Leconte de Lisle (Léon Barracand, 1894)
LECONTE DE LISLE
I
Nous parlerons de l’homme plus que du poète. Depuis que la renommée, un peu tardivement, était venue à lui, il a donné lieu à tant d’études, — de M. Bourget, de M. Brunetière, de M. Lemaître, — et sa mort même fait éclore sous nos yeux tant d’articles à citations, qu’il semble peu nécessaire de nous étendre longuement sur son œuvre. Au jugement que nous en porterions et à notre admiration l’amitié aurait trop de part d’ailleurs pour ne pas inspirer quelque défiance.
S’il fallait pourtant caractériser cette œuvre d’un mot, nous nous risquerions à dire que Leconte de Lisle apparaîtra à la postérité comme le Malherbe de notre époque. Ceux qui ont le goût de la perfection et qui se souviennent de l’étonnante strophe : Apollon à portes ouvertes laisse indifféremment cueillir… comprendront que le rapprochement n’est point pour le diminuer.
Non assurément qu’il y ait rien, dans ses vers, qui rappelle ce raisonnable et méticuleux ancêtre ; mais, de même qu’à la fin du XVIe siècle, celui-ci succéda à l’école de Ronsard, dont il avait pu voir les dernières et plus hasardeuses tentatives, Leconte de Lisle, au cours et au déclin du nôtre, hérita de la génération romantique de 1830. Lui aussi, qui doit beaucoup à ses devanciers, bénéficia des erreurs commises. Son originalité, comme celle de Malherbe avait été de fixer définitivement le rythme et de purger la langue poétique, alla surtout à ramasser en lui, à lier en un faisceau serré des dons gaspillés jusqu’à lui trop prodigalement. Et l’exquis résultat qu’il obtint est sans doute tout ce qu’il importe. Il eut le scrupule de l’exactitude, ne comprit jamais qu’un poète fut un ignorant, répudia le lyrisme effréné et lâche, se défia de tout ce dont, en fautes de goût ou de syntaxe, la prétendue inspiration peut être complice, et enfin, trop avisé pour se laisser séduire au faux romanesque et au faux gothique alors à la mode, se tourna vers une plus belle et plus classique antiquité pour y chercher ses modèles. De ce culte, abandonné depuis Chénier, les Muses souriantes le récompensèrent. Il en eut aussi à pâtir.
Il s’éloignait trop en effet de ces régions tout humaines où le public (j’entends le public lettré ordinaire) se complaît, de l’atmosphère moyenne qui lui suffit ; outre qu’habile à ressusciter ce monde antique en ses plus belles et ses plus pures formes, Leconte de Lisle fut peut-être moins heureux à lui redonner la vie. Aussi son œuvre rappelle-t-elle cette merveilleuse galerie du Louvre où les dieux et les déesses d’Hellas, tout l’Olympe, surpris en de nobles et calmes poses, vit dans un silence sacré et une majesté sereine. Ses chefs-d’œuvre se profilent de même en théories tranquilles et imposantes. Il les tailla dans la blancheur frigide des marbres. Il fut le sculpteur impeccable, amoureux des lignes suaves et des contours harmonieux, dans un art dont Victor Hugo reste le peintre fougueux et le coloriste.
Tout cela, qui le séparait de la foule, — laquelle continuait à ne vouloir retenir de lui que son Midi et ses Éléphants, — le désignait à la jeunesse qui, vers 1865, se cherchait un guide, sinon un maître. Elle alla à lui, et ce fut le commencement de ce qu’on a nommé la période du Parnasse.
II
Dans un lointain déjà vague s’évoque l’appartement du boulevard des Invalides. Les livres rangés avec soin derrière les vitrines, des bronzes çà et là, hommages d’artistes, en faisaient le luxe. La jeune Mme Leconte de Lisle en était le sourire et la grâce.
Rien de moins solennel, de moins gourmé en son orgueil, en sa gloire qui allait poindre, rien qui ressemblât moins à l’homme impassible et hautain qu’on se fût imaginé d’après son œuvre, que le maître souriant qui accueillait ses jeunes visiteurs. Il savait être familier sans jamais l’ombre d’une vulgarité. Sa bienveillance pouvait aller jusqu’à la bonhomie.
