Leconte de Lisle : l’homme et l’œuvre/10

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Boivin & Cie, éditeurs (p. 206-226).




CHAPITRE X


L’IMPASSIBILITÉ DE LECONTE DE LISLE



I



Un poète évoque à nos yeux les peuples d’autrefois, les races éteintes, les civilisations disparues ; à sa voix, cette poussière se réveille et recommence à vivre elle retrouve sa religion, ses dieux, ses rites, ses mœurs, ses légendes ; elle reprend son âme, fruste, naïve et sauvage, guerrière, voyageuse ou pastorale. Dans les cadres qu’il a ainsi restaurés, il place quelques grandes figures en qui s’incarnent les passions qui ont agité l’humanité primitive l’orgueil qui s’égale aux dieux, l’amour qui attire ou qui donne la mort, la bravoure qui la méprise, la haine, la vengeance, le fanatisme. Il célèbre la beauté magnifique de la nature ; il la contemple, il l’admire, il aspire à se fondre et à se perdre en elle ; ou bien il suit dans leurs courses, dans leurs chasses, dans leur repos et dans leurs jeux les animaux superbes qui hantent la jungle ou la forêt il comprend leurs instincts, il devine leurs rêves, il interprète leurs vagues angoisses. Du spectacle des hommes et du spectacle des choses il extrait une philosophie amère, qui retourne et remâche sans répit les causes de notre souffrance, et ne lui offre de consolation que dans la conviction de la vanité universelle et dans la perspective du gouffre insondable où tout est destiné à s’engloutir


Le secret de la vie est dans les tombes closes.
Ce qui n’est plus n’est tel que pour avoir été,
Et le néant final des êtres et des choses
Est l’unique raison de leur réalité[1].


C’est ce poète dont une légende littéraire — légende contre laquelle il était le premier à protester — a fait un artiste sans émotion et sans entrailles, un pur descriptif, un froid ciseleur de rimes, un styliste impeccable et imperturbable, et, comme on a dit d’un mot, un « impassible ». Comme si, pour ranimer et ressusciter le passé, il ne fallait pas lui donner de son souffle et de son âme ; comme si, pour peindre fortement les passions, il ne fallait pas non seulement les avoir observées et analysées, mais être capable de les concevoir et, jusqu’à un certain degré au moins, de les ressentir ; comme si, pour pénétrer dans la conscience obscure d’un animal, il ne fallait pas un don de divination et de sympathie ; comme si, pour accuser et maudire la vie, il ne fallait pas commencer par en avoir souffert.

On pourrait dire, à ce compte, que Michelet est un impassible, quand il nous trace du Moyen Âge un tableau qui, s’il est plus équitable que celui que nous en donne Leconte de Lisle, n’est pas plus coloré, certes, ni plus vivant. On pourrait dire aussi que Sophocle, Racine ou Shakespeare sont impassibles, quand ils nous représentent, dans leurs tragédies, les crimes involontaires d’Œdipe, ou la vertueuse rébellion d’Antigone, les malheurs de Desdémone et les tourments d’Hamlet, les remords de Phèdre et les fureurs d’Hermione. On oublie que les histoires de la littérature s’extasient sur la sensibilité de Virgile, parce que Virgile a dit en trois vers la désolation du rossignol devant son nid dévasté, ou en un hémistiche la tristesse du bœuf qui a perdu son compagnon d’attelage : maerentem fartera morte juventum. On oublie que ces mêmes histoires font à Lucrèce la réputation d’un poète passionné, pour avoir célébré avec enthousiasme la fécondité de la nature universelle, et pour avoir déploré la pitoyable condition de l’humanité :


O miseras hominum mentes ! o pectora caeca !
Qualibus in tenebris vitae quantisque periclis
Degitur hoc aevi quodcumque est[2] !

Si nul n’accuse Michelet, ou Shakespeare, ou Sophocle, ou Racine, ou Virgile, ou Lucrèce, d’avoir été impassibles, si même on les blâme ou on les loue, suivant les cas, d’avoir été le contraire, est-il juste, est-il logique d’objecter son impassibilité à Leconte de Lisle, et, avant de lui adresser un reproche de ce genre, ne faudrait-il pas savoir ce qu’on entend exactementlui reprocher ?

Car il semble bien, lorsqu’on accuse Leconte de Lisle d’avoir manqué d’émotion, de passion, de sentiment et de tendresse, qu’on lui en veut surtout de ne pas nous avoir pris pour les confidents de ses émotions, de ne pas ayoir crié sa passion à nos oreilles et même par-dessus les toits, de ne pas nous avoir étalé ses sentiments et fait admirer sa tendresse, de n’avoir rien mis dans sa poésie de ses aventures et de son histoire, et beaucoup moins d’avoir été un poète impassible qu’un poète, si je puis ainsi parler, impersonnel. Sans vouloir soulever ici une discussion d’esthétique générale, et en admettant provisoirement que le grief soit de nature à disqualifier l’écrivain qui en est l’objet, il est permis de se demander si ce grief même est fondé, si une lecture plus attentive de l’œuvre de Leconte de Lisle et des impressions moins rapides ne l’atténuent pas en grande partie, pour ne pas dire qu’elles le dissipent tout à fait.

