètres, perpendiculairement’ comme des parachutes.

Les premiers arrivés ne sont plus qu’à cent mètres ; là on peut parfaitement les étudier. Leurs ailes sont légèrement repliées, leur vitesse de tombée est égale ; c’est la chute du grave sans accélération. Leur tournure est alors curieuse au possible ; ils n’avancent ni ne reculent, mais tombent simplement, lentement, sans aucune oscillation.

Et les points noirs apparaissent toujours au-dessus de la bête morte venant des quatre points cardinaux ; le cent est devenu des cents. Tout ce monde d’énormes oiseaux fait l’effet d’une trombe qui se tourmente.

Les plus rapprochés du sol, n’étant pas bien persuadés de l’inocuité de l’abord, commencent à planer à la manière habituelle pour étudier le sol ; cela fait une couche de vautours servant de base à cette énorme colonne sans sommet.

Puis toujours la descente, ces tournoiements immenses, insensés, qui vous donnent le vertige rien qu’à les regarder.

Cela dure jusqu’à ce que, l’étude finie, la bête jugée abordable, les plus affamés se précipitent sur elle.

Alors, survient un spectacle inouï qui défie toute description. La descente lente se transforme en une tombée frénétique. C’est à celui qui arrivera le premier. Tous ces oiseaux s’évitent avec une adresse incroyable. Les milans plongent entre toutes ces ailes étendues en poussant leurs cris stridents. Les percnoptères cinglent l’espace avec leur tournure d’arc tendu. Les gyps, jamais pressés, sachant qu’on ne mangera pas tout et qu’on leur cèdera toujours la place, choient silencieusement, sans précipitation, avec cette lenteur de ballon qui atteint la terre.

Ils sont alors tout à fait près du sol, se posent en masse, et le cadavre de cheval ou de chameau disparaît bientôt, littéralement, sous une nuée de vautours qui se battent ; crient, luttent pour arriver à la bête. Les ailes sifflent, s’entrechoquent, l’air vibre sous ces puissants coups d’ailes ; c’est un chaos indescriptible, qui ne dure pas longtemps au reste, car peu d’instants après tous ces rapaces s’éloignent à petits pas : le festin est fini, la bête est dévorée, engloutie. Cinq minutes ont suffi à la trombe affamée pour manger un cheval. Il ne reste plus que le squelette de l’animal, bien nettoyé, net comme une préparation zoologique, que corbeaux, milans et percnoptères sont en train d’épurer.

Ils sont ensuite tous posés à terre à une cinquantaine de pas du squelette, alourdis, le bec au vent, le gésier démesurément gonflé, occupés à digérer.

Ils resteront ainsi quelques heures tranquillement à terre, si rien ne vient les déranger ; puis, au bout de ce temps, un à un, ils repartiront avec une peine extrême, en courant contre le vent souvent pendant plus de cent pas, volant péniblement ras terre, et finalement, se trouvant en pleine vitesse, reprenant leurs orbes immenses et ne les quittant que pour prendre une direction rectiligne, et se perdre lentement dans le bleu de l’horizon.

Voilà le vautour ! n’est-ce pas splendide, ce vol ! Et ce n’est pas une faiblesse qui m’est particulière ; tous ceux que j’ai vus devant ce spectacle sont hypnotisés, les initiés comme les profanes. Celui qui ne comprend rien au vol est arrêté par l’étrangeté de ce mode de locomotion ; cela trouble l’habitude du sauvage tout comme du civilisé de voir un corps se mouvoir dans l’espace de cette façon-là ; cela dérange ses facultés mécaniques, il ne connaît pas ce genre de translation et c’est pour cela qu’il le suit des yeux.

Vous ai-je convaincu, lecteur, que le vol plané existe ? Que le vol sans dépense de force n’est pas un rêve ?

On n’invente pas une merveille comme le vautour ! C’est l’absolue vérité que j’essaye de vous dépeindre.

Ne cherchez pas à vous dérober : il n’y a pas d’erreur.

Le voilà ce moteur étrange tant cherché !

Léger et fort !

Léger, poids néant, c’est le vent, c’est l’air.

Fort ! Hélas souvent il l’est trop. Quelquefois cependant insuffisant, surtout à la surface, mais par mille mètres de hauteur on peut affirmer, comme donnée générale, qu’il a toujours assez de vitesse pour pouvoir supporter un aéroplane chargé de 7.500 grammes par mètre carré.

Puis, comme il est pratique et surtout bon marché, ce réservoir de mouvement offert à tout être ailé qui sait l’utiliser.

Que la vapeur et l’électricité deviennent faibles et lourdes devant cette source de puissance !

Il y a dix ans que j’ai présenté ce moteur et on s’est efforcé de ne pas le voir.

Vous en reviendrez tous là, et forcément, aviateurs rameurs. À force de briser des appareils à la suite de mécomptes sans nombre, vous finirez par comprendre que vous vous heurtez contre l’impossible, contre une difficulté devant laquelle la Nature elle-même a renoncé.

Vous n’avez pas voulu croire. C’est naturel, vous n’avez pas vu !

Il vous a fallu arriver au fond de l’impasse et constater que le chemin finit là deux ou trois kilogrammes et on ne va pas plus loin ; la route est barrée.

Ainsi le veut la relation qui existe entre la résistance des corps et l’effort qu’il faut produire pour vaincre l’attraction de notre globe.

Dans cette lutte contre la résistance des matériaux la difficulté a été tournée par la Nature, avec la grandeur qui distingue toujours les œuvres de la maîtresse de toutes choses : l’os devient trop faible pour supporter le battement : elle supprime le battement, et le vol est cependant conservé dans sa plus grande ampleur.

Donc un vol qui existe, c’est un fait qu’on doit reconnaître et étudier, à moins qu’on ne veuille systématiquement nier ce qui existe.

Je n’insiste ainsi que pour convaincre ceux qui ne pourront jamais voir ce chef-d’œuvre de l’aviation, pour bien leur faire comprendre que nous n’avons pas affaire, comme on a essayé de le prétendre, à un problème qu’il faut restreindre parce qu’il est mal digéré. On a été jusqu’à vouloir nier l’économie du vol à la voile. J’insiste donc et j’assure qu’il faut absolument admettre comme un fait, qu’on peut voir démontré chaque jour, que ce volateur, par un vent minima de moins de 5 mètres de vitesse à la seconde, peut produire une ascension de 1.000 mètres de hauteur en reculant seulement de 1.000 mètres, et que, de cette altitude, prenant sa course rectiligne, contre le courant d’air, il pourra, par ce faible vent, sans employer d’autre force que l’action de l’attraction sur sa masse, atteindre le sol à 10 kilomètres au vent. Si maintenant nous l’autorisons à user de toutes ses ressources, par ce vent de 5 mètres en moyenne, mais irrégulier comme tout vent sur notre globe, ce n’est pas alors à 10 kilomètres qu’il atterrira, c’est au contraire une course indéfinie contre le vent, et produite plus rapidement que ne peut le faire aucun oiseau. Pur un vent de 10 mètres, vent moyen, le vautour peut aller contre le vent en s’élevant.

Je sais bien que ce que j’énonce-là troublera beaucoup d’entendements.

Je sais bien qu’il y a des positions faites qui ne permettront pas d’admettre cette assertion, mais mon dire est un fait précis : Le vautour viendra me prêter sa démonstration quand on voudra s’assurer de la justesse de ce que j’énonce.

Oui, il viendra vous dire lui-même, quand vous irez le voir que :

« L’ascension est produite par l’utilisation adroite de la force du vent, et que nulle force autre n’est nécessaire pour s’élever. »


LICMETIS NASICUS


Mon voisin, un arabe, marchand de fruits au Mouski, se procura deux de ces oiseaux et les mit en cage comme de vulgaires perruches.

Les kakatoës ont pour patrie le continent australien.

Ces deux oiseaux se battirent au point de nécessiter leur séparation. Une fois chacun dans sa cage, ils reprirent leur allure naturelle. Perchés sur une patte, le bec rentré dans la cravate, les yeux presque clos, ils ont tout-à-fait le faciès général de l’effraye (strix flammea) même couleur, même collerette ; c’est, de loin, à s’y méprendre.

Ils restent toute la journée immobiles ; mais quand la nuit arrive, ils se réveillent, deviennent inquiets, font des efforts pour s’échapper et poussent à intervalles très rapprochés un cri rauque, assez désagréable. Ce cri a cela de particulier qu’il s’éloigne des sons produits par les zygodactyles ; il a, comme tout le reste de l’animal qui le produit, une tournure nocturne.

Un de ces oiseaux parvint à s’échapper. Comme les amateurs ne se présentaient pas pour le second, son propriétaire lui coupa un peu les ailes et le laissa courir dans son magasin.

Ce licmetis trouva le local à sa fantaisie ; ce sol non pavé, les balles de fruits étalées sur des trétaux, à cinquante centimètres de terre, formaient au-dessous d’elles, un vaste espace peu éclairé, peu propre, encombré de fruits tombés des corbeilles, qui pourrissaient sur place. Ce lieu humide, rempli de moisissure, fut le séjour de prédilection de cet animal. Dans cet endroit ombreux il retrouva sa vivacité ; son occupation favorite était de piocher la terre avec son bec qui a la forme d’un pic. Il l’entre dans les trous produits par les vers, et cherche à saisir l’animal.

Cet oiseau est un marcheur, il ne grimpe pas à moins d’y être contraint. Il est probable que dans son pays il habite les forêts humides et très fourrées, et qu’il y vit de larves, de vers et d’insectes.

Avec le temps, ses ailes repoussèrent, et lui permirent de faire des promenades dans la rue. Ces ailes étaient longues et larges, couvertes, comme celles des oiseaux de nuit, du duvet spécial qui produit le vol silencieux, aussi, à première vue c’était à s’y méprendre ; on aurait juré une effraye se balançant lourdement sur ses ailes blanches.

Cet animal doit être avec le strygops un lien entre les perroquets et les oiseaux de nuit ; le strygops est le passage aux hiboux, et le licmétis, le passage aux effrayes.

A ce propos, d’où viennent les oiseaux de proie ? Par quelle succession de perfectionnements les oiseaux à vol court sont-ils arrivés à produire le vol plané dont la dernière note est la station permanente dans l’air sans dépense de forces ? Par quelle voie sont-ils parvenus à atteindre ces deux types excessifs : l’angle fixé dans l’espace avec une immobilité absolue, ou cet autre genre de station qui, quoique en mouvement a beaucoup de points de similitude avec la précédente, je veux parler du vol d’observation des vautours qui, par le calme, semblent pouvoir tourner indéfiniment dans le même cercle.

D’où vient, en somme, le vol plané, le vol d’observation ?

Du besoin d’observation.

D’où viennent ces armes puissantes des aquilinés, ce bec fort comme des cisailles, des rapaces de nuit et des grands vautours ? Toujours de la nécessité de l’outil pour arriver à vivre : le nocturne tue avec le bec et le vautour entaille le cuir d’un buffle ou d’un chameau qui résisterait au bec de l’aigle.

Les oiseaux de proie nous sont venus dans les périodes crétacée, tertiaire et quaternaire, probablement par une foule de familles différentes. La paléonthologie ornithologique nous l’apprendra plus tard, à mesure que les découvertes viendront combler les lacunes qui existent dans l’échelle de la succession des êtres. Mais, cependant, malgré ces énormes hiatus, rien qu’en regardant dans les êtres vivants, il est facile de voir plusieurs points par. où les rapaces ont pu arriver.

