Le wattman

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Le wattman
Le wattman (p. 1-18).

Album Universel
Monde Illustré.
Nouvelle publiée dans l’édition du
29 septembre 1906



LE WATTMAN[1]
Nouvelle canadienne inédite


Marie Le Franc


WILFRID LACOMBE appartenait à une famille de cultivateurs de l’Ouest. Comme il était le plus jeune de dix enfants et que ses frères et ses sœurs suffisaient à la besogne de la ferme, on décida que le petit irait faire ses études à Montréal, comme un monsieur. Les Lacombe, grâce à Dieu, étaient assez à l’aise pour pouvoir payer la pension de leur Benjamin.

On le mit dans un collège de la ville où, huit années durant, il usa force bouquins de latin, d’astronomie et de mythologie, voire même des manuels du savoir-vivre, mais où il mélangea, peu à peu sous l’influence de l’entente cordiale qui devait régner dans l’établissement, le français, sa langue maternelle, avec l’anglais que parlaient beaucoup de ses petits camarades.

À dix-huit ans, il quitta le collège pour entrer à l’Université, mais il fallait d’abord opter pour une carrière, pour la médecine ou le droit, les arts ou la mécanique.

Il se décida pour le droit, soit que, dans sa petite enfance, il eût entendu vanter autour de lui la supériorité des avocats sur les autres hommes, soit que cette année-là les élèves de sa promotion se sentissent attirés en masse et irrésistiblement vers la noble tâche de défenseurs de la veuve et de l’orphelin, soit peut-être que le bâtiment réservé à la faculté de droit lui plût davantage.

Il entra donc dans le labyrinthe du Code et mit quatre ans pour en sortir, et, au bout de quatre ans, ayant d’autre part échoué à ses examens, il fit cette découverte qu’il n’était pas fait pour la chicane et que l’apothicairerie, peut-être aussi bien l’art vétérinaire lui eussent convenu davantage. Malheureusement, il était trop tard.

Le père Lacombe, malcontent d’avoir vu fuir ses écus et revenir à leur place un fruit sec de collège, le tança d’importance. Il n’était pas disposé à se saigner les veines davantage pour un fainéant. Ce fainéant reçut la mercuriale sans oser riposter que lui-même ne se sentait pas le courage de tenter la chance l’année suivante.

Ses incertitudes sur la voie où s’engager, à vingt-deux ans, étaient si grandes, qu’il fût demeuré volontiers à la ferme, qu’il eût poussé la herse et hoyau ou manœuvré l’aiguillon, comme il voyait faire autour de lui. Mais on lui montra qu’on s’était jusque-là passé de ses services, qu’on s’en passerait encore, qu’on ne lui avait pas payé douze années de collège pour qu’il conduisît la charrue, comme Cincinnatus qui, lui aussi pourtant, parlait le latin. Mais Cincinnatus était revenu des grandeurs. Voilà ce que pensa le jeune Lacombe, et ce qu’il ne pouvait expliquer à son brave homme de père.

Il se sentait devenu un étranger pour la communauté, et, pour ne pas être mis ouvertement à la porte un jour ou l’autre, il reprit le chemin de la ville.

Il se mit à la recherche d’un emploi, hanta les ascenseurs des « building » où, dans les bureaux feutrés de tapis verts, des hommes importants brassaient des affaires considérables. Il offrait ses qualités de parfait secrétaire à ceux dont il aurait pu devenir le collègue avec un peu de goût pour la profession, d’amour du travail et aussi d’encouragement des dieux.

Mais, s’il savait traduire les « Bucoliques », s’il possédait certaine élégance mystérieuse et fluide dans la langue de Cicéron, il n’était qu’un paltoquet dans celle que les mortels de Montréal parlaient alors, en l’an de grâce 1905 à Montréal.

Il ne connaissait ni ce que les anciens appelaient avec pompe l’art épistolaire, ni ce qui, aujourd’hui, l’a peu à peu détrôné, la machine à écrire et la sténographie, il manquait d’esprit pratique, un rien lui faisait perdre la tête, il était piètre mathématicien, en un mot, il n’était pas « business ».

