Le vol sans battement/Troisième Partie

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Édition Aérienne (p. 405-480).

TROISIÈME PARTIE



CAUSERIES

APHORISMES


Je me permettrai de redire, et cela sans crainte de me répéter, qu’il faut étudier beaucoup l’oiseau, le connaître comme ornithologie, comme anatomie, comme mœurs, et surtout comme manière de voler, puisque c’est surtout ce point qui est le sujet de mes réflexions.

Le moins qu’on puisse faire quand on a un professeur, c’est de suivre ses exemples et ses conseils ; et quel est maître plus savant que celui-ci ? Il n’est pas phraseur, il ne vous dira aucun fait avancé ; en cette matière, l’aviation, il ne dira même rien : il démontre, il exécute le vol plus ou moins bien suivant son savoir, on pourrait dire sans jeu de mot suivant sa capacité.

Son étude, poursuivie avec passion depuis quarante ans, m’a permis d’affirmer dans l’Empire de l’air, sous forme d’axiomes, une série de propositions que, depuis 1881, je me suis appliqué à revoir. Je ne trouve que peu de chose à changer et peu à y ajouter.

Les voici réunies en un seul groupe.

Page 31 : Chez l’oiseau « La force proportionnelle est en raison de la petitesse. »

Page 33 : « La vitesse est en raison inverse de la grandeur de la surface. »

Page 36 : « L’aptitude au changement de direction est en relation avec l’ampleur et la puissance de la queue. »

Page 37 : « Les oiseaux sans queue ont tous l’avant-bras très long. »

Page 63 : « Dans la navigation aérienne la question de base est la vitesse. »

Page 69 : « La quantité de surface proportionnelle nécessaire à un oiseau pour un genre de vol donné diminue avec l’augmentation du poids de l’oiseau. »

Page 210 : « Quand un corps se meut, son centre de gravité (ou son centre de pression) se déplace et se transporte en arrière du sens de mouvement. »

Page 236 : « Dans le vol des oiseaux voiliers, l’exhaussement est produit par l’emploi adroit de la force du vent, et la direction par l’adresse ; de sorte qu’avec un vent moyen, on peut, avec un aéroplane qui n’est pourvu d’aucun appareil pour s’exhausser, s’élever dans les airs et se diriger même contre le vent. »

Page 237 : « L’ascension est produite par l’utilisation adroite de la puissance du vent, et nulle force autre n’est nécessaire pour s’élever. »

Dans le présent livre nous trouvons celle-ci au chapitre «  Aéropane d’essa i » : « L’oiseau qui a l’aile étroite n’a presque pas de queue, et celui qui a l’aile large a la queue très développée. »

Je n’ai malheureusement pu étudier que peu d’oiseaux, l’observation des voiliers africains et américains pourra probablement suggérer d’autres exposés de principes. Il faut donc étudier le volateur vivant en liberté, en pleine action de vie, suivre avec ardeur le professeur dans ses démonstrations, s’en pénétrer et les analyser sagement.

Là est la voie ; il n’y en a pas d’autre !

L’étude crée et détruit. Elle crée la science de l’aviation et détruit les errements produits par l’imagination.

L’imagination, c’est le sentiment faux de la mécanique ; c’est, et cela sans ombre de paradoxe, la spéculation mathématique mal étayée, qui se fourvoie chaque fois que les bases sont fausses, et elles le sont toujours, puisqu’on ne sait encore rien de précis. Puis, il faut l’avouer, ce sont les observation inexactes.

Cette dernière assertion est un danger bien sérieux. On commence à écouter l’observation et à croire son dire, elle doit être la vérité même ; si par malheur elle est fausse, c’est un désastre pour l’entendement humain.

Il y a eu beaucoup d’observations ; ce ne sont pas les yeux du corps qui ont commis ces erreurs, ce sont les yeux de l’intelligence qui ont cru voir, ou même qui ont dit : J’ai vu !

N’insistons pas. Soyons sérieux, soyons véridiques, l’aviation s’en trouvera mieux. Il ne faut parler sur cette matière que quand on sait bien.

Laissons de côté les inexactitudes des autres, et voyons celles de l’auteur.

Que n’a-t-on pas dit sur la rapidité des volateurs ? J’ai consacré un chapitre à ce sujet où, tout en baissant la note généralement admise comme chiffre de rapidité de l’être ailé, j’ai été encore du côté de l’exagération.

Ainsi il y est dit que l’oiseau à vol rapide fait 60 kilomètres à l’heure, soit 1 kilomètre à la minute, soit 16 mètres 66 à la seconde. C’est trop, beaucoup trop ; l’oiseau va bien moins vite que cela, et je parle là des pigeons et des tourterelles. Dix ans de plus d’observation m’engagent à diminuer cette estimation et à la reporter, pour ces deux oiseaux, à 10 ou 12 mètres environ seulement pour le vol usuel moyen.

Au reste, dans cette question de vitesse, les chiffres sérieux ne pourront être donnés, que quand on s’accordera pour ne l’estimer que par le calme absolu ; c’est dans ce cas seulement qu’on comptera juste.

Il est clair que si l’on néglige la vitesse du vent on va à l’absurde. Ainsi, supposons un vent de 20 mètres à la seconde ; c’est le grand vent du nord. Faites qu’un pigeon voyageur ait à aller contre lui pour rejoindre son pigeonnier, vous constaterez qu’il n’arrive pas dans la plupart du cas ; ce vent n’est pas pénétrable pour lui sur un long parcours. D’après cette expérience on ne pourra cependant pas dire avec raison que le pigeon ne vole pas. Si, maintenant, c’est le cas contraire qui est posé, le pigeon allant avec le vent, il aura une vitesse de 20 mètres qui est celle du courant d’air plus la sienne propre par le calme qui est de 12 mètres, qui font un total de 32 mètres à la seconde produits sans se forcer. C’est 115 kilomètres à l’heure ; et cependant le pigeon ne peut avoir cette vitesse que quand il est ainsi poussé.

Dernièrement il a été parlé sérieusement d’hirondelle produisant 200 kilomètres à l’heure. On ne peut pas dire que c’est faux, mais on peut assurer que, si c’est exact, le vent avec lequel elle allait avait 175 kilomètres de rapidité.

L’hirondelle va lentement. Expérimentez vous-mêmes, vous le pouvez facilement ayant beaucoup de ces oiseaux sous les yeux. Choisissez un temps pluvieux dans lequel elle vole bas. Etudiez-la suivant un chemin, une rue, de son vol ordinaire de chasse et vous constaterez qu’elle ne fait que 6 à 7 mètres à la seconde. Adressez-vous à l’hirondelle de cheminée (rustica) qui est très familière et qui est la plus véloce des oiseaux de ce genre de France.

Puis ne croyez pas que c’est un vol de circonstance. Je les ai vues en voyage, en pleine mer, bien des fois : c’est le même rythme absolument que celui que vous lui voyez produire sur le sol. L’hirondelle ne se presse que quand, irritée et effrayée, elle poursuit un émouchet ; il y a dans ce cas grande accélération de vitesse, les ressorts la poussent vivement en avant, mais qu’est cet excès de rapidité comparé à 200 kilomètres ? Au fait il reste un vent de 175 kilomètres à l’heure, voyons ce qu’il est. − C’est plus de 48 mètres à la seconde ! N’insistons pas.

Le fait important qui ressort de cette digression est la compréhension de la vitesse minime de l’hirondelle et de généralement tous les petits oiseaux à vol rapide. Cette faiblesse dans la translation est forcée, car ces oiseaux sont de petite taille, de masse faible, ils ont avec cela une grande surface, par conséquent le traînement est énorme. Ces oiseaux le détruisent ce traînement par une succession de coups de force ; mais ces efforts ne sont pas illimités. Il faut pour aller vite non seulement être fort mais peser beaucoup. Voyez les canards. Le pigeon est déjà bien plus lourd que l’hirondelle, aussi doit-il donner aux pigonniers de guerre des résultats bien plus certains que les hirondelliers.

A ce propos, de faire servir à la guerre ces petits oiseaux, que peut-on espérer tirer d’un volateur qui n’habite l’Europe que fin avril à fin septembre, soit cinq mois ? Le pigeon offre bien plus de garanties : il est à poste fixe, il s’élève, s’éduque, s’entraîne, apprend son métier de voyageur ; c’est beaucoup à son avoir. Ne devrait-on pas cependant lui substituer un de ses congénères qui le dépasse de beaucoup dans toutes ces aptitudes. Il y a en Egypte beaucoup de bizets (colomba livia), variété africaine. Celui-ci est le vrai type du voyageur : ailes étroites, pectoraux énormes, volateur émérite et sociable ; il habite ici des pigeonniers. Comme vol, il laisse de bien loin en arrière tous les pigeons du Caire, et vous savez que toutes les variétés de pigeons d’Europe viennent de cette ville où les amateurs de ces oiseaux sont très nombreux. Il y a un marché spécial de pigeons qui se tient chaque vendredi sur lequel on voit régulièrement des variétés qui ne se trouvent pas en Europe. Les amateurs font des folies pour ces volatiles. Leur grande récréation est de les faire voler au-dessus de la vieille ville, le matin et le soir. Vous rencontrerez à ce marché non seulement les paons trembleurs d’une pureté de race remarquable les chanteurs aux roucoulements curieux et interminables, les énormes pigeons turcs, etc., et tous ceux qui volent mal, mais vous remarquerez que où l’Egyptien montre un savoir de sélection tout particulier, c’est dans le choix des variétés de voyageurs. Tous les becs courts à ailes longues que vous pouvez posséder sont présents ici : les grandes et les petites tailles sans parler du plumage, depuis le 0ᵐ90 d’envergure jusqu’au minuscule blanc à manteau noir gros comme une tourterelle. Hé bien ! quand un bizet passe à travers tous ces vols, du premier coup d’œil on saisit que c’est un oiseau sauvage. La vitesse de l’un et des autres n’est pas comparable ; elle est probablement d’un tiers en plus, puis, la route suivie est rectiligne et très haute ; tout-à-fait hors de portée d’un coup de fusil.

Ils font ainsi, sans y être poussés par autre chose que leur instinct, de véritables voyages qui indiquent que ces pigeons ont la géographie infuse dans leur petite tête : ils n’auraient donc pas besoin d’être entraînés.

Il serait facile de s’en procurer quelques centaines de paires d’un seul coup. Comme manger c’est un gibier.

Les rameurs même les plus rapides vont donc lentement dans l’air calme. On a toujours des tendances à exagérer leur vélocité. Quant aux voiliers c’est encore pire. Le milan vise à planer sur place, le vautour a le même but et y réussit ; c’est donc l’envers de la vitesse.

Dans certains cas, qu’on ne considère généralement pas comme des exceptions, il y a des tours de force qui sont produits. C’est surtout dans les pays montagneux que ce mode de locomotion fait des effets extraordinaires. Ainsi, dans la montagne, les routes sont excessivement sinueuses, et le chemin de l’air est droit ; une contrée accidentée, comme la Suisse ou la Savoie par exemple, demande pour être traversée sur terre un temps très long ; par la route de l’air c’est peu de chose : de là l’illusion.

Malgré toutes ces considérations sur la lenteur des êtres ailés il n’en reste pas moins qu’il faut 8 à 10 mètres de rapidité par le calme pour être porté par un aéroplane à grande surface, ce qui est encore trop pour que, sans éducation préalable, l’homme ose s’y livrer.

Il a été dit plusieurs fois dans ces deux études que plus la surface augmente pour une charge donnée, plus le ralentissement croît. Ce ralentissement produit une très curieuse impression, c’est encore un effet inconnu de l’entendement usuel et sur lequel il est bon d’insister.

Une flèche de grande taille, de deux mètres carrés de surface et du poids de 3.500 grammes va avec une vitesse d’environ cinq mètres à la seconde dans l’air immobile. Un aéroplane de 5 mètres d’envergure et de 4 mètres carrés de surface est d’une lenteur singulière dans sa marche. J’ai cet appareil tout construit depuis dix ans, je l’ai vu en acte de vol, mais malheureusement d’une façon trop sommaire. Sa note frappante est le ralentissement dans le parcours. Nous devons donc, pour les premiers essais, nous servir de surfaces les plus grandes possibles, afin de n’être pas effrayés par la vitesse.


ARRÊT DE PÉNÉTRATION


L’absence de traînement dont j’ai parlé doit être considérée comme une fiction. Il doit y avoir assurément production d’un retard quelconque dans tout corps qui pénètre un milieu, c’est absolument certain, et cela, quelque forme qu’on lui donne. Le fond de la pensée est celui-ci : c’est que ce retard est infime, absolument négligeable et ne doit pas occuper nos réflexions.

Quand on suppute bien attentivement la fluidité de l’air, on comprend que cette manière d’envisager la résistance offerte par le milieu aérien est juste, surtout pour les fortes masses. Dans l’oiseau, l’aile ne traîne pas sensiblement ; il n’y a que le corps qui peut avoir de la difficulté à pénétrer le fluide, mais ce corps dans les volateurs est tellement bien construit que l’intelligence fait, de suite, comprendre combien doit être facile cette retenue.

Elle se fait voir cependant lorsque le courant devient très violent et peut alors être estimée. On pourra dire dans ce cas qu’elle est égale à telle vitesse de courant ou à telle rapidité par le calme.

L’arrêt de la marche de l’aéroplane-oiseau dans un courant aérien puissant, est variable avec l’espèce. La faculté de pénétration est, à gabaris égaux, en relation exacte avec l’importance du poids : ainsi un goëland pénètre plus facilement l’air qu’une mouette, tous deux étant sensiblement de même construction.