Nous venons de voir que les oiseaux de nuits ont pu se produire par un perfectionnement ou une adaptation à la vie carnivore, et que les strygops et le licmetis sont aussi bien des chouettes que des perroquets. La transmission par les passereaux est presque nulle par les piegrièches, le geai, la pie et le corbeau.

Les vautours doivent venir des gallinacés ou les gallinacés viennent des vautours : ou, enfin, ils se lient ensemble d’une manière facile à voir par les vautours à bec faible et a pouce atrophié.

Sur l’ancien continent, le percnoptère a l’aspect d’une poule ou d’une outarde. L’être auquel il se liait franchement a disparu aux époques précédentes. Malgré qu’on ne puisse revoir le lien précis, il n’en reste pas moins à cet animal un aspect particulier qui lui a valu le nom de Poule de Pharaon.

Sur le continent américain le même cas se présente mais plus accusé, plus lisible.

Quand on regarde avec attention deux oiseaux du nouveau monde, un dindon et un condor, tous deux au repos, on est frappé de la ressemblance extrême qui existe entre ces animaux : même tête, mêmes coroncules chez le mâle, même cou. Le plumage est pareil, blanc ou noir. Les pattes et les griffes sont absolument identiques, pouces rudimentaires et nature des ongles semblables, La seule différence réelle qui existe entre ces deux oiseaux réside dans la grandeur de l’aile.

Combien faudra-t-il de temps à l’homme pour transformer par l’éducation, le besoin et la nourriture, l’aile courte du dindon en aile longue du condor, pour la lui allonger seulement, car, au dindon comme à ce grand voilier, les gabaris de l’appareil aviateur sont les mêmes : même nombre de plumes, quatrième et cinquième remiges les plus longues dans les deux êtres.

Il est probable qu’un laps de temps, relativement court suffirait pour opérer cette transformation. On y serait aidé par cet appétit spécial du dindon pour la viande ; il est presque un carnivore : témoin Molière, et tant d’autres accidents de cette nature.

Cette ressemblance ne peut être fortuite, elle est trop vive d’aspect ; elle est corroborée, au reste, par d’autres faits : poule de Pharaon, Gallinazo ; deux noms qui ont été créés par une même effet de tournure générale. Les Américains du Sud ont trouvé que l’aura et l’urubu ressemblent tellement à la poule qu’ils les ont nommés poule dans leur langue.

Il faudrait admettre trois accidents pareils et parallèles pour ne pas reconnaître que cette similitude de tournure est un indice de communauté d’origine ; et cela, malgré des différences profondes anatomiques, malgré des estomacs complètement différents : gésier énergique dans l’une et poche stomacale élastique dans l’autre, et surtout, ce qui est infiniment plus sérieux qu’une différence dans l’organe de la digestion qui est si variable, une discordance, complète dans l’évolution du jeune âge. Effectivement, l’un naît avec la possession complète de tous ses sens, même celui du mouvement : le jeune dindon court dès la première minute de son entrée dans la vie, le condor au contraire est aveugle sourd et muet. Il ne commence à se tenir debout qu’un mois après sa naissance ; les différences dans l’extrême jeunesse sont donc énormes.

L’ornithologie devrait créer des mots pour indiquer ces deux grandes tranches qui séparent par un fossé profond deux races d’oiseaux : ceux qui ont l’enfance gracieuse et vivante et ceux qui sont horribles et impotents. Elle ne s’est pas encore occupée de ces différences originelles ; ce serait cependant une ligne de démarcation bien franche.

Les rapaces nobles sont probablement venus par la voie des vautours, par les rapaces ignobles. Des appétits particuliers, aiguisés surtout par le besoin qui est le grand dispensateur des facultés, ont amené petit à petit le rapace ignoble, qui ne vit que de chairs putréfiées, au type faucon, au gerfaut par exemple, qui en liberté mourra de faim devant un faisan mort qu’il n’aura pas tué lui-même.

Les gallinacés offrent beaucoup d’oiseaux qui amènent cette idée de transformation. Ainsi le pauxi comme bec est la charge des aquilinés. Les serres sont parfaitement représentés dans le sasa (opisthoconnus cristatus). Et cet oiseau des îles Samoa : le didunculus ; et le toccro qui a une véritable tête de faucon.

Mais que sont ces ressemblances à côté des toucans et des calaos ? On peut dire d’eux qu’ils sont la charge des becs crochus.

N’y aurait-il pas d’autre famille d’oiseaux qui pourrait nous faire penser aux vautourins, car il n’y a pas à douter que ce soit par eux que soit venue cette transformation. Oui, deux familles d’oiseaux marins : les pelicanidés et les procellarinés ont comme eux un signe commun : le bec onguiculé. Ce seul lien a son importance. Le bec et la charpente osseuse ne se déforment pas facilement. Les éleveurs qui font de la sélection en savent quelque chose ; ils se sont heurtés contre la difficulté de la déformation du squelette et estiment qu’elle est le changement qui demande la plus grande dépense de temps.

L’albatros et le procellaria ont tout à fait des têtes de vautourins. Tous ont un onglet particulier au bout du bec ; c’est cette espèce de griffe qui est la pointe du bec du canard. La cire est prépondérante dans les becs de ces oiseaux, l’onglet n’en occupe qu’une faible partie, et arrive à son moindre développement chez le pélican, où il revêt la forme d’un petit appendice minuscule situé au bout d’une immense cire.


GOÉLANDS ET MOUETTES


Ava. 14 octobre 1882.

Ces oiseaux sont les vautours de la mer ; ce sont eux qui sont chargés d’assainir ses ondes. Tout ce qui peut être assimilé par un estomac qui est bien autrement actif que celui d’une autruche est enlevé et digéré. Mais quelle différence de construction entre les vulturidés et les larus, deux familles d’oiseaux chargées du même rôle ! Les nettoyeurs de la mer, par suite de l’immense étendue de cette plaine liquide qu’ils habitent, ont affaire constamment à des vents impétueux, ces courants d’air rapides demandent pour pouvoir être pénétrés utilement une construction spéciale, aussi ont-ils tous les ailes étroites et longues afin d’éviter le traînement. Les autres, les vautours de la montagne, qui habitent des pays où l’air est coupé par chaque élévation, ont les ailes amples et larges afin de pouvoir utiliser le moindre souffle de la brise.

Ils sont remarquablement bien organisés ces oiseaux du désert marin. Quelle simplicité dans la construction !

Leurs plumes sont rigides, leurs formes d’une coupe superbe sont naïves et toutes d’une pièce. Chez eux, pas d’ornement, pas de franfreluches, d’aigrettes, etc… qui seraient emportés à la première tourmente. Tout est robuste chez ces oiseaux et cependant gracieux ; leur vol cadencé est surtout étrange. On le regarde, on le trouve joli, on cherche à se l’expliquer sans pouvoir y parvenir.

Pourquoi, se demande-t-on, un oiseau qui sait planer dans la perfection, quand l’envie lui en prend, se fatigue-t-il à frapper l’air à chaque seconde que le temps produit ? A force de réfléchir, en les étudiant tous avec attention, et surtout en les comparant comme allure entre eux, on arrive à entrevoir une réponse satisfaisante à ce point d’interrogation. La voici :

Quand, par une forte brise (15 mètres à la seconde), on a la chance d’avoir ensemble sous les yeux les quatre oiseaux suivants : albatros, goéland, mouette et sterne, on remarque qu’ils se meuvent, de la manière suivante.

L’albatros est immuablement posé sur ses deux longues ailes courbées en-dessous : c’est le vol arqué. Chez lui, pas de battement tant qu’il ne fait que parcourir l’espace. Il ramera pour aborder ou quitter l’eau, mais, pour se mouvoir, jamais, c’est inutile, sa masse est assez importante et son aéroplane est disposé de façon à utiliser dans la perfection ce vif mouvement d’air.

Le goéland fera des temps de glissade de quelques minutes, mais à tout instant il frappera l’air comme s’il voulait accélérer sa vitesse. Ne sent-on pas dans cet acte une impression d’impuissance dans la translation ? Ne comprend-on pas que le courant d’air est trop fort pour lui.

La mouette, par le vent de 15 mètres, ne plane presque plus. Elle prend son mouvement de balancier et n’en sort qu’à de rares instants.

Quant à la sterne, c’est autre chose : elle est si petite, et la mer est si grande, que, pour pénétrer, pour pouvoir se transporter avec une vitesse utile et nécessaire, pour franchir les énormes distances de l’immensité

salée, il faut qu’elle se projette à chaque coup d’ailes.

Poids 280gr   Fig 1.- Ombre de la Mouette rieuse Vent 10’’   Envergure 0ᵐ965

Voici donc quatre constructions pareilles qui, par le seul fait de leur correspondance à quatre masses différentes, ont quatre modes différents de se mouvoir. C’est toujours l’influence de la masse qui agit, le plus lourd est toujours en bénéfice de translation et en même temps en économie de dépense de force.

Mais laissons l’albatros et ses béatitudes dans le mouvement pour retourner à nos gracieux coureurs de vagues.

Quelles curieuses voix ils ont ces espiègles de l’onde ! on dirait des cris de poulie mal graissée ! D’autres fois ce sont des bêlements de chèvre ou des vagissements d’enfant. En écoutant bien on saisit des mots, ce sont assurément des paroles que l’on croit comprendre ; ce qui explique que des gens superstitieux comme les marins puissent voir en eux les âmes des noyés.

Certains jours, en mer, dans le voisinage des îles, assis à l’arrière du paquebot, quel est le voyageur qui n’a passé de longues heures à les contempler ? Ils suivent le bateau en se tenant à une quinzaine de mètres en l’air, et de là plongent les ailes à demi-ployées en faisant des contorsions curieuses sur les débris jetés des cuisines du bord. Quand ils sont nombreux et qu’ils piquent tous ensemble, on dirait une chute de gros flocons de neige.

Puis ces poursuites quand l’un d’eux a trouvé un morceau trop gros pour être avalé sur le champ. Ce morceau abandonné, qui retombe à la mer, aussitôt repêché et aussitôt relaché, passe de bec en bec, jusqu’à ce qu’enfin, un gros manteau noir, un vieux forban des mers, l’écumant depuis Dieu sait quand, s’en empare, et défie alors toute la gent piauleuse.

Il y a des heures où la vie est abondante, c’est le matin ; mais quand le maître-coq prend son vermouth, quand les marmitons causent et jouent avec les matelots, on oublie les mouettes. Ces pauvres oiseaux désolés poussent des lamentations interminables. Ce sont des griii sans fin. Ils planent alors pour passer le temps et tournoient indéfiniment autour du bateau qui file cependant ses douze ou quinze nœuds, et qui malgré cela à l’air parfaitement immobile. Mais, quand arrive le coup de feu, quand les épeluchures tombent drues à la mer, alors il pleut des mouettes de partout, de l’avant, de l’arrière, de la nue : c’est une trombe tournoyante qui perpétuellement crie et se bat.

Tout cela, c’est le bonheur, le beau temps, la pâture abondante, la ripaille sur toute la ligne. Mais il ne fait pas toujours beau sur mer ! quand le temps est gros, que l’orage approche, quand la tourmente hurle dans les vergues, quand les montagnes d’eau ne sont plus qu’une masse d’écume peignée par ce vent affreux ; alors la vie de ces pauvres mouettes est terrible. Quelle action elles sont obligées de dépenser pour pouvoir résister à ce courant ! C’est à croire à chaque instant qu’elles vont être déplumées par l’orage.

Et cependant, non seulement elles résistent, mais même elles avancent contre ce vent qui vous force à tenir de la main votre passe-montagne qui emboite cependant bien.

Que la lutte pour la vie est dure, même pour ces oiseaux si bien organisés !


