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Leibniz-en.francais-Gerhardt.Math.1a7.djvu/Galloys

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(et ses correspondants)
Correspondance de Leibniz avec Galloys[1]
Texte établi par C.I. Gerhardt (GM1p. 177-190).


I.
Leibniz an Galloys.

Paris 2. Novembr. 1675.     

Une indisposition m’a empeché de faire ma cour cette semaine comme je me l’estois proposé. C’est pourquoy je Vous supplie de suppléer par vostre bonté au defaut de ma présence, si l’occasion se présente de parler utilement de l’affaire qui vous est renvoyée, et j’espere que vos faveurs seront bientost suivies d’un Succès favorable.

Je n’ay pas osé écrire à Mons. le Duc de Cheureuse, de peur d’abuser de la grâce qu’il me fait de ne me pas rebuter entièrement, lorsque je viens quelquesfois luy faire la reverence. Mais je sçay que Vos recommandations serviront bien mieux à me conserver l’honneur de la protection que tout ce que je pourvois écrite.

Comme je ne veux pas abuser de vostre temps ; qui est dû au public, et à des personnes pour lesquelles le public s’intéresse ; je ne veux adjouter que le récit d’une petite conqueste que je viens de faire sur l’Hyperbole. Tout le monde sçait : qu’Archimede a donné la dimension de la Courbe du Cercle en supposant la quadrature de la figure. Messieurs Hugens, Wallis, et Heuraets ont fait voir que la Courbe de la Parabole dépend de la Quadrature de l’Hyperbole. Mais personne a donné encor la dimension de la Courbe de l’Hyperbole par la Quadrature de son espace ; non pas même de celle de l’Hyperbole principale, qui a les asymptotes à angle droit, et les costes rectum et transversum égaux, et qui est entre les Hyperboles ce que le Cercle est entre les Ellipses. J’en suis venu à bout à la fin par un effort d’esprit sur ce que Mons. Oldenbourg m’avoit écrit depuis peu que Messieurs les Anglois l'avaient cherchée, et la cherchoient encor sans succès. Cela m’anima à faire une petite tentative, d’autant plus que je sçavois que Mons. Gregory (qui est grand Geometre sans doute) y avoit renoncé en quelque façon publiquement dans sa Geometrie des Courvilignes. Mais je vous en parleray plus amplement, quand j’auray l’honneur de vous saluer, cependant je me dis etc.

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II.
Leibniz an Galloys.[1]

Quoyque vous ayez eu assez de bonté pour me souffrir quelques fois auprès de vous, vous sçavez neantmoins que j’ay toujours ménagé le temps des personnes que j’honnore. J’observe la même maxime lorsqu’il s’agit d’écrire des lettres, et je n’importune que le moins qu’il m’est possible ceux dont le temps est destiné à des soins plus importans. Je sçay que vous avez peu de momens à perdre estant attaché à un grand Ministre de : qui, la merveilleuse conduite n’est pas le moindre des bienfaits dont la France doit remercier le ciel. Comme vous estes toujours si près de sa personne, il y a lieu de juger que les affaires aux quelles vous estes occupé, ne doivent pas estre interrompues par des lettres de mes pareils. Je me trouve neantmoins en quelque façon obligé de vous écrire celle cy, tant parce qu’il me semble que vous m’en avez donné permission, que parceque je vous dois ces marques de ma gratitude qui sont les moindres que-je vous doive donner. En effect, Monsieur, je rougis lorsque je songe, à la peine que j'ay donnée à Mons. le Duc de Çheureuse et à vous ; et cependant vous aviez la bonté non seulement de me favoriser, mais même, de m’inviter à rechercher vostre assistance dans une affaire qui avoit quelque apparence. Toute la faute que j’ay faite est de n’avoir pas fait plutost ce que j’ay esté obligé de faire à la fin, car je ne vous aurois pas importuné si souvent, et je n’aurois pas perdu tant de temps, car la même retraite ou je me trouve maintenant m’estoit déjà ouverte il y a long temps. Mais en effect je ne repends pas d’avoir tardé si long temps à Paris, puisque j’ay connu par la quelques personnes dont j’honnoreray tousjours le merite extraordinaire, et dont vous estes un des principaux, ce qu’on peut dire sans vous flatter. Peut estre même que le temps viendra que vos bontez ne se trouveront pas entièrement sans effect, qu’on pourra reconnoistre la bonne volonté que j’ay eue, et que les dommages que j’ay soufferts par ma faute se pourront reparer.