Ce qui fait que le gros oiseau a plus de facilité de pénétration que le petit, c’est que sa surface est moindre. (Voir les tableaux de l’Empire de l’Air où cette proportionnalité est indiquée dans chaque dernière colonne pour tous les genres de vol.) Comme toujours nous laissons de côté les rameurs et nous ne nous adressons qu’aux voiliers. Cependant nous répéterons que la faculté de pénétration dans les grands courants d’air est en relation avec l’étroitesse de l’aile, soit dans le vol ramé, soit dans le vol plané. Ainsi, le rameur pluvier et le planeur puffin admettent des vents qui forcent au repos le rameur perdrix et le planeur vautour.

Mes observations sur le vol des oiseaux m’engagent à classer ainsi ces quelques sujets :

RAMEURS Plénitude
de Facultés

mètres
Arrêt

mètres
VOILIERS Plénitude
de Facultés

mètres
Arrêt

mètres
Colombus Imbrim 35 50 Albatros divers 25 40
− miner 30 45 Puffins divers 20 35
Grdes Outardes 20 35 Percnoptère 10 25
Pluviers divers 15 25 Milan 10 25
Pigeons 10 20 Effraye 5 15
Moineau 5 15

Ces quelques chiffres sont des estimations qui n’acquièreront de l’importance que quand on aura pu vérifier combien ils approchent de la vérité. Je les ai revus et corrigés vingt fois pendant dix ans ; ils sont donc étudiés autant que j’ai pu le faire.

Si ces données sont justes, on voit donc que, chez le volateur bien construit, cette expression « Absence de traînement » peut être considérée, vue en gros, comme une vérité. Elle en approche d’autant plus que la masse devient plus forte ; ceci est un fait indiscutable prouvé par plus de cent mensurations, qui sont dans les tableaux que j’ai présentés dans ces deux études. Quand, au lieu de s’adresser à une masse du poids de 7.500 grammes on aura affaire à celle de 75.000 grammes, soit dix fois plus, il est probable que cette formule approchera dix fois plus de la vérité.

Il est facile de comprendre que la surface offerte par l’homme qui pèse dix n’est, dans certaines positions heureuses, que le double ou le triple de celle du pélican ou du vautour qui pèse un. Or, si chez ces oiseaux, la retenue est déjà presque indiscernable, ne sera-t-elle pas pour la masse humaine absolument négligeable ?


MÉCANIQUE DE L’OISEAU


La machinerie de l’oiseau est aussi merveilleuse que son imitation produite par l’homme est grossière et imparfaite. Regardons de près un de ces énormes voiliers, un vautour, un pélican, un aigle, et délectons-nous devant cette collection de tours de force de mécanique vivante qui composent cet aéroplane animé.

Tout vit dans le volateur, tout pousse, tout croît, s’use et se répare. La plume importante, la rémige, renaît, garantie par ses voisines qui la préservent d’un effort trop grand et lui impriment la bonne direction. Elle fait son travail de plume pendant deux ou trois ans et meurt, c’est-à-dire tombe à son tour, et, dans cette rotation établie dans la chute de ces organes indispensables à l’oiseau, jamais deux voisines ne tombent ensemble ; le vol en serait atteint et la reconstitution prêterait à des accidents.

La croissance de ces longues rémiges qui supportent tant d’efforts, qui braveront les terribles courants aériens, est intéressante au possible. Avec quel soin l’oiseau les soigne ! Le bec, plusieurs fois par jour, vient couper la pellicule qui l’enveloppe. Ces coups de bec attaquent légèrement les barbes, et marquent la plume de crans réguliers espacés entre eux d’un demi-centimètre.

Tous ces soins et la vie font la plume, chose inimitable. Les os, les jointures, ces longs tendons, ces cordes élastiques, tout cela ne peut se reproduire, c’est la substance vivante ; il n’y faut toucher. Puis, si on étudie l’ensemble de l’aéroplane, ce qu’il lui est permis de faire, les mouvements compliqués que l’oiseau peut se permettre dans le vol, on reste atterré ; c’est à renoncer à essayer de produire même une grossière contrefaçon.

Qu’avons-nous pour imiter ces splendeurs ? Rien ou presque rien : les bambous, les hampes d’agave, les caisses légères, les tubes d’aluminium et les étoffes. Avec ces faibles ressources, il sera difficile de faire quelque chose de suffisant. Ce serait à abandonner si le cerveau humain ne venait en aide à la mécanique et à ses faibles moyens d’imitation. La pensée, heureusement, vient éliminer une forte partie des difficultés présentées par le vol ; elle finit par le réduire à sa plus simple expression qui est le vol sans battement. Elle refait au reste, dans ce cas, le même travail d’élimination de difficultés que celui qui a été fait par la nature.

Le vol réduit à ces proportions (qui sont cependant tout ce qu’on désire) est difficile, mais pas impossible à reproduire.

Le chapitre « Aéroplane » traite de ce sujet, mais il n’est que la grossière et difficile ombre de cette merveille. Cependant, tout imparfait qu’il est présenté, il peut suffire pour aller bien haut et bien loin.

Plus tard on fera mieux, on fractionnera l’étude du modèle, on essaiera de transformer ces plans rigides en surfaces variables. La pointe de l’aile, la main, est à créer du haut en bas. Dans les machines perfectionnées, elle devra être fermable et développable comme celle de l’oiseau. Toutes les surfaces, au reste, doivent être éminemment variables si on veut pouvoir perfectionner le vol.

Chez l’oiseau, non seulement la pointe de l’aile peut s’étendre, décupler de surface, mais même les plumes axillaires sont susceptibles de produire ces variations ...et en produisant cette variation de surface nous ne ferons qu’imiter la Nature qui se sert de ce moyen.

Vous devez avoir remarqué que les plumes portantes du manteau, celles qui sont implantées sur les os du bras et de l’avant-bras de l’oiseau, les axillaires en un mot, sont tordues d’une façon très accusée chez certains volateurs, précisément chez ceux qui ont à supporter de grands vents ou à produire des vols très rapides. Ces plumes, au repos, ont une courbure très accusée qui raccourcit leur longueur, chez le canard par exemple de près de deux centimètres, chez le goéland d’une quantité proportionnelle encore plus grande. Joignez à cela qu’elles sont toutes implantées absolument en biais. Ces dispositions produisent les effets suivants : Toutes les fois que le volateur a à lutter contre un courant aérien puissant, il ne le fait que les pointes en arrière ; les pointe sen avant seraient un contre-sens de vol qui empêcherait la translation et la transformerait en ascension. L’aile est donc très peu étendue, les plumes que nous examinons gardent simplement leur courbure et leur inclinaison, et la surface est alors la plus petite possible ; non seulement la surface est minime, mais l’aile est diminuée dans sa largeur, disposition spécialement utile pour la pénétration. Mais, si l’oiseau rencontre peu de courant, ou s’il a à aller lentement, ou encore à s’élever, il a alors besoin d’une plus grande surface et d’une plus grande largeur de l’aile ; il obtient ces deux excédents de support en étendant l’aile complètement. Par cette extension il se produit l’effet suivant ; sous l’action de retenue des barbes entre elles toutes ces plumes peuvent être considérées comme collées ensemble ; cet entraînement en avant ne peut se produire qu’en détruisant cette disposition inclinée de l’ensemble de tous ces supports, les ramenant à la perpendiculaire, par conséquent en élargissant l’aile, puis en redressant toutes ces courbures et les ramenant à la droite, et même en élargissant toutes les plumes, car le même effet qui se produit sur les canons se reproduit sur les barbes ; de là, changement de largeur et augmentation de surface dans cette partie de l’aile : effets bien moins étudiés que celui des variations produites dans le même cas par la pointe de l’aile.

Pour voir facilement cette disposition particulière, regardez le pélican chez qui les ailes fermées n’ont pour ainsi dire aucune largeur ; toutes les plumes semblent roulées ensemble comme un parapluie roulé dans son fourreau. Chez l’albatros, la frégate, le fou, cet effet est encore plus accusé, et, comme antithèse, voyez l’énorme surface présentée par les axillaires chez les aigles et les vautours qui ont cette partie de l’aile immuable. − Pour voir cet effet de variation de surface bien accusé, adressez-vous au martinet ; vous trouverez chez ce volateur la plume tellement adhésive qu’elle semble vivante : elle mord sa voisine avec une énergie qui étonne, on est surpris de sa faculté de reconstitution ; en ouvrant et fermant l’aile, on voit se redresser ou se recourber les plumes que nous observons.


Ce sera une disposition à copier, dès qu’on sera sorti des aéroplanes élémentaires. Il n’y a qu’à copier et à adapter l’effet, aux substances que nous utiliserons.

Chercher à copier de trop près la nature semble bien osé ; il convient de se borner à l’interpréter, car ce mécanisme de mouvements divers de plumes ne se borne pas à l’action adhésive des barbes. Quand on dissèque une aile de grand volateur à ailes étroites et variables, on voit, rien qu’en enlevant les plumes de couverture qui gènent la vision du mécanisme des portantes, combien est compliquée dans l’être la production de ces mouvements. Il y a des muscles peaussiers, des tendons, des ligaments larges qui concourent à fixer, à mouvoir, à redresser et à retourner légèrement sur elles-mêmes toutes ces plumes qui, chez les oiseaux à ailes très allongées, sont excessivement nombreuses. Cela à tout-à-fait la tournure, comme complication, d’un clavier de piano qui serait vivant. Pour bien saisir le fonctionnement de ces mouvements, point n’est besoin d’avoir recours au scalpel ; ces tendons et ces muscles que la graisse n’encombre pas sont d’une netteté de vision bien suffisante, la peau qui les recouvre est pour ainsi dire transparente ; en allongeant ou racourcissant l’aile, on saisit de suite le jeu de tous ces organes. Mais autre est de comprendre, autre est de reproduire.

On pourrait se borner à imiter ainsi dans les appareils perfectionnés ce chef-d’œuvre qu’on ne fait qu’apercevoir. S’adresser pour ce genre d’aéroplane à l’aile en deux morceaux. Nous admettons pour un instant que le mécanisme qui produit la variabilité de la main a été trouvé. Les surfaces variables que nous cherchons à reproduire doivent être fixées sur la partie qui remplace le bras et l’avant-bras ; elles seraient formées d’une série d’âmes, joncs ou bambous, qui rempliraient le rôle de canons de plumes et sur lesquels serait tendue une étoffe élastique telle qu’un tricot. La main de l’aéroplane commanderait ce mouvement de sorte que, quand on le porterait en avant, toutes les âmes élastiques seraient tirées et redressées ; elles entraîneraient et élargiraient les étoffes de tricot et l’augmentation de surface serait produite.

On pourrait encore adapter à chaque canon élastique une surface particulière indépendante ; ce serait alors l’imitation beaucoup plus rigoureuse de la plume ; ou encore une série de plans rigides s’imbriquant les uns sur les autres qui seraient mis en mouvement, redressés et développés par le mouvement en avant de la main.


DU CHOIX DANS L’OBSERVATION


Quand on étudie l’oiseau, il ne faut jamais considérer ce qu’il fait mais ce qu’il peut faire. On ne doit pas voir ce qu’il fait dans l’instant, mais ce qu’il fait par moment. Ainsi, on voit un voilier excessif ramer à outrance sous l’action du besoin, on ne doit pas se dire : cet oiseau est un rameur, mais, au contraire, l’étudier longuement, le voir dans l’ensemble de ses actes de vol et se dire : il ne rame que par accident et est, au contraire, un voilier.

En étudiant l’être ailé avec intelligence, au point de vue exclusif de l’aviation à la voile, on doit dépasser de beaucoup l’observation attentive de l’ensemble de son vol. Ainsi, son vol de voilier est composé d’une foule d’actes différents ; les uns simples, les autres compliqués : on doit chercher d’abord à se les expliquer tous, puis laisser de côté ceux qui s’éloignent du vol simple de parcours et ne conserver que ceux dont l’exécution est facile.

Un voilier peu imitable, observé à ce point de vue spécial des actes qui peuvent être utiles, devient alors un excellent professeur.

Ainsi le milan, ce professeur perpétuel de difficultés inimitables a, lui-même, de bons instants ; il produit, de loin en loin, des manœuvres d’une simplicité surprenante. On se demande en le voyant voler de ce vol naïf : pourquoi n’emploie-t-il pas toujours ce procédé infiniment moins compliqué que ceux qui lui sont usuels ? C’est que interviennent une foule de raisons qui n’ont aucun rapport avec l’aviation ; c’est qu’il est milan, oiseau actif, énergique, puis, qu’il vole pour lui et non pour professer.

Pour pouvoir faire un pareil choix dans les évolutions des volateurs il faut assurément avoir un grand nombre d’exemples sous les yeux. La quantité des oiseaux qu’on a à portée de la vue est beaucoup, mais ce n’est cependant pas tout ; il faut regarder et assidûment. Il y a des gens qui ont des yeux pour ne pas voir. Combien dans notre bonne ville du Caire, véritable paradis des voiliers, n’ont pour ainsi dire pas remarqué qu’il y a plus de milans qu’ailleurs, et qui par dessus le marché n’ont jamais vu ni pélican ni vautour ? Quand on sait voir on trouve dans les airs des êtres ailés de grande taille qui passent tout à fait inaperçus des gens qui n’observent pas. Ainsi, en 1881, en pleine rue de Paris, j’ai montré à un groupe de connaissances deux aigles qui passaient au-dessus de nous. Il fallut de l’attention à ces gens qui n’étaient pas initiés à cette. recherche pour arriver à comprendre que ces deux oiseaux, qu’ils prenaient pour des pigeons, avaient un mètre cinquante au moins d’envergure, mais enfin, une fois leur attention bien éveillée, ils convinrent que, si je ne les avait pas fait remarquer, ils ne les auraient pas soupçonnés.