II

Il est certain que d’une bonne part de cette œuvre, mettons, si l’on veut, de la plus grande part, la personne de l’auteur est absente, ou, si elle s’y révèle à nous, elle ne s’y révèle qu’indirectement. C’est toute la partie purement épique ou dramatique. La loi même du genre s’oppose à ce que le poète intervienne de son moi dans son récit ou dans son dialogue. Il exprime par le moyen des personnages qu’il met en scène des sentiments qui, en apparence, lui sont étrangers. Comment concevoir qu’il y ait quelque rapport entre un homme du xixe siècle après Jésus-Christ et un contemporain de la Grèce pélasgique ou des migrations kymriques, ou de la XIXe dynastie, ou des temps antédiluviens ? En réalité, ils ne sont point tellement impénétrables l’un à l’autre, et l’on pourrait se demander plutôt s’il est possible au premier de faire à ce point abstraction de lui-même, qu’il ne transporte dans le passé les idées de son temps, et les aspirations, les tendances, les réactions et les répulsions de sa propre nature. Leconte de Lisle l’a reproché à Vigny, il l’a reproché à Hugo, et nous le lui avons déjà, à un degré moindre sans doute, mais enfin nous le lui avons reproché à lui-même. Le poète qui pratique un art impersonnel nous livre, en partie au moins, sa personnalité, en dépit des obstacles qui s’opposent à ce qu’elle paraisse, en dépit des efforts qu’il fait et qu’il doit faire pour la cacher, comme une flamme se devine derrière l’écran qui ne permet pas de la voir. Le choix de certains sujets, la prédilection pour certains caractères, l’insistance à développer certains sentiments, parfois un mot parti non pas des lèvres d’un personnage fictif, mais du cœur même d’un être réel et vivant, suffisent à nous faire découvrir l’homme derrière l’auteur. Pour peu qu’il ait de finesse et d’imagination psychologique, un lecteur pourra-t-il lire le théâtre de Corneille, celui de Molière ou celui de Racine, sans se faire une idée non pas seulement de leur art, mais de leur caractère et de leur personne ? « Les ouvrages, disait André Chénier, ont une physionomie ils font connaître non seulement les humeurs et le caractère, mais même la figure. Convenez que Newton n’avait pas un nez obtus et de grosses lèvres, que Voltaire ne pouvait avoir que des traits étincelants et fins[3]. » C’est un plaisir exquis, c’est une curieuse et passionnante étude que de retrouver et de réunir de cette physionomie les linéaments incertains et les traits épars. Tâche délicate, sans doute, difficile et périlleuse, mais où l’on peut réussir, à plus forte raison qu’il est permis d’entreprendre ; et je me ferais fort, avec une demi-douzaine de poèmes de Leconte de Lisle, des plus « antiques » ou des plus « barbarés des plus lointains et des plus objectifs, avec Baghavat et Çunaçépa, avec Niobé et Khirôn, avec Qaïn, avec Hypatie et Cyrille, avec la Vigne de Naboth ou le Jugement de Komor, de dessiner, dans ses grandes lignes, le portrait moral de Leconte de Lisle, de marquer les trois ou quatre sentiments essentiels, venus du fond même de sa nature, que sa poésie, personnelle ou impersonnelle, exprime, si vraiment ce n’était là besogne absolument inutile, et si lui-même ne nous les avait, à maintes reprises, énoncés de la façon la plus claire et la plus émouvante. À côté de cette partie de son œuvre où sa personne n’apparaît pas, il y en a en effet une autre où elle se montre ; à côté de la partie épique ou dramatique, il y a la partie qu’on ne peut pas nommer autrement que lyrique, si, dans notre langage actuel, dans nos mœurs modernes où la poésie ne se chante plus, où le poète n’a plus de lyre, lyrisme peut signifier autre chose qu’expression vibrante et passionnée des sentiments individuels.

Ces sentiments, quels sont-ils ? Il en est que nous connaissons déjà, car on ne saurait analyser l’œuvre du poète, ni en marquer la tendance philosophique, ni en caractériser l’art sans les rencontrer sur son chemin. Le plus profond de tous peut-être, et celui qui est à la base de la vie sentimentale de Leconte de Lisle, c’est cette nostalgie du pays natal que ses vers ont tant de fois exhalée, au cours de plus d’un demi-siècle d’exil, avec une mélancolie toujours aussi pénétrante, pour ne pas dire avec une douleur aussi vive qu’au premier jour. Nuits merveilleuses dorées d’étoiles, midis resplendissants de lumière, couchants et aurores,


Celui qui savoura vos ivresses sacrées
Y replonge à jamais en ses rêves sans fin[4].