CORBEAUX ET MILANS


Je mets ensemble ces deux oiseaux de vol absolument différent parce que ce sont des voisins. Ils naissent, vivent, chassent et meurent ensemble.

Malgré qu’ils soient loin d’être des amis, la proximité perpétuelle, les appétits semblables, établissent entre eux une connaissance telle que la disparition de l’un semble presque affecter l’autre. Cependant les rapports qu’ils ont n’ont lieu qu’à coups. de bec ou de serres. Ce n’est pas le milan qui attaque ; il est bien trop pacifique pour cela, ce sont ces endiablées corneilles qui ont toujours quelque niche féroce à faire, entre autres voler les œufs.

J’ai en face de ma fenêtre deux gros arbres ; sur l’un nichent mes milans, sur l’autre mes corneilles. J’emploie le prénom possessif, parce que la connaissance est telle entre nous, et si ancienne que je considère ces oiseaux comme une partie de mon bien. Il y a vingt ans que j’habite cette maison. Le couple de milans est le même que le jour de mon arrivée. Quant aux corbeaux il vient de leur arriver un malheur, la femelle est morte ces jours-ci. Elle est rentrée à ce qu’il paraît dans son nid pour y mourir.

Il était onze heures quand la nouvelle en fut annoncée par les cris des jeunes. À l’instant tout le voisinage corbeau fut sur l’arbre, et ce fut toute la journée un concert assourdissant comme quand il meurt quelqu’un chez les Arabes. Il devait certainement y avoir des pleureuses payées, car il n’est pas possible que tout ce monde de corneilles eût une pareille affection pour ma voisine, qui, soit dit entre nous, avait le caractère : assez acariâtre.

Le mâle depuis cette époque a disparu, abandonnant ses trois jeunes, dont l’éducation est au reste achevée.

La femelle sèche dans son nid. Ce doit être pour eux le mode d’inhumation classique.

Les trois petits sont venus coucher, avec beaucoup d’effroi, près du corps de la défunte, qui doit à l’heure actuelle être réduite à l’état de squelette.

Voilà la vie de famille de l’oiseau quand on peut bien étudier ce qu’il fait, lorsqu’on se rend bien compte de ses actes. Cet enterrement ressemble étrangement à ce qui se passe dans la famille d’Orient quand elle perd un de ses membres : même cri de visiteuses, même assemblée bruyante, même expansion outrée de sentiment.

Les milans sont venus voir ceq ui causait ce remue ménage. Ils ont plané sur le nid à maintes reprises, montrant qu’ils prenaient part au malheur qui fondait sur leurs voisins, puis ils remontaient sur un point élevé où ils philosophaient sur les vicissitudes de ce bas monde.

Ce rapprochement excessif de l’oiseau est, quand on l’aime, souverainement intéressant. Il faut être bon pour lui, sans cela on ne voit qu’une bête appeurée qui ne cherche qu’à vous fuir ; mais quand, avec du temps et de la douceur, on a capté son amitié, le spectacle devient charmant. Ainsi, la corneille, le milan, viennent vous reconnaître ; c’est une franche salutation qu’ils vous adressent et qui n’a rien de semblable au dire de l’oiseau qui vous crie : J’ai faim ! n’as-tu pas quelque chose à me donner ? L’oiseau vous parle, le milan par gestes, le corbeau avec la voix. Son cri, qui, pour beaucoup d’inattentifs, est un bruit rauque et désagréable, devient pour l’observateur un glossaire assez complexe.

On dit que le vocabulaire de la langue éléphant contient une soixantaine de mots ; celui du corbeau doit être à peu près aussi complet. A force d’attention je suis arrivé à me persuader que je comprends une vingtaine de leurs cris. Il y a une chose certaine c’est que chaque traduction que je donne est corroborée par l’acte de l’oiseau.

Le milan n’a que cinq ou six intonations différentes. Il doit parler par gestes. Je n’ai jamais réussi à comprendre que le cri de guerre et celui de la découverte.

Ces deux oiseaux nichent à la même époque. Les corneilles font deux nids, quelque fois trois. Ils ressemblent assez, en plus gros, aux nids de pies des campagnes d’Europe. Les milans n’en font qu’un, gros, énorme ; on le voit d’une lieue ; le couveuse y est complètement cachée.

La grande occupation du corbeau mâle est de saisir un moment d’absence du milan et de lui voler ses œufs. Il a réussi cette année, mais les milans se sont remis à l’ouvrage et ont refait une nouvelle nichée qui, cette fois, est venue à bien.

Les milans jeunes sont sans voix ; les jeunes corbeaux en ont au contraire dès le jeune âge une superbe qu’ils gardent au reste toute leur vie.

L’extrême jeunesse est complètement différente dans les deux oiseaux. Les corneilles pouvant à peine voler sautent déjà de branche en branche et visitent tout l’arbre où est le nid. Les milans du même âge sont déjà sérieux comme leurs parents. Ils sont perchés la

journée entière sur le bord du nid et n’ont d’autre oc
(Corvus Corone) Fig.2.− Ombre du Corbeau Egyptien Envergure 0ᵐ 90
cupation que de soigner la croissance de leurs longues

rémiges.

Plus tard, dans les premiers essais de vol, la différence se continue. Ils sont bien intéressants pour l’aviateur, ces premiers coups d’ailes des jeunes milans, qui deviendront dans quelques mois de si fins voiliers. Ils ne savent pas voler. Ils ont peur du vide, ne savent pas se diriger, exagérant l’effort à produire. Il semble qu’ils sont trop légers, et que leurs ailes sont trop grandes. La distance dont ils disposent paraît disproportionnée.

Les premiers planements sont curieux. Ils commencent par quelques tours entiers de l’arbre où est le nid, mais ce planement est souvent interrompu par des battements ; ce n’est que plus tard qu’ils exécutent un cercle complet. Ce savoir ne vient que petit à petit ; on dirait à les voir étudier cette manœuvre qu’elle est difficile à produire, et que là se trouve une sérieuse difficulté.

Les jeunes corneilles qui resteront toute leur vie des rameurs endurcis se tirent de toutes les difficultés par de nombreux battements d’ailes.

Dès les premiers exploits des milans, la lutte entre les deux espèces commence. Les petits corbeaux se lancent à la poursuite de leurs jeunes voisins, dont les premiers orbes gracieux semble irriter les nerfs. Les pères et mères des deux espèces ne se mêlent pas des querelles de la jeunesse, ce qui fait que ces luttes n’ont aucune acrimonie. On sent, en les voyant, que c’est dans le sang des corbeaux de poursuivre des milans, mais qu’au fond ils ne leur en veulent pas autrement.

L’oiseau, malgré ce rapprochement excessif est quelquefois difficile à comprendre. Les actes de sa vie, surtout ceux qui touchent à la vie sociale, à l’ensemble de l’espèce, ne sont pas un livre ouvert pour notre intelligence. On voit des faits se produire, mais on ne sait comment les expliquer ; et cela, malgré la proximité qui permet de bien voir, la répétition de ces faits qui évite la surprise et procure à l’intelligence l’occasion de comprendre.

J’offre celui-ci au lecteur, qui sera peut-être plus heureux que moi, avouant que je n’y ai rien compris.

Depuis l’aurore se sont des criailleries de corbeaux interminables.

Je suis allé voir de quoi il retournait, et j’ai vu l’arbre, sur lequel ont niché mes amies les corneilles mantelées, envahi par un peuple de corneilles tout aussi mantelées qu’elles.

Ceci se passe sur les énormes lebecks qui sont à vingt pas de mes fenêtres.

Il faut dire que les petits sont grands ; ils volent presque comme père et mère, et vont déjà se promener sur les terrasses voisines.

Tous les matins j’ai à peu près ce concert depuis quelques jours, mais cependant beaucoup moins intense. Il se tient tantôt sur le dôme de l’église, tantôt ; sur un observatoire à côté.

Ce matin, l’arbre, la demeure conjugale, là où sont les deux nids, le vrai et le faux, sont criblés d’oiseaux noirs qui gueulent, qui braillent à tue-tête. Je crois comprendre les mots : en avant, en route ; le go on des Anglais le traduit mieux.

Il faut voir le père et la mère corbeau ! Quelle rage ! Ces insolents visiteurs n’ont-ils pas eu le temps d’aller dans le vrai nid voir… la couleur du linge sale.

Le mâle a piqué sur ce tas de curieux qui s’est rondement éclipsé, mais non sans de fortes moqueries en style crôo. Ils ont alors chargé ensemble, père et mère, et les trois quarts de la bande sont allés sur l’observatoire en face et de là les ont incendié de jurements : on aurait dit des femmes arabes.

Moins une douzaine de têtes noires réparties dans l’épaisseur des branches, l’ordre était à peu près rétabli. Mais, pas de chance ! un vol de nouveaux arrivés débarque à tire d’aile sur l’arbre de la famille en sevrage ; car cela semble être un sevrage en toutes règles. Les corbeaux réfugiés sur l’observatoire, voyant aborder les nouveaux venus, piquent tous de là-haut en envahissent de nouveau l’arbre.

Alors la rage de mes voisins n’a plus de borne. Le mâle, dans sa furie frappe les branches à grands coups de bec. Mais que faire ? Ils sont trop nombreux, force est donc de se taire. J’avais envie de leur venir en aide, mais je me souviens du proverbe : Des affaires de corbeaux il ne faut pas se mêler.

Je laissai donc faire.

Dans un coin, cependant, près du vieux nid, un conciliabule s’établissait. Ce qu’on y disait était probablement pas mal irrévérencieux pour mes voisins. − J’ai bien entendu mais pas compris : ce devait être dit en langue verte. −_Quand soudain la femelle se précipita avec fureur sur une de ces commères. Elles s’empoignèrent du bec et des ongles, battant des ailes, tombant de branche en branche, et finalement arrivèrent à terre sans se lâcher.

La bataille était plus que sérieuse. La bande entière descendit pour contempler la prise de bec. Les plumes volaient que c’en était une bénédiction !

Je ne sais ce qui serait arrivé si le combat n’avait été dérangé par une négresse qui venait étendre du linge ; ce qui força combattants et spectateurs à remonter dans l’arbre.

Je fus forcé d’interrompre un moment cette étude. Ce qui se passa pendant ce temps, je ne sais, mais quand je suis revenu, la troupe criarde était maîtresse de l’arbre sacré ; l’asile de la famille était devenu un vulgaire perchoir. On entendait au loin les cris éraillés des jeunes, disant au père et à la mère qu’ils n’entendaient rien à la politique sociale, et que leurs estomacs étaient vides.

Cet acte de communauté, cette émancipation forcée d’une famille par la tribu, me semble intempestif. Il faut une année entière pour élever un corbeau. Ce ne sont pas les premiers dont je vois faire l’éducation. Mes amis avaient raison, les petits sont encore trop petits pour être abandonnés.

Pendant quinze jours ils sont venus tous les matins se poser en masse sur l’arbre.

Leur but n’est pas facile à comprendre. Cependant ils en ont un. Est-ce pour préserver par leur nombre cette jeune famille ? — Ce n’est pas probable, attendu que les petits sortaient et allaient même assez loin ; puis ils resteraient toute la journée, tandis qu’à dix heures tout est fini, chacun est allé à ses affaires.

En somme je n’ai pas compris.

Ils sont une trentaine sur le sommet de ce grand lebeck, ayant l’air de n’avoir d’autres occupations que de croasser. Cela ennuie fort les milans qui ont leur nid sur l’arbre voisin. Toutes les cinq minutes le milan mâle plonge, éparpille ces criards et remonte aussitôt avec une dizaine de corneilles à ses trousses. Il s’élève en décrivant des cercles suivi avec succès par ses poursuivants, mais arrivé à une centaine de mètres de hauteur il faut cesser la poursuite, car pour eux on n’arrive pas là-haut sans battre fort, tandis que le milan monte en tournant, sans se fatiguer, et monterait comme cela indéfiniment. Aussi, l’un après l’autre, les voit-on lâcher la partie, plier les ailes et piquer vers l’arbre.