Il faut apprendre à voir ! L’observation est comme le dessin, elle demande non seulement une aptitude et une conformation spéciale de l’œil, mais même une gymnastique et un entraînement particuliers. Le lecteur qui aura fait des études sérieuses sur ce qu’on nomme, en dessin de figure « la ligne » me comprendra ; pour ceux qui n’ont pas poussé jusque là je dirai simplement qu’il faut d’abord avoir une belle vue, puis l’amour de cette étude.

Généralement, on ne se sert pas de ses yeux, on ne voit rien, on est distrait. Il faut que l’oiseau vienne positivement vous heurter pour qu’il éveille votre attention ; tandis que, quand on est né ou devenu observateur, un rien, un point qui passe là-haut avec une tournure qui n’est pas naturelle attire votre regard.

Cet oubli de voir ce qui existe, cette paresse de l’œil même bien conformé, est extrême ; c’est à confondre celui qui sait voir. Les pays dépourvus d’oiseaux en ont cependant suffisamment pour permettre l’étude du vol, ce n’est pas précisément là qu’est l’écueil, il est dans l’inattention de la vue. Ainsi on peut voir en Europe l’ascension par le planement produite dans de mauvaises conditions, c’est vrai, mais enfin fournie d’une façon exacte par la crécerelle, et cela en pleine ville, par certains jours de changement de temps. Le vol de parcours plané n’est pas plus rare ; dans chaque port de mer on peut l’observer toutes les fois que le vent est un peu vif ; par une bonne brise, les oiseaux marins rament peu. Ces deux exemples d’oiseaux faciles à rencontrer démontrent le vol de parcours et l’ascension ; quand l’observateur aura aperçu ces deux genres de locomotion, lorsqu’il aura saisi leur économie, lorsque seulement il sera persuadé qu’ils existent, il se dira alors qu’il y a des oiseaux qui font mieux ces exercices que ceux qu’il étudie ; qui, par le fait de leur grosseur sont plus aptes à fournir une démonstration plus facile à analyser ; alors, il cherchera à voir ces gros volateurs et le sentiment de l’observation sera né chez lui.

Ce qu’il verra alors l’étonnera ; il se demandera souvent pourquoi, auparavant, il n’avait jamais soupçonné ce qui lui crève les yeux maintenant. Il m’a été dit souvent ceci : depuis que j’ai vu l’Empire de l’Air mon attention est éveillée, et je vois des oiseaux où avant je n’en voyais pas. Oui assurément les êtres ailés auront décuplé pour l’observateur dont l’esprit s’est ouvert à cette étude. Il en verra partout, dans la forêt, dans les buissons, dans la plaine, dans l’immensité des cieux, et même dans la nuit. — Les gens qui ont visité le Caire ne sont pas rares. Demandez-leur combien ils ont vu de chauves-souris, de 0 m. 50 de diamètre. Ils vous diront certainement : aucune. Cependant le soir, sans se déranger, sur ma terrasse, je leur en ferai voir un cent en une heure. Elles auront toutes de 0.40 à 0.50 d’un bout d’une aile à l’autre, ce qui est respectable ; et ils verront cela, sans l’ombre de fatigue, étendus sur un divan, tournant le dos à la lune et en prenant le frais. On les entendra même voler s’il fait un peu de brise. Et cependant neuf cairotes sur dix ne les soupçonnent pas. Du même coup, on apercevra le scops qui est juste gros comme la rousselle, l’effraye, l’otis brachyotus qui plane si merveilleusement dans l’air calme de la nuit, et enfin, peut-être, le duc africain. Celui-ci vaut le dérangement ; on ne l’oubliera pas facilement.

Il faut donc décidément se résoudre à regarder en l’air et non sur le papier. Il faut agir, quitter les villes, fréquenter la campagne, visiter les pays éloignés où se trouvent les oiseaux de grande taille, ou laisser l’aviation où elle est, c’est-à-dire en pleine ornière. Il faut abandonner le chapeau, l’ombrelle et le parapluie. Pour voir ce qui se passe dans le ciel, il ne faut pas de visière ; c’est quelquefois ennuyeux, mais c’est comme cela. Vous figurez-vous la longue carabine avec un chapeau ! Quand vous chassez l’oiseau, s’il arrive par derrière et passe au-dessus de vous, vous ne le verrez, ayant un chapeau, que quand il sera hors de portée. La moitié du champ de vision est supprimée et c’est bien à considérer. Il faut avoir la vue libre si on veut bien voir et c’est naturel.


VOL RETENU
(Vol lent)


À quoi peut bien nous être utile le coup de poussée ?

À rien, surtout dans le commencement. La vitesse produite par la chute de l’aéroplane, sa marche simple cherchons à l’augmenter. À quoi pense-t-on ? Cette course naturelle de 5 à 10 mètres de vitesse, suivant les surfaces proportionnelles, nous stupéfie, trouble notre instinct de conservation et nous comptons l’activer. Que faisons-nous de notre bons sens ?

C’est au contraire le retard qu’il faut cultiver.

Voyons la nature, regardons comment elle s’y prend dans le cas présent ; on fait toujours bien de l’étudier, c’est infiniment plus facile que d’inventer. Elle a eu souvent à s’occuper de cette question du ralentissement du vol. Elle a eu, au reste, à s’occuper de tous les cas : rapidité excessive, vélocité moyenne, vol dans les courants d’air, vol perpétuel ou peu s’en faut, locomotion de l’oiseau qui ne vole presque pas, etc., enfin vol retenu.

Et retenu forcément, parce que l’être qui en est fourni en à besoin pour ne pas se tuer dans sa translation nocturne à travers mille obstacles, ce qui est le fait des chauves-souris et des oiseaux de nuit.

On doit partir de ce principe, qui rompt un peu avec les idées reçues, mais qui n’en est pas moins vrai pour cela, c’est que ces nocturnes malgré leurs yeux extraordinaires y voient souvent à peine pour se conduire. Dans la nuit complète, au reste, ils ne volent pas, je m’en suis assuré bien des fois en faisant l’obscurité absolue. Mes chouettes et même mes grands-ducs n’osaient plus s’envoler, et c’était naturel car l’organe de la vision ne crée pas la lumière ; quand il n’y en a pas il ne peut pas la trouver. Un oiseau de nuit dans l’obscurité précise, un chat, même une chauve-souris, être qui possède cette faculté à un degré encore bien supérieur, dans le noir exact n’y voit pas plus que nous.

Cependant j’ai été longtemps à me persuader de ce fait, ma conviction était entravée par un cas étrange qui s’était passé sous mes yeux et que je ne m’explique pas.

Dans ces expériences sur l’action de l’obscurité complète sur les yeux des oiseaux, j’y soumis des chauves-souris vulgaires. À mon grand étonnement elles volaient presque aussi facilement que dans la lumière de la nuit ordinaire. Je repris l’expérience avec plus de soin, produisis le noir le plus exact et créai même une difficulté, c’était le passage d’une chambre à une autre par un gros tuyau de cheminée en tôle de 0,40 centimètres de diamètre et long de plusieurs mètres. Ce tuyau allait aboutir dans un réduit sans ouverture ; l’obscurité y était donc absolue. Je remarquai aux battements des ailes que le vol était fortement gêné, cependant il n’y avait jamais choc contre les murs. Elles ne savaient presque plus s’accrocher au plafond, manquaient souvent leur abordage, mais cependant, à ma grande surprise, elles passèrent toutes, en quelques minutes de tâtonnements, dans le tuyau et de là dans le réduit, afin de fuir la présence de l’homme dont leur organe olfactif leur indiquait la présence dans la grande chambre. Dans cette même obscurité, hulotte, grand-duc, chevêche, effraye …et scops étaient immobilisés.

Je parlai de cette expérience à mon maître feu Jourdan, le Geoffroy Saint-Hilaire de Lyon, qui s’intéressait à mes études, et il vint s’assurer que l’expérience était bien faite.

Voici l’explication qu’il en donna quelques jours après dans une leçon de Zoologie « Chez la chauve-souris, comme chez tout être, quand la lumière est absente, la rétine, quelque acuité qu’elle possède, ne peut être impressionnée, il faut donc mettre la possibilité du vol de ce mammifère sur une autre fonction. » Il attribua au sens du toucher cette possibilité de direction. Ces grandes membranes des ailes doivent posséder une faculté de tact excessive. Le battement produit sur l’air qui avoisine un corps dense, un mur par exemple, n’a plus la même élasticité que celui qui est au large. Cette simple différence devait suffire à la chauve-souris pour être avertie de l’approche d’un corps contre lequel elle allait se heurter ; et comme, chez elle, la masse est minime, et que, en plus, elle possède une faculté de présentation de plans divers que nul petit oiseau n’atteint même de loin, ajoutez à ces qualités une force de pectoraux incomparable, on arrive à comprendre comment elle parvenait à se mouvoir dans le noir au moyen du tact, comme si la vue avait perfectionné.

La nature a fourni aux volateurs nocturnes, mammifères ou oiseaux, des organes spéciaux qui leur permettent d’éviter les chocs que produirait fatalement la faible intensité de la lumière qui leur permet de se diriger. Ces organes sont, d’abord, une grande surface par rapport à la masse, fait qui prouve forcément le vol lent. Puis la faculté qu’ils ont de changer le plan de leurs ailes d’une façon tellement brève et active que l’oiseau de nuit volant dans un espace restreint est une révélation pour l’observateur, qui n’a jamais rencontré dans les oiseaux diurnes des facultés de direction qui leur ressemblent.

À l’article « Grand-Duc » j’en ai dit quelques mots, mais je n’ai pas assez insisté sur ce vol étrange par sa mobilité dans la direction et par son silence. Dans une chambre d’environ 10 mètres de longueur sur 6 mètres de hauteur, je les ai vus planer en descendant, décrire une spirale ellipsoïdale, passer deux fois devant moi avant d’atteindre le sol, et cela sans bruit. Les nocturnes sont les oiseaux qui volent dans l’espace le plus restreint, et cela à cause des organes qu’ils possèdent pour produire le vol lent.

Une des dispositions de l’être qui permet ce retard est la grande surface plane qu’ils présentent à l’avant. Les nocturnes ont tous un disque facial qui est un organe d’arrêt actif. Ce grand plan qui est formé, non par l’ossature de la tête de l’oiseau, mais par des plumes rigides actionnées par des muscles actifs, peut disparaître à volonté de l’animal. Au repos, au vol contre le vent, l’accipitre nocturne qui voit clairement sa route n’a plus de disque : il est complètement effacé : l’oiseau ne se ressemble plus. Un grand-duc qui, lorsqu’on le regarde, a la face large de deux centimètres carrés, n’a plus, en acte de vol de pénétration, que le quart de cette surface d’arrêt ; ses aigrettes ont même disparu, elles sont aplaties sur la tête et ne sont plus retenues.

Mais que sont ces écrans à côté des oreilles mobiles des chauves-souris ? Regardez attentivement l’oreillard (plecotus auritus) et vous comprendrez de suite le véritable but que s’est proposé la Nature en créant cet appareil auditif qui est de grandeur hors de toute proportion.

ANGLE D’ATTAQUE


Cet angle moyen sous lequel l’aéroplane prend le vent, afin d’être supporté, qu’à tort on s’ingénie à chercher, nul ne peut le mesurer, parce qu’il est variable avec le vent qu’il fait dans l’instant, avec l’orientation de la course de l’oiseau par rapport à la direction du courant d’air, et enfin avec le but que le volateur se propose d’atteindre. On pourrait même encore adjoindre une foule d’autres considérations qui finalement font comprendre que cette recherche devient tellement compliquée qu’elle est absolument inextricable. C’est la vie, la locomotion intraduisible en chiffres ou en angles, parce que le changement est de tous les instants, c’est la gymnastique, en un mot, devant laquelle les données précises s’inclinent, et sont remplacées par l’intelligence spéciale qui chez l’être régit l’acte de mouvement de l’instant.

Cet angle est sous la pondération des centres nerveux qui sont à l’arrière de la tête : cervelet et moelle allongée, et non des masses cérébrales qui sont sur le devant de l’encéphale.

Pour essayer de faire comprendre la variété d’importance que peut avoir cet angle, je vais tâcher de décrire quelques-uns de ces exercices que fait l’oiseau voilier, et cela en termes les plus simples afin d’être compris de tous.

Le premier, celui qui est classique, est le mouvement produit par la chute, qui donne à l’aéroplane la vitesse suffisante pour être supporté, puis sa remontée pour atteindre un autre perchoir moins élevé ; le tout exécuté par le calme exact.

Cet exercice est produit par mes deux milans. Il y a vingt ans que j’assiste à cette manœuvre, elle est donc bien étudiée. Ils partent du sommet d’un observatoire et vont se poser à 75 mètres de là et ont fourni comme ensemble de course un angle de 12 degrés. Ces mesures, sans être exactes, sont très approchées. − La course produite a cette forme (fig. 12).−

Un seul battement est généralement donné au départ, il a pour but d’aider l’effort de projection en avant ; le reste de la course, abordage compris, est du glissement pur. Par cette chute d’un angle de douze degrés, l’angle de prise de vent n’est pas discernable, malgré les centaines d’évolutions étudiées avec la plus grand attention à ce point de vue spécial.