Et à mesure qu’il montait les étages, il descendait pas à pas, de ses illusions, jusqu’au jour où, de l’Olympe où il avait conversé parfois avec Jupiter, il tomba… à la tête d’un tramway dans les rues de Montréal. La chute fut rude. L’habit à boutons jaunes et la casquette à galons d’or l’en consolèrent imparfaitement. Il jouissait de plus du titre de wattman, qu’on n’avait pas emprunté, et pour cause, à l’antiquité.

***

Cependant, comme c’était le printemps et qu’il avait été placé sur l’une des parties les plus agréables du réseau, la ligne de Cartierville, il oublia ce que les préjugés des hommes eussent appelé une déchéance et qui était sur la planète une façon comme une autre d’activité.

Il accomplissait sa besogne d’une âme machinale et emplissait ses yeux du spectacle de la nature revivifiée.

Le Mont-Royal, au pied duquel il passait plusieurs fois par jour, régnait sur la ville comme un dieu chevelu enfoui dans une grotte de verdure et semblait animer, de son haleine, le long des rues et des avenues, les érables et les ormes qui, à leur tour, laissaient pendre leurs branches pour que les passants pussent les respirer.

Il apercevait aussi, sur son parcours, les murailles grises de son ancien collège, qu’il regardait avec amertume, pensant qu’il n’avait pu faire de lui un homme.

Il s’intéressa à ses clients de passage ; au bout d’un mois, il reconnaissait quelques-uns d’entre eux qui prenaient le tramway à heures fixes, des employés de bureaux, sans doute, des commis de magasins qui partaient le matin pour revenir le soir.

C’est ainsi qu’il remarqua bientôt une jeune fille qui venait chaque jour de Cartierville à Montréal. Elle portait dix-huit ans ; l’air de dignité dont elle essayait de revêtir sa physionomie demeurée douce et enfantine malgré ses efforts, le frappa peut-être davantage que sa beauté. De sa régularité à se rendre en ville, qu’il fit beau ou mauvais temps, et à regagner le soir la banlieue, il conclut qu’elle devait être employée quelque part, dans un cabinet d’affaires ou une maison de commerce, il n’en savait rien, mais il était certain qu’elle gagnait sa vie, comme lui. Et cette pensée le touchait, elle paraissait si délicate ! l’émouvait, la lui rendait intéressante. De l’intérêt, à son âge, on glisse vite à l’amour, et le wattman Lacombe devint amoureux, au mépris du sens commun, d’une jeune inconnue qui avait des cheveux bruns sous une capeline fleurie de bluets, des yeux gris, à moins qu’ils ne fussent bleus, ou verts, ou même noisette, il n’en était pas sûr, et enfin la grâce de dix-huit ans à plein visage.

Maintenant, tout son bonheur était contenu dans l’instant furtif où il la voyait paraître immobile, relevant sa jupe de sa petite main gantée, au bord du trottoir où elle attendait le « char. »

Les premiers temps, elle faisait signe qu’elle voulait monter ; mais à présent, du plus loin qu’elle l’apercevait, elle se contentait de le regarder, du regard de ses yeux francs et doux, certaine qu’il n’était pas besoin d’un geste pour qu’il s’arrêtât.

Depuis qu’il faisait beau, elle prenait place sur le siège d’avant, derrière lui, et de la savoir là, sa main tremblait en s’appuyant au volant de manœuvre. En même temps, un sentiment d’orgueil lui redressait l’échine : le reste des passagers n’étaient plus, il n’y avait qu’elle qu’il promenait comme une reine, et il était ému en pensant qu’il détenait entre ses mains sa précieuse existence.

Pourtant, il ignorait tout de la jeune fille, tout jusqu’à son nom. Il avait à peine entendu le son de sa voix ; il ne connaissait pas sa famille ; il devenait faible à la pensée qu’elle pouvait aimer quelqu’un, qu’elle était fiancée peut-être. Parfois, il se disait que son visage, à la longue, avait perdu de sa réserve des premiers jours, qu’elle lui souriait même et rougissait en le remerciant quand il lui ouvrait la porte pour descendre du tramway ; mais il n’eût jamais osé lui parler, lui, wattman, Wilfrid Lacombe, si un jour le hasard ne lui était venu en aide.