Si le milan était adroit, s’il employait les moyens dont il dispose, la poursuite des corbeaux ne serait pas possible : il n’aurait qu’à plonger de très haut comme le faucon et utiliser sa chute pour la remontée ; les corbeaux ne le suivraient pas longtemps dans cet exercice. Mais on dirait qu’il n’a pas conscience de cette ressource, car généralement il ne brille pas dans cette poursuite. Il attaque et fuit aussitôt, sans beaucoup de frayeur c’est vrai, mais c’est toujours une retraite.

Il convient de dire que le corbeau l’attaque rarement seul, c’est ordinairement contre le couple que le milan a à faire. Quand les corneilles sont bien animées elles ont presque toujours des plumes de l’ennemi. Celle qui est en dessous occupe le milan, et pendant cet instant celle qui est au dessus plonge et le déplume.

Ce coup est produit avec beaucoup d’adresse et une grande rapidité, car le corbeau n’ose jamais braver la serre du milan qui, quand elle tient, ne lâche plus. On le voit bien quand une bande entière attaque un de ces rapaces. Si le milan est en plein vol, il monte jusqu’à leur faire perdre haleine. S’il est près de son nid, il se pose sur une branche maîtresse, et là, bien campé, attend courageusement l’attaque de la bande criarde. Aucun n’ose alors offrir franchement le combat ; il y aura bien quelque surprise, par derrière, mais en somme rien de bien sérieux ne se passera quand le milan offre le combat.

Malgré ces batailles perpétuelles entre ces deux voisins irréconciliables, je n’ai jamais vu mort de bête ; cela doit tenir aux modes différents de combattre qu’ont ces deux espèces d’oiseaux.

La corneille est bien le gros oiseau le plus vivant de la création. Elle a l’activité fébrile de la mésange, pondérée par un petit cerveau qui est une merveille. Elle est drôle, spirituelle, réfléchie, sage mais méchante, et cela, non seulement contre le milan, ennemi de race, mais contre sa propre espèce.

Un jour, ma femelle corneille devait avoir pondu son œuf ; c’était le 15 mars ; elle couvait avec une assiduité exemplaire. Un corbeau vint au nid, et là, lui donna une distribution de coups de bec épouvantable. Je crus d’abord que c’était le mâle qui usait de son droit d’époux, comme réparation de quelque faute qui m’était inconnue. La pauvre femelle criait comme une malheureuse, mais recevait les coups sans bouger de dessus les œufs : quand soudain je compris ! L’assaillant quittait précipitamment l’attaque et filait au plus vite. Je vis alors, arrivant à toute vitesse, bas dans la rue, le mâle venant au secours des siens.

C’était tout simplement la voisine, qui jalouse de voir une nichée pondue à son heure juste, venait passer sa mauvaise humeur et donner à la couveuse une tirée de plumet homérique.

Le beau côté de cette vulgaire crépée de chignon est la conduite de ma corneille. Si elle s’était levée du nid, si un œuf avait été visible seulement une demi-seconde, il était troué.

Elle les a défendus, ses chers œufs, l’espoir de la famille à venir. Les plumes ont volé au vent, le sang a coulé, la rage de se battre devait la dévorer, car ce sont fières bêtes que les corbeaux, mais elle n’a pas bougé et ses œufs sont intacts.

Voilà le vrai courage ! Commander à ses instincts querelleurs d’une pareille façon est le fait d’un cerveau supérieur.

Il y a souvent des duels de corbeaux. Ils se tiennent par les pattes et frappent du bec. La galerie, toujours nombreuse, surveille les coups et est tellement empoignée par les péripéties du combat que j’ai pu les approcher dans ce cas à quelques mètres. Un jour j’ai pensé prendre les deux combattants. Je crois que si je ne les avais séparés, vu l’acharnement qu’ils y mettaient, ils se seraient battus jusqu’à ce que mort s’ensuivit.

Les milans entre eux se querellent rarement ; on voit cependant quelquefois le spectacle suivant : deux oiseaux attrapés par les griffes, descendre du haut des nues en tournoyant et ne se séparer qu’arrivés presque à terre.

Ordinairement la lutte est moins acharnée que cela, elle se borne à des plongées sur un envahisseur, mais, celui qui se sent en faute prend la fuite avec une telle célérité que la bataille est toujours évitée.

J’ai assisté à un magnifique essai de coup de canif dans le contrat.

Une grosse femelle au temps des amours était posée, attendant… son heure, quand un milan, célibataire probablement, se précipita sur elle.

La résistance fut molle ; cependant il y eut résistance, mais surtout nombreux cris poussés d’appel au secours. Le mâle qui planait par là autour accourut pour défendre son bien. Il le fit en toute conscience, mais où il manqua de caractère, c’est dans la poursuite. Il se contenta de renvoyer à grande vitesse ce laron d’honneur sans avoir l’air de lui en vouloir autrement. On sentait que pour lui, cet acte ou le vol d’un débris de volaille étaient sur le même plan.

Chez les corbeaux, cela ne se serait pas passé comme cela : leur vive intelligence, leur tempérament colère, auraient donné à ce cas une tournure tout à fait sérieuse. Le milan est beaucoup plus pacifique ; la pensée est lente chez lui, son activité n’est grande que dans le vol. Là il est maître absolu ; c’est l’oiseau qui produit les plus grandes difficultés du vol plané.

Etudions-le, regardons-le se promener avec aisance autour de ces miliers de terrasses du Caire pour accomplir en conscience sa mission de nettoyer. — Au vol, le milan a pour note particulière de faire constamment des contorsions curieuses ; sa queue se dirige à gauche, à droite, il avance une aile, baisse l’autre, se retourne subitement sur lui-même. Tous ces mouvements sont non seulement très visibles mais même exagérés.

Quand on réfléchit aux tours de force constants qu’il a à produire on s’explique ces mouvements exorbitants. Ils nous paraissent surtout excessifs quand on les compare à l’allure simple et grandiose des grands voiliers. L’explication de ces différences de procédés dans le vol est simple, elle est de suite indiquée par les effets produits.

Le milan fait ce que l’on pourrait nommer les difficultés de haute école dans le vol des voiliers, tandis que le vautour ne produit que le parcours simple. Aussi le bon sens nous indique-t-il que nous devons prendre ce dernier pour modèle, et non cet espèce d’acrobate sans le vouloir, qui est obligé pour pouvoir vivre d’exécuter constamment les difficultés extrêmes du vol.

Le milan est donc le planeur par excellence ; c’est lui qui peut produire ce vol dans les conditions les plus difficiles. Il lui faut ce talent, qu’il possède du reste à un degré extrême, pour pouvoir voler presque sans battement dans les villes où se trouve son territoire de chasse. A chaque angle, à chaque grande surface, le vent est brisé ; il lui faut donc parer à cette infinité d’angles de vent, de remous, ascendants, descendants, angulaires, circulaires ; et, pour arriver à se sustenter dans ce chaos de courants, il faut avoir ce qu’il possède : la science complète du vol. Dans ces mêmes conditions, tout autre oiseau est perdu, et se met tout de suite à la rame pour en sortir. La corneille, et le percnoptère, qui sont cependant des malins, ne l’approchent pas dans ces manœuvres difficiles, même de loin. Le grand vautour lui-même ne ferait pas beaucoup mieux s’il se trouvait dans le même cas.

Nous trouvons donc en cet oiseau le maître à consulter, dans les cas difficiles. Il est vrai que nous n’en sommes pas encore là ! mais excès de bien ne nuit jamais. Nous devons donc le classer dans nos souvenirs comme un professeur des hautes études. Il n’a en somme qu’un défaut, mais irrémédiable, c’est sa faible masse. Cette légèreté fait que ses évolutions manquent d’ampleur ; aussi, malgré sa grande surface, est-il souvent rameur.

Mais, il est est des jours où il est sublime. — Etonnant ne rend pas ma pensée. — Certain vent particulier, un état spécial de l’atmosphère, l’engagent à exhiber ses tours d’adresse les plus extraordinaires.

C’est alors qu’il produit ces chutes effrayantes de mille mètres de plongée. Il ne permet pas l’accélération excessive — c’est vrai, — mais cependant, ses ailes fournissent tout à fait l’aspect d’un météore fendant les airs.

Après l’avoir YU vivre, voyons-le mourir.

Beaucoup de personnes ont dû se demander comment meurt un oiseau dans la vie sauvage.

Je parle seulement des grands volateurs.

Je m’étais persuadé que l’oiseau, se sentant malade, restait philosophiquement à son perchoir, pour y attendre la mort.

En réfléchissant aux besoins de ces animaux, on arrive à penser que la mort doit ordinairement, ou au moins très souvent, être subite. La maladie d’un jour chez les granivores est la mort certaine par inanition. Chez les insectivores, la résistance à la faim peut durer un peu plus, mais ne dépassera probablement pas deux jours. Les rapaces sont privilégiés. J’en ai eu pour exemple mon grand aigle, que croyant mort, j’ai laissé cinq jours sans boire ni manger, et que, au bout de ce temps, j’ai trouvé perché, lisse, l’œil brillant, et jouissant de toutes ses facultés, surtout de celle de l’estomac.

Cependant, j’ai vu le fait suivant : un milan mourir à trois cents mètres dans les airs. Je le regardais voler par le plus grand des hasards, car au Caire, il y en a tant que, tout fanatique du vol que je suis, je ne leur prête pas toujours une grande attention.

La mort dut être rapide comme un coup de foudre. 11 n’a été tué ni par un coup de fusil ni par un autre oiseau, et de là-haut, trois cents mètres, il est tombé comme un plomb, faisant cependant des écarts énormes, quand le plan d’une de ses ailes, par le fait de la jointure qui ne pouvait plier davantage, portait en plein sur l’air. Malgré sa grande surface la chute fut très rapide.

Je le vis entre les mains des Arabes qui l’avaient ramassé ; il était sans blessure et encore chaud.

Je n’ai pu savoir de quoi il était mort. Il ne m’était pas possible de songer à l’autopsie, brisé comme il était.


GARDE-BŒUF
(Buphus)


Le vol de cet oiseau est tout ce qu’il y a de plus élémentaire. Son poids est minime comparé à sa surface, aussi se meut-il lentement, et même, sitôt que le vent est un peu fort, n’avance-t-il qu’avec la plus grande difficulté. Pourquoi a-t-il cette construction particulière ? Ses jambes sont cependant vigoureuses et ne sont pas aussi longues qu’elles le sont généralement dans la famille des hérons. Il est cependant probable qu’il y a une raison autre qu’un phénomène d’atavisme, et que tout est pour le mieux dans sa conformation. Cependant il ne faudrait jurer de rien. Il est certain que l’atavisme est dans la création une force qui s’oppose constamment aux perfectionnements nécessités par les besoins ; c’est en résumé le frein de la loi du progrès.

Cet animal est assez rare en Europe. La première fois qu’il me fut donné de voir cet oiseau, ce fut dans le fond de la Mitidja. Nous étions en face d’un grand troupeau de bœufs, et sur ces animaux étaient perchés de gros oiseaux blancs comme la neige ; le bétail semblait bien les connaître, car il ne s’ocupait pas plus d’eux que des étourneaux qui voltigeaient par milliers entre leurs jambes.