Maintenant j’ay la satisfaction d’estre tout à fait bien auprès d’un prince dont les talens extraordinaires et les grandes vertus font du bruit dans le monde. J’ay une place de Conseiller, 500 écus de gage bien payés, le logement et la table, mais de plus un accès auprès du prince, qui me donne occasion de ressentir souvent des effects de sa bonté, et d’apprendre les sentimens généreux dont il a l’ame remplie. En effect on sçaura un jour, que ce n’est pas l'interest, mais le bien public qui le fait agir et qu’on l’a soubçonné à tort d’avoir voulu s’écarter de son chemin.

Nous aurons icy M. Stenon en qualité d’Evesque in partibus et de Vicaire Apostolique en cette Cour, à la place de feu M. l’Evesque de Marocco que S. A. S. entretenoit. Je ne sçay si vous avez veu les lettres de controverse de Mons. Stenon ; il y en avoit une qui estoit adressé à M. Spinosa. Spinosa est mort cet hiver. Je l’ay veu en passant par la Hollande, et je luy ay parlé plusieurs fois et fort long temps. Il a une étrange Métaphysique, pleine de paradoxes. Entre autres il croit que le monde et Dieu n’est qu’une même chose en substance ; que Dieu est la substance de toutes choses, et que les créatures ne sont que des Modes ou accidens. Mais j’ay remarqué que quelques démonstrations prétendues, qu’il m’a monstrées ne sont pas exactes. Il n’est pas si aisé qu’on pense, de donner des véritables démonstrations en métaphysique. Cependant il y en a et de très belles. On n’en sçauroit avoir avant que d’avoir establi de bonnes définitions qui sont rares. Par exempie il n’y a personne qui ait bien defini ce que c’est que semblable, et cependant avant que de l’avoir defini, on ne sçauroit donner des démonstrations naturelles de plusieurs propositions importantes de métaphysique et de mathématique. Apres avoir bien cherché, j’ay trouvé que deux choses sont parfaitement semblables, lorsqu’on ne les sçauroit discerner que per compraesentiam, par exemple, deux cercles inégaux de même matière ne se sçauroient discerner qu’en les voyant ensemble, car alors on voit bien que l’un est plus grand que l’autre. Vous me direz : je mesureray aujourdhuy l’un, demain l’autre ; et ainsi je les discerneray bien sans les avoir ensemble. Je dis que c’est encor les discerner non per memoriam, sed per compraesentiam : parce que vous avez la mesure du premier presente, non pas dans la mémoire, car on ne sçauroit retenir les grandeurs, mais dans une mesure materielle gravée sur une regle, ou autre chose. Car si toutes les choses du monde qui nous regardent, estaient diminuées en même proportion, il est manifeste, que pas un ne pourrait remarquer le changement. Par cette définition je demonstre aisément des propositions très belles et tres generales, par exemple que deux choses estant semblables selon une operation ou considération, le sont selon toutes les autres ; par exemple soyent deux villes inegales en grandeur, mais qui paraissent semblables parfaitement, lorsqu’on les regarde au coslé oriental, je dis qu’elles paroistront aussi semblables, quand on les regardera du costé occidental, pourveu que à chaque veue on découvre toute la ville. Cette proposition est aussi importante en Métaphysique et même en Geometrie et en Analyse, que celle du tout plus grand que sa partie. Et neantmoins personne que je sçache l’a énoncée. On démontre par la aisément le theorerae des triangles semblables qui semble si naturel, et qu’ Euclide demonstre par tant de circuits.