Je revois dans mes souvenirs une manœuvre à peu près pareille produite par la cigogne. Je l’ai perdu de vue ce charmant oiseau, elle ne niche pas ici. En Algérie, j’en avais un nid sur ma propriété. Il était placé au sommet de grands frênes, à la hauteur de 22 mètres, mesurée au moyen de l’ombre qu’il projetait. Souvent ces oiseaux se lançaient dans le vide de cette hauteur et se mettaient à glisser sans battement jusqu’à excinction. Encore là l’angle est nul, au moins dans la plus grande partie de la course. Dans la finale, la cigogne doit le produire ; mais comment s’en assurer et surtout le mesurer ? L’étude simple de l’espace parcouru par cet oiseau dans cette chute n’est même pas permise, parce que les renseignements qu’elle fournit sont faux. Je m’offris cependant quelques mesures ; la chose était facile, je comptais combien il y avait de pas du pied de l’arbre au buisson ou à la touffe d’herbe près de laquelle elle s’était posée, et chaque opération variait de la précédente de quantités énormes ; jusqu’à ce qu’un jour j’y renonçai, l’ayant vu produire une course indéfinie. Je la perdis de vue. Elle avait dû rencontrer un courant aérien qu’elle utilisait et qui n’existait pas sur le point d’où je l’observais, car je choisissais naturellement un moment de calme pour étudier ce cas.

On arrive à constater la presque impossibilité de l’analyse précise de l’évolution. Tout manque pour le faire : les mesures, l’absence de certitude que l’oiseau a volé dans le calme exact, et,., et,. Quand on étudie le volateur dans un courant, on ne sait jamais quelle est l’activité de ce mouvement ; toujours les données sérieuses échappent et entravent tout calcul.

On ne tranchera les premiers éléments de ces questions qu’au moyen d’expériences faites avec des surfaces, des poids, des formes connues et expérimentées dans des endroits fermés.

Si nous passons à l’étude du vol de parcours, je dois avoir avoué n’avoir discerné nettement l’angle de présentation que chez un oiseau : le milan, et dans un seul cas : c’est quand l’air du soir est absolument au repos. Dans cette circonstance, l’angle est visible à l’œil nu ; il est quelquefois très accentué. L’oiseau se traîne péniblement dans cet air lourd et embrumé qui ne semble pas porter comme dans les autres heures du jour. Le dénivellement entre le bec et le bout de la queue est souvent estimable à 15 degrés. C’est l’angle utile pour ce cas particulier, pour cet air électrisé qui a des effets physiques et physiologiques curieux absolument inconnus de l’Europe, entre autres, certaines fois, celui-ci : soutenir les poussières d’une façon incroyable. J’ai vu un soir la trace du passage d’un homme marquée par un petit nuage d’un mètre d’épaisseur, d’une dizaine de mètres de largeur, et qui se soutenait indéfiniment à 50 centimètres du sol, sans s’élever ni retomber.

Ceux que la recherche de l’angle de prise de l’air intéresse, trouveront ce renseignement au moyen de la photographie instantanée ; l’appareil de M. Marey le leur fournira. L’allure de l’aéroplane copié dans cet instant précisera cet angle d’une manière exacte pour la vitesse de ce moment, et pour l’aéroplane qu’on aura photographié. Si on opère sur un autre aéroplane, l’angle trouvé sera différent. Si, maintenant, on photographie un aéroplane mal réglé, c’est-à-dire produisant une course qui a des ressauts, on obtient autant d’angles différents qu’on obtient d’épreuves, et cela, parce que l’angle d’attaque de l’air a varié progressivement avec la variation de la vitesse de translation. Cet angle n’est précis que quand la course est précisément régulière ; sitôt que l’aéroplane animé ou inanimé quitte cette translation ponctuellement la même, sitôt l’angle est changé. Et il est bien entendu que toutes ces expériences sont faites dans l’air tranquille ; s’il y a un mouvement aérien, tout est encore à changer.

Ce qu’il y a de singulier dans cette recherche, c’est que ce ne sont pas les aviateurs à la voile qui s’en préoccupent le plus, mais au contraire, ceux qui cherchent à produire l’aviation par une propulsion quelconque. Au point de vue où ils se placent, l’aéroplane poussé par une force qui procure plus que la sustention, ils devraient négliger cet angle qui devient absolument inutile, puisque l’excès de vitesse, celle qu’il y a en plus de la sustentation, permet la direction et même l’ascension de l’appareil.

Ceux, au contraire, qui doivent s’en occuper sont les aviateurs voiliers, parce que, dans le vol à la voile, la vitesse et la sustentation sont données assez souvent par cet angle. Seulement il est à espérer que ces considérations feront comprendre qu’il est souverainement variable ; il est dispensateur du mouvement, c’est vrai, mais, comme le mouvement dans l’air est tout à fait irrégulier, il doit l’être également.

Le cas où il semblerait utile de le chercher par la théorie plutôt que par la pratique est celui du parcours régulier de longueur : l’aéroplane partant du haut et baissant jusqu’à arriver à toucher la terre. Si nous consultons le gyps fulvus, le grand maître sur ce mode de translation, l’oiseau qui semble ne pas ressentir l’action du traînement, nous voyons quelquefois une course inclinée descendante de 5 degrés environ, absolument régulière ; son aéroplane est pour ainsi dire immobilisé ; c’est donc bien le cas d’étudier cet angle. La difficulté est d’abord de le faire. Il est assurément inutile de songer à le photographier autrement que vu par dessous, il faut donc renoncer à ce moyen ; un autre système de reproduction de son allure est encore à trouver, il ne reste donc que la réflexion.

La réflexion commence par faire cette remarque : qui doit servir de base à l’estimation de cet angle ; est-ce la ligne d’horizon qui doit le mesurer ? Dans le cas présent, la base ne serait pas bonne puisqu’elle donnerait un angle négatif, étant d’observation très exacte que, dans sa course descendante, le gyps fulvus ne fait aucun angle visible sur la ligne qu’il poursuit. Force est donc de prendre pour base cette ligne qu’il parcourt.

L’angle est donc, dans ce cas, égal à 0 sur cette ligne. Maintenant comment esquive-t-il tous les apports d’exhaussement qui lui sont fournis par l’onde aérienne et qui devraient le déniveler. Comment les détruit-il, sans changer sa voilure, car rien ne varie, dans la tournure de son aéroplane, observation précise. — Il faut admettre, absolument, l’effet d’une inertie prépondérante fournie par la masse de 7500 grammes, supportée par un mètre carré qui permet et tolère cette continuité dans le mouvement.

Nous ne trouvons donc pas d’angle dans ce parcours qui est cependant un exemple choisi, et nous ne commençons à le soupçonner que quand cette course, au lieu d’être descendante, est horizontale ou même légèrement ascensionnelle.

Cette digression nous amène à envisager une autre manœuvre importante : l’ascension.

Que dire de sérieux sur une évolution qu’on voit constamment d’en bas et toujours de très loin ? On approche difficilement le vautour à cent mètres. Je l’ai vu de très près en ascension, mais dans un cas particulier de courant ascendant ; on ne peut donc que faire des estimations instinctives.

La vue de cet acte de vol fait remarquer que, dans l’orbe ascensionnel, cet angle existe dans une partie de la courbe qui est le moment où l’exhaussement se produit et l’instant où l’oiseau va contre le vent. Il s’éteint ensuite, et c’est logique, dans la partie où, poussé par le vent, il fait provision de vitesse.

Mais toutes les ascensions ne sont pas aussi simples que celle-là il en est d’autres qui semblent inexplicables ; ainsi celle-ci la courbe entière est une montée presque régulière, sans ressaut, et même presque concentrique, c’est-à-dire dont toutes les parties de l’orbe sont presque semblables entre elles. C’est une spirale inclinée qui n’est presque pas déformée. Le milan produit ce tour de force quand il est en retard pour prendre le frais et que le vent est actif ; il se dépêche afin de se soustraire le plus vite possible à la chaleur. Sa grande surface doit lui faciliter cette manœuvre extraordinaire ; il doit assurément offrir à l’air un angle très fort ; le courant aérien doit le pousser énergiquement, et le résultat est cette ascension, difficile à admettre, mais dont je m’offre le spectacle presque tous les jours, dans les mois d’été.

Je suis convaincu que cette manœuvre serait plus facile à reproduire qu’à expliquer.

On peut dire avec justesse que cet angle est très fort dans l’instant du départ de l’oiseau qui s’élève du sol plat ; il est tout à fait visible dans ce cas. À chaque battement des ailes correspond un battement de la queue qui a pour effet de transformer l’exhaussement en une résultante qui est l’avancement.

On voit cet effet d’une façon très claire dans le départ des gros voiliers.

L’angle est, aux deux ou trois premiers battements, de plus de 25 degrés ; il diminue ensuite très rapidement ainsi que le battement de la queue, à mesure que l’oiseau s’étale de plus en plus sur l’air. Une fois lancé, le mouvement de la queue cesse, l’angle s’éteint progressivement ; et, dès que le volateur se met à planer, il n’est plus discernable.

Il résulte donc de toutes ces considérations que la grandeur de cet angle est en raison de la réaction que le volateur veut produire sur l’air. Il l’exagère dans le cas du départ, de l’ascension extra-rapide ou du poser, mais ne s’en sert pour ainsi dire pas dans celui de simple parcours.


À PROPOS DU VOL THÉORIQUE


Il est un chapitre dans l’Empire de l’Air qui m’a valu bien des critiques : c’est le « Vol théorique ».

Sur cette question, l’aviation, il faut, d’après les uns, se taire et agir. Ceci est parfait, mais ce n’est pas instructif. — Il est facile d’émettre un aphorisme bien redondant. — D’après les autres, il est bon, quand on s’est trouvé de par le fait du hasard en bonne position pour voir beaucoup, de raconter à ceux qui ont été moins bien partagés ce que l’on a vu. C’est, en somme, le livre, l’instruction par le récit ; il n’y a donc pas à avoir de remords.

Cependant ce chapitre a été trop loin pour beaucoup de gens. Oser dire que plus tard l’homme volera mieux que l’oiseau semble dépasser l’hérésie. Et cependant, rien n’est plus vrai. L’homme volera. Il a déjà volé ! Quand il se remettra à cet exercice, quand, avec l’accoutumance, il reprendra en action la plénitude de ses facultés, il aura ce que l’oiseau n’a pas, des ailes comme lui, bien imparfaites c’est vrai, mais une tête qui, comme analyse et combinaison, n’est pas à comparer avec celle du volatile.

Oui, sans aucune outrecuidance, on peut dire que l’homme, quand il adaptera ses facultés à l’étude de ce problème, fera des merveilles. Voyez-le dans tous les exercices auxquels il s’applique. Voyez le patin, ce qu’il produit ! le vélocipède ! Regardez seulement en gymnastique à quoi il est arrivé ! Quel est le gibbon agile capable de produire les tours de force que font certains clowns ?

Par une espèce de timidité outrée, je n’ai fait qu’effleurer ces problèmes ; celui qui n’est certain que d’une chose, c’est que l’air porte parfaitement, n’avait pas mission de parler ; et cependant les échappées qu’on entrevoit sont vraies, voire même le vol en arrière qu’on m’a fortement reproché.

Ce ne sont pas des réflexions imaginatives qui ont amené ces considérations sur le vol de l’avenir, c’est simplement la vision du phénomène et son analyse.

Le domaine de l’observation et des démonstrations est tellement vaste au Caire qu’il n’est besoin de rien rêver comme manœuvre, la vue seule suffit pour éclairer. Vous voyez l’acte de vol se produire devant vos yeux quelque jour et par quelque vent particulier, phénomène souvent très rare, mais qui ne vous permet pas moins, et cela sans le moindre effort d’intelligence, de vous dire : Mais pourquoi l’oiseau se sert-il si rarement de ce procédé ? C’est un acte à noter et à utiliser plus tard.

Ce vol en arrière qui a surpris nombre de penseurs, mais je le vois se reproduire chaque jour de grand vent. Contre certains à-coups violents du courant aérien, les milans n’osent pas se retourner : ils seraient emportés trop loin et ne veulent pas le permettre. Comme le transport des pointes à l’arrière ne semble pas être suffisant pour résister à cette rafale violente, ils reculent simplement.

Cette marche en arrière est ordinairement peu importante : quelques mètres seulement, mais cependant j’ai vu plusieurs fois les deux ou trois douzaines de ces oiseaux que j’observais reculer d’au moins cent mètres en s’élevant.

Voilà ce qui m’a fait dire que, dans le vol de parcours, l’ascension en reculant devant le vent est possible. Comme on le voit, je n’ai rien inventé, j’ai seulement beaucoup vu.


NÉCESSITÉ DE L’OBSERVATION
DES VOILIERS


Je me rends bien compte que la généralité des aviateurs doit être dans une grande perplexité, lorsqu’elle songe à ces manœuvres de vol qu’elle ne connaît pas.

Il ne suffit pas d’adorer l’aviation, de combiner des appareils, de les chiffrer même à grands renforts de formules, pour se sentir en équilibre sur deux ailes. Non, cela est insuffisant, et le penseur le comprend dès qu’il met la main à la pâte, c’est-à-dire dès qu’il commence à construire.

Il se dit ceci : que ferai-je de ce grand appareil ? Comment m’en servirai-je ? Quelles manœuvres dois-je produire pour glisser avec succès sur l’air ? car songer à le faire ramer est impossible. Là apparaît l’ignorance. L’aviateur ne sait non seulement pas voler, mais même pas comment on vole. À ce moment, il se rend compte que toutes les observations qu’il a faites sur les rameurs n’ont absolument aucune utilité, que là n’est pas … le rythme que doit avoir la grosse bête humaine, l’allure que doit avoir le gros oiseau humain, que ce qu’il a vu n’est pas reproduisible, puisque le battement brise les ailes. Les rares voiliers qu’il a entrevus dans sa vie lui reviennent à la mémoire, et là, devant l’aéroplane, à pied-d’œuvre, il est forcé de se dire : C’est là qu’est la voie ; c’est ce vol qu’il faut apprendre et non celui du rameur.