En Algérie, le garde-bœuf est rare, surtout près de la côte. Pour le voir chez lui, il faut l’étudier en Egypte ; là est sa vraie station d’hiver. Il y vient depuis Ménès, et de cette époque date un traité passé entre lui et ce pharaon : je ne me souviens plus à quel propos la légende raconte ce fait, mais il y a à ce sujet une histoire dans laquelle le héros est un héron blanc. Tant est que fellah et garde-bœuf sont, depuis cette époque, une paire d’amis.

On est étonné de la bonne familiarité, de la confiance placide de cet oiseau. La corneille est certainement peu timide, mais ses yeux pleins de malice indiquent qu’elle se fie bien plus à sa jugeotte qu’à la bonté de l’homme ; pour notre petit héron, c’est différent, c’est la confiance simple et naïve qui le pousse à vous attendre à dix mètres. Cette mesure de longueur est à l’usage de l’Européen, habillé de noir, qui est méchant, cruel, qui tue les charmants oiseaux de la nature pour satisfaire un simple caprice, mais pour l’homme à la chemise bleue, la mesure est bien plus courte : elle se restreint presque jusqu’au contact exact. Aussi voit-on souvent le fellah, qui arrose son blé ou son bersime, être entouré de ces oiseaux qui se promènent gravement en rond autour de lui. L’homme des champs aime ce compagnon silencieux, qui est comme lui ordinairement les pieds dans l’eau ! il se distrait à le regarder chasser les vers que sa pioche ou sa charrue retournent au jour.

Nous n’avons pas su nous autres, gens du Nord, inspirer cette confiance, surtout nous Français, avec nos mœurs brouillonnes ; nous avons réussi à être craints de tout ce qui a plumes. Quel oiseau libre ose venir avec nous ? La cigogne nous a fuis. La corneille se gare de nous comme de la peste ; les merles ont peur d’être dénichés. Le coucou, malgré qu’il n’ait pas cette crainte, préfère cependant les grands bois de la Germanie où il se sent mieux chez lui. Il n’y a que ce polisson de moineau, aussi remuant que nous, qui puisse s’accommoder de notre voisinage. On prétend cependant qu’il y a des vols de garde-bœuf dans la plaine de la Crau ; mais, en y réfléchissant un peu, on voit qu’ils abordent notre sol sur les points inhabités.

En Egypte, ce n’est pas la solitude qui l’attire, car la campagne nilotique est trois fois plus peuplée que la campagne française : c’est la mansuétude de ses habitants qui le décide à hiverner sur ce point. Les hommes ne lui veulent que du bien, les enfants eux-mêmes ne s’occupent guère plus d’eux que des poulets du village.

Je les ai vus cependant une fois s’amuser à les prendre.

Le moyen employé est aussi primitif que le sont les chasseurs et le gibier. En fait de fusil, ces gamins avaient une ficelle de cinq ou six mètres. Ils prirent un des petits crapauds qui grouillent dans ces terres noyées, l’attachèrent par le milieu du ventre et le jetèrent au loin. Les hérons blancs luttèrent de vitesse pour s’en emparer, et le plus habile l’engloutit avec la ficelle.

Cela ne passait pas facilement, mais enfin, à force de tours de cou, le crapaud arriva à l’estomac.

C’est ce qu’on attendait ! Hélas, le pauvre oiseau eut beau dire par ses regards que c’était violer la foi des traités ; il eut beau essayer de briser la corde en s’envolant, il fallut se résoudre à être remorqué jusqu’à ces diables de gamins, à être pris, et même à rendre gorge, car ils retirèrent sans vergogne le batracien.

Il resservit pour en prendre un second, et voire même un troisième, jusqu’à ce qu’enfin (ils les prenaient pour moi), après les avoir bien vus, bien contemplés, mesurés, vérifiés, dessus, dessous, sous les ailes, je n’eus rien autre de mieux à faire que de leur rendre la liberté.

Ce que c’est que le pouvoir de l’habitude ! Ils furent se poser furieux, mais pas effrayés du tout, tout simplement, avec le gros de la bande ; et le gros de la bande était à quinze pas. Dire que les gamins les reprirent sur l’heure serait peut-être s’avancer un peu, car ces oiseaux se ressemblent tellement qu’on ne peut préciser un individu ; cependant il n’y aurait rien d’impossible.

C’est la seule niche que j’aie vu leur être faite par les indigènes, encore faut-il convenir que c’étaient des enfants, et qu’ils avaient été incités par l’auteur, au moyen de la promesse de quelques piastres de bacchich.


PUFFINUS KULHII


Le Puffinus Kulhii est un oiseau rare. Il a un drôle de nom, mais comme je n’ai pu réussir à connaître son appellation vulgaire, ou du moins qu’il semble en avoir beaucoup, je suis forcé de lui laisser son nom zoologique.

Bref, ce puffin se rencontre au plus près de la France, aux Baléares, dans les mers de la Corse et de la Sardaigne.

Il niche, ras l’eau, dans les grottes des falaises.

Je décris cet oiseau parce qu’il est, dans la gent ailée qui nous entoure, celui qui prime comme étroitesse de l’aile comparée à son envergure.

C’est donc un sommet de rameau, c’est à ce titre qu’il est intéressant. Il est l’albatros de nos mers. La largeur de ses ailes étant un, l’envergure est dix. Le goëland qui est l’oiseau commun à ailes étroites qu’on peut étudier le plus facilement n’a comme proportion que comme sept et demi est à un. C’est donc un type bien franc que nous étudions, aussi est-ce l’oiseau des mers d’Europe qui supporte le mieux la tempête.

Par le calme, il est posé sur l’eau et n’est presque pas visible ; mais dès que la brise fraîchit, quand la mer devient noire, et que la vague commence à blanchir, il entre en possession de ses facultés.

Il vole alors ras l’eau, dans le creux de la vague, les ailes parfaitement rectilignes, puis s’élève de quelques mètres, présente son ventre blanc à la brise pour faire provision de vitesse et se replonge entre deux lames qu’il suit en planant comme il suivrait un chemin ; jusqu’à ce que, au bout de deux ou trois cents mètres, il s’élève de nouveau, reçoive le coup de vent et s’enfonce encore entre les vagues.

Dans cette manœuvre de prise de vitesse, il a cela de curieux que ses ailes au lieu d’être parallèles à l’horizon lui sont au contraire toujours perpendiculaires.

Il franchit ainsi de très grandes distances, mais comme il nage parfaitement et que la perspective de passer la nuit sur l’eau ne l’effraye nullement, il est sans inquiétude, ce qui fait qu’on l’aperçoit souvent à trente ou quarante lieues des côtes ; aussi est-il le dernier être ailé qu’on rencontre dans ce désert d’eau qu’on nomme le large.

La note particulière du vol de cet oiseau est, je l’ai dit, de pouvoir résister à un courant d’air qui entraîne avec lui tous les autres oiseaux. Cette qualité a, comme contre-partie, de le rendre inactif par le calme, et même par un vent moyen.

Il peut voler par le calme, mais difficilement, témoin le fait cité dans l’Empire de l’air, au chapitre : Action de la vitesse. Il ne se laissera pas passer dessus par un bateau, assurément ; on le verra au contraire courir sur l’eau et s’éloigner, mais il n’ira pas bien loin et se posera dès qu’il se sentira en sûreté. Il passera non seulement la journée, mais des jours entiers sur l’eau, occupé à pêcher des méduses et tous les zoophytes qui flottent perpétuellement dans la mer.

Mais que le vent se lève, qu’il devienne assez fort pour balayer mouettes et goélands et les forcer à se réfugier à terre, alors, à cet instant, la mer est à lui seul ; du grand large à la côte, toute cette immensité devient son domaine incontesté et cela, de par le droit de l’étroitesse de ses ailes : lui seul peut voler par ce temps de perdition.

Aussi les marins l’ont bien remarqué ; c’est, suivant les points, le satanique, l’oiseau des tempêtes, et une foule d’autres noms tout aussi peu rassurants.

Son aisance dans le vol est grande par ce vent d’orage. Il devient confiant, chassé à quelques mètres du navire et ne bat plus des ailes. Des pointes de ses rémiges il palpe la vague, enlève avec le bec, en plein vol, dans cette eau qui semble être en ébullition, tant elle est fouettée par le vent, des choses qui n’ont pas été rejetées du bord.

Il ne suit pas le navire, mais marche parallèlement à lui, dédaigne les détritus du bateau, très rares au reste par ce temps où les fourneaux ne sont pas allumés et ne vit que de produits marins.

C’est bien le satanique qui se complait dans la désolation.

Tout est fermé à bord, tout est serré, arrimé ; le pont est balayé par les coups de mer.

Dedans, le bâtiment craque, gémit comme une bête surmenée. Il faut se tenir aux rebords de sa couchette pour ne pas tomber.

En haut, les hommes ont leurs grosses bottes et leurs vêtements de toile cirée. Les officiers étudient anxieusement les convulsions de la grande tourmentée, sans peur assurément, mais avec cette tristesse fatale qui est 1e propre des gens de mer.

Pas un bout de toile aux mâts !

La cheminée blanchie par le sel fume comme une enragée : il faut pouvoir résister à ce vent debout qui retarde la marche. Et tout danse, et tout hurle, mâts, vergues et cordages. D’énormes paquets de mer embarquent à chaque instant.

Que l’homme est petit devant la tempête !

Et entre deux embruns on aperçoit ce démon d’oiseau filant gaiement, sans effort, gracieusement même, sur cette écume rugissante ; s’élevant avec la montagne d’eau et, arrivé au sommet, redescendant ses pentes, explorant ses vallées, se perdant dans ses dépressions. Puis au loin on le voit reparaître devant la crête d’une vague monstrueuse qui crève avec un bruit de tonnerre, et ce spectacle terrifiant n’est pour lui qu’un sujet de joie, car c’est le flot qui apporte et étale devant lui les animalcules marins dont il se nourrit.

Par cette mer démontée, il est impossible à cet oiseau de songer à se poser sur l’eau ; il serait roulé par chaque lame qui déferle. On doit présumer que, quand la nuit approche, il doit gagner des parages où l’eau est moins secouée. Cela doit lui être facile, porté par un vent qui a souvent plus de vingt mètres, il doit être en une heure à plus de trente lieues de là.

C’est un bien étrange oiseau, d’allure tout à fait curieuse.

Les mouettes sont presque des animaux domestiques ; lui est un sauvage, tellement en dehors de l’influence de l’homme qu’il semble l’ignorer. L’homme, au reste, lui rend la pareille. Je n’ai jamais pu décider les gens de mer à causer longuement sur son compte : ils le craignent.

Le montrant un jour à un quartier-maître des Messageries, vieux loup de mer, il me fut répondu ceci « Ne causons pas de cet oiseau, il porte malheur ; quand on le voit, on peut compter ses chemises. Locution qui, dans la Méditerranée, indique que le temps n’est pas beau ».

OISEAUX DU CAIRE


Je viens de voir une centaine de pélicans passant sur la ville et allant du Sud au Nord.

Quelle majesté dans la translation ! J’en suis encore tout ému.

Un aviateur qui a cinq minutes ce spectacle sous les yeux se remet tout de suite à l’ouvrage ; les refroidis, les endormis sont secoués par cet exemple.

Le temps est calme en bas : là-haut, par 200 mètres où ils sont, il doit y avoir une légère brise, quelque chose comme 5 à 10 mètres, et cela suffit pour supporter sans effort cette tonne de chair et de plume.

C’est tout à fait le grand vautour qui avance, il ne lui cède que peu comme régularité de marche.

Il semble que rien ne doit être facile comme la reproduction du mouvement. Aucun battement. Ils sont restés en vue dix minutes au moins, et entre tous je n’ai pas aperçu un seul coup d’ailes.