Je ne sçay si vous vous estes souvenu, Monsieur, de faire extraire les définitions du dictionnaire de l’Acadcniie françoise. Je souhaiterais fort moy même de les avoir par vostre faveur. En voulant aller d’Angleterre en Hollande j’ay esté retenu quelque temps dans la : Tamise par les vents contraires. En ce temps la ne sçaehant que faire et n’ayant personne dans le vaisseau, que des mariniers, je méditais sur les choses la, et surtout je songeois à mon vieux dessein d’une langue ou écriture rationelle, dont le moindre effect serait l’universalité et la communication de differentes nations. Son véritable usage seroit de peindre non pas la parole, comme dit Monsieur de Brebeuf, mais les pensées, et de parler à l’entendement plutost qu’aux yeux. Car si nous l’avions telle que je la conçus, nous pourrions raisonner en métaphysique et en morale à peu près comme en Geometrie et en Analyse ; par ce que les Caractères fixeroient nos pensées trop vagues et trop volatiles en ces matières, ou l’imagination ne nous aide point, si ce ne seroit par le moyen de caractères. Ceux qui nous ont donné des méthodes, donnent sans doute des beaux préceptes, mais non pas le moyen de les observer. Il faut, disent-il, comprendre toute chose clairement et distinctement, il faut procéder des choses simples aux composées ; il faut diviser nos pensées etc. Mais cela ne sert pas beaucoup, si on ne nous dit rien davantage. Car lorsque la division de nos pensées n’est pas bien faite, elle brouille plus quelle n’éclaire. Il faut qu’un écuier tranchant sçache les jointures, sans cela il déchirera les viandes au lieu de les couper. Mons. des Cartes a esté grand homme sans doute, mais je croy que ce qu’il nous a donné de cela(?) est plutost un effect de son genie que de sa methode, pareeque je ne voy pas que ses sectateurs fassent des decouvertes. La véritable methode nous doit fournir un filum Ariadnes, c’est à dire un certain moyen sensible et grossier, qui conduise l’esprit, comme sont les lignes tracées en geometrie et les formes des operations qu’on prescrit aux apprentits en Arithmétique. Sans cela nostre esprit ne sçauroit faire un long chemin sans s’égarer. Nous le voyons clairement dans l’Analyse, et si nous avions des caractères tels que je les conçois en métaphysique et en morale, et ce qui en dépend, nous pourrions faire en ces matières des propositions très asseurées et très importantes ; nous pourrions mettre les avantages et desavantages en ligne de conte, lorsqu’il s’agit d’une deliberation ; et nous pourrions estimer les degrez de probabilité, à peu près comme les angles d’un triangle. Mais il est presque impossible d’en venir à bout sans cette characleristique. Je vous ; en parle parceque je sçay que vous avez songé autres fois à des choses de cette nature, et que vous en avez une parfaite intelligence. J’ay parlé au long dans la lettre que j’ay pris la liberté d’écrire à Mons. le Duc de Chevreuse d’une matière qu’on a trouvée en Allemagne, et qui semble donner quelque chose d’approchant de la lumière perpetyelle. Omnia jam fient fieri quâe posse negabunt. J’ay veu aussi des expériences considérables sur une eau vulnéraire faite dans ces pays cy, elle guérit et appaise la douleur avec une promptitude merveilleuse, il m’en reste quasi point de marques, ce qui seroit d’importance pour les blessures du visage. Je travaille quelque fois en matière de mouvement, et je trouve qu’il n’y a point d’auteur qui n’en ait donné presque icy des réglés faillites comme je puis demonstrer, et même vérifier par l’experience. J’ay laissé à Paris le Manuscript de ma quadrature, et peut estre qu’on l’y pourra faire imprimer.

Il est temps de finir cette lettre assez prolixe, en vous asseurant que je serois toute ma vie etc.

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III.
Leibniz an Galloys.
Decembr. 1678.      