Ce sont ces mille évolutions qu’il faut posséder comme on a su son catéchisme. Et on ne sait pas ! Oui, il faut absolument posséder le vol à la voile. Chaque aviateur devrait faire comme moi, vivre parmi les planeurs, c’est le seul moyen d’apprendre ; car c’est une science complexe qui ne s’assimile pas du premier coup d’œil. Passer outre, se dire qu’on apprendra en pratiquant n’est pas bien raisonner. Pour voler, il ne s’agit pas d’apprendre, mais de savoir. Quand vous serez lancé avec la vitesse d’un train ou enlevé par le coup de vent, il ne sera plus temps de réfléchir. Si l’observation, si la manœuvre mille fois vue n’a pas fait entrer dans votre instinct le sentiment du mouvement juste à produire, vous ne réussirez pas ; et gare ! en aviation, quand on ne réussit pas, c’est au moins le bain.

J’aimerais pouvoir enseigner ce que je sais, mais je reconnais que c’est absolument impossible sans les exemples à pouvoir mettre à l’appui, puis c’est vouloir dépeindre le mouvement. Cela ressemblerait à l’étude de la natation en calle sèche ou à celle du billard faite dans les livres.

Il faut donc absolument savoir son métier de volateur, puis le pratiquer beaucoup. Hors de cela pas de salut. Donc, beaucoup voir et se fier à son brave instinct qui sortira mieux d’embarras que toutes les réflexions possibles.

Je recommande donc instamment au lecteur d’abandonner complètement l’impression prépondérante, innée chez tout humain, du vol ramé. Cette impression est créée chez nous par la vision perpétuelle du rameur. Depuis notre enfance, nous sommes habitués à voir l’oiseau frapper l’air et non glisser, et nous ne remarquons pas que nous ne voyons que des petits oiseaux.

Ce n’est pas le seul vol ramé que nous étudions ici, c’est l’autre vol, celui qui est malheureusement rare, qui est le glissement. Il est un autre mode de se transporter dans le milieu aérien qui est employé par l’oiseau de forte masse, c’est le vol plané, mode de translation qui est absolument l’antithèse de celui des petits oiseaux, procédé duquel on peut dire que, s’il n’est pas exactement inimitable, il a cependant résisté jusqu’à ce jour à tous les efforts intellectuels de l’humanité qui désirait le reproduire.

Le rameur est pour nous un leurre, un phare trompeur qui nous dirige sur les écueils.

Voyez plutôt le grand voilier, quand il est forcé de ramer. Regardez-le avec attention et vous comprendrez de suite ses efforts et sa souffrance. Quand les grands vautours partent du sol plat, ils font positivement de la peine à voir. Ces ailes trop grandes plient à se rompre ; on ne craint pas pour la plume qui est élastique, mais pour l’os qu’on a peur de voir se briser. Puis, ne croyez-pas qu’il essaye de s’envoler franchement comme un pigeon qui part ; bien au contraire, il s’élance à la course avant même de battre des ailes et, au moyen de sauts nombreux et énergiques, il finit par atteindre la vitesse qui permet aux ailes d’être utiles, de pouvoir le porter. Jamais un gros voilier n’a songé à ramer franchement ; il sait qu’il ne le peut pas, il a conscience de l’impuissance de ses ailes et, aurait-il la force, il n’ose les soumettre à cette épreuve.

Et dire que l’aile du plus grand vautour et du plus grand albatros n’a que rarement un mètre cinquante : 1,50+1,50+0,30 = 3,30 ; il y a peu d’oiseaux de cette envergure. L’aile de nos appareils doit avoir au moins quatre mètres : concluez vous-mêmes.

Il faut donc abandonner l’idée enracinée que, pour voler, il faut absolument frapper l’air, faire l’effort violent de renonciation à nos idées reçues et parfaitement établies, on devrait dire fixées, vissées en nous depuis notre naissance… qui nous disent qu’on ne vole qu’en battant des ailes. Il faut laisser nos rêveries irréalisables du vol gracieux : le passereau, l’insecte doivent être oubliés comme évolution, et reporter nos pensées sur le glissement. Il faut donc le voir ce vol qui se fait sans effort, ou, si on ne le peut, croire ceux qui l’ont vu.

Bien peu de personnes aptes à analyser le vol plané se sont trouvées dans des conditions heureuses pour observer les grands maîtres de ce genre souverainement étrange de translation ; mais cependant beaucoup de gens, qui ont des yeux pour s’en servir ; ont aperçu, non pas la démonstration catégorique du vol sans battement, mais des essais, des ébauches de cette manœuvre. Ainsi, tout habitant du bord de la mer a perpétuellement en vue le goëland, oiseau qui plane à peu près, mais bien rarement ; celui qui réside à la campagne aperçoit de loin en loin la buse, le Jean-le-Blanc, quelquefois le milan, tous oiseaux qui sont très intéressants par moments, mais qui malheureusement ne sont visibles qu’à des intervalles si éloignés les uns des autres que ces observations ne se lient plus.

Il faut donc, maintenant que le vol à la voile est dénoncé à l’étude, observer sans cesse et ne pas se décourager… On passera peut-être un temps-très long sans voir aucun acte de vol digne d’intérêt, mais il ne faut pas abandonner l’étude ; une fois ou l’autre on sera récompensé par la vue d’une évolution qui restera gravée d’une manière indélébile dans l’entendement et qui persuadera que tel acte peut se faire sans ramer.

Toutes ces observations rares et espacées, cousues bout à bout, réunies dans la mémoire, feront comprendre qu’il est un autre point par où la question de l’aviation peut êtrre attaquée avec bon sens et chance de succès. Cette démonstration fractionnée n’aura jamais sur l’entendement cet effet de flamme de Bengale, aveuglante tant elle est lumineuse, d’un grand vautour entrevu seulement cinq minutes, mais avec de l’ordre, un esprit d’analyse bien entendu, on tirera cependant un parti très avantageux de toutes ces bribes éparses d’évolution.


DU REPOS EN ACTE D’AVIATION


Il m’a été souvent demandé comment je pensais disposer l’aviateur pour lui permette de stationner longtemps dans les airs, pour permettre, en un mot, le vol plané dans lequel, une fois parti, le temps ne se mesure plus et peut durer tant que souffle le vent.

La position verticale de l’aviateur indiquée dans les aéroplanes de l’Empire de l’air et de la présente étude n’est assurément pas pénible mais ne peut cependant pas durer plusieurs heures sans fatiguer énormément. Il faut pouvoir changer de position et se mettre à son aise.

Dans le départ et l’atterrissage, cette position debout est excellente, elle permet la course, le lancé et l’abordage. En marche, elle produit un retard qui, pour les premiers essais, sera plutôt un avantage qu’un défaut ; c’est le ralentissement, la course lente, qui sont procurés par cet écran opposé à la marche qu’est la surface du corps de l’homme présentée à l’action du vent.

Une fois lancé, bien en route, ayant atteint le vent actif des hauteurs, il faut pouvoir changer de position afin de se délasser d’abord, puis surtout de mieux couler dans l’air en lui offrant moins de prise. On arrive bien facilement à ce résultat au moyen d’une série de courroies qui permettront de s’asseoir à son aise, d’étendre horizontalement les jambes, de se coucher pour ainsi dire sur le dos, sur un côté ou sur l’autre. On ne sera pas exactement comme sur un lit ; mais, cependant, les positions variées et tout à fait de repos qu’on pourra prendre permettront, au point de vue de la fatigue, la station indéfinie.

Il sera même facile, au moyen de couvertures imperméables, développées au moment où le vol n’est plus qu’une question d’attention et de temps, de s’isoler complètement du courant aérien qui doit être singulièrement âpre en hiver, surtout quand on va contre lui. Il faut bien admettre qu’une fois bien lancé, quand on a atteint une hauteur de deux ou trois cents mètres, que le vent porte franchement, l’acte d’aviation se borne à une simple direction fournie par une faible pression de mains. L’angle des ailes a été étudié, il est fixé par un moyen quelconque, on n’a donc plus à s’inquiéter que de la direction horizontale qui se produit au moyen d’une faible traction sur la corde qui fait présenter un plan de retard à l’un ou à l’autre annulaire. Cette direction fournie par ces plans est, d’après les expériences faites sur des aéroplanes de petite, de moyenne et de grande taille, d’une sensibilité extrême ; une traction égalé à un kilogramme, doit certainement décider bien franchement d’un sens de mouvement : c’est donc une manœuvre très douce.

Il ne faut point croire que, dans le vol de parcours à la voile, l’attention et l’activité aient besoin d’être constamment dans un état de surexcitation fébrile. Certainement que, dans les premiers exercices, il n’en sera pas autrement : la peur, l’inconnu de cette situation nouvelle, l’étrange mouvement auquel on livre son individu ne sont pas sans donner des frissons épouvantables. Cela ne pourrait même pas durer longtemps ; mais, on s’habitue à tout, et on s’habituera à cet exercice comme on s’est fait peu a peu à tous les actes insolites de la gymnastique. La quiétude reviendra et on finira, par l’habitude, à regarder de haut tout aussi tranquillement qu’on regarde les passants dans la rue d’une fenêtre élevée. C’est tout simplement le fait de huit jours d’exercice.

Le ballon nous renseigne sur l’effet que produit la vue de haut. Tous ceux qui s’occupent d’aviation se sont probablement offert ce spectacle. Nous avons donc tous remarqué que le seul moment pénible, celui dans lequel le sentiment de la conservation est ému, est la hauteur du sommet maisons, et cela à la première ascension, quand ce spectacle est absolument nouveau. Plus haut, à cent mètres, cette impression désagréable s’éteint peu à peu ; à cinq cents elle n’existe plus chez la plupart des personnes. J’ai remarqué que des dames qui s’élevaient pour la première fois dans le ballon captif de Giffard[1] avaient repris à cette hauteur tout leur calme ; elles causaient comme à terre, s’inquiétaient des monuments, du spectacle, mais nullement de leur sécurité.

Le vertige n’est sensible, pour la plupart des gens, que jusqu’à 50 mètres, plus haut il s’éteint. Il en sera très probablement de même pour l’aéroplane ; je ne puis cependant l’affirmer, n’ayant pas dépassé dans ma fameuse course la hauteur d’un mètre, mais je le crois fermement et c’est à se le figurer, étant donné surtout que les petites nacelles deviennent tout aussi bien en hauteur votre « chez vous » que la grande plate-forme circulaire du ballon de 1878.

Quant à l’effet produit par la rapidité de la translation, tout le monde le connaît et a remarqué que l’impression ne croît pas avec la vitesse. On regarde passer tout aussi tranquillement le paysage, du rapide que du train omnibus. On sera donc chez soi au bout de quelques jours ; le tout est de s’habituer à l’effet ennuyeux du départ. Au-delà on sait que le danger s’éloigne, qu’il est là-bas, bien loin à la terre, et que pour l’atteindre il faut beaucoup de temps.

L’oiseau nous renseigne sur ces points ; lui-même, l’être qui est né pour voler, est en plein éveil quand il part ou quand il aborde ; il n’a assurément pas peur, mais cependant toutes ses facultés sont en activité. Arrivé à cent mètres, il est visible que son attention diminue.

Beaucoup de voiliers, surtout dans les pays chauds, volent souvent de longues heures, la demi-journée entière, dans le seul but de se soustraire à la chaleur. Le milan est dans ce cas. En été, dans les jours où le thermomètre est à 40°, de dix heures à trois heures de l’après-midi, tout milan qui n’est pas occupé par les soins de son nid disparaît dans les airs. Il stationne à mille mètres environ d’altitude. On les aperçoit par groupes de quinze ou vingt individus paraissant gros comme des hirondelles, volant contre le vent ou le hasard les pousse, puis quand ils sont allés assez loin, revenant au-dessus du point de départ, regagnant par quelques orbes bien sentis la hauteur qu’ils ont perdue et recommençant ce manège pendant de longues heures. C’est dans ce vol inconscient, fait à cette hauteur, qu’on doit supposer le repos de l’oiseau.

Les corbeaux du Caire (corvus cornix) qui sont des rameurs, et qui par conséquent ne peuvent s’offrir cette station dans les hautes régions, cherchent l’ombre pour éviter ce long coup de soleil qui dessèche et brûle tout. On les voit s’ingéniant à trouver un petit coin au Nord où l’infernal soleil d’Egypte ne frappe pas. Ils sont là le bec grand ouvert, jalousant leurs voisins qui vont se rafraîchir là-haut à peu-de frais.

Le corbeau du désert produit l’ascension en planant, mais la corneille mantelée n’a jamais pu réussir cet exercice. Il faut qu’elle frappe l’air quand même. On comprend qu’à sa place on ferait bien mieux qu’elle et qu’il serait facile, ayant sa grande surface et sa masse, d’éviter les neuf dixièmes des efforts auxquels elle se livre intempestivement. Mais revenons aux voiliers.

J’ai vu de nombreuses fautes de vol commises dans cette circonstance particulière, produites par cet oiseau impeccable : le milan. Il n’est possible de se les expliquer qu’en admettant que cet oiseau dormait. Ma conviction est qu’il a là haut des moments de somnolence très accusés ; on perçoit le réveil de la bande entière qui reprend ses sens quand elle a trop baissé ou trop avancé. Je n’oserais en dire autant des vautours, car je n’ai pas pu les étudier à la hauteur où ils se tiennent ordinairement : la lunette n’y porte pas, et, comme je ne parle que de ce que j’ai bien vu, je ne puis affirmer ; mais cependant certains indices l’indiqueraient. Il aurait comme le milan, des moments d’absence, surtout sur le coup de trois heures.