Il en a emporté sous sa paupière les visions indélébiles c’est à leur hantise qu’il a dû l’habitude de se détourner du présent, de chercher en arrière, dans son passé et dans le passé de l’humanité, la beauté et le bonheur. Ce regret du pays natal rendait pour lui plus âprement douloureux le regret de sa jeunesse enfuie pour toujours. Certes, nous sentons tous, à partir d’un certain âge, que chaque instant qui passe nous éloigne un peu plus des heures brillantes et fortunées de notre vie, des heures qui ne reviendront pas. Mais ce sentiment, auquel nous ne pouvons nous abandonner sans tristesse, il est atténué dans une certaine mesure par le changement que subissent les choses autour de nous et en même temps que nous. Les images au milieu desquelles nous vivons nous demeurent contemporaines ; nous voyons toujours à notre hauteur le paysage qui borde les rives du fleuve sur lequel nous glissons insensiblement ; il faut le hasard d’un retour aux lieux où nous fûmes jeunes, il faut le rappel inattendu d’un souvenir de notre enfance, pour que nous regardions en arrière et que brusquement nous mesurions avec stupeur la fuite rapide du temps. De telles pensées, pour la plupart d’entre nous, sont intermittentes ; elles s’imposaient constamment à l’esprit de Leconte de Lisle. Ses souvenirs de Bourbon, toujours présents à sa mémoire, étaient ce point fixe, ce point de repère qu’il voyait briller au fond de ses années, toujours aussi lumineux, mais toujours plus reculé et plus lointain


Ô jeunesse sacrée, irréparable joie,
Félicité perdue, où l’âme en pleurs se noie !
Ô lumière, fraîcheur des monts calmes et bleus,
Des coteaux et des bois feuillages onduleux,
Aube d’un jour divin, chant des mers fortunées,
Florissante vigueur de mes jeunes années[5] !…


Dans ce temps de sa jeunesse, tout pour lui était doux, riant, heureux, car il portait en son cœur une source intarissable de vie, d’espérance et de joie. Même les impressions de tristesse qui lui venaient des choses, en passant à travers son âme, se tournaient en exaltation et en encouragements


La nuit terrible avec sa formidable bouche
Disait : — La vie est douce, ouvre ses portes closes !
Et le vent me disait de son râle farouche
— Adore ! absorbe-toi dans la beauté des choses[6] !


Tous ses beaux rêves de jeune homme, aujourd’hui que sont-ils devenus ? Ils sont au fond de ce cœur, calme en apparence, comme après la tempête, sous la mer paisible, les cadavres des marins engloutis


… Génie, espérance, amour, force et jeunesse
Sont là, morts, dans l’écume et le sang du combat[7].


Ils sont bien morts, et rien désormais ne pourra les faire revivre :


Ô malheureux crois en ta muette détresse,
Rien ne refleurira, ton cœur ni ta jeunesse,
Au souvenir cruel de tes félicités.
Tourne plutôt les yeux vers l’angoisse nouvelle,
Et laisse retomber dans la nuit éternelle
L’amour et le bonheur que tu n’as point goûtés[8].


Plus l’homme approche du terme fatal, plus le souvenir des jours de la jeunesse lui devient obsédant et cruel. Comme le voyageur arrivé au sommet de la colline, il se retourne et contemple le chemin parcouru, la longue suite d’années qu’il laisse derrière lui. Image bien connue, qui exprime un sentiment bien des fois exprimé. Qui n’a aussitôt à l’esprit la méditation de Bossuet sur la brièveté de la vie, et les comparaisons saisissantes par lesquelles il essaye de peindre le néant d’une vie humaine, en apparence la plus longue et la mieux remplie ? « C’est comme des clous attachés à une longue muraille, dans quelque distance vous diriez que cela occupe bien de la place ; amassez-les, il n’y en a pas pour emplir la main !… C’est bien peu de chose que l’homme, et tout ce qui a une fin est bien peu de chose. » Et c’est aussi ce que pense Leconte de Lisle de l’existence humaine. Mais s’il dit, ou peu s’en faut, les mêmes paroles, il y met un accent tout différent. Tandis que le jeune diacre de 1649, dans cette considération de la vanité de nos bonheurs, puisait le détachement des choses de ce monde, le poète, qui les embrasse et s’y attache éperdument, se désespère, au plus fort de son étreinte, de les sentir s’échapper entre ses doigts :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel


Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel[9] !


Ce qui fait vraiment et proprement le lyrisme, ce je ne sais quoi de plus que l’image, le mouvement et le rythme, ce timbre qui lui donne toute sa profondeur et qui fait qu’il vibre et se prolonge à travers les âmes, il est ici et je ne sache pas qu’il y ait dans toute la poésie française quatre vers qui soient, plus que ces quatre vers de l’Illusion suprême, directement jaillis du cœur, et chargés, en même temps que de plus d’émotion individuelle, de plus de large et de poignante humanité. Cet amour passionné de la vie, c’est un autre sentiment essentiel à la poésie de Leconte de Lisle. Nul homme, au cours d’une longue existence, ne s’est senti mourir peu à peu — en dépit des affirmations de sa philosophie pessimiste et de la résignation stoïque où par moments il s’efforce — avec plus de regret, de douleur et de désespoir.

Amour passionné de la vie amour aussi de tout ce qui en fait la noblesse et la joie, de tout ce qui vaut la peine de vivre. Toute t’œuvre de Leconte de Lisle est un hymne à la beauté. Beauté de la nature et beauté de la femme, beauté de l’art et beauté intellectuelle, à la beauté sous toutes ses formes, à « la sainte beauté » comme il l’appelle, il a rendu des hommages d’une gravité quasi religieuse. Non moins que la beauté, il a aimé la liberté, qui fait la grandeur et la dignité de l’homme. Ces deux sentiments, qu’il avait accoutumé d’unir, se retrouvent ensemble dans les rares occasions où le poète, dérogeant à la règle esthétique qu’il s’était imposée, s’est laissé inspirer directement par les événements contemporains. En 1859, quand, la veille de la seule guerre du second Empire qui ait été populaire, il adressait à l’Italie un éloquent appel, il saluait en elle la continuatrice de la tradition antique, l’héritière de la Grèce, la rénovatrice de la beauté :


Depuis la sainte Hellas, où donc est la rivale
Qui marqua comme toi l’empreinte de ses pas ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui donc a su tenir d’une puissance telle,

Trempé dans le soleil ou plus proche des cieux,
Le pinceau rayonnant et la lyre immortelle ?