Tel il était alors qu’il est demeuré à peu près jusqu’en ses derniers jours. Tout le monde a son image dans les jeux, qu’on ne peut autrement désigner qu’en l’appelant sculpturale : de robuste et haute stature, quelque chose dans l’attitude générale de redressé, qui mettait hommes et choses en une sorte de perspective lointaine ; ce front bombé, déjà dégarni comme pour mieux montrer sa rondeur intelligente, la légère couronne des mèches blondes balayant le collet ; le nez finement droit ; sous la barre avancée des sourcils, l’œil d’une profondeur limpide et d’un bleu de mer polaire ; et, dans ses joues pleines et rasées, le beau dessin des lèvres qui s’arquaient et se modelaient si fidèlement aux nuances de tout ce qu’il disait.
Dans ces rendez-vous périodiques, la causerie, on le devine, roulait principalement sur les nouvelles d’art et de littérature. L’éditeur Lemerre, — une inquiétude au fond des yeux, l’aléa de l’entreprise commerciale, mais, sur son front têtu, dans sa ferme mâchoire, toutes les marques des prédestinés au succès, — y venait surveiller ses couvées de jeunes poètes. Mendès, jamais seul, avec l’allure de chef de la cohorte sacrée qu’il eut dès la première heure, y entraînait à sa suite Heredia, Coppée, Dierx, qui depuis se sont écartés du rang. MM. Sully Prudhomme, Lafenestre, Theuriet, Plessis traversèrent ce salon. Villiers de l’isle-Adam, avec cette fébrilité trépidante et effarée qui lui était propre, y débitait ses premiers contes… Jean Marras, — moustache et barbiche effilées, longue chevelure ruisselante, — y vibrait en théories d’art intransigeantes. Verlaine y vint aussi, croyons-nous, avant qu’il ne tombât dans l’incurie monacale, et Arène, Mérat, d’Hervilly, France qui depuis… Valade mort aujourd’hui — X. de Ricard, un oublié, — Grandet, un disparu…
Le Maître n’avait pas de programme à imposer. Ses œuvres parlaient pour lui et toutes seules. Il se sentait là compris et admiré à sa valeur. Et cela lui était très sensible et très doux, dans la méconnaissance générale et la critique qui le raillait encore quand elle daignait s’occuper de lui ; citer ses Moires, son Zeus, sa Pallas-Athénè qu’il s’obstinait à n’appeler ni Furies, ni Jupiter ou Jupin, ni Minerve, en des sujets grecs, commençait d’être une façon d’esprit.
Il goûtait sa revanche en ces juvéniles enthousiasmes qui venaient forcer sa retraite, sa paix recueillie et sereine, son isolement un peu farouche. Car, ainsi que l’a dit M. de Bonnières : « L’île lointaine où il était né, la paix et la solitude qui enveloppèrent sa première enfance, les cinq longues traversées qu’il fit à la voile, de Bourbon en France et de France à Bourbon, l’avaient marqué d’avance au sceau des méditatifs et des solitaires. »
Mais ce solitaire et ce faux misanthrope était tout de même un passionné et un tendre. En dépit des habitudes de réserve et des timidités qu’il tenait de son origine, il aimait être aimé, et cette amitié, il la rendait bien à ceux qui la lui témoignaient.
Au coup de minuit, sur le lointain boulevard désert, à moins qu’on ne fît en commun le tour de Paris jusqu’aux premières clartés de l’aube, on quittait la maison du Maître, et l’on se séparait jusqu’à la réunion prochaine.
III
La guerre dispersa ce groupe ami qui ne devait plus se reformer, et aussi les nécessités de la vie, sa voie à poursuivre où chacun était entraîné.
Les années passèrent, et peu à peu — cela parut soudain à quelques-uns — la situation de Leconte de Lisle changea : il était nommé bibliothécaire au Sénat, il allait être de l’Académie ; il habitait une des dépendances de l’hôtel des Mines. Sa vie, sa réputation s’élevaient. Les soirées reprirent.
Chaque samedi, de tous les points de Paris, et des plus aristocratiques, c’était, vers la sainte montagne, au pied du Panthéon, une sorte de pèlerinage où se réunissait une élite. Le Maître était là, toujours le même, dominant tout ce monde de sa belle tête pensive, plus aimablement accueillant encore, les yeux rayonnant de plus de satisfaction, et s’abandonnant davantage à la sympathie qu’il sentait croître autour de lui. Il trônait maintenant dans une majesté douce, parmi les hommages qu’on lui rendait et la vénération dont on l’entourait. Du haut de son œuvre qu’on ne discutait plus, lentement construite et achevée, d’une solidité d’airain et d’une pureté de marbre, il pouvait sourire aux rumeurs vaines, aux misères et aux difficultés dont on avait essayé de le décourager. Les rouges éclats d’un soleil d’apothéose semblaient l’envelopper, apaisé, transfiguré, assis au rang des dieux, semblable à Gœthe dans la sérénité de sa vieillesse triomphante.