Le sommeil au vol chez l’oiseau étonne à première pensée ; mais, si on y réfléchit, on arrive à comprendre qu’il n’offre aucun danger. Effectivement que peut-il arriver ? Rien de bien désastreux. Si l’évanouissement. de la volonté est complet, comme dans le sommeil profond, les ailes peuvent fléchir, comme j’ai vu le fait se produire chez le grand vautour, ce qui n’est cependant pas certain, mais cette absence ne peut pas être de longue durée ; l’oiseau est, de suite, réveillé par ce déséquilibrement insolite, et se remet de suite en position de vol ; ce n’est donc pas bien dangereux, surtout quand on a un kilomètre au-dessous de soi pour se rattraper.

Il pourrait survenir la rencontre de deux oiseaux. J’ai vu ce fait plusieurs fois chez les milans et une fois entre autres, d’assez près. Ils n’étaient pas à plus de deux cents mètres de hauteur, au beau soleil de midi, par 45 à mon thermomètre, avec, enfin, tout ce qu’il faut pour bien dormir.

Deux oiseaux d’une bande de flaneurs qui prenaient le frais s’approchèrent lentement l’un de l’autre ; la route qu’ils suivaient était presque parallèle mais devait cependant se réunir au sommet de l’angle. Ordinairement, les milans ne s’approchent pas autant que cela sans donner des signes, certains et parfaitement discernables, soit d’amour soit de colère. Là rien ; l’angle diminuait peu à peu et le contact eut lieu. Le réveil fut parfaitement visible. À l’étonnement succéda la colère, et la lutte commença, dès qu’ils se furent remis d’aplomb sur leurs ailes.

Quand l’aviation sera chose faite, on remarquera que le repos de quelques instants, une légère sieste d’une demie-heure, est possible sans s’exposer au moindre danger. — Si d’une hauteur de 3.000 mètres, on laisse l’appareil descendre à son gré, si on abandonne la direction après l’avoir parfaitement fixée comme équilibre vertical, c’est-à-dire si l’angle qui produit la course est immuable, que le vent soit moyen et régulier, comme cela se rencontre très souvent à cette hauteur, en combien de temps l’aéroplane arrivera-t-il à la surface ?

Sa course sera la production de cercles d’autant plus grands que les ailes seront plus semblables. Le parcours rectiligne n’est possible, même pour les oiseaux, qu’au moyen de corrections permanentes fournies par la volonté ; la course en ligne droite doit donc être écartée, car elle est impossible dans ce cas-là. Admettons l’orbe probable d’un aéroplane de cette taille, et donnons-lui 600 mètres de longueur par tour ; enfin supposons le calme dans la descente, afin de pouvoir tabler sur autre chose que sur une foule d’inconnus. Cet aéroplane, vu sa grande taille, sa forte charge, est, par le fait de son importance, pourvu des qualités que donne la masse et que jamais les aéroplanes minimes ne peuvent atteindre. Cet angle de chute que j’ai à tort fixé à 10°, d’après des expériences sans nombre faites avec des aéroplanes en papier, doit être bien moins fort. Faute d’avoir pu étudier ce cas en grand, nous sommes obligés de voir ce que produit l’aéroplane animé de 2.500 grammes et de 7.500 grammes, qui sont pour nous parfaitement connus : le milan et le grand vautour. Ici encore les chiffres précis sont impossibles à fournir, mais l’estimation, le bon juger, porte à dire qu’on peut, sans aucune exagération, le diminuer de la grosse moitié, surtout pour ce cas, et admettre qu’il est en gros de 5 degrés.

Cinq degrés font à peu près 11 m. 70 de parcours pour 1 mètre de chute ; mettons 12 mètres. 3.000 fois cette quantité 12 mètres, puisque nous partons de 3.000 mètres de hauteur, font 36.000 mètres à parcourir. Admettons une translation de 10 mètres à la seconde, ce qui est exagéré, nous trouvons 3.600 secondes qui font juste une heure, temps que durera cette descente. L’aviation aura donc ses instants de repos.

À propos de cette supputation de temps, le lecteur doit remarquer combien sont timides et incertaines toutes les données qui servent de base à ce simple calcul. Les coefficients varient du simple au double ; rien n’est fixe, rien n’est précis ; ce sont, sans jeu de mots, des comptes en l’air. À ceci je répondrai simplement que celui qui a fait l’Empire de l’air et le Vol sans Battement n’en sait pas davantage et qu’il a la loyauté de l’avouer. Ce dont il est certain cependant, c’est que l’angle sous lequel l’air est attaqué pour produire la sustentation est variable avec le but que se propose l’oiseau. Ainsi l’angle employé par le grand vautour pour planer rapidement n’est pas le même que celui qu’il utilise pour figurer l’ascension en attendant la brise, et, pour atteindre du coup l’excessif comme manœuvre, n’est pas celui qu’il emploie dans la tombée verticale, allure dans laquelle tout mouvement de translation est exactement éteint.

Cet angle qu’on a tant cherché n’existe donc pas. Ce n’est pas une donnée fixe, puisqu’il varie avec le vent qu’il fait et ce que l’oiseau veut faire.

ASPECT DE L’AÉROPLANE


Quant à la tournure qu’aura l’aéroplane humain, on en a pu juger par ceux qui ont été construits, malgré qu’on ait à peine osé les essayer. Ce sont et ce seront assurément d’énormes chauves-souris, généralement grises, nullement gracieuses, glissant très lentement dans les airs, ayant toujours peur d’approcher du sol ; d’une lourdeur surprenante, mais possédant cependant une majesté d’allure singulière.

Quand on regarde fonctionner un grand aéroplane de 5 mètres d’envergure, comme celui que j’ai fait évoluer il y a quelque vingt ans, quand, lancé du haut d’une carrière de 75 mètres de hauteur, il se retourne lentement, et se met à courir gravement sur l’air, on se trouve en face d’une allure qu’on n’a jamais vue. Ce mouvement inconnu vous poursuit et devient inoubliable.

J’espère pouvoir m’offrir bientôt ce spectacle en plus grand. Le sommet de cette carrière va devenir, dit-on, un sanatorium auquel on parviendra au moyen d’un chemin de fer. Je pourrai donc m’offrir cette petite course, et je ferai précipiter un aéroplane de neuf mètres d’envergure et de quinze mètres de surface, chargé de poids progressifs. C’est l’appareil dessiné page 251 de l’Empire de l’air. Il est fini depuis dix ans et n’a jamais été essayé ; ce sera un moyen de le faire servir à quelque chose. Il nous fera voir la tournure qu’aura en marche l’aéroplane capable de porter un homme.

On a beaucoup parlé de l’indispensabilité de la plume pour la reproduction du vol ; et, pour beaucoup de personnes, elle est une condition de la station dans l’air. Malgré que je me sois incliné bien bas devant cette merveille, je suis persuadé qu’elle n’est pas indispensable. La membrane a fait mieux et plus grand dans le vol, que la rémige ; les grandes surfaces des ptérodactyles du Jurassique n’ont pas encore été atteintes par la plume et, comme perfection d’effets produits, nul être emplumé ne peut lutter, comme difficultés fournies et exécutées, avec les chauves-souris de petite taille.

Oh pourrait mettre en parallèle les soui-mauga et les colibris, mais on aurait tort ; ces deux oiseaux reproduisent le vol de l’abeille, l’immobilité par le battement. Les chauves-souris, même de forte taille, font souvent cet exercice. Toutes les fois que les roussettes ont à choisir des fruits, elles font leur choix de cette manière. Mais qu’est cette manœuvre, que le premier tiercelet venu fait vingt fois par jour, à côté des mille crochets de la pipistrelle ? — Le plus terrible ennemi de l’insecte, celui auquel il ne peut absolument pas échapper, est la chauve-souris.

Le vol peut donc se passer de la plume. Nous nous servirons forcément de la membrane ; nos appareils seront disgracieux, mais ils voleront.

Beaucoup de personnes ne peuvent admettre que l’appareil qui véhiculera l’homme dans les airs soit aussi lourd que cela. Pour elles, leur rêve est autre. Elles comprennent le vol. dans le genre de celui du rameur, pas même du gros rameur qui est lourd, qui se pose pesamment, mais quelque chose comme la manière de se mouvoir des petits passereaux qui se transportent où ils veulent et tourbillonnent au gré de leurs désirs.

Des dames m’ont avoué avoir pensé aux ailes des anges ; certaines d’entre elles, des jeunes filles, désiraient se mouvoir comme ces phalènes qui pompent le suc des fleurs sans se poser sur elles.

C’est trop demander à une lourde machine qui sera toujours lourdement chargée. Il faut en rabattre et énormément. Regardez la Nature, voyez si elle est toujours élégante. Voyez la grâce du départ d’un argala, d’un vautour où d’un pélican. Il y a de la trivialité dans ces efforts faits pour enlever leur pesante masse.

Hélas ! mesdemoiselles, quand l’homme aura à enlever son énorme individu, soyez sûres qu’il n’aura rien de l’ange, à moins cependant que vous ne vous mettiez de la partie…


HIATUS


Je désirerais élucider un point dans lequel on m’a convaincu que j’ai été tout-à-fait insuffisant. Dans cette étude et dans la précédente, je laisse flotter un brouillard sur un point sérieux du vol à la voile : c’est cette partie de l’orbe dans lequel l’oiseau va avec le vent.

La frayeur que semble m’inspirer ce pas difficile à expliquer est simplement un acte d’imitation, de soumission à l’effroi des autres. Il semble d’après mes réflexions sur ce cas, que, dans l’instant de ce parcours, l’aéroplane n’étant soutenu par rien, doit choir perpendiculairement comme un corps qui tombe.

J’ai eu tort de sacrifier au dire général, de ne pas avoir complètement abandonné le vieil homme et ses frayeurs aussi fausses qu’exagérées.

Ce cas bien analysé peut s’expliquer ainsi :

L’aéroplane, dans cette partie du cercle où il va avec le vent, a pour le soutenir, d’abord un excès d’élancé dont j’ai parlé, et surtout, ce à quoi on ne réfléchit pas, la faculté excessive de glissement que possède l’aéroplane bien construit qui ne choit, par le calme absolu, que d’une quantité de 5 degrés et souvent infiniment moins.

Qu’est cette chute minime dans cette fraction minime de parcours, en comparaison des efforts de soutènement et même d’enlèvement que produit l’activité du courant, quand on lui présente un angle parfaitement pondéré et précis ?

Oui, dans l’orbe, il y a un hiatus d’un instant ; l’aéroplane tombe, c’est vrai, mais c’est d’une quantité si faible qu’elle est négligeable.

On s’est affolé de ce manque de support, on a exagéré son importance, cependant le raisonnement qui s’égarait aurait pu être ramené dans la bonne voie par la démonstration du planeur qui, lui, vous dit : je néglige l’hiatus.


DÉMONSTRATION
DE L’EXPÉRIMENTATION


Après avoir beaucoup vu, ce qu’il faut faire pour s’instruire, c’est expérimenter beaucoup. Quand on a vu une manœuvre et qu’on s’en est donné une explication, il est sage de voir si cette explication est juste. Pour cela faire, rien n’est meilleur que de la faire passer au creuset de la pratique. Quand une théorie résiste à cette expérience, on peut être certain qu’elle est vraie.

Ainsi, exemple, vérifions cette affirmation que la direction horizontale se produit activement au moyen d’une relevée de l’annulaire.

Pour cela faire, prenons un aéroplane en papier de 0,75 à 1 mètre d’envergure. Collons à chaque extrémité des ailes, à la place des plumes annulaires, un morceau de papier nerveux de 0,06 sur 0,03. Nous mettons de la colle sur 0,01 de largeur du côté long et nous les plaçons, la longueur dans le sens de l’envergure. Il y a donc un centimètre qui est collé et deux centimètres qui sont restés libres. Quand ils sont secs, faites voler l’aéroplane, sa marche ne sera pas troublée ; s’il est bien construit pour filer droit, s’il allait d’une manière rectiligne avant cette opération, il ira de même après, les deux surfaces du papier étant en contact, il n’y aura aucun effet de traînement produit : rien n’est changé.

Si, maintenant, nous voulons le faire tourner d’un côté, mais là rapidement, énergiquement, nous n’avons qu’à relever ces deux centimètres de papier de ce côté, nous présenterons maintenant à l’action de l’air une surface perpendiculaire à la marche de l’aéroplane, surface qui aura 2x6, soit 12 centimètres carrés, qui produiront un arrêt forcé de marche de ce côté et feront pivoter l’appareil presque sur ce point.

Pour démontrer la direction verticale avec ces petits appareils, l’expérience est un peu délicate. Pour se persuader absolument de la justesse et de l’efficacité de cette manœuvre, opérez de la manière suivante. C’est ce que j’ai trouvé de plus simple.

Construisez un aéroplane en papier et en carton Bristol en trois morceaux : le premier fait le corps et les deux bras, le second et le troisième font-chacun une extrémité d’aile : une main. Faites les charnières ainsi : prenez deux œillets de cordonnier. Enlevez à l’emporte-pièce les deux trous dans lesquels vous les écraserez ensuite, tout comme on pose un œillet à un soulier pour y passer un cordon. Les deux pointes des ailes seront donc fixées aux deux bras d’une manière assez énergique pour ne pas varier pendant le vol, mais cependant elles pourront, sous une pression des doigts, varier de position.

Nous plaçons ensuite les deux ailes dans la position dans laquelle vous avez vu qu’elles sont chez les planeurs en acte de vol, et nous obtenons le vol rectiligne après quelques tâtonnements. Si, alors, nous avançons les ailes de manière à ce qu’elles soient sensiblement en avant, l’appareil ne vole plus de la même manière, sa marche est changée. Abandonné de quelques mètres de hauteur, il se relève plusieurs fois avant d’avoir atteint le sol. Cet avancement des pointes étant augmenté fait faire à l’aéroplane le tour sur lui-même.