J’ay appris de M. de la Rocque que la lettre que je vous avois écrite et envoyée à un nommé Mons. Soudry, n’a pas esté rendue. Ce Mons. Soudry est mort d’apoplexie à l’armée à mon grand regret ; car il estoit habile homme surtout en mechanique, et il s’étoit chargé à Paris du soin de l’impression de mon Manuscrit de lu quadrature arithmétique. Pour reparer ce malheur qui est arrivé à ma lettre, je n’ay pas voulu manquer de vous écrire pour obtenir abolition du crime de silence et d’ingratitude dont vous m’avés peut estre déjà condamné. En effect, Monsieur, apres les bontés que vous m’avés témoignées aussi bien que Monseigneur le Duc de Chevreuse, mon silence seroit criminel. Vous avez souffert mes importunités par un long espace de temps, et vous vous estes donné autant de peine pour l’amour de moy, que vous en auriés pû prendre pour nos propres interests. Cependant j’estois un inconnu, un étranger, un homme, qui ne vous étoit utile à rien. L’opinion que vous avies de moy que je pourrois contribuer quelque chose à l’avancement des sciences, a esté l'unique raison d’un procédé si genereux. Le malheur a voulu que je h’en ay pû profiter et je vous avoue, Monsieur, que ce qui m’a fait balance le plus lorsqu’on m’appelloit icy, a esté le regret que j’avois de laisser vostre ouvrage imparfait et de quitter des personnes de tant de merite, et de tant de bonté. Mais enfin je ne pûs m’en défendre. Car n’ayant pas encor une resolution positive à Paris, je fus obligé de ne pas laisser passer une occasion que je ne retrouverois pas. En effect Son Altesse Serenissime, mon Maistre, m’a traité fort genereusement bien au delà de ce qu’elle m’avoit promis. En venant icy j’avois seulement 100 écus d’argent content, et le logement à la Bibliothèque de S. A. avec un simple titre de conseiller. Maintenant outre ce même logis j’ay jusqu’à 900 écus d’argent content ; et une charge fixe et effective de conseiller du conseil aulique qui est immédiatement apres celuy d’Estat, avec esperance de quelques autres grâces et beaucoup d’entrée auprès du Maistre. Vous jugés bien, Monsieur, que c’est quelque chose et que l’argent vaut autant que si j’en avois bien d’avantage à Paris ou tout est plus cher. Mais le principal est que le Prince qui est non seulement curieux, mais encor intelligent au delà de ce qu’on sçauroit croire, voulant que je luy rapporte de temps en temps ce qui se passe dans les belles sciences, me donne par la la liberté de m’entretenir quelques fois avec mes premières amours. En effect je prétends d’avoir en Geometrie et en Mecaniques des choses qui sont bien au delà de ce que je sçavois à Paris : mais sur tout je songe aux Combinaisons que vous m’avés recommandées. Je ne cherche presque plus rien en Geometrie, que l’art de trouver d’abord les belles constructions. Je voys de plus en plus que l’Algèbre n’est pas la voye naturelle pour y arriver ; et qu’il y a moyen de faire une autre caractéristique propre aux lignes, et naturelle pour les solutions linéaires ; au lieu que l’Algèbre est commune à toutes les grandeurs, et qu’il faut des détours, et des operations forcées ordinairement, pour tirer la construction du calcul, quoyque sur cela même il y ait beaucoup d’adresses qui ne sont pas encor connues à tout le monde. Si cette caractéristique de Geometrie estoit établie, comme je voy qu’elle pourroit estre, elle meneroit infailliblement la ou l’on veut aller, autant qu’il est possible, aussi bien que l’Algèbre : au lieu que les adresses des Geometres ordinaires qui ne cherchent les solutions que par la voye linéaire et purement Géométrique, sont bien bornées, et ne leur réussissent que rarement : L’algebre au contraire ayant cela de bon qu’elle Fait tousjours arriver à la solution du problème, quoyque la solution ne soit pas tousjours la plus courte, et quoyque la voye du calcul ne soit pas la plus naturelle, et n’éclaire pas l’esprit en chemin comme la voye des Geometres.

Ce n’est pas pourtant l’Algebre de Viete ou de des Cartes qui puisse arriver à la solution de tous les problèmes : puisqu’elle ne va qu’aux problèmes de la Geometrie rectilineaire, c’est à dire qui traite des moyens de trouver une ligne droite dont la relation à d’autres lignes droites est donnée ; car ce ne sont que ces problèmes qui se réduisent aux équations du premier, second, troisième, ou quelque autre degré plus haut et qui sont les seuls que M. des Cartes apprend de résoudre par l’intersection de ses courbes. Au lieu que les problèmes les plus difficiles, et qui ont le plus d’influence dans la mécanique ne se réduisent à aucune équation d’un certain degré. Ils dépendent de quelques équations extraordinaires, que j’appelle Transcendentes, parce qu’elles sont de tous les degrés tout à la fois, ou conjointement, ou bien alternativement. Il faut de nouvelles lignes courbes, pour les construire, et il faut une nouvelle espece d’Algebre, pour les traiter dignement : elle n’est pas encor connue de nos auteurs. Et cependant les centres de gravité, les quadratures, les dimensions des courbes ou grandeurs courvilignes, et généralement tous les problèmes pour les quels la grandeur de quelque ligne autre que droite ou de quelque espace compris de telles lignes est supposée ou demandée, reviennent à cette Algèbre transcendente, quand on les veut réduire aux termes de calcul. C’est pourquoy il ne faut pas s’étonner si Viete, des Cartes même, et leurs disciples n’ont pû presque rien faire sur ces sortes de problèmes. Et ce que les autres ont fait la dessus ne sont que de certaines rencontres particulières, heureuses ou ingénieuses. Au lieu que je voy moyen de (railler tout cela analytiquement et j’ay beaucoup d’essais considérables de ma methode.