En ces réunions nouvelles, un peu de mondanité, mais discrète et choisie, était venue se joindre, sans en altérer le fond sérieux, au premier et littéraire élément. Dans le grand salon au plafond élevé, parmi les tentures exotiques, des cadres de Jules Breton appendus aux murs, le portrait du Maître par Benjamin Constant, des réductions du sculpteur Christophe sur des crédences, parmi les gerbes de fleurs disposées çà et là d’une main délicate, Mme de Heredia, Mme Houssaye, Mme de Bonnières, Mme Gautereau dans la gloire de sa beauté Renaissance, celle de Mme Judith Gautier, qui est toute grecque, Mme Pozzi Mme Psichari, Mme de Nolhac, beaucoup d’autres, faisaient un cercle élégant et un décaméron admirable. La princesse Bibesco consentait à se mettre au piano ; M. Franz Servais, M. Benedictus, donnaient quelque primeur de leurs œuvres, Mme Tola Dorian, princesse Mechtcherski, apportait là sa saveur slave ; la jeune Roumaine, Mlle Vacaresco, y déclamait, d’une ardeur de vierge guerrière, ses poèmes de bataille.
On y pouvait voir M. Berthelot développant parfois ses prévisions de science paradoxales ; MM. Mallarmé, Tellier, Hervieu, de Pomairols, Bernard Lazare, une foule d’autres. Tour à tour, les jeunes poètes, ceux de la génération qui nous chasse, MM. Haraucourt, de Régnier, Hérold, Quillard, Dufour, le comte de Montesquiou, de plus jeunes encore, MM. Pierre Louÿs, Rostand, de la Tailhéde, etc., allaient s’adosser à la cheminée et réciter quelque poésie. Leconte de Lisle disait : « Ce sont de beaux vers, de très beaux vers… »
Le flot débordait, s’épandait, ramassé en divers groupes, jusqu’à la salle à manger et au cabinet de travail. Il y eut des soirs où certainement on eût rencontré, épars en ces trois pièces, tout ce que Paris — qui est le cerveau du monde — a de plus raffiné et de plus exquisement intellectuel.
Puis, la soirée se prolongeant, parmi les départs successifs, le cercle devenait plus intime, la causerie se faisait plus vive et plus gaie, excitée par tout ce qui venait de s’échanger d’idées et les résumant en quelque sorte. On pouvait approcher de plus prés et saisir, dans son âme charmante et en plus d’un point Ingénue, ce colosse de gloire. Car il l’était devenu. Grâce à cet entêtement du génie qu’a chaque élection académique, V. Hugo avait mis à faire, si l’on peut dire, mouche de son nom, ne visant que lui et frappant toujours à la même cible, la Compagnie avait fini par lui ouvrir ses rangs. « Il était le plus grand des poètes vivants. Des mains défaillantes de Hugo, ainsi que l’a dit très noblement M. de Heredia, il avait reçu le sceptre de la poésie. » Aux Poème Antiques et aux Poèmes Barbares venaient de succéder les Poèmes Tragiques. Avec l’âge, son cœur semblait se fondre et un peu plus s’humaniser. Par un retour mélancolique vers ses premières années de jeunesse, qui s’éloignaient de plus en plus de lui, et dont nous n’avions eu, dans la note tendre, que de rares confidences, il donnait, comme écho de la pièce du Manchy, cette Illusion Suprême et quelques autres poèmes qu’il faut se retenir de citer tout entiers.
Il était content, heureux de son succès comme l’eût pu être un débutant. Il disait en riant : « Je n’ai pas trop faibli ?… Il faudra m’avertir ! » Et dans ce petit groupe, il se livrait davantage, avec ses préférences et ses répulsions littéraires. Il était beau à voir, il avait des gestes, des froncements de sourcils de Zeus secouant ses carreaux, pour foudroyer le naturalisme dont les dernières vagues boueuses se soulevaient encore. Il s’égayait franchement aussi aux excentricités des décadents et des symbolistes qui florissaient à la même heure. Et il avait la dent dure, comme on dit, pour certains confrères. Mais ses attaques n’allaient jamais qu’à dégonfler la vanité, à rabattre les prétentions ridicules, l’outrecuidance littéraire. C’était, en somme, de bonne guerre.