Ils ont l’air d’aller loin. C’est au moins aux grands lacs des bords de la mer qu’ils se rendent : soit environ 150 kilomètres qu’ils ont encore à produire. Ils y seront dans deux ou trois heures.

Le vautour et le pélican sont deux grands professeurs du genre de vol que nous voulons reproduire. Ni cahot, ni secousse, rien que du vulgaire avancement, sans aucune gêne et sans l’ombre de fatigue ; et cela produit avec une régularité de machine. C’est la locomotive qui se promène, le tour mécanique qui élabore, sans effort son ruban de métal.

Aviateurs, tâchez de voir, là est tout. C’est la lime qu’on retrempe, le ciseau qu’on aiguise. J’étais amolli dans la recherche, me voilà hanté pour huit jours par ce spectacle.

Voyez ! Quand vous aurez vu, l’analyse sera facile.

Confinés dans des caves, comme le sont les malheureux aviateurs des grandes villes, il est clair qu’ils ont tout à deviner. La prescience est chose rare, les mathématiques produisent les effets que j’ai dit, il faut donc de toute nécessité aller étudier.

Moi-même, je ne suis pas parfaitement bien ; malgré qu’on puisse considérer le Caire comme une grande volière.

Que me faudrait-il, grand Dieu, pour me contenter !

Voici cependant, les principaux oiseaux qui habitent la ville et que je puis encore observer, malgré la difficulté que j’ai à me déplacer.

Commençons par les plus petits.

Les sylvies sont en Egypte ce qu’elles sont partout : une goutte de vif argent qui court, saute, se démène comme un petit diablotin qu’elle est. Ce n’est point un oiseau de passage, elle niche dans les maisons, mais malgré cette proximité permanente de l’homme, on la connaît à peine, cela tient au peu d’éclat de son plumage et à sa petitesse.

La bergeronnette nous arrive en octobre. Celle-là, c’est l’amie de l’homme, c’est le marabout de l’Algérie : être sacré pour tous. Elle vit de moustiques, et il y en a tant ! aussi est-elle familière à l’excès. Il y a en pleine ville du Caire un petit bras du Nil qui traverse la cité d’un bout à l’autre. Ce canal est vaseux, peu propre ; niais, tel qu’il est, il fait le bonheur des bergeronnettes qui s’y donnent rendez-vous, qui y chassent vers et mouches, de l’aurore à la nuit. De temps en temps, elles montent pour prendre l’air et un peu de soleil ; c’est alors sur les terrasses qu’elles font la guerre aux insectes. Elles ne nous quittent qu’en avril pour aller nicher dans le Nord. La quantité de ces bestioles est énorme : on peut dire qu’il y en a cinquante par hectare de la terre d’Egypte.

Nous avons, comme l’Europe, nos hirondelles : celle des rochers (hirnndo rupestris), qui couche dans les carrières de la montagne et vient chasser en ville. L’hirondelle des fenêtres (h. urbica), qui est très abondante ; et enfin notre hirondelle de cheminée (h. rustica), celles des étables de vos campagnes, qui chez nous niche partout, même en plein café arabe, malgré la fumée des narguilhés, malgré l’odeur épouvantable du hachich, les disputes et les crailleries des Egyptiens de basse classe qui fréquentent ces lieux. Tout cela ne la regarde pas ; elle entre et sort imperturbablement, étant forcée de passer près de l’homme, à le toucher. Ce n’est pas exactement le même oiseau que celui de l’Europe, c’est une variété qui a le ventre rouge brique d’un ton charmant.

Le moineau d’Egypte est le moineau franc, il n’a qu’une légère différence, c’est qu’il est encore plus lutin que les nôtres. Les marchands de riz de la ville ont une véritable rente à payer à cet animal, car il s’approvisionne tout simplement aux tas qui sont exposés à la vente dans des couffes et cela à la barbe du patron, qui jamais ne s’est fâché contre ces pillards audacieux. Quand cependant ils viennent en trop grand nombre ou qu’ils font trop de bruit, le marchand daigne leur adresser, lentement, un coup de chasse-mouches ; alors la bande étonnée de cette outrecuidance, va se poser sur les étagères un peu plus loin et retombe à l’instant sur la montagne de riz.

J’en ai eu longtemps un nid dans ma chambre à coucher. Quand nous dormions trop longtemps le matin, ma femme et moi, ces oiseaux venaient nous réveiller pour pouvoir sortir. Je me souviens d’un spectacle bien amusant : ma femme triant des lentilles sur une grande table et tous les mauvais grains au fur et à mesure que sa main les éloignait, étaient enlevés, et cela par une vingtaine de moineaux effrontés et quatre ou cinq tourterelles qui ne doutaient de rien.

C’est positivement avec ces animaux la vie commune. Au reste, nous nous y prêtions un peu ; il y avait constamment le plat d’eau fraîche-pour désaltérer tout ce petit monde, et le plat n’était nullement au large, mais dans un endroit très passager ; tourterelles, moineaux, corbeaux mêmes y venaient boire.

Ce petit bras du Nil dont j’ai parlé et sur lequel donnent mes fenêtres, a ses oiseaux pêcheurs ; le martin-pêcheur vert, l’escarboucle l’habitent constamment pendant le temps de l’inondation. De loin en loin, nous avons la visite du céryle, le grand martin-pie, qui crie toujours comme un possédé ! Il se tient pour pêcher à la hauteur du second étage et de là pique sa tête sur le fretin qui est abondant dans ce canal comme dans toutes les eaux venant du fleuve.

Les sternes, en hiver, sont à poste fixe sur le grand Nil.

Quand les froids doivent être rigoureux, il y a, pendant les mois de janvier et février, un monde de mouettes et goëlands qui quittent la Méditerranée pour venir habiter nos eaux tranquilles. Les canaux de la Basse-Egypte, les grands lacs, les terres noyées du Delta sont pour les oiseaux de mer un véritable refuge pendant la mauvaise saison ; aussi arrivent-ils par milliers. J’ai remarqué, au reste, depuis vingt-cinq ans que j’habite l’Egypte, que tout hiver rigoureux est indiqué par la présence d’oiseaux rares qu’on ne voit pas dans les années ordinaires. Ainsi, l’année de la banquise, j’ai eu l’occasion d’acheter, pour une bagatelle, deux oiseaux qu’on ne voit pas souvent, même dans l’extrême-nord : le cat-marin (columbus arcticus) et, c’est à n’y pas croire, la grande chouette lapone. Je ne voulais pas en croire mes yeux, mais c’était bien la belle (ulula cinerea), il n’y avait pas d’erreur. Ces deux oiseaux étaient vivants et sans blessure, je les gardai tout l’hiver, et, au printemps, les ayant suffisamment étudiés, je leur donnai la liberté. J’espère pour eux qu’ils vivent encore.

Un merle qui est bien rare en France, le merle bleu (turdus cinœus) nous arrive en pleine ville, le 15 mars, et reste un bon mois chez nous.

Il est défiant comme tous ses congénères. On le voit surtout de grand matin, sur les vieilles maisons qu’il semble prendre pour des rochers, furetant, se coulant entre les pierres, cherchant sa vie avec cette circonspection cauteleuse qui est la tournure particulière de ses cousins à becs jaunes. On ne les prend pas ; ils sont bien trop malins pour donner dans un piège quelconque. C’est, en somme, un insoumis qui ne se laisse voir que de l’Arabe dont il a étudié longuement l’indifférence à son égard.

La huppe au contraire est d’une confiance excessive. Quand on habite la ville indigène, on a souvent la visite de ce ténuirostre. Ces maisons pittoresques à ne pas s’en faire d’idée ont un charme pour les oiseaux sauvages. Pour eux, les hommes qui habitent ces maisons doivent être meilleurs pour les bêtes du bon Dieu que les Européens qui vivent dans la nouvelle ville, où les maisons sont bien alignées, où tout est sec, aride, tiré au cordeau. La huppe ne vient pas là, elle n’y pourrait vivre et, en tous cas, s’y ennuierait ; au lieu de cela, dans ces monuments un peu délabrés de l’ancienne ville, tout est à sa convenance. Les murs immenses lui font l’effet de flancs de montagne, le jardin passablement abandonné a des recoins ombreux et sauvages où elle trouve sa vie ; il y a, en somme, tout ce qu’il faut pour lui plaire, entre autre pas mal d’immondices à retourner ; aussi est-elle là chez elle. Comme jamais on n’en a tué une seule, jamais elle n’a eu peur de l’homme ; et c’est franchement un éloge à faire de la population indigène.

Aux tourterelles maintenant :

La haute ville a des milliers de nids de ces oiseaux. Cette variété qui n’a pas de représentants en Europe est tout à fait gracieuse : sa longue queue, sa petite taille, son air innocent, doux et familier, en font un animal presque domestique : on a ses tourterelles au Caire comme en Europe on a ses canaris, seulement elles sont libres. Comme familiarité, jugez-en par le fait suivant :

J’étais en train de jouer au salon sur un orgue Alexandre grand format. Je faisais un vacarme effroyable ; on devait m’entendre du bout de la rue. Un de mes bons amis entra : « Oh, qu’elle est bien empaillée ! » Je suivis son regard, et je vis qu’il regardait un mâle de tourterelle qui était en train de couver.

Sur le rayon du milieu d’une jolie petite étagère encombrée de bibelots, pendue par ses cordes juste à un pied au-dessus de mon orgue, ces charmants oiseaux avaient osé construire leur nid.

J’étais en train de jouir de son erreur quand la tourterelle changea subitement d’œil pour mieux contempler ce nouvel arrivant qu’elle ne connaissait pas. Mon ami fut tellement étonné de voir qu’elle était vivante qu’il se retira à reculons de peur de l’effrayer.

Voici donc un oiseau nichant à portée de la main, à hauteur des yeux, ne s’effrayant de rien, pas même d’un orgue qui hurle à toute pression. Il est difficile de demander mieux d’un être libre.

Leurs cousins les pigeons sauvages sont passés à l’état d’institution en Egypte depuis l’Ancien Empire. Il y a des stèles de cette époque qui relatent que : un tel a la charge de gardien des pigeonniers du Roi.

Malgré qu’il habite un colombier il est cependant un oiseau sauvage.

Ces pigeonniers sont bien curieux : ce sont comme forme d’immenses pains de sucre hauts comme des maisons. Ils sont là-dedans par milliers. Un chef eunuque du Khédive Ismaïl en possédait dans un village de la Basse-Egypte vingt-mille paires : il fallait cinq tonnes de grain par jour pour les nourrir. Les voisins devaient être bien à plaindre ! La ville du Caire n’a pas de grands pigeonniers, c’est vrai ; mais ces oiseaux ne lui manquent pas pour cela. De tous les environs, et, cela va jusqu’à dix lieues au moins, ils viennent aux grands tas de blé du Gouvernement, et là sont vite rassasiés. Il y en a des nids dans tous les grands édifices et même dans les fentes de rochers des montagnes qui avoisinent la ville.

Ils passent sur le Caire avec une vélocité qui ne permet pas de les confondre avec les pigeons domestiques : au reste, ils ne s’accouplent pas avec ces derniers. Ils sont une race à part, qui reste pure malgré des voisinages quelquefois bien attrayants.

Les grands vols de ces oiseaux offrent une étude tout à fait intéressante comme effets d’agglomération, mais il n’est pas spécial à l’Egypte, j’en ai vu en France, dans la haute Auvergne qui ne leur cédaient en rien comme nombre.