Abeille ! qui n’a bu ton miel délicieux ?
Reine ! qui n’a couvert tes pieds d’artiste et d’ange,
Dans un transport sacré, de ses baisers pieux[10] ?


Cette patrie de la poésie et des arts, elle était maintenant en proie aux barbares ; mais le poète l’exhortait à se redresser et à s’affranchir :


Debout ! debout ! agis, sois vivante, sois libre !
Lève-toi, lève-toi, magnanime Italie !


et il espérait, et il prévoyait que, le jour où elle s’armerait pour le combat, la France viendrait à son secours, les deux ailes ouvertes,


Par la route de l’aigle et de la liberté[11].


Douze ans plus tard, il vibrait encore pour les mêmes causes, mais d’émotions bien différentes. Au lieu de l’allégresse et de l’enthousiasme, c’est la douleur et la rage qu’il avait au cœur. Dès les grands revers de la funeste campagne de 1870, exactement dès la fin du mois d’août, il avait envisagé les pires catastrophes. Leur horreur n’avait pas abattu son courage. Avec son tour d’esprit absolu et son tempérament violent, il allait du premier mouvement aux résolutions extrêmes. Dès les premiers jours de septembre, enfermé dans Paris en attendant le siège, il concevait tout un plan de résistance désespérée, pour « donner au pays le temps d’arriver » « recevoir l’ennemi dans la ville même, occuper toutes les grandes voies… par de formidables barricades, et faire payer aux Prussiens leur victoire probable par un tel massacre qu’ils n’entrent ici que sur nos cadavres à tous. » Voilà ce qu’il eût fait, s’il eût été « dictateur de Paris ». Mais il n’était pas « dictateur », il n’était que simple garde national, faisant, malgré ses cinquante-deux ans, son service comme les autres, montant sa faction toutes les quarante-huit heures, nuit et jour, sur les remparts ; sans abri, pendant les froids et pluvieux temps d’hiver. Dans les premiers jours de janvier 1871, sentant venir la fin inévitable d’une lutte héroïque, il écrivait la grande pièce intitulée le Sacre de Paris. Il y célébrait en vers magnifiques la ville qui était à la fois pour lui la capitale de l’intelligence et la citadelle de la liberté.


Ville auguste, cerveau du monde, orgueil de l’homme,
               Ruche immortelle des esprits,
Phare allumé dans l’ombre où sont Athène et Rome,
               Arche des nations, Paris !
……………………………………………………
La foudre dans tes yeux et brandissant ta pique,
               Guerrière au visage irrité,
Qui fis jaillir des plis de sa toge civique
               La victoire et la liberté !
……………………………………………………
Vois ! la horde au poil fauve assiège tes murailles !
               Vil troupeau de sang altéré,
De la sainte patrie ils mangent les entrailles,
               Ils bavent sur le sol sacré[12].


Plutôt que d’attendre « la famine ou la honte », il appelait Paris à une lutte désespérée ou bien à un éclatant suicide. « Bondis hors de tes remparts », lui criait-il, ou bien « allume le bûcher inoubliable », ensevelis-toi sous tes ruines fumantes, en laissant à l’univers l’éblouissement de ton génie et l’exemple de ta mort !

II

Regrets de la jeunesse, regrets du pays natal, amour de la vie, amour de la beauté, amour de la liberté, amour de la patrie, tous ces amours, les plus nobles ou les plus profonds que puisse nourrir l’âme humaine, ainsi donc Leconte de Lisle les a tous éprouvés et chantés. Aurait-il ignoré l’amour par excellence, l’amour que tous les poètes ont célébré ? Celui-là a tenu trop de place dans sa vie pour n’en avoir pas une dans son œuvre. Nous savons déjà comment, avec son tempérament de créole, il avait été précocement sensible au charme de la femme. Nous l’avons vu se passionner tour à tour à Bourbon pour sa jeune cousine, à son escale au Cap pour Anna Bestaudig, à Dinan pour Caroline et pour Marie Beamish, à Rennes, en un soir, pour Léontine Fay. Nous tenons ces aveux de lui-même, et encore sans doute ne connaissons-nous pas tout, et ne pouvons-nous pas nous flatter d’énumérer tous les objets charmants pour lesquels a battu ce cœur qu’on nous représente comme insensible. Il semble bien qu’il faille interpréter dans le même sens la crise morale par laquelle il passa au temps de sa collaboration à La Démocratie Pacifique, crise que nous dévoilent ses lettres de 1846, et dans laquelle il faillit sombrer. À partir de cette date, ses papiers ne nous révèlent plus rien. Mais à défaut de lettres et de confidences écrites, ses fami)iers et ses biographes nous en ont dit assez pour que nous puissions affirmer en toute assurance que sa vie sentimentale et amoureuse s’est prolongée autant que sa vie elle-même. En les recoupant les uns par les autres, en complétant ce qu’ils racontent au moyen de telle dédicace des éditions originales que le poète a soigneusement effacée dans les suivantes, ou de certaines allusions qu’il a fait disparaître, on peut reconstituer sommairement ces romans de son âge mûr et de sa vieillesse, esquisser la silhouette des belles inconnues, et même, sous les portraits, mettre des noms. À Dieu ne plaise que j’écrive ces noms qui ne nous apprendraient rien. Mais pourquoi dissimulerais-je qu’entre 1850 et 1855, son cœur se partageait entre deux amours. Ils lui offrirent le sujet d’un de ces « chants alternés », comme nous en avons déjà entendu, où il aimait à opposer, dans une antithèse longuement soutenue, deux conceptions, deux sentiments, deux images. De ces deux amours, l’un, c’était l’amour pur, chaste, idéal, qui ne connaît d’autres caresses que les respects, et d’autres aveux que l’adoration muette l’autre, c’était la passion effrénée, dévorante et brûlante ; c’était l’amour de l’âme et l’amour des sens. D’un côté une vierge du nord, aux cheveux blonds, au col blanc, aux yeux candides sous ses longs cils baissés ; de l’autre, une femme dans tout l’épanouissement de sa beauté, aux regards à la fois doux et brûtants, où le soleil du midi a mis ses flammes. Le poète ne va point de l’une à l’autre ces deux images qui passent devant ses yeux ne s’excluent point ; le cœur qu’elles enflamment les contient à la fois et les chérit toutes les deux. Laissons-le parler ; la pureté n’a pas de plus fervent dévot :