IV
Puis les premières fatigues vinrent. Il dut renoncer à ces soirées qui, de son propre aveu, faisaient sa joie et presque sa raison de vivre. Le cercle se rétrécit de plus en plus. Les derniers fidèles se donnaient rendez-vous, l’après-midi du dimanche, dans son cabinet de travail. Il n’était pas grand, et les bibliothèques l’encombraient, les livres dédicacés des jeunes poètes (il lisait tout ce qu’on lui envoyait) s’amoncelaient sur la table. Ces réunions moins nombreuses en étaient peut être plus cordiales. Elles eurent le charme triste des choses finissantes.
On y vit encore de belles rencontres philosophiques du maître avec son vieil ami Louis Ménard. M. de Guerne était là, son disciple aimé et le direct héritier de sa lyre, et M. de Bonnières n’y manquait presque aucun dimanche ; et, s’y succédant de semaine en semaine, MM. Houssaye, de Heredia, Gilbert Augustin-Thierry, Psichari, Doncieux, etc. On ne peut dire que, du vague pressentiment de la séparation prochaine, ces entretiens prissent plus de gravité et fussent comme un autre Phédon où, avec cet esprit si nourri de toute la fleur grecque, Leconte de Lisle aurait rappelé l’enjouement et les finesses d’un Socrate ; mais il est certain que, parmi les choses sérieuses dites légèrement et avec esprit, l’idée de la mort revenait souvent. Il la haïssait, — en son horrible passage, — tout en souhaitant (et en quels vers il l’avait dit !) la paix qu’elle donne. On sentait que sa pensée s’était presque continuellement abîmée devant elle, lui demandant le sens de la vie…
Mais les sujets se succédaient vite. Et il racontait ses diverses navigations, de l’île natale aux côtes de France, — en compagnie du capitaine Bastard, dont le fils était là, — les gros requins, « des horribles bêtes, avec leurs gros yeux ronds », suivant le sillage du navire, et leur pêche, les matelots les dépeçant à coups de hache sur le pont ; des escales à Saint-Louis, où il visitait les dépendances d’une sorte de commerce d’animaux féroces, les grands ours velus parqués dans un cirque immense, la nourriture déposée dans de hautes cages ; de quel bond nerveux, de quelle souplesse de chat, s’enlevaient les lourdes bêtes (et il avait un geste à lui pour les peindre en leur élan)… puis des équipées de jeunesse, des courses errantes à travers la Bretagne… et, fourmillant d’anecdotes caractéristiques, ses premières relations de la vie littéraire avec Flaubert, Brizeux, etc. Vigny (qu’il mettait très haut et qu’il aimait d’une conformité de caractère et du même respect de l’art) le faisant attendre une minute au salon pour aller passer une longue et correcte redingote, Mme Louise Colet le scandalisant… Et quand cela devenait drôle, il avait une façon de pincer les r, de donner à son accent une teinte de narquoiserie normande (sa famille était originaire de Normandie), tandis qu’à travers le monocle il suivait ses effets sur l’auditeur… Mais tout se ramenait en définitive à son art, et c’est de cela qu’il aimait à causer.
Cet homme, dépouillé de toutes superstitions, avait vraiment là la sienne, et trop noble pour en sourire. C’était sa religion, où toutes ses facultés mystiques s’étaient réfugiées, sa folie sublime, une autre folie de la croix, le sanctuaire où il s’enfermait dans l’horreur des vulgarités du monde, le lieu d’asile inviolable. Quand il en parlait, on lui sentait parfois un petit frémissement intérieur, mal dissimulé, comme si le dieu était en lui. Il avait quelques cahiers cartonnés où il avait transcrit des fragments de ses lectures et que, dans un tête-à-tête amical, il consentait à feuilleter devant vous.