Il va de soi que tout ce monde ailé deviendrait un fléau si les destructeurs étaient absents. Ils n’ont garde d’y manquer ; la place est bien trop bonne, le choix et la quantité ne manquent pas ; aussi toutes les races de faucons sont-elles présentes, depuis le faucon pieds rouges, gros comme un merle, jusqu’au pèlerin, le grand chasseur du Moyen-Age, qui niche en pleine ville tout comme la crécerelle des clochers de nos pays du Nord. Les uns vivent de souris, les autres d’insectes. Les hobereaux font chaque soir un repas copieux avec les grosses nyctinomes qui nous arrivent des grottes du désert. Le petit aigle et l’aigle impérial viennent aussi nous rendre visite ; il y en a quelques couples autour de la ville, ce qui fait qu’ils passent assez souvent sur nos têtes. Les poules les distinguent très bien des perpétuels milans dont elles ne s’effarouchent guère. Quand, au contraire, l’aigle passe, toute la volaille affolée rentre sous le plus proche couvert qu’elle rencontre, serait-ce même un magasin.

Je ne dirai rien du milan ni de la corneille, il en a été assez parlé dans ces ouvrages.

Il y a cependant un corbeau autre que la corneille mantelée, qui est intéressant par son genre de vol. Comme il vient souvent dans les faubourgs, il a rang de citadin.

Je trouve dans mes études une note sur lui, la voici :

Pyramides. 14 mars 1886.

J’ai vu dans cette promenade trois oiseaux intéressants.

Le petit aigle fondant sur un renard que je venais de déloger du grand mastaba ouest, une paire de grands corbeaux, ainsi qu’un couple de faucons pèlerins.

Le grand corbeau du désert égyptien est toujours très curieux avec ses battements élastiques. Chaque coup d’ailes semble faire courber non seulement les rémiges mais l’aile entière. Je ne sais à quoi attribuer cet effet d’optique, car cela doit en être un, il est impossible de songer à faire ployer l’os.

Ils ont suivi en croassant la face est de l’immense pyramide, et, arrivés au tournant de la face nord, le coup de vent les a surpris et les a engagés à planer ; ce qu’ils font, au reste, avec la même grâce que le battement. Ce corbeau est décidément bien moins lourd comme allure que le grand corbeau européen. Il est de fait que ce vol est bien curieux ! pour le décrire d’un mot, on pourrait dire que c’est le type du vol élégant.

Les grands faucons sont toujours d’une étude-intéressante, surtout sur ce point où ils restent en vue pendant des heures entières.

Ce qu’ils ont surtout de remarquable et de très particulier, c’est le vol rapide avec ses battements lents quoique excessivement énergiques, mais ayant comme particularité spéciale d’être produits les pointes des ailes près de la queue.

C’est le nec plus ultra du coup de fouet, de la poussée en avant par le battement.

Si cette vitesse excessive était supprimée, il y aurait chute immédiate la tête la première ; et cependant il est en équilibre avec ou sans battement.

Qui l’équilibre ainsi, si ce n’est la loi du déplacement du centre de gravité ou de pression sous l’action de la vitesse ? L’effet directeur de la queue n’y est pour rien, car lorsque le pèlerin prend ce vol rapide il a la queue aussi diminuée de surface qu’il lui est possible de le faire : elle est alors juste de la largeur d’une seule plume, et l’œil ne discerne aucun mouvement de direction produit par ce gouvernail.

Jusqu’où irait ce déplacement du centre de pression sous l’action d’une vitesse encore plus grande ?

Voici la place d’une expérience facile à faire. Répétez pour vous en persuader celle-ci, qui date de loin pour moi.

Lancez un aéroplane avec une fusée allongée fixée dans le corps de l’appareil. Faites de la poudre d’action progressive, en fractionnant la charge et ajoutant de plus en plus de pulvérin à mesure qu’on arrive plus près de l’ouverture. Tenez la poudre légèrement humide et comprimez fort, vous obtiendrez une fusée intéressante comme progression dans l’effet du recul. Ainsi construite, fixez-la par le tâtonnement sous l’aéroplane au point où l’appareil produit la course la plus correcte. Allumez-la de façon à ce qu’elle se mette à fonctionner quand l’aéroplane est en plein mouvement, c’est-à-dire, en pleine course sous l’angle de chute d’environ 10 degrés. Dès qu’elle entrera en fonction, l’angle de 10 degrés diminuera, il se transformera en 8°, 7°, 5°, atteindra l’horizontale, gagnera l’ascension et finira par la spirale et le brisement de l’aéroplane sous l’action d’une poussée devenue trop forte.

Ceci nous mène à penser que ce mot de coup de fouet, très employé par les aviateurs rameurs, est un terme faux qu’il conviendrait de changer. Le véritable coup de fouet a une action tout à fait brève. La détonation qu’il produit indique la rapidité du déplacement de la mèche de cet instrument. Dans le vol ramé rien de pareil ne se produit même dans le cas extrême de cet acte de vol. La poussée en avant, fournie par toutes les remiges formant ressort, existe, mais elle est d’une action longue et lente. La pression ne se traduit pas par un coup sec, mais par une poussée allongée.

Cette action, parfaitement visible dans le vol ramé du faucon pèlerin, l’est encore bien plus dans le vol à poussée perpétuelle des oiseaux de mer. Qui a regardé voler cinq minutes une mouette est persuadé de cette lenteur dans la poussée, qui n’a rien de comparable, comme effet avec l’acte, explosible tant il est rapide, du véritable fouet.

Nous pouvons donc dire que dans le vol ramé la poussée en avant peut être d’autant plus allongée (quoique cependant portant en plein et sans perte d’effort) que la vitesse de l’oiseau ou de l’air, ou pour dire mieux le mélange des deux, est plus rapide. Nous pouvons ajouter que chez les oiseaux de mer le coup de poussée est bien plus lent que le coup d’enlèvement dans le départ.

Les aviateurs qui ont étudié le coup de fouet ne doivent avoir observé que l’oiseau à vol bref : pigeons, tourterelles, etc, et qui étaient peu lancés ; car, le coup de poussée donné en plein vol est même pour ces oiseaux un de leurs coups d’ailes le plus lent.

Le lecteur sait ce que nous avons comme vautours. La poule de Pharaon peut se rencontrer sur chaque terrasse un peu haute. Les gyps divers sont comme je les décris. L’arrian et surtout l’oricou sont très rares. Il y a plusieurs années que j’en ai aperçu sur la ville ; mais cela n’implique pas que ces oiseaux aient quitté le pays. Pour les rencontrer, ainsi que les gypaëtes qui viennent de temps en temps nous visiter, il faudrait habiter le faubourg nord ou le faubourg sud, l’Abassieh ou le Vieux-Caire ; c’est là seulement qu’ils daignent se montrer, car les deux abattoirs sont dans ces quartiers.

C’est un vrai monde d’oiseaux que cette ville : j’oubliais tous les nocturnes.

Le plus petit est le plus drôle : c’est le scops. Mignonne boule de plumes, bavarde comme une pie, familière comme une poule. Elle a toujours quelque chose à raconter ! mais son dire n’est pas désagréable comme la plainte lugubre de l’effraye ...qui pousse sa plainte effrayante en secouant lourdement ses grandes ailes blanches, elle dit cocomio d’une façon tout à fait gaie.

Les hiboux, les chouettes, otis brachyotus, etc. sont les noctambules habituels de la vieille cité des Kalifes. Toutes ces tours crevées, ces minarets démontés, croulants, où nul n’ose monter, sont un paradis pour les oiseaux de nuit. Il y a même plusieurs couples d’ascalaphes, le grand-duc d’Afrique. Dernièrement prenant le frais sur ma terrasse, un de ces énormes oiseaux passa silencieusement à quelques mètres au-dessus de moi. Il arracha à ceux qui le virent cette expression : Ah : la belle bête ! Il est de fait qu’il était bien gros comme une femelle de dinde. Il passa lentement sans même produire un murmure et disparut dans l’ombre de la nuit qui tombait.

La vue du grand duc produit toujours une vive impression : cette grosse masse qui se meut silencieusement est loin d’avoir un aspect usuel.

Je ne parlerai pas de l’œdicnème qui se pose après le coucher du soleil sur les immenses toitures des casernes turques, du charadrius spihosus — le dominicain — qui nous visite la nuit. Ces deux oiseaux passeraient inaperçus si leurs voix criardes ne venaient nous révé1er leur présence.

Mais un oublié : le bihoreau, demande une mention :

Ardea nycticorax. — Le dernier de ces mots latins

veut dire corbeau de nuit ; et ce nom est bien juste, car
Poids 305gr.   Ombre de l’Effraye  Envergure 0ᵐ94
Poids 550gr  Ombre de l’Ardea  Envergure 1ᵐ02
les cris qu’ils poussent, en volant lentement dans la

brume du soir, font croire, à première audition, qu’il passe là-haut un vol de corneilles : fait impossible à cette heure, car elles sont toutes couchées. En regardant, on voit un vol d’oiseaux plus gros que les corbeaux, plus lents dans leurs évolutions ; alors on écoute mieux, et on perçoit la différence dans leur cri.

Ces hérons ont l’habitude de coucher tous ensemble sur quelques grands arbres assez rapprochés les uns des autres pour que la tribu se sente parfaitement réunie. Ils choisissent au Caire, pour établir leur héronnière, ces grands jardins abandonnés depuis de longues années, et où personn ne va, sauf les quelques gardiens qui sont sensés les entretenir et qui se soucient bien peu des bihoreaux.

Ces jardins oubliés produisent un effet curieux. La nature y reprend ses droits, les graines se sèment et poussent à leur aise où elles réussissent ; les dessous des grands arbres prennent l’aspect de la brousse sauvage, il y a réellement à s’y tromper ; aussi, en y réfléchissant, on arrive à comprendre le spectacle que présente ce perchoir.

Qu’on se figure une dizaine de grands lebecks tordant dans toutes les directions leurs longues branches sans rameaux. Sur ces troncs lisses, parfaitement garantis de la lumière par la végétation feuillée qui s’est réfugiée dans les sommets, sur ces troncs, de gros oiseaux sont alignés, très rapprochés les uns des autres. L’ombre est profonde ; on ne distingue pas bien, même en plein jour ; cependant, quand l’œil s’habitue à cette obscurité, on perçoit les détails. Leur plumage est gracieux, leurs formes sont loin d’être communes. Leurs becs pointus, leurs yeux jaunes sont tous dirigés vers le spectateur qui se sent impressionné par ces milliers de regards tournés vers lui.

Le soir arrive, ils partent par petites troupes pour visiter les champs herbeux de la Basse-Egypte, et, à l’aurore, ils sont tous rentrés.

Ce spectacle est aussi bien peu connu des Cairotes, malgré qu’il y a moins de dix ans une de ces héronnières était située au beau milieu de la ville… derrière Scheppet hotel.

Comparez maintenant ce monde d’oiseaux aux hirondelles, moineaux et colombes de Paris et il sera facile de comprendre combien l’étude est commode au Caire et difficile en France …Joignez à cela que tous ces oiseaux sont d’une familiarité insolente, bien autre que celle du moineau français.

En Europe, les voiliers sont rares. Quand on voit un milan, c’est par deux cents mètres, et cela arrive deux ou trois fois par an, ou quand on habite la campagne et qu’on regarde en l’air ; ici, il n’y a qu’à lever les yeux. on en voit toujours.