Que nulle main profane, ô fantôme léger !
N’ose, même en tremblant, toucher ta robe blanche
Que nul baiser mortel n’effeuille l’oranger,
Que la fleur de l’Éden en parfume la branche !
Et si, de loin, j’adore, en son azur natal,
Ta grâce, ô jeune Esprit revêtu de mystère,
Qui pourrait effacer mon bonheur idéal ?
Serait-ce vous, douleurs et fièvres de la terre ?


Mais aussitôt une autre voix se fait entendre, une voix qui gronde d’impatience et tremble de désir :


C’est un nom, un seul nom mille fois répété
Dans les pleurs de l’attente ou les larmes d’ivresse,
C’est l’heure qui contient une immortalité,
C’est ton vol d’aigle et d’ange, ô rapide jeunesse !
C’est la mer où l’on puise et qui ne peut tarir,
Dont le flot nous altère autant qu’il nous enivre
C’est la félicité dont on voudrait mourir
Et le tourment sans fin dont je veux toujours vivre[13] !


De ces deux amours, c’est l’amour pur et chaste qui l’emporta, mais seulement après que la passion eut fini, comme finissent d’ordinaire les passions, dans le déchirement et dans les larmes. Le poète raya de son œuvre le chant alterné dont une des voix ne se faisait plus entendre il n’en retint que les quelques strophes qui, sous le titre d’Épiphanie, trouvèrent asile beaucoup plus tard dans les Poèmes Tragiques.


Elle passe tranquille, en un rêve divin,
Sur le bord du plus pur de tes lacs, ô Norvège !…


Mais l’encens, cette fois, était brûlé sur un autre autel l’hommage discret que ces stances expriment s’adressait à une autre beauté, pour qui les soixante ans bien sonnés de Leconte de Lisle retrouvaient l’ardeur et la flamme de ses jeunes années. Et dans l’intervalle, quelque quinze ans plus tôt, une jeune femme, une brune au teint mat, d’une beauté royale et orientale, avait fait sur son cœur sensible une impression profonde ; c’est pour elle, nous dit-on, qu’il avait écrit cette romance de couleur persane, qui semble une inspiration de Saadi :


Les roses d’Ispahan, dans leur gaine de mousse,
Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l’oranger
Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce,
Ô blanche Leïlah ! que ton souffle léger[14] !…


L’amour, qui avait si souvent traversé, troublé ou consolé sa vie, l’accompagna jusqu’au terme du pèlerinage. Il éclaira et réchauffa d’un rayon un peu pâle — un rayon de soleil d’hiver — le déclin de sa vieillesse. Les derniers vers, ou à peu près, qu’il écrivit, ce sont des vers d’amour, ces strophes du Sacrifice, étonnantes de verdeur et de fougue, où il souhaite de souffrir et de mourir pour celle qu’il aime :


Et je voudrais, le cœur abîmé dans ses yeux,
Baigner de tout mon sang l’autel où je l’adore[15] !


Ce sont, plus tardivement encore, les deux quatrains descendant, comme une suprême bénédiction, sur celle par qui il avait senti


                       pour des heures trop brèves
Sa jeunesse renaître et son cœur refleurir[16],


celle qui avait donné à ce cœur nostalgique l’illusion de recommencer le rêve de la vie, et qui lui avait rendu « le matin de ses jours ».