Si, maintenant, nous produisons la manœuvre contraire, c’est-à-dire si nous portons les pointes à l’arrière, nous voyons que le relèvement de l’aéroplane pour atteindre la course horizontale ne se fait plus comme dans le premier cas ; la courbe de redressement devient de plus en plus allongée à mesure que les pointes sont plus portées à l’arrière, et cela jusqu’à arriver à la chute perpendiculaire.

Nous reproduisons donc à la main les deux directions qui sont nécessaires pour voler, pourrons-nous douter maintenant de leur justesse ?


ORNITHORIUM


(De l’étude de l’oiseau, 18 juin 1891… lettre de Drzewiecki…)

Pour la centième fois, je me répète sans honte et je dis qu’il faut étudier l’oiseau. C’est cette étude qui a toujours fait défaut chez les aviateurs.

Il est généralement très difficile d’étudier l’être ailé. Les gens qui habitent les grandes villes sont, sous ce rapport, tout à fait des déshérités ; cependant il y a remède. Le mal vient de ce que l’on dispose mal l’oiseau qu’on possède ; on rend l’observation du vol impossible et c’est ce qui entrave l’essor de l’aviation.

Que fait-on dans les grands centres ? Les grands oiseaux voiliers sans y être nombreux, n’y sont pas absolument inconnus ; les jardins zoologiques possèdent souvent des raretés qu’il est impossible de rencontrer à moins de faire des milliers de lieues, mais on les montre dans les conditions suivantes : ou tout-à-fait au complet, mais en cage ; ou en liberté, mais les ailes coupées. Voyez-vous un oiseau sans ailes !

Il ne serait pas au-dessus des moyens de ces établissements de faire d’immenses cages formées par de simples mâts sur lesquels on fixerait des filets métalliques à mailles de cinq centimètres de côté. Sur ce vaste espace, le plus grand possible, dans lequel le courant aérien circulerait librement, s’ouvriraient toutes les cages des volateurs qu’on voudrait étudier. Ils passeraient donc, à tour de rôle, ou plusieurs ensemble suivant leur sociabilité, de la captivité absolue à la liberté complète.

La rentrée en cage de l’oiseau, qui semble au premier abord le point délicat de cette question, se fait presque automatiquement : la nourriture déposée dans la petite cage décide la rentrée. L’oiseau n’a pas de défense contre ce cas, il ne comprend pas qu’il va être renfermé ; les corbeaux eux-mêmes, qui sont si fins, s’y laissent toujours prendre. Les convoitises de l’estomac priment chez eux toute autre pensée.

Cette grande cage, qui, pour bien faire, devrait avoir des centaines de mètres de côté et au moins vingt mètres de hauteur, et dont la construction se bornerait à des poteaux et à quelques centaines de kilogrammes de fil de fer, offrirait de bien intéressants spectacles. On pourrait y voir tous les grands rapaces qui, hélas ! ne produiraient pas le vol plané, mais l’ébaucheraient souvent. Les petits aigles seront déjà intéressants à la voile, et les oiseaux de la taille de la buse produiront l’illusion du vol, qui, pour être entrevu un instant, demande des voyages longs et coûteux.

On ne verra pas l’orbe ascensionnel, mais cependant on aura une idée de l’oiseau en plein mouvement ; ce ne sera pas la liberté, mais ce sera son ombre.

Au fond, et malgré tout, ce sera toujours l’oiseau captif. Dépassons !

Pourquoi ne se décide-t-on pas à mettre certains oiseaux en liberté ? Pourquoi n’obtenez-vous pas d’avoir des cygnes libres, comme la ville de Genève qui en possède au moins un cent ? Ils ne se sauvent pas. Quelle difficulté y a-t-il d’avoir des pélicans au complet ? Ils iront se promener très loin mais ils reviendront, si on sait les rendre heureux. Si, par hasard, on se décidait à oser ces acclimatations de volateurs et qu’on s’offre quelques pélicans, je ne réponds plus de l’ordre. Le pélican ! mais c’est l’anarchie pure ! Il se moquera parfaitement des règlements et des coutumes sociales. S’il a envie de coucher son gros bêta d’individu là plutôt qu’ailleurs, vous ne le déciderez pas facilement à rentrer dans les rangs. On verrait assurément plus d’une fois au Bois de Boulogne le spectacle suivant ; deux ou trois de ces gros palmipèdes barrer une route et ne pas vouloir céder la place même aux grands chevaux et aux bonnets à poils de la Garde Républicaine ; il ne faudrait rien moins que les balais des cantonniers pour débarrasser le chemin. Ils s’en iraient alors l’air furieux, dandinant lentement leur gros train de derrière, et, au fond, enchantés de la farce qu’ils viendraient de faire. J’ai raconté quelques-unes de leurs polissonneries inoffensives, mais vous trouveriez encore à en glaner une belle collection.

Donnez à ces oiseaux de petites îles pour y habiter comme on l’a fait au parc de Lyon, et vous y verrez nicher canards, mouettes, sternes, et tout ce que vous voudrez. Il est défendu aux barques d’y aborder ; ces défenses sont écrites sur des poteaux bien en vue, et le règlement est observé, parce qu’on a eu le bon esprit de les mettre sous la protection de tous. Celui qui, à Genève ou à Lyon, ferait du mal aux oiseaux se mettrait dans un mauvais cas.

Vous auriez alors une récréation amusante bien autrement instructive que celle qu’offrent les cygnes estropiés des bassins, les ramiers des squares, et l’éternel moineau qui n’a rien d’intéressant.

On objectera qu’à l’époque des émigrations tous les oiseaux partiront et seront perdus. Erreur ! à Lyon, les canards sauvages émigrent régulièrement, mais ils se dépêchent au printemps de venir reprendre possession de leur joli petit îlot de verdure où ils sont si tranquilles.

Il est probable que beaucoup d’oiseaux sauvages ne demandent pas mieux que d’habiter parmi nous, à la simple condition de les laisser vivre. Ainsi, la cigogne ; y a-t-il à douter ses intentions ? Elle niche chez nos voisins les Suisses, les Allemands, les Hollandais : pourquoi ne construirait-elle pas également son nid chez nous ? L’y décider est bien facile : lui donner un nid, laisser croître ses ailes, et surtout-ne pas la tuer comme on le fait en France.

La grue, ce splendide échassier qui vole presque comme un vautour, ne ferait probablement pas beaucoup plus de difficulté que la cigogne ; et il en serait de même d’une foule d’autres insoumis.

On pourrait faire encore bien plus beau et bien plus intéressant.

J’ai bien souvent pensé et envié voir réaliser un autre procédé que j’ai baptisé en moi du nom d’Ornithorium. Voici en quoi il consiste :

Si on disposait dans des rochers factices, quelque chose, mais en plus grand, comme le parc des Buttes-Chaumont, soit sur les bords de la mer soit sur les rives des lacs d’eau douce, comme celui de Genève ou ceux de l’Amérique du Nord, des nids bien placés pour y nicher, il est probable que les oiseaux marins pourraient y vivre heureux et s’y reproduire ; seulement, il faut qu’ils s’y sentent tout aussi en sécurité qu’ils le sont sur les falaises où ils sont nés. − Sur les bords de l’Océan, je suis persuadé qu’on acclimaterait : stercoraires, fous, cormorans, et même l’albatros. La nourriture de toute cette gent ailée coûterait bien peu : la mer serait là pour le principal repas. Lorsque ces oiseaux auraient compris que sur ce point on ne les fusille pas, la confiance naîtrait chez eux et leur permettrait de se reproduire.

Croyez-vous que l’oiseau de mer adore tant que cela les tempêtes de l’eau salée ? Il les subit, mais s’en passe facilement ; témoin leur longue station d’hiver sur l’eau douce. Ils y nichent même ! Il y a des nids sans nombre dans les rochers qui bordent le Nil à la hauteur de Manfalout et de Djebel-Silsileh. Ils sont tranquilles, et c’est tout ce qu’ils demandent. Que l’eau soit douce ou salée, peu importe aux mouettes, aux goélands, aux canards de toute espèce et même aux plongeurs et aux cormorans.

Il y a de bien belles récréations à créer aux aviateurs, aux ornithologues, à tout individu qui aime étudier la nature. On y verra de tout, du grandiose, de l’étrange, du gracieux. Combien doit être intéressante la construction du nid rustique, la ponte, l’éducation de ces grosses boules de duvet qui ont toujours si bon appétit, puis la croissance et enfin les premiers vols. Et cette étude faite sur des êtres dont on ignore tout, même jusqu’au nombre d’œufs dont se compose la ponte ? Il est probable que la première couvée d’albatros fera époque dans les fastes de l’ornithologie.

L’oiseau libre, mais c’est la plus splendide récréation qu’on puisse désirer, et qui n’a aucun rapport avec celle qu’offre le même être quand il est captif.

Qui a vu de près une simple petite sterne privée sans être charmé de sa grâce tout autant au repos qu’au vol ? Quelle aisance élégante elle déploie dans ces battements lents et cadencés ! C’est tout-à-fait l’oiseau des dames, le bijou marin gracieux et sauvage. On ne peut rien voir de plus coquet que cet oiseau rustique ; cette perle de mer se balance sans efforts, avec une aisance indescriptible, sur ses longues baguettes grises, secouant même les plumes de son corps en plein vol, tout comme si elle était posée sur ses pieds, poussant de loin en loin son petit cri étrange et volant à travers les promeneurs.

Ce n’est pas gros une sterne ; cependant j’en ai vu une privée et libre à Nice qui, chaque fois qu’elle volait, stupéfiait tout le monde par le charme singulier qu’elle déployait dans la manière de se mouvoir. Elle produisait sur tous un effet attractif curieux ; au vol, on la suivait des yeux ; posée, on faisait cercle autour d’elle et on contemplait longuement cette petite merveille.

L’impression que produit l’oiseau mutilé ou en cage n’est pas agréable ; il n’attire pas. Passez devant une de ces loges du Jardin des Plantes où est prisonnier un de ces splendides rois des airs, vous serez d’abord suffoqué par une odeur repoussante, puis vous verrez un oiseau immobile, replié sur lui-même, regardant vaguement par delà l’horizon, rêvant les cimes neigeuses, ses grands mélèzes noirs, ses chasses ardentes et son grand ciel tout à lui. Quand il est libre, tant qu’il est couché ou qu’il marche, on a un instant d’illusion, mais dès qu’il ouvre les ailes et montre son malheur, son aile coupée on plaint malgré soi le pauvre estropié et on passe plus peiné que satisfait. Mais, en place, quand on le sait pourvu de ses organes de liberté, l’attention est de suite surexcitée ; on attend, on espère un départ, un soulèvement qui vous montrera une tournure inconnue dans la manière de se mouvoir des êtres ; puis, quand on l’a vu, on veut le revoir, surtout si on a eu le spectacle d’un de ces grands maîtres dont l’allure est tellement étrange qu’on ne s’y habitue jamais.

Il serait bien facile de faire sur le bord de la mer quelque chose de charmant et relativement à peu de frais. Ainsi, par exemple, choisir une petite anse naturelle entourée de rochers, pas bien grande, quelques hectares suffiraient, agrémenter les rochers qui la bordent de la manière suivante : construire, quelques mètres devant eux, un grand mur irrégulier ayant ses fondations dans la mer. Transformer l’espace compris entre ce mur et le rocher en galeries étagées destinées aux visiteurs. Dans ce mur absolument irrégulier on laisserait une foule de vides, de trous, de cavernes destinés aux êtres qu’on veut acclimater. Dans le bas se trouveraient les antres destinés aux phoques, lions marins, etc., et aux oiseaux qui ont l’habitude de nicher dans les excavations qui sont au niveau de l’eau. Plus haut, à quelques mètres d’élévation, on pourrait réserver, en retrait, des terrasses sur lesquelles se plairaient les oiseaux qui ont l’habitude de se réunir en rokerie. On pourrait peut-être réussir à créer ces agglomérations si curieuses que les pêcheurs et les baleiniers seuls connaissent.

Au-dessus de ces terrasses, très irrégulières afin de ne pas froisser la donnée pittoresque, on pourrait disposer dans cette construction de nombreux nids destinés aux fous, mouettes, goëlands, sternes, frégates, ptc. On devrait les faire très nombreux, de grandeurs différentes, d’abords variés afin d’offrir aux diverses variétés de volateurs marins un grand choix de nids. Ce serait une série de rangées de trous disposés presque au hasard, grands, petits, moyens, au choix de ces êtres dont on ignore les goûts ; mais il faut beaucoup de variétés ; il faut copier la nature et non le mur de forteresse, faire, en un mot, une étude sculpturale d’un bord de mer accidenté, d’une de ces côtes agrestes des îles du Nord qui sont criblées de nids et qu’ont seuls entrevu quelques dénicheurs islandais ou norvégiens.

J’aimerais faire le plan de cet ornithorium, je crois qu’il serait adopté par les oiseaux.

Chacune de ces cavernes aurait une ouverture donnant sur la galerie des visiteurs, munie d’une glace qui permettrait de voir ce qui s’y passe et d’étudier l’oiseau. Au moyen d’un subterfuge, il serait facile de bien voir et de n’être pas vu.