À la suite d’un accident arrivé à l’usine d’électricité, le courant fut brusquement coupé et le trolley, n’amenant plus la force motrice, le lourd véhicule resta « en panne », un soir, avant d’être au bout du parcours ; les voyageurs, après maintes réclamations inutiles ou réflexions intempestives, comprirent qu’ils n’avaient autre chose à faire qu’à achever pédestrement leur route. La jeune fille était descendue comme les autres et, immobile au milieu de la voie mal éclairée, elle semblait hésiter à s’y aventurer.

Lacombe fit appel à tout son courage, et s’approchant d’elle :

« Voulez-vous me permettre de vous reconduire, mademoiselle, dit-il. Peut-être, depuis que vous faites le trajet sur mon « char » me connaissez-vous assez pour que je puisse me permettre cette offre… Je me sens un peu responsable vis-à-vis de vous de l’embarras où vous vous trouvez.

— Oh ! il n’y a pas de votre faute, répondit-elle avec un peu de timidité dans la voix. Allons, ajouta-t-elle d’un ton plus résolu, semblant prendre un parti, partons, puisque vous avez l’obligeance de m’accompagner, ma tante va être inquiète.

Ils se mêlèrent tous deux au flot des voyageurs. La jeune fille parlait peu et hâtait le pas, désireuse d’arriver au logis. Au bout de trois quarts d’heure de marche, ils s’arrêtèrent devant une petite maison de briques, au milieu d’un jardinet d’où montait dans l’obscurité l’odeur des roses.

Au coup de sonnette, une femme âgée vint ouvrir et cherchant à reconnaître les silhouettes arrêtées à la porte :

— Est-ce toi, Aline ? dit-elle d’une voix anxieuse.

— Oui, c’est moi, ma tante, répondit la jeune fille.

Et comme la vieille dame regardait avec étonnement le compagnon de sa nièce, Aline raconta vivement l’accident qui était arrivé, l’obligeance et le tact avec lesquels le jeune homme avait agi dans la circonstance.

Ces explications données, la tante invita d’une voix cordiale Wilfrid Lacombe à entrer. Il s’excusa, disant qu’il était tard, mais qu’il reviendrait certainement lui rendre visite le dimanche suivant, si elle l’y autorisait.

***

Il revint le dimanche suivant et aussi les autres dimanches, et bientôt tous les mardis et jeudis, son service fini. Il avait vite appris l’histoire d’Aline, restée orpheline encore au berceau et recueillie par sa tante qui, veuve elle-même, eut beaucoup de mal à l’élever. En grandissant, Aline avait compris la lourde tâche et les sacrifices que sa tante s’était imposés pour elle, et elle lui fit connaître sa résolution de travailler, de gagner sa vie à son tour.

Un vieil ami de la famille lui procura un emploi de secrétaire dans les bureaux d’un grand quotidien de Montréal, et elle accomplissait gaiement et courageusement sa besogne, malgré les défaillance d’une santé délicate.

Mme Legendre, la tante d’Aline, s’aperçut vite que les deux jeunes gens s’aimaient, que Wilfrid, malgré l’instable et le précaire de sa situation, était un honnête garçon qui ferait un excellent mari et rendrait sa nièce heureuse. Comme elle avait hâte d’assurer le sort d’Aline, ce fut de grand cœur qu’elle encouragea le jeune homme à se déclarer, puis qu’elle l’accueillit dans la maison à titre de fiancé.

Mais, de l’avis commun, il fut décidé qu’on laisserait passer l’hiver avec tous ses aléas et que le mariage aurait lieu au printemps suivant.

La tante et la nièce vinrent occuper un petit appartement sur la rue Saint-Denis, durant la mauvaise saison, car il n’était pas possible qu’Aline se rendit de la banlieue au centre de la ville chaque jour, et elle tenait à conserver son emploi. De plus, le médecin, appelé au commencement de novembre pour une bronchite qu’elle avait attrapée, avait prévenu que la malade garderait des bronches délicates, qu’il faudrait se méfier des refroidissements, des stations sous la pluie ou des piétinements dans la neige.