Pour ce qui est de l’Algebre en elle même .séparée de l’application aux lignes, j’ay un grand dessein, c’est de donner un moyen de faire des tables literales, aussi utiles en Algèbre spécieuse, que les tables des sinus le sont en nombres. Par ce moyen on n’auroit presque d’autre peine en calculant que u’ordonner son calcul, d’en transcrire l’evenement des tables, et de substituer en copiant les lettres qu’on a employées dans son calcul à la place de celles des tables. C’est sans doute la plus utile chose dont on se puisse aviser en Algèbre ; et ce qu’il y a encor de bon, est que ces tables ne se sçauroient fausser, parce que tout y garde un certain ordre, et va avec une progression si bien réglée, qu’on y découvre d’abord s’il y a quelque faute de calcul ou d’impression. Pour la construction de ces Tables, le tout est d’en sçavoir le dessein et d’en trouver le vray commencement, ou d’y avoir entrée par une ouverture naturelle. Le reste n’est presque que la peine d’écrire. Outre cela j’ay des voyes demonstratives pour arriver à l’extraction des racines irrationelles des équations des degrés qui passent le cube et le quarré-quarré. Mais comme le calcul en est long, je suis presque d’avis, de le différer jusqu’à l’execution des tables.

Pour la Science des Nombres j’ay enfin obtenu le moyen que j’ay cherché long temps, de résoudre les problèmes de l’Arithmétique figurée, ou de Diophante, par une voye seure et analytique ; ce que Bachet, M. Fermat, M. Frenicle, et quelques autres habiles gens ont fait la dessus ne sont que des tentatives, qui roussissent en de certains cas particuliers : et ma voye est aussi differente de la leur, que l’Analyse l’est de la Geometrie ordinaire. Mes solutions peuvent tousjours estre universelles, c’est à dire je puis faire un dénombrement par ordre de tous les exemples ou nombres qui peuvent satisfaire à l’infini ; et je puis determiner les plus simples de tous : aussi bien que demonstrer les impossibililés. J’ay demonstré le theoreme de Mons. Frenicle (de l’impossibilité d’un triangle rectangle dont l’aire est quarrée) par une voye differente de la sienne, et bien meilleure, puisqu’elle donne une infinité d’autres théorèmes plus generaux. Cependant les plus habiles mathématiciens ont cherché inutilement une démonstration differente de celle de M. Frenicle. Je n’estime pas fort ces sortes de problèmes de l’Arithmétique de Diophante, car quoyqu’ils soyent beaux, ils sont de peu d’usage. Je les estime pourtant assés pour les dépêcher une fois pour toutes à fin que le monde n’en soit plus fatigué ; et à fin d’avancer l’art d’inventer ; d’autant que l’analyse connue jusqu’icy n’y pouvoit arriver, et d’autant que M. des Cartes a avoué dans ses lettres qu’il y trouvoit de la peine.

J’ay quelques pensées Mechaniques qui auront des suites ; je fais exécuter ma machine Arithmétique ; et je ne n’oublieray pas l'horloge sans parler de quelques autres desseins. J’ay laissé à Paris mon Manuscrit de la Quadrature Arithmétique. Les Théorèmes qu’il contient sont considérables en theorie, et tres utiles pour la practique. Car en retenant seulement dans la mémoire deux progressions très simples que j’y donne, et qu’on ne sçauroit quasi oublier, quand on les a une fois apprises, on pourra résoudre par la aisément tous les problèmes de Trigonometrie, sans les Tables, sans instrument, et sans livres, avec autant d’exactitude que l’on voudra. Ce qui sera d’un grandissime usage pour les voyageurs, qui ne peuvent pas tousjours porter leurs livres avec eux. Avoir des tables est une commodité, mais ne pouvoir pas résoudre les problèmes sans les tables est une imperfection de la science, à la quelle je prétends d’avoir remédié. Cette invention a paru mémorable à des habiles Geometres : et j’avois eu l’ambition de l’eterniser, « en la faisant publier parmy les découvertes bien plus importantes de vostre Academie Royale, mais je ne sçay si cela se pourra faire doresnavant. Si ce n’est que vostre bonté trouve un jour quelque expedient favorable pour faire en sorte que toutes les peines que vous aves prises pour moy du temps passé réussissent encor à quelque chose d’approchant ; Car je ne sçay s’il est necessaire d’estre tousjours à Paris pour avoir quelque relation à l’Academie Royale, d’autant que le Roy a fait des grâces pareilles à des gens qui n’avoient point de telle relation à FAeàdemie et qui ne se chargoicnt d’aucun travail. »