On est bien forcé, après cela, de convenir que, selon le mot d’un des plus fidèles disciples de Leconte de Lisle, « les femmes ont beaucoup compté dans sa vie ». Et il paraît difficile de soutenir que cet amoureux passionné ait été l’artiste au front calme et aux mains froides que l’on nous a tant de fois présenté. S’il fallait le défendre d’avoir été impassible, je crois que la cause est entendue. Mais je ne sais si cette défense — bien que je me sois gardé de trahir quoi que ce soit des secrets qu’il avait voulu cacher — aurait agréé à l’homme qui avait, de ses mains, si jalousement relevé ce mur de la vie privée que les poètes de la génération précédente, tous ou presque tous, s’étaient fait, de jeter bas, un jeu et une gloire. Est-il besoin de citer les poèmes fameux où, dans leur ardeur à chanter leurs amours, ils en avaient à demi violé le mystère, et les commentaires, plus fameux encore, où ils l’avaient profané tout à fait ? Faut-il rappeler comment Lamartine — non content d’avoir écrit Le Lac ou Le Golfe de Baïa — avait jugé à propos de mettre au bas de chaque pièce le nom et l’histoire de celle pour qui il l’avait écrite ; comment, dans ce besoin de confidences, ou de confessions, qui depuis un siècle tourmentait nos écrivains, il avait composé ce roman de Graziella et cet autre roman de Raphaël, où tout n’est pas authentique, où la réalité est idéalisée et embellie, où le faux est mêlé au vrai, soit à dessein, soit par la faute d’une mémoire royalement infidèle, mais où il subsistait encore assez de faits positifs et d’allusions précises pour donner pâture à la curiosité de lecteurs qui n’étaient pas toujours guidés par des motifs d’un ordre exclusivement littéraire ? Faut-il rappeler les Nuits d’Alfred de Musset et La Confession d’un enfant du siècle, et les Elle et Lui, et les Lui et Elle, où les griefs réciproques des amants de Venise et de Fontainebleau, leurs rancœurs et leurs rancunes étaient largement exposés aux yeux du public ? Faut-il rappeler qu’un autre, qui pourtant semblait de sa nature plus réservé que ceux-là, dans ces Contemplations qui devaient être « l’histoire d’une âme », avait, pour peindre cette âme « en fleur », inséré tout un livre où il contait un amour dont l’œil le moins exercé n’avait pas de peine à reconnaître, en dépit des précautions prises, qu’il n’avait pas pour objet la mère de ses enfants ? Cet étalage, ou, si l’on me passe le mot, ce « déballage » des sentiments intimes, autant était-il indiscret et indélicat, autant était-il en passe de devenir fâcheux et dangereux pour l’art, à supposer qu’il n’en fut pas la négation même. Il révolta chez Leconte de Lisle ce sentiment de fierté susceptible, de dignité native, et, pour appeler les choses par leur nom, de pudeur, qui était, de son caractère, un des traits les plus fortement marqués. Sa protestation contre cette littérature d’épanchements sans réserve, de confidences déplacées et d’insupportables racontars, ce fut le sonnet des Montreurs, que publia dans la livraison du 30 juin 1862, trois mois après l’apparition des Poèmes Barbares, la Revue Contemporaine. La page est bien connue, je dirais volontiers qu’elle ne l’est que trop ; mais il n’en faut pas moins la rappeler ici, ne fût-ce que pour la replacer à sa date et en préciser la portée et le sens. On sait comment le poète s’y défend, avec toute son énergie, de se laisser traîner en spectacle, « tel qu’un morne animal » sur le pavé des rues, pour le plaisir d’une « plèbe carnassière », de quel ton méprisant il refuse de déchirer devant elle « la robe de lumière dont se voile la volupté :


Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées.


Dans ces vers énergiques, avant tout c’est l’homme qui parle et qui refuse d’acheter la renommée au prix de ce qu’il regarde — le mot était en toutes lettres dans la version originale — comme un avilissement. Mais, depuis longtemps déjà, l’artiste était d’accord avec l’homme pour assigner comme matière à la poésie non pas l’expression des douleurs ou des joies individuelles, mais celle des sentiments humains dans ce qu’ils ont de commun et de général. Leconte de Lisle a, dans les trois grands recueils qu’il a publiés de son vivant ; appliqué cette règle de la façon la plus stricte. Il n’a épargné que les allusions — combien discrètes et vagues — à son premier amour. Il a retranché tout ce qui avait un accent trop personnel, ou un caractère anecdotique, tout ce qui aurait fait descendre sa poésie du piédestal sur lequel, comme une belle statue, il voulait qu’elle demeurât exhaussée, parexemple ce sonnet — intitulé Le Présage — d’un tour spirituel et d’un humour un peu acide qu’on n’est pas habitué à rencontrer dans son œuvre :


C’était une adorable enfant : œil noir et doux,
Lèvre en fleur, entr’ouverte avec un frais sourire,
Tout un charme vivant qui ne peut se décrire.
Un petit chien soyeux jouait sur ses genoux.

Après avoir longtemps lissé ses fines tresses,
L’avoir serré contre elle en disant : Mon amour !
La despote aux grands yeux, belle comme le jour,
Le mordit jusqu’au sang au milieu des caresses.

Puis redoublant de soins flatteurs, pour apaiser
L’humble gémissement qui lui plaisait dans l’âme,
Elle le consola d’un rapide baiser.

Et je vis que c’était déjà toute la femme
L’amour dans le caprice et dans la cruauté,
Telle que Dieu l’a faite et pour l’éternité[17].


Cet amer badinage n’en exprime pas moins, sous sa forme tégére, un aspect de sa philosophie de l’amour, telle que nous la trouvons éparse çà et là dans des poèmes d’une allure plus grave, d’où le paradoxe est banni.