L’hiver s’écoula dans une intimité pleine de douceur pour les deux fiancés. La compagnie des tramways avait remercié Wilfrid ainsi que tous les nouveaux venus, dès la suspension de ses services d’été. Il vivait d’un emploi subalterne dans une banque de la rue Saint-Jacques et de travaux d’écritures qu’il faisait chez lui en prenant sur son sommeil.

Souvent, son couvert était mis chez Mme Legendre, et il passait de délicieuses soirées aux côtés d’Aline. Ils faisaient des projets d’avenir, avec l’approbation souriante de la vieille dame. Quand onze heures sonnaient à la tour Saint-Jacques, elle roulait son tricot, et disait, en ôtant ses lunettes : « Mes enfants, il est temps d’aller se coucher. »

Wilfrid s’en allait, consolé par la pensée qu’il reviendrait et passerait d’autres soirées pareilles.

Ils étaient heureux. Le seul point noir à l’horizon était la santé d’Aline. Maintenant, elle avait cessé tout travail, sur les objurgations de sa tante ; on vivrait un peu plus modestement, voilà tout ; la servante, qui coûtait cher, fut congédiée. On sous-loua l’appartement et les deux femmes se mirent en pension, occupant chacune une chambre très simple, jusqu’au moment où elles se décideraient à retourner à Cartierville. Il était facile d’avoir les soins d’un bon médecin pour Aline à Montréal.

Le mal sourd qui la rongeait et dont personne ne se rendait compte, à l’exception du docteur, fit des progrès effrayants. Elle toussait beaucoup maintenant ; la nuit, elle dormait mal, le front couvert de sueur ; le jour, des douleurs lancinantes lui brisaient le dos, la poitrine, et de subites faiblesses l’obligeaient à s’allonger sur la chaise-longue.

Elle retrouvait un peu de vie à l’arrivée de Wilfrid, et comme il la voyait seulement le soir, à la lumière, dans la surexcitation factice où la mettait le bonheur de sa présence, il s’illusionnait sur son état, s’impatientait seulement que ce mauvais rhume tint la pauvre petite prisonnière à la chambre.

La découverte soudaine de la vérité devait être terrible. Un soir, elle fut prise, en sa présence, d’une quinte de toux violente qui se termina par une hémoptysie. Elle cracha une cuvette de sang, et quand, la crise passée, elle retomba sur sa chaise-longue, où il la soutenait, il lut sur sa figure exsangue, dans ses yeux agrandis, qu’elle était condamnée.

Le docteur, que la tante affolée avait mandé en toute hâte, prodigua les banales consolations habituelles : Aline était jeune, on avait vu des cas plus graves ; avec le beau temps, les forces reviendraient… Mais le jeune homme n’avait plus d’espoir.

Cependant, l’hiver approchait de sa fin ; les dernières neiges fondues, la Montreal Street Railway Co. reprit l’exploitation de tout son réseau et Wilfrid, dont le nom figurait sur la liste des employés de l’été précédent, fut remis, à sa demande, sur la ligne de Cartierville.

La veille du jour où il recommença son service, il annonça la nouvelle à la petite malade, dont il tenait les mains amaigries entre les siennes, et ajouta qu’il ferait le même trajet que l’an passé.

— « Vous rappelez-vous, chérie, de l’endroit où vous attendiez le tramway, chaque matin ? Il y avait un vieil orme au coin du chemin et je lui en voulais beaucoup, à ce vieil orme, car, quelquefois, il vous cachait toute entière. Dépêchez-vous de guérir pour me faire la surprise un beau matin de vous trouver au même carrefour, comme autrefois.

Elle sourit faiblement…

Le lendemain, il était à son poste. Il regardait le décor se dérouler sous ses yeux, les jeunes verdures sous le ciel bleu, les maisons familières de briques rouges noircies par le temps, les somptueuses demeures de calcaire gris, les balcons se parant du rideau de plantes grimpantes brodé de fleurs, les pentes boisées du Mont-Royal. Il songeait aussi à l’émotion de ses premières rencontres avec Aline, puis enfin aux aveux à la fois craintifs et hardis qui étaient sortis de ses lèvres comme une jeune couvée qui prend son vol hors du nid pour la première fois. Et depuis ce temps, le malheur avait passé, le rêve était presque enfui et la mort proche…

Il conduisait son tramway à une allure désordonnée, appuyant d’une main distraite au volant : le conducteur, étonné de son attitude, était venu jusqu’à lui pour lui dire qu’il avait failli faire tomber une passagère à laquelle il n’avait pas donné le temps de descendre : une autre fois, il n’avait pas vu le signal d’un autre qui attendait à l’intersection de deux rues.