Le spectacle qu’offrirait cet ornithorium serait bien curieux. Dans le bas, le repaire des grands amphibies, l’alaitement de leurs petits, les premières leçons de natation, qu’on pourrait suivre si on avait fait un étage-sous-sol, qui serait un aquarium dans la mer libre. On pourrait suivre leurs évolutions très loin dans cette anse, qui serait comme la vraie mer toujours limpide. Plus haut, la rokerie : spectacle inouï, dont on n’a pas d’idée, qui retiendra le visiteur de longues heures en contemplation devant cet ordre social parfait, cette bonne amitié entre tous ces oiseaux d’espèces et même de genres différents. Ces promenades des manchots, pingouins, sphénisques, macareux, marchant droit comme des soldats à la parade, ces rapts d’œufs d’une couveuse à l’autre, et toujours pour le bon motif. Tout cela a un charme, un attrait empoignant qui attirera beaucoup de monde ; les désœuvrés, les indifférents même seront retenus malgré eux. Le gouvernement n’a assurément pas à s’occuper d’une création pareille, mais une ville où il y a des bains de mer pourrait en la créant faire une bonne affaire à cause de l’action attractive qu’un pareil ornithorium aurait pour les visiteurs.

La nidification de tous ces êtres sera accompagnée du magnifique spectacle de l’évolution de l’oiseau tout-à-fait à l’état de nature. Les phoques se croiront. sur leurs rochers populaires. Les pingouins pourront être étudiés dans leurs chasses aquatiques ; et dans l’air on verra en pleine allure de franche liberté les oiseaux marins qu’on n’aperçoit que momifiés dans les vitrines des muséums.

Il serait facile d’alimenter chaque nuit cette petite anse, surtout dans le commencement ; plus tard la grande mer qu’on leur livrerait pourvoierait à la nourriture complète de toutes ces colonies.

Pour qu’une pareille création puisse être établie dans des conditions de réussite, il faut pouvoir défendre sur la terre et sur l’eau les êtres que l’on acclimate. Le gouvernement ou une ville peuvent seuls avoir ce pouvoir.


CONSEILS D’AMI


Tout bien pesé, tout bien analysé, j’ai la conviction profonde que les divergences d’opinions qui divisent ceux qui s’occupent de l’étude de la locomotion aérienne reposent sur le non-savoir.

Les penseurs ont pensé, mais ils n’ont pas vu.

Adressez-moi le plus fanatique des partisans du ballon ou du vol ramé, qu’il reste avec moi seulement quelques jours, et si je n’en fais pas un converti au vol à la voile, non un converti bénin, mais au contraire un fanatique irréductible, je veux bien être frappé de cécité.

Demandez plutôt à M. Albert Bazin à M. S. Drzewiecki ce qu’ils pensent de mon observatoire, combien il y a de milans et de corbeaux en vue, ce qu’ils pensent du vol du percnoptère et surtout du grand vautour, qu’ils n’ont fait, hélas ! qu’entrevoir. Il y a au Caire cent fois plus de voiliers en l’air qu’il n’y a de rameurs en vue à Paris.

Cependant, je dois constater un fait : c’est que cette démonstration patente, de fait établi, s’atténue avec le temps. Je parle dans ce cas non seulement pour les autres, mais de ce que j’ai ressenti.

L’intelligence oublie, la foi comme le parfum s’évapore avec le temps.

Il faut donc voir d’abord, puis voir souvent, si on veut se sentir à chaque instant de force à se mesurer avec les défaillances intellectuelles par la vue de l’évolution.

Au fait, est-ce bien un bon conseil que je donne là ? Est-il réellement bon de s’inoculer un virus aussi actif que celui de l’amour de l’aviation ?

J’en doute fort. Et à ce propos-là, entre nous, en ami bien sincère, si vous n’êtes pas encore pris, précisément empoigné par ce problème, laissez-le, abandonnez-le, n’y pensez plus ; c’est une terrible maladie que vous éviterez.

J’aurais bien dû suivre le conseil que je donne ! mais, je ne savais pas d’abord ; puis je n’aurais pas pu.

J’ai réussi à passer une fois plusieurs mois sans y penser. Je me croyais guéri, quand, un beau jour, levant les yeux en l’air par le plus grand des hasards, je vis un magnifique arrian. Oh ! ce fut fini ! tant qu’il fut en vue, je fus cloué sur place. Et, franchement, il y avait de quoi être immobilisé.

Il passait là-haut luttant lentement contre un vent de tempête pareil à nos grandes bises, avançant peu à peu contre ce puissant courant aérien avec une régularité singulière. De temps en temps, pour résister à ces bourrasques qu’on percevait d’en bas, il s’élevait sans reculer et sans avancer, mais gagnait une hauteur considérable.

C’est surtout cette lenteur qui stupéfie, c’est cette faculté de pénétration quand même dans ce vent violent qui donne le mal de l’aviation. Puis, quand il se mit à décrire ses orbes, ce fut une amplitude indescriptible.

Que Dieu vous préserve d’un pareil spectacle !

Et après qu’il eut disparu, cette majesté dans les allures me poursuivait. Tout ce qu’il avait produit comme acte de vol était d’une analyse simple, il n’y avait aucun mouvement difficile à expliquer ; tout était d’une compréhension si facile que le désir de l’imiter revint d’une façon impérieuse.

Je considère la vue d’un pareil spectacle comme un danger sérieux pour tout cerveau bien organisé pour l’analyse mécanique. Evitez-le donc tant que vous le pourrez, fermez plutôt les yeux afin de ne pas voir.

Si, par malheur, vous êtes infesté, oh ! alors, allez franchement à l’étude, saturez-vous des évolutions des maîtres, voyez souvent, toujours, vous ne saurez jamais trop.

Certainement que cette aspiration de l’intelligence vers la réalisation de ce problème poétique a été un grand mal pour beaucoup de gens. Que de ruines, de temps perdu, d’espérances détruites ! Oui ; c’est vrai, assurément. Mais il y a bien dans tout tableau un coin de ciel bleu. Le penseur étreint aussi fortement ne l’est assurément pas sans éprouver quelque jouissance. Cette pensée qu’il cache ordinairement, mais c’est au fond la joie profonde de son cœur ; ce mal est une douce caresse ; il craint sa passion, sa folie, mais il l’adore et ne peut réussir à l’oublier. Il a eu le malheur d’avoir été charmé par le planement, ce n’est pas un crime.

Ce rythme néfaste poursuit comme certains airs dont on ne peut se débarrasser. C’est un amour particulier de ce genre de mouvement, qui est, au reste, comme tout amour, une maladie ; il ne s’éteint qu’avec le temps, à la condition, cependant, qu’on ne reverra pas. Mais, si on revoit, on est bien, franchement perdu : lutter est impossible.

Heureusement, on avance, on y arrive, on le tient corps à corps, ce terrible problème.

Autrefois, il y a vingt ans, il y avait honte et déchéance à avouer une infirmité morale pareille ; aujourd’hui, il n’en est plus ainsi, on peut presque s’en vanter, et au premier succès on en sera félicité.

ADIEU


Je ne voudrais pas quitter le lecteur sans lui faire mes adieux, car ma mission est finie. Je n’en sais pas davantage.

Un problème pareil use la vie d’un homme, et la mienne est finie.

Je me retire de la lutte attristé de n’avoir pas été cru.

J’ai constaté, à mon grand regret, qu’on n’a généralement pas su démêler dans ces exposés humoristiques le fond sérieux qui les recouvraient.

J’ai d’abord tout simplement écrit les choses comme je l’ai pu, n’ayant aucune ambition au titre d’écrivain. J’ai dépeint l’oiseau avec mon tempérament ; la forme en est trop souvent incorrecte et bizarre, mais le mobile était bon. Il me fallait un récit léger pour faire admettre une idée difficile à saisir, ou, qu’on me permette une comparaison vulgaire, une sauce pour faire passer un ragout indigeste.

J’avais à apprendre le vol de l’oiseau à ceux qui ne le connaissaient pas, et ils sont nombreux ; il fallu le faire revivre et évoluer devant eux. Je ne regrette aucune de mes incorrections si j’y suis parvenu.

J’étais forcé de le faire, parce que je sais qu’on ne peut s’instruire sur ce point : aucun livre ne traite de ce sujet ; l’observation est pour beaucoup impossible, je voudrais cependant qu’ils entrevissent ce qu’est le vol de l’oiseau. J’ai donc été forcé d’écrire.

J’ai eu à lutter contre le ballon, le rameur et l’emploi intempestif des mathématiques ; je l’ai fait avec virulence, j’en conviens humblement ; mais c’est contre les idées que j’ai lutté et non contre leurs partisans, je ne pense donc pas avoir blessé personne. En tous cas, s’il en est qui se soient crus atteints je leur fais mes plus sincères excuses ; j’espère qu’ils me pardonneront et se diront que je suis comme eux un convaincu.

Il faut excuser le voyant, il faut tenir compte de l’ardeur de sa foi dans le vol à la voile. Ses critiques des autres systèmes de navigation aérienne ont été souvent d’une énergie excessive, mais il faut y voir non un effet de la violence de la lutte, mais simplement l’angoisse éprouvée de voir s’engager dans une voie sans issue une somme d’intelligence et d’action qui, lancée, dans ce qui est, j’en suis absolument certain, la bonne direction, aurait produit le résultat. Les courants d’idées divers ont été attaqués dans ces deux livres, les personnes jamais.

L’auteur n’a pu faire toucher du doigt le vol sans battement aux lecteurs ni aux aviateurs qu’il a eu l’occasion d’entretenir ; même, hélas ! au Caire, il n’a pu montrer le grand vautour que d’une manière tout à fait imparfaite, et nullement concluante, je le reconnais. Les modèles étaient absents dans l’instant. C’est assurément un grand malheur. L’observation est de longue haleine. Il ne me suffit plus, même au Caire, de faire jeter les yeux dans l’atmosphère à un aviateur pour y faire rencontrer le Maître, il faut encore qu’il soit dans le ciel. Il devient rare, ce démonstrateur du vol sans dépense de force !

Cependant il existe ; mais je dois reconnaître qu’il n’est plus visible à point nommé comme il l’était autrefois.

Ce que je puis dire, c’est que celui des aviateurs qui aura la chance de pouvoir l’étudier ne pourra dire qu’une chose des descriptions que j’en ai faites : c’est qu’elles sont plutôt éteintes qu’exagérées.

C’est seulement le manque de bons modèles qui amène ces divergences d’opinions, ces routes diverses que suivent les intelligences qui se vouent à l’étude de la navigation aérienne. La vue d’un seul vol de ces oiseaux privilégiés aurait pour effet de rallier au vol à la voile, d’un seul coup de filet, en un seul faisceau, les partisans de tous les systèmes différents qui divisent l’étude de ce phénomène, car ils sont tous intelligents, ces chercheurs ; la vue de cette merveille les illuminerait de sa simple grandeur, et ferait qu’il n’y aurait plus qu’une voie à cette étude, celle du vol sans battement.


RÉSUMÉ


Avant la publication de l’Empire de l’Air la question de la navigation aérienne pouvait se diviser en deux ordres d’idées bien tranchés et franchement opposés l’un à l’autre : le plus léger que l’air et le plus lourd.

L’étude du ballon, malgré le grand effort produit depuis quinze ans, semble être arrêtée par des barrières difficiles à franchir qui sont : la résistance du vent et la faiblesse de l’enveloppe.

Le plus lourd que l’air est la reproduction de l’oiseau rameur ; ce problème n’est pas encore résolu.

L’Empire de l’Air et le Vol sans Battement développent une troisième manière d’envisager la question, qui est le vol plané sans battement.

Cette façon de concevoir le vol a été délaissée parce que, à première vue, elle semble tellement paradoxale qu’elle n’a eu qu’un succès d’estime, ce qui a fait que, à moins de rares exceptions, son étude a été abandonnée, malgré la facilité qu’offre sa reproduction. Puis, parce que son analyse précise, mathématique, n’a pu être donnée à cause de la complication des évolutions. Ensuite, parce qu’elle semblait, pour beaucoup de gens, être une utopie ayant beaucoup de rapports avec le problème du mouvement perpétuel. Enfin, parce qu’elle ne s’établissait que sur l’observation. Comme généralement il faut voir pour croire, et qu’on n’avait pas vu, on n’a pas cru.

L’extrême simplicité de la reproduction du vol sans battement ne se discute pas, surtout si on la compare aux difficultés présentées par les autres ordres d’idées. Ce n’est pas là qu’est l’écueil, il est dans la difficulté qu’éprouvent les intelligences à accepter l’économie grandiose dans sa simplicité de ce vol inventé par la Nature, et que je n’ai fait qu’observer toute ma vie, et décrire comme je l’ai pu.

Malgré les imperfections de toutes les descriptions et des explications contenues dans ces deux études, la vision de l’évolution a été tellement active qu’elle m’a permis d’affirmer comme base fondamentale de ce problème que :

« Dans le vol des oiseaux voiliers, l’exhaussement est produit par l’emploi adroit de la force du vent, et la direction par l’adresse ; de sorte qu’avec un vent moyen, on peut avec un aéroplane qui n’est pourvu d’aucun appareil pour s’exhausser, s’élever dans les airs et se diriger, même contre le vent. L’homme peut donc, avec une surface rigide, bien organisée pour pouvoir être dirigée, répéter les exercices d’ascension et de direction que font les oiseaux planeurs, et n’aura à dépenser en fait de force que celle nécessaire à la direction. » (24 avril 1881. Empire de l’Air.)

L.-P. Mouillard.

 Caire.


  1. Le grand aérostat captif à vapeur de l’ingénieur Henri Giffard, réalisa un millier d’ascensions au cours de l’Exposition de 1878. 35.000 personnes environ furent ainsi enlevées à 500 mètres dans les airs. Le ballon formait une sphère de 36 mètres de diamètre, la nacelle circulaire avait 6 mètres de diamètre. On utilisait, pour la manœuvre du câble de 600 mètres, deux machines à vapeur de 300 chevaux et un frein régulateur à air.