La passion lui était apparue, au temps de sa jeunesse, quand il était sous le prestige du romantisme, comme une exaltation sacrée, source de souffrance pour l’homme, mais aussi source de grandeur :


Désirs que rien ne dompte, ô robe expiatoire,
Tunique dévorante et manteau de victoire[18] !


Il conserva toujours un culte pour elle, et s’il reprocha quelque chose à son siècle, nous le savons, ce fut de manquer d’enthousiasme et de vivre sans passions. De la passion par excellence, de l’amour, il vit, selon les temps sans doute et les circonstances, les bons et les mauvais côtés, surtout les mauvais. Il le regarda comme une puissance fatale et meurtrière, et il symbolisa cette conception dans un mythe dont il emprunta l’idée à Hésiode. Ékhidna est un « monstre horrible et beau », moitié nymphe aux lèvres roses, moitié reptile cuirassé d’écailles. Elle habite, aux gorges d’Arimos,


Une caverne sombre avec un seuil fleuri.


Le jour, elle se cache dans le fond de son antre ; le soir, elle s’avance au bord, elle chante, et les hommes, en entendant ses chants, accourent autour d’elle « sous le fouet du désir ». Elle leur promet des baisers sans fin et des voluptés sans nombre ; elle assure qu’elle les rendra semblables aux dieux. Tous se ruent à l’envi dans l’étroite caverne,


Mais ceux qu’elle enchaînait de ses bras amoureux,
Nul n’en dira jamais la foule disparue.
Le monstre aux yeux charmants dévorait leur chair crue,
Et le temps polissait leurs os dans l’antre creux[19].


Comme tous les symboles, celui-ci se laisse tirer en plusieurs sens. Cette Ékhidna aux formes monstrueuses, « qui ne voit, dit M. Vianey, qu’elle personnifie tous les rêves et toutes les chimères et que le poète prédit une fin affreuse à tous les amants de l’idéal, à tous les chercheurs d’énigmes, à tous les aventuriers de la passion, à tous ceux qui demandent à la poésie, à l’art, à la philosophie, à l’amour, de les rendre des dieux ? » Tel qu’il se lit aujourd’hui, le texte peut, en effet, prêter à cette interprétation élargie. Dans la version primitive, il y avait une strophe de plus, qui ne laissait aucun doute sur l’intention de l’auteur et la signification du morceau : « Les siècles, déclarait le poète,


Les siècles n’ont changé ni la folie humaine,
Ni l’antique Ekhidna, ce reptile à l’œil noir ;
Et malgré tant de pleurs et tant de désespoir,
Sa proie est éternelle, et l’amour la lui mène[20],

l’amour, qui est, au gré de Leconte de Lisle, le premier-né et aussi

le dernier des dieux, le plus cher, le plus adoré, le plus doux en même temps et le plus cruel, et qui fait payer par des « pleurs sanglants » les « heures de délire » qu’il a accordées d’abord.

Des atteintes de la passion, rien ne peut défendre la victime qui lui est désignée, pas même le rêve d’art et de beauté dans lequel le poète a cru s’enfermer. Il s’était assis en face des dieux, sur la cime antique ; il avait détourné ses regards du monde d’à présent ; il évoquait les âges anciens ; il écoutait l’hymne que la terre chantait au temps de sa jeunesse. Mais, comme de « noirs oiseaux de proie », les passions sesont jetées sur lui ; elles ont enfoui leurs ongles sanglants dans sa chair ; elles l’ont rappelé à la réalité et à la vie[21]. Car l’homme qu’elles déchirent ne meurt pas. Il vit, pour endurer d’incessantes tortures, pour être « rongé de désir et de mélancolie », inquiet et inassouvi. Et quand la passion l’abandonne, quand l’amour se retire de lui, quand les parfums sont consumés, quand le flambeau s’est éteint sur l’autel, de ces moments d’ivresse il ne reste — c’est le poète qui le dit — que tristesse et que remords. Des spectres, aux heures sombres, hantent sa solitude. Ils se dressent devant lui, froids comme des morts, faces livides, mains glacées, dardant sur lui des yeux fixes. Et c’est en vain qu’il implore de ces tristes ombres une parole de tendresse ou de pardon :


Et vous, vers qui montaient mes désirs éperdus,
Chères âmes, parlez, je vous ai tant aimées !
Ne me rendrez-vous plus les biens qui me sont dus ?

Au nom de cet amour dont vous fûtes charmées,
Laissez comme autrefois rayonner vos beaux yeux ;
Déroulez sur mon cœur vos tresses parfumées !

Mais tandis que la nuit lugubre étreint les cieux,
Debout, se détachant de ces brumes mortelles,
Les voici devant moi, blancs et silencieux[22].


Cette passion qui a insinué son venin jusqu’au fond des veines,

il faut l’en chasser, ou il faut périr :


Ployé sous ton fardeau de honte et de misère,
D’un exécrable mal ne vis pas consumé
Arrache de ton sein la mortelle vipère,
Ou tais-toi, lâche, et meurs, meurs d’avoir trop aimé[23] !