J’adjouteray quelque chose des Combinaisons, et de l’Art d’inventer en general. Car je sçay que vous aimés ces considérations universelles, et que vous avés vous même là dessus dès observations importantes. Je suis confirmé de plus en plus de l'utilité et de la réalité de cette science generale et je voy que peu de gens en ont compris l’étendue. Mais pour la rendre plus facile et pour ainsi dire sensible, je prétends de me servir de la characteristique dont je vous ay parlé quelques fois, et dont l'Algebre et l'Arithmetique ne sont que des échantillons. Cette charactérîstique consiste dans une certaine écriture ou langue (car qui a l'une peut avoir l’autre) qui rapporte parfaitement les relations des nos pensées. Ce charactere seroit tout autre que tout ce qu’on a projetté jusqu’icy. Car on a oublié le principal qui est que les characteres de cette écriture doivent servir à l’invention et au jugement, comme dans l’Algebre et dans l’Arithmetique. Cette écriture aura de grands avantages, entre autre un qui me paroist important. C’est que les chimères que celuy même qui les avance n’entend pas ne pourront pas estre écrites en ces caractères. Un ignorant ne s’en pourra pas servir ou s’efforçant de le faire il deviendra sçavnnt par la même. Car cette écriture est instructive bien plus que celle des Chinois ou il faut estre sçavant pour sçavoir écrire. La connaissance de la langue s’avancera avec celle des choses et y servira beaucoup, et une chose pourra avoir autant de noms que de propriétés ; mais il n’y en a qu’un qui sera la clef de tous les autres, quoy qu’on n’y puisse pas tousjours parvenir dans les matières qui dependent des expériences. Cependant on approchera au moins par cette voye, autant qu’il est possible ex datis experimentis aut in potestate existentibus. On jugera même souvent quelles expériences sont encor necessaires pour remplir le vuide. Mais à fin d’arriver à ce grand dessein, il ne faut que les définitions des termes de quelque langue receue, ce qui n’est pas infini. Et cela me fait souvenir des définitions des mots qui ont esté faits dans l’Academie Françoise dont vous m’avés parlé un jour, et que je souhaiterois bien de voir. Il y aura bien d’abrégés dans l’execution : mais je ne me sçaurois expliquer la dessus en peu de mots.

Je m’appercois que la chaleur d’écrire me mene trop loin, et que tant de choses que j’entasse les unes sur les autres pourront paroistre un peu chimériques à une personne aussi exacte et aussi judicieuse que vous estes. Mais la satisfaction que j’ay de vous parler m’a emporté ; et j’espere que vous aures la bonté de prendre cette lettre pour une conversation ou il se dit bien des choses, qui on n’assujetit pas à la rigueur. Peut estre pourtant que je n’ay rien dit, dont je n’aye quelque échantillon, et dont je ne puisse demonstrer au moins la possibilité, et donner même quelque ouverture pour y arriver. Et cela est bien assés pour un homme comme moy, qui est distrait de plusieurs manières, et qui n’est pas aidé. Mais si j’avois des personnes capables de concourir avec moy, je croy que je n’ay rien dit que nous n’executerions ; et peut estre encor quelque autre chose. Car il y a ordinairement un enchaînement dans les découvertes.

Je Vous supplie, Monsieur, de faire tenir la cy jointe à Monseigneur le Duc de Chevreuse, j’y parle amplement de ce phosphore ou feu tangible dont il est fait mention dans le journal. J’en rapporte quelques expériences assez curieuses. Je souhaiterais d’en procurer quelque avantage à l’inventeur. J’espere même, que cela donnera matière de parler de moy, et de faire valoir ma correspondance qui pourra quelques fois estre utile à l’Academie, parce que plusieurs curieux s’adressent à moy maintenant que j’ay l’honneur d’approcher souvent d’un prince qui entend et qui aime les belles choses. On me fait esperer une liqueur d’une telle force qu’elle attaque même le verre en peu de temps, et plusieurs autres expériences considérables. Je me remets à ce que vous trouverés convenable.