Il reconnut que son camarade avait raison et se surveilla. Mais une fois en dehors de la ville, la voie devint plus déserte et il se replongea dans ses réflexions amères.


Tout à coup, comme il arrivait à un tournant, une petite masse blanche passa devant ses yeux, rebondit dans le filet protecteur et roula sous la machine.

Tout à coup, comme il arrivait à un tournant, une petite masse blanche passa devant ses yeux, rebondit dans le filet protecteur et roula sous la machine. Il fit manœuvrer les freins, mais il était trop tard. La petite victime avait été tuée sur le coup : les voyageurs descendirent et regardèrent, horrifiés, le corps de l’enfant écrasé sous l’une des énormes roues pendant que le conducteur courait à la station de téléphone la plus voisine pour demander les outils nécessaires à dégager le cadavre.

Et Wilfrid Lacombe, incapable de soutenir plus longtemps la vue de ce spectacle, reprit, hébété, sans savoir ce qu’il faisait, le chemin de la ville. Ce n’étaient pas les suites possibles de l’accident qui lui faisaient prendre la fuite ; il savait comment les choses se passeraient : le coroner tiendrait une enquête et innocenterait le wattman ; il serait prouvé qu’il n’avait pu éviter la catastrophe : la fillette s’était jetée sous les roues, dans le geste instinctif de rattraper son chapeau que le vent venait de lui enlever au tournant du chemin.

Mais toujours l’atroce vision le poursuivait… Si, en effet, la fatalité avait été peut-être la plus coupable dans l’accident du matin, il songeait qu’il avait failli à son devoir, déserté moralement son poste en montrant de la distraction là où il eût fallu une vigilance de tous les instants. S’il n’était pas responsable de la mort de l’enfant, combien d’autres eût-il pu causer !

Et que dirait Aline en apprenant l’accident, qu’il n’aurait pas la force de cacher ? que dirait Mme Legendre ? Ne le considéreraient-elles pas comme un assassin ?

Sa cervelle troublée était prête à toutes les exagérations…

Son bonheur était bien détruit, son avenir brisé ; le reste d’espoir que son cœur gardait et dont sa jeunesse avait besoin venait de s’enfuir.

Il erra par la ville sans frapper à la porte de sa fiancée. Puis il rentra, démoralisé, dans la chambre qu’il occupait dans une pension minable de la rue Lagauchetière, rassembla ses vêtements, compta sa réserve d’argent. Il avait juste assez pour prendre un billet de Montréal à New-York, et, sur-le-champ, il se dirigea vers la gare. Pourquoi New-York ? Il ne savait trop. Il voulait fuir et il allait d’instinct vers l’immense ville pour y noyer sa misère, y cacher son désespoir.

Que penserait Aline en ne le voyant pas revenir ? Peut-être sa fuite mettrait-elle un peu plus tôt fin à ses souffrances, voilà tout. Ne valait-il pas mieux être mort pour elle puisqu’il ne ferait qu’ajouter au fardeau de la maladie le fardeau de son désespoir.

Il ne pouvait lui être d’aucun secours, il valait mieux disparaître… Il se sentit misérable et lâche…

Peu lui importait ce qu’il allait devenir : ouvrier des mines ou crieur de journaux, débardeur ou même « tramp », il n’en avait souci.

Il passa une dernière fois près de la demeure, où la malade agonisait doucement, à la flamme vacillante de la veilleuse, et il s’enfuit dans la nuit douce du printemps qui chantait le bonheur. l’amour et l’espérance à tous les balcons fleuris des fenêtres…

MARIE Le FRANC.
  1. Wattman est le terme propre pour désigner le « motorman » ou « mécanicien » d’un tramway, comme il est dit à tort en cette province. — N. D. L. R.