Un jour, à la lecture d’un passage où la parfaite beauté de la poésie était décrite en termes d’une élévation religieuse, celui qui l’écoutait eut la surprise d’une voix qui se mouillait tout à coup, d’une insurmontable émotion qui saisissait le Maître. « Mon ami, vous comprenez, dit-il en s’interrompant, moi je n’ai jamais eu qu’une passion au monde, celle de la poésie ainsi comprise. Cela m’isole tristement… Aussi, quand je retrouve ainsi un écho de mes sentiments, je suis heureux, très heureux ! » Il parlait avec cette sorte de pudeur embarrassée qu’amène la confession des intimes croyances, des choses de la foi. Et c’était bien un vrai croyant ! Il en avait la sensibilité délicate à l’endroit du dogme. On lui faisait de la peine quand on lui disait, ce qui est pourtant vrai, que l’art est un luxe et une amusette.
Nul ne le quittait — peintre, sculpteur ou poète — sans emporter de ces entrevues un zèle ardent à mieux faire, le respect de son art, quel qu’il fût, la dignité dont il convenait de l’entourer. Il était un si bel exemple de ce que peuvent la patience, la foi en soi, la sincérité, la conviction, le culte de ce qui est beau, le mépris des moqueries, de la mode courante, du succès facile ! De tout cela il donnait l’émulation contagieuse.
Ce sont bien les pensées qui s’agitaient au fond de tous les cœurs à la réunion dernière. Elle fut, cette réunion, telle qu’il l’avait pu rêver. Ses amis nombreux, les jeunes, les plus anciens, l’entouraient avec un respect attendri. Et l’encombrante cohue de la foule en était absente, qui n’avait rien à faire là, puisqu’il l’avait toujours dédaignée. Les fleurs tressées en couronnes, les belles palmes toujours vertes, qui gardent les noms de vieillir, les roses en guirlandes délicates tremblaient sur lui, secouant l’oblation de leurs larmes. Et le soleil, son vieil ami, l’ardent soleil de midi, en dégageait les arômes subtils. Il s’en est allé dans ces parfums…
V
Chez ce grand esprit et d’une compréhension si vaste, nous n’avons surpris que deux faiblesses. Nous sommes encore si près de sa fin, qu’il peut sembler peu convenable d’oser cette réserve ou cette remarque. Mais on sait que c’est mal louer que donner à la fois et au même, si haut qu’il soit, toutes les belles qualités qu’il ne saurait avoir, puisque le plus souvent elles se contredisent.
Il avait une horreur singulière de la poésie élégiaque, du lyrisme trop personnel (ceux qui chantent leurs amours, leurs maîtresses, etc.), qui allait jusqu’à la colère et au dégoût, et dont Musset, nous ne savons pourquoi, portait la peine et faisait tous les frais. Il ne faut pas demander l’impartialité à un artiste. Il a fait de son art, des règles de son art, le tout de sa vie : ce qu’il y trouve de contraire dans les plus belles œuvres d’un autre l’offense comme une espèce de démenti. Il est naturellement injuste. Leconte de Lisle avait pour plusieurs, — pour Lamartine, dont le dandysme de gentilhomme l’exaspérait, — de ces pardonnables injustices.
Puis cet homme, qui savait si bien — et qui l’avait dit magnifiquement [1], — que, pour juger des hommes et des choses, il faut se mettre au point du temps, et qu’une doctrine ne se mesure pas à ses seuls effets, où les passions et les infirmités de l’homme se mêlent, — qui, par sa conscience si irréprochable et si pure, par le travail, par le sérieux de ses méditations et le cercle austère où il les renfermait, s’était fait une vie qui en eût remontré à un saint, et qui en avait à quelques égards les candeurs et pudeurs enfantines, — le même homme méconnaissait absolument, en dépit des meilleurs arguments, le rôle de l’Église à travers les âges. Il lui niait toute influence civilisatrice, morale, pacificatrice, ce même que la pensée la plus libre et la plus émancipée ne lui refuse plus aujourd’hui.
Il tenait cela de sa première éducation, dont son père, docteur à l’île Bourbon, s’était seul chargé. Nourri de Rousseau et des Encyclopédistes, il l’avait élevé d’après la méthode des philosophes. De là chez Leconte de Lisle une sorte de siège fait, un mur solide aux vieux blocs cimentés où tout échouait. Sa métaphysique allait de préférence vers un grandiose et universel panthéisme qui lui semblait ce qu’il y a de plus sûr, de plus rationnel et peut-être aussi de plus poétique…
Mais Dieu l’aimait, Dieu le voulait recevoir dans sa maison. Sous les voûtes bénites de Saint-Sulpice il a dormi ses premières heures d’éternité. Maintenant il sait le grand mystère.
- ↑ Discours de réception à l’Académie française.