Le vol sans battement/Puffinus Kulbii

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Édition Aérienne (p. 176-179).

PUFFINUS KULHII


Le Puffinus Kulhii est un oiseau rare. Il a un drôle de nom, mais comme je n’ai pu réussir à connaître son appellation vulgaire, ou du moins qu’il semble en avoir beaucoup, je suis forcé de lui laisser son nom zoologique.

Bref, ce puffin se rencontre au plus près de la France, aux Baléares, dans les mers de la Corse et de la Sardaigne.

Il niche, ras l’eau, dans les grottes des falaises.

Je décris cet oiseau parce qu’il est, dans la gent ailée qui nous entoure, celui qui prime comme étroitesse de l’aile comparée à son envergure.

C’est donc un sommet de rameau, c’est à ce titre qu’il est intéressant. Il est l’albatros de nos mers. La largeur de ses ailes étant un, l’envergure est dix. Le goëland qui est l’oiseau commun à ailes étroites qu’on peut étudier le plus facilement n’a comme proportion que comme sept et demi est à un. C’est donc un type bien franc que nous étudions, aussi est-ce l’oiseau des mers d’Europe qui supporte le mieux la tempête.

Par le calme, il est posé sur l’eau et n’est presque pas visible ; mais dès que la brise fraîchit, quand la mer devient noire, et que la vague commence à blanchir, il entre en possession de ses facultés.

Il vole alors ras l’eau, dans le creux de la vague, les ailes parfaitement rectilignes, puis s’élève de quelques mètres, présente son ventre blanc à la brise pour faire provision de vitesse et se replonge entre deux lames qu’il suit en planant comme il suivrait un chemin ; jusqu’à ce que, au bout de deux ou trois cents mètres, il s’élève de nouveau, reçoive le coup de vent et s’enfonce encore entre les vagues.

Dans cette manœuvre de prise de vitesse, il a cela de curieux que ses ailes au lieu d’être parallèles à l’horizon lui sont au contraire toujours perpendiculaires.

Il franchit ainsi de très grandes distances, mais comme il nage parfaitement et que la perspective de passer la nuit sur l’eau ne l’effraye nullement, il est sans inquiétude, ce qui fait qu’on l’aperçoit souvent à trente ou quarante lieues des côtes ; aussi est-il le dernier être ailé qu’on rencontre dans ce désert d’eau qu’on nomme le large.

La note particulière du vol de cet oiseau est, je l’ai dit, de pouvoir résister à un courant d’air qui entraîne avec lui tous les autres oiseaux. Cette qualité a, comme contre-partie, de le rendre inactif par le calme, et même par un vent moyen.

Il peut voler par le calme, mais difficilement, témoin le fait cité dans l’Empire de l’air, au chapitre : Action de la vitesse. Il ne se laissera pas passer dessus par un bateau, assurément ; on le verra au contraire courir sur l’eau et s’éloigner, mais il n’ira pas bien loin et se posera dès qu’il se sentira en sûreté. Il passera non seulement la journée, mais des jours entiers sur l’eau, occupé à pêcher des méduses et tous les zoophytes qui flottent perpétuellement dans la mer.

Mais que le vent se lève, qu’il devienne assez fort pour balayer mouettes et goélands et les forcer à se réfugier à terre, alors, à cet instant, la mer est à lui seul ; du grand large à la côte, toute cette immensité devient son domaine incontesté et cela, de par le droit de l’étroitesse de ses ailes : lui seul peut voler par ce temps de perdition.

Aussi les marins l’ont bien remarqué ; c’est, suivant les points, le satanique, l’oiseau des tempêtes, et une foule d’autres noms tout aussi peu rassurants.

Son aisance dans le vol est grande par ce vent d’orage. Il devient confiant, chassé à quelques mètres du navire et ne bat plus des ailes. Des pointes de ses rémiges il palpe la vague, enlève avec le bec, en plein vol, dans cette eau qui semble être en ébullition, tant elle est fouettée par le vent, des choses qui n’ont pas été rejetées du bord.

Il ne suit pas le navire, mais marche parallèlement à lui, dédaigne les détritus du bateau, très rares au reste par ce temps où les fourneaux ne sont pas allumés et ne vit que de produits marins.

C’est bien le satanique qui se complait dans la désolation.

Tout est fermé à bord, tout est serré, arrimé ; le pont est balayé par les coups de mer.

Dedans, le bâtiment craque, gémit comme une bête surmenée. Il faut se tenir aux rebords de sa couchette pour ne pas tomber.

En haut, les hommes ont leurs grosses bottes et leurs vêtements de toile cirée. Les officiers étudient anxieusement les convulsions de la grande tourmentée, sans peur assurément, mais avec cette tristesse fatale qui est 1e propre des gens de mer.

Pas un bout de toile aux mâts !

La cheminée blanchie par le sel fume comme une enragée : il faut pouvoir résister à ce vent debout qui retarde la marche. Et tout danse, et tout hurle, mâts, vergues et cordages. D’énormes paquets de mer embarquent à chaque instant.

Que l’homme est petit devant la tempête !

Et entre deux embruns on aperçoit ce démon d’oiseau filant gaiement, sans effort, gracieusement même, sur cette écume rugissante ; s’élevant avec la montagne d’eau et, arrivé au sommet, redescendant ses pentes, explorant ses vallées, se perdant dans ses dépressions. Puis au loin on le voit reparaître devant la crête d’une vague monstrueuse qui crève avec un bruit de tonnerre, et ce spectacle terrifiant n’est pour lui qu’un sujet de joie, car c’est le flot qui apporte et étale devant lui les animalcules marins dont il se nourrit.

Par cette mer démontée, il est impossible à cet oiseau de songer à se poser sur l’eau ; il serait roulé par chaque lame qui déferle. On doit présumer que, quand la nuit approche, il doit gagner des parages où l’eau est moins secouée. Cela doit lui être facile, porté par un vent qui a souvent plus de vingt mètres, il doit être en une heure à plus de trente lieues de là.

C’est un bien étrange oiseau, d’allure tout à fait curieuse.

Les mouettes sont presque des animaux domestiques ; lui est un sauvage, tellement en dehors de l’influence de l’homme qu’il semble l’ignorer. L’homme, au reste, lui rend la pareille. Je n’ai jamais pu décider les gens de mer à causer longuement sur son compte : ils le craignent.

Le montrant un jour à un quartier-maître des Messageries, vieux loup de mer, il me fut répondu ceci « Ne causons pas de cet oiseau, il porte malheur ; quand on le voit, on peut compter ses chemises. Locution qui, dans la Méditerranée, indique que le temps n’est pas beau ».