Le corbeau est assommant, il y en a trop. Le percnoptère est moins commun : les couleurs vives du mâle le font déjà regarder ; mais, ce qui, sans être rare, est cependant difficile à voir, c’est le grand vautour. Il ne faut pas être myope assurément, sans cela on le confond toujours avec les milans qui encombrent le ciel. Il est ensuite rarement en voyage le matin ou le soir ; c’est au milieu du jour qu’il faut le chercher dans cette lumière intense du bleu cru du Midi. Au bout de quelques minutes de cette étude de l’espace les yeux n’en peuvent plus, on voit mille paillettes d’or se mouvoir sur la rétine ; il faut absolument. abandonner la recherche. Mais quand on le voit, devrait-on perdre la vue, on ne l’abandonne que quand il s’éteint à l’horizon. Heureusement pour les yeux que ce n’est pas long.

NOM
VULGAIRE
NOM
SCIENTIFIQUE
ALLURE POIDS SURFACE Envergure Largeur moyenne PROPORTIONS 1 GRAMME
EST PORTÉ
1. m. q.
porte g.
80 k.
sont portés
Scarabée sacré 9
Echasse Himantopus × Vo’’ 52 0.644 0.110 5.85 : 1
Faucon Kobez f. vespertinus Vo’’ 142 0.068408 0.700 0.100 7 : 1 0.000481 2075 38.48
Céryle pie céryle rudis Vo’’ 94 0.035080 0.450 0.085 5.29 : 1 0.000373 2679 29.84
Freux corvus corone Vo’’ 415 0.144964 0.900 0.180 5 : 1 0.000349 2862 27.92
V/o’’ » 0.117336 0.740 0.175 4.22 : 1 0.000282 3727 25.56
Héron × ardéas × Vo’’ 550 0.169758 1.020 1.180 5.66 : 1 0.000308 3329 24.67
Goeland gris larus canns Vo’’ 890 0.334328 1.480 0.195 7.53 : 1 0.000375 2662 30.−
V2o’’ » 0.206716 0.000232 4305 18.56
Outarde femelle otis houbara Vo’’ 1295 0.223196 1.160 0.200 5.80 : 1 0x000172 5802 13.76
− mâle V5’’ 1780 0.250274 1.340 0.210 6.38 : 1 0.000140 7112 11.20
Héron gris ardea cinera Vo’’ 1572 0.395468 1.614 0.270 5.97 : 1 0.000251 3975 20.08
Vautour à cou violet gyps × Vo’’ 7389 1.014130 2.590 0.440 5.88 : 1 0.000137 7286 10.96

ETUDES D’OISEAUX


Voici quelques mesures que j’ai pu recueillir depuis 1881.

C’est bien peu, je l’avoue, mais je ne chasse plus que très rarement. Elles combleront cependant quelques-unes des lacunes qui existent dans mes tableaux.

Les procédés n’ont pas changé : c’est toujours la mesure totale dans la surface [2].

Il est inutile de dire que j’y ai mis la même bonne foi dans les calculs.

Je me permets cette affirmation, parce qu’il m’est revenu plusieurs fois des signes de scepticisme sur la véracité de ces données. Heureusement, je possède encore une grande partie de ces silhouettes avec leurs calculs à l’appui. Elles ont fortement frappé quelques fervents du vol à la voile qui m’honoraient de leur visite.

Quand on y réfléchit bien, on arrive à penser qu’il est plus difficile d’inventer que d’être véridique. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à essayer de crayonner une ombre d’oiseau : là, quelque talent de dessinateur qu’on ait, on sera arrêté net ; et c’est seulement le premier pas. Reste ensuite la donnée ornithologique qu’il ne faut pas froisser, sans cela on n’arrive qu’à produire une œuvre informe qui ne supporte pas un instant l’examen.

Les chiffres et les dessins que j’ai donnés sont donc une œuvre honnête. On peut s’y fier. En les contrôlant, oiseau en main, on peut cependant trouver des différences importantes, mais en contrôlant encore mieux, on arrivera à rencontrer juste avec mes tableaux ; la différence reposera alors sur l’âge ou sur le sexe de l’animal que je n’ai pas toujours précisés.

J’ai cependant une correction à faire au tableau type larus, page 120. Les chiffres attribués au pétrel géant sont ceux du flammant. C’est donc une simple erreur de typographie [3].

j Je ne l’ai jamais vu, hélas ! ce pétrel, ni le condor, ni la harpye, non plus que la grande catharte des montagnes rocheuses. L’albatros m’est moins inconnu, car j’ai eu le plaisir d’apercevoir sur la mer Rouge trois exemplaires du genre diomedea qui devaient être d.fulinigosa. Mais est-ce connaître un oiseau que d’en avoir vu trois sujets perdus, égarés sur cette mer sans issue, posés au loin sur l’eau et ne s’enlevant que pour disparaître dans le lointain ?

Il y a donc encore beaucoup à étudier.

J’ai fait ma part ; aux autres de faire le reste.

Quand l’échelle des êtres ailés sera parfaitement connue, il sera alors facile de voir que les remarques que j’ai exposées sous forme d’aphorismes sont absolument exactes.

A ce propos, ne conviendrait-il pas pour l’enrichissement du savoir de tous, de poursuivre cette étude ? Ce que je n’ai pu achever, d’autres peuvent le finir. Ainsi il est triste de dire qu’un seul des grands maîtres de la science du vol à la voile a été étudié. Il ne m’est pas parvenu qu’on puisse parler du poids, de l’envergure ou de la surface des oiseaux suivants, qui doivent dépasser de beaucoup comme intérêt les gyps fulvus : les condors divers, représentés par plusieurs variétés, au moins trois. Là doit être le roi des voiliers, et, pour ma part, j’ignore tellement cet oiseau, malgré les cinq exemplaires que j’ai vus en différentes fois au Jardin des Plantes, malgré les descriptions d’Humboldt, etc., que c’est comme s’il n’existait pas.

Et le plus grand des planeurs rapides : l’albatros, qui saurait en parler sérieusement ? Là encore, il faut des observations nombreuses, car si l’on en croit Lesson, Quoy et Gaimard, et d’autres, il y en a beaucoup de variétés.

La Société de Navigation Aérienne doit posséder des marins parmi ses membres. Ne pourrait-on pas les prier de nous fournir ces données ? Les voyageurs seraient aussi en position de nous rendre bien des services, car ce n’est que dans les pays inexplorés que se trouvent ces oiseaux intéressants.

Seulement, si ces messieurs veulent bien se charger de ces recherches, il faut absolument les engager à procéder de la même manière que sont établis mes tableaux, c’est-à-dire :

Indiquer tant bien que faire se pourra à quel oiseau on a affaire. Ce point est difficile, mais il ne doit pas nous arrêter, car devrait-on remplacer le nom scientifique de l’animal par un X, il resterait toujours son poids, qui pour nous, aviateurs, serait presque une dénomination suffisante. On ne peut demander aux explorateurs d’être des ornithologistes ; une bonne description bien détaillée nous permettra probablement de poser un nom sur un inconnu.

La question poids est aussi pour eux bien difficile. Ils s’en tireront au moyen d’un dynamomètre de 0 à 25 kilogrammes. Cet instrument peut être réduit au volume d’un simple ressort rigoureusement gradué.

Puis, prendre bien exactement l’envergure de l’oiseau, la largeur moyenne de l’aile. On y parvient en notant plusieurs largeurs à des hauteurs de l’aile différentes, et en en prenant la moyenne. Enfin mesure de la pointe du bec au bout de la queue.

Avec ces grandeurs on peut déjà, au moyen de méthodes empiriques, approcher d’assez près la surface exacte de l’oiseau.

Voici la formule dont je me sers au besoin, mais le moins possible.

Surface = Envergure x largeur de l’aile + 1/10 du produit.

S’il était possible d avoir une silhouette de l’oiseau étendu à l’allure vent 0 à la seconde, c’est-à-dire à la tournure qu’il prend quand il vole sans vent, cette feuille de papier deviendrait un point de repère pour l’aviation. Mais c’est probablement trop demander aux explorateurs dont les nombreuses périgrinations s’opposent à ces transports.

Les marins, au contraire, auraient toutes facilités de reproduire l’albatros sous toutes ses allures. Dans ces dessins il est à leur recommander de laisser absolument de côté leur savoir de dessinateur. Ce qui nous fera plaisir c’est le tracé simple, fait avec un crayon tenu perpendiculairement au sujet. Dans cette position il est impossible de se livrer à aucun écart d’imagination ; l’animal a son contour reproduit avec une naïveté qui est la qualité que nous désirons.

Donc, nous nous permettrons de demander :

A ceux d’entre nous qui visiteront les Andes, les Cordillères, ou les Montagnes Rocheuses : les condors, la grande catharte (catharta californianus), le varcoramphe papa.

Aux voyageurs qui visiteront le Brésil et la Colombie, le grand autour de l’équateur américain (trasactus harpyia).

A ceux qui parcourront l’Afrique centrale, le grand autour des pays nègres, oiseau inconnu, que je demande la permission de nommer A. Arnouxii, du nom du voyageur tué à Obock qui, le premier, en rapporta les plumes que j’ai vues.

Dans ces régions se rencontreront facilement le gypaëte abyssin, celui des monts de la Lune, les vautours : arrian, oricous divers, et, un autre grand vautour inconnu dont j’ai souvent entendu parler par les nègres originaires des contrées équatoriales de ce continent. Ils décrivent cet oiseau, dans leur style exagéré comme ils décrivaient le roch. Celui-ci n’a pas de nom, mais il a un poids !

Aux voyageurs de l’Extrême-Orient, surtout à ceux qui parcourront en détail les îles de la Sonde, les poids et mesures de la grande chauve-souris acerodon Meyerii, et, en général, de toutes les grandes roussettes de ces pays où chaque île a sa variété.

Maintenant, messieurs les marins, nous désirerions tous et ardemment savoir comment sont construits les albatros, les fous, les frégates et tous les oiseaux de mer que nous n’avons aperçus que dans les Museums. Vous pouvez facilement nous tirer d’embarras : un coup de fusil heureux, deux ou trois vieux journaux collés ensemble sur lesquels vous traceriez une silhouette, une pesée et c’est tout ce qu’il faut pour poser un jalon sérieux dans l’étude de l’aviation.

  1. Voici le passage auquel il fait ici allusion : « Vous le distinguerez cependant très vite à l’angle en avant formé par ses ailes, à l’absence de battements, et surtout à la lenteur et à la régularité avec laquelle il se meut dans l’espace : c’est là un signe infaillible pour le reconnaître à perte de vue. Sa grandeur ne se comprendra que bien plus tard, lorsqu’il ne sera plus qu’à 2 ou 300 mètres ; et, à partir de cette distance, il croîtra avec le rapprochement beaucoup plus que les autres oiseaux.

    « Vous le distinguerez encore à la forme particulière du bout de ses ailes. On peut dire que c’est l’oiseau qui a les rémiges les plus écartées les unes des autres : il y a à l’extrémité, entre chaque plume, un espace vide de cinq largeurs de plume.

    « Puis encore à une autre particularité : la rémige, au lieu d’aller en s’effilant vers la pointe, est construite d’une manière inverse ; elle semble implanté dans le corps de l’aile par le bout mince ; la pointe se trouvant sensiblement plus large que la partie qui semble s’attacher à l’aile et qui précède juste le grand élargissement des barbes. »

  2. Voir page 33 de « l’œuvre ignorée de Louis Mouillard », l’exposé de la méthode de mesure empolyée par l’auteur.
  3. Ces chiffres du flammant mâle (Phœnicopterus antiquorum) sont comme suit :
    Allure V O’’; Poids : 2880 ; Surface : 0,378130 ; Envergure : 1.75 ; Largeur moyenne : 0,21 Proportions : 8,33 : 1 ; Un gramme est porté par 0.000131 ; Un mètre carré porte : 7616 grammes ; 80 kilogs seraient portés par 10 mg, 48.