Ici, Leconte de Lisle rejoint par le sentiment, et presque par l’expression, le plus passionné de tous les romantiques, cet Alfred de Musset, pour lequel il n’avait pas assez de sarcasmes, qu’il qualifiait de « poète médiocre » et d’ « artiste nul », le Musset de Don Paëz, désabusé par une expérience précoce, qui n’avait pas vingt ans et qui maudissait l’amour :


Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur,
Si jamais, par les yeux d’une femme sans cœur,
Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonner l’âme,
Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,
(Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir)
Je t’en arracherai, quand je devrais mourir[24].


Il se rencontre encore avec lui, quand il parle de la trace ineffaçable et précieuse que l’amour laisse dans le cœur qui l’a connu. Une des plus belles pièces de Musset, et des plus profondément senties, est celle où le poète se console de l’abandon et de la trahison par la conscience qu’il a aimé et qu’il a été aimé :


La foudre maintenant peut tomber sur ma tête,
Jamais ce souvenir ne peut m’être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
               Je m’y tiens attaché.

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu’il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
               Ce qu’ils ensevelissent.

Je me dis seulement : « À cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j’aimais, elle était belle.
J’enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
               Et je l’emporte à Dieu[25] ! »

Le « Souvenir » de Leconte de Lisle, c’est le sonnet qu’il a intitulé le Parfum impérissable. Qu’elle soit « d’argile ou de cristal ou d’or », la fiole où l’on a versé goutte à goutte « l’âme odorante » des roses en reste à jamais parfumée. Quand on la viderait sur le sable du désert, quand on la laverait dans les eaux des fleuves, quand on la briserait en mille pièces, « l’arôme divin » subsisterait toujours.


Puisque par la blessure ouverte de mon cœur
Tu t’écoules de même, ô céleste liqueur,
Inexprimable amour qui m’enflammais pour elle !

Qu’il lui soit pardonné, que mon mal soit béni !
Par delà l’heure humaine et le temps infini
Mon cœur est embaumé d’une odeur immortelle[26] !


Et l’on peut préférer à la grande déclamation romantique la sobre comparaison parnassienne, ou l’éloquence persuasive de Musset à la calme certitude de Leconte de Lisle : il y a là deux arts qui s’affrontent, deux tempéraments d’écrivain, deux époques de notre poésie ; mais il y a dans l’un et l’autre morceau, — et c’est sous des apparences diverses le commun élément de leur beauté — un accent qui vient du cœur.

IV

On le voit, la poésie de Leconte de Lisle n’est pas aussi a impersonnelle » qu’on affecte de le dire ; encore moins est-elle « impassible », si l’on admet surtout, comme je le crois, que la passion la plus sincère et la plus émouvante n’est pas celle qui se répand en cris, en sanglots, en larmes et en paroles, mais celle qui se contient, serre les lèvres, raidit les muscles, et ne se trahit que malgré soi. Et celle-ci a en outre l’avantage de se prêter mieux que celle-là à l’expression mesurée et harmonieuse qui est, selon la tradition antique et classique, la forme parfaite de l’art. C’est à cette tradition classique, en donnant au mot son sens le plus large, que Leconte de Lisle se rattache. Il en a fait profession le jour où il a reconnu à l’art le pouvoir de « donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il touche[27] », signifiant implicitement par là que de nos émotions celles-là, à plus forte raison, sont proprement matière artistique, qui portent d’avance en elles ce caractère de généralité et ne peuvent demeurer étrangères à aucun de ceux qui participent de la nature humaine. En parlant et en pensant ainsi, il réagissait sans doute contre l’individualisme excessif de l’école romantique ; il cédait au goût de sa nature pour la vie intellectuelle et contemplative, justifiant la définition de lui-même,


Je suis l’homme du calme et des visions chastes[28],


qu’il donnait dans un des poèmes de sa jeunesse ; mais aussi, mais surtout, il obéissait au sûr instinct qui a fait de lui, en même temps qu’un grand poète, un des artistes les plus accomplis qu’il y ait dans notre littérature française.



  1. Poèmes Tragiques : Le secret de la vie.
  2. De natura rerum, livre II.
  3. Œuvres inédites : Sur la Perfection des Arts.
  4. Derniers Poèmes : Les Yeux d’or de la Nuit.
  5. Poèmes Barbares : L’Aurore.
  6. Ibid. : Mille ans après.
  7. Poèmes Barbares : Les Rêves morts.
  8. Ibid. : Requies.
  9. Poèmes Tragiques : L’Illusion suprême.
  10. Poèmes Barbares : À l’Italie.
  11. Ibidem.
  12. Poèmes tragiques : Le sacre de Paris.
  13. Poésies Barbares, 1862 : Les deux Amours.
  14. Poèmes Tragiques : Les roses d’Ispahan.
  15. Derniers Poèmes : Le Sacrifice.
  16. Ibid. : Toi par qui j’ai senti.
  17. Revue Contemporaine du 30 juin 1862.
  18. Poèmes Antiques : La robe du Centaure.
  19. Poèmes Barbares : Ékhidna.
  20. Revue Contemporaine du 30 décembre 1862.
  21. Poèmes Antiques : Les Oiseaux de proie.
  22. Poèmes Barbares : Les Spectres.
  23. Poèmes barbares : La Vipère.
  24. A. de Musset, Premières Poésies, Don Poëz.
  25. Poésies Nouvelles : Souvenir.
  26. Poèmes Tragiques.
  27. Préface des Poèmes Antiques, 1852.
  28. Staaff, La Littérature française, 1870, t. III, p. 815.