Vous desirez de sçavoir, Monsieur, les oeuvres d’Aegidius Strauchius et de Samuel Puffendorf. Voicy ceux qui me sont connus.

Aegidii Strauchii

Breviarium Chronologicum (que vous sçaves déjà).

Astrognosia. 12°. Witeb. 1668, ou il tache de donner une methode aisée pour connoistroe les étoiles fixes.

Tabulae Matheseos. 12°. Wileb. 1662. C’est un recueil des tables Mathématiques qui sont les plus necessaires pour la Geometrie practique, l’Astronomie, la Geographie, la Chronologie etc. J’apprehende seulement qu’elles ne soyent pas correctement imprimées.

Aphorismi Mathematici. 12°. Witeb. 1675. Ces sont les propositions les plus necessaires à sçavoir, mais si je ne trompe pas, elles sont sans démonstration.

Magnitudinum doctrina. 12°. Witeb. 1678. C’est à peu près de même.

Definitiones Theologicae. 4°. Dantisci 1672.

Compendium Theologiae. 12°. Dantisci 1672.

Il y a encor de luy quelques disputations, quelques sermons, et quelques livres de controverse, car il a eu des démélés avec le jeune Calixtus, théologien de Helmstäd, et avec quelques uns de ses propres colleges et avec le Magistrat même à Danzig.
Samuelis Puffendorfii
Elementa juris universalis
De oflicio homimis
que vous savez déja.

Son grand ouvrage in 4° de jure naturae et gentium, dont le livre de officio hominis est l’abrégé. Londin. 1672. 4°

Monzambanus, de statu imperii Germanici. Ce livre a esté traduit en François, mais chastré. L’auteur n’est pas nommé dans ce livre, mais tout le monde sçait que en est M. Puffendorf. Et son frere qui a esté resident de Suède en France et ailleurs, ne le desavoue pas.

Dissertatio de Republica irregulari [qui sert d’éclaircissement au Monzambane]. 42°. 1669.

Dissertationes Academicae selectores, Upsaliae, 1677. 8°.

Maintenant il travaille à l'histoire de Suede, depuis le Roy Gustave premier jusqu’à la mort de Charles Gustave.

Quand j’apprendrois quelques autres livres de ces Messieurs, je vous en feray part.

Vous aurés veu Stephanum de Urbibus avec les Commentaires de Thomas Pinedo, Juif Portugais, imprimé depuis peu en Hollande. Je suis bien aise de voir que les Juifs commencent à apprendre les lettres latines et grecques ; cela facilitera sans doute leur conversion.

Un nommé Sandius en Hollande prétend de rétablir l’Arianisme, qui est different du Socianisme comme vous sçavés en ce que Socinus et quelques autres modernes prétendent que Jésus Christ n’a pas este avant sa mere ; au lieu qu’Arius et les autres anciens de cette étoffe l’ont crû au moins primogenitum creaturarum. Vous avés peut estre veu aussi le livre de Caesarinus Furstenerius de Jure Supreinatus (c’est à dire de la souveraineté) Principum Germaniae, ou il prétend d’expliquer comment ils sont souverains non estant ce qu'ils doivent à l’Empereur et à l’Empire. Item le projet qu’on a publié en Hollande des oeuvres de feu M. Saumaise qu’on prétend y faire imprimer.

Il est temps de finir à moins que de commencer une 4me feuille, et de faire un livre au lieu d’une lettre. Je vous supplie d’excuser que je me suis servi d’une autre main, parce que la poste pressoit, et je faisois copier, pendant que je continuois d’écrire. Mais je vous supplie sur tout, de me pardonner cette prolixité inouye. Il me sembloit que je vous parlois en écrivant ; et le souvenir de la satisfaction que j’avois trouvé dans vostre entretien me charmoit. En eflect, Monsieur, quelque agréable que le séjour de Paris puisse estre, je ne le regrette que parceque j’ay quitté avec luy un très petit nombre de personnes qui vous ressemblent, quoyque je ne sache si deux ou trois font nombre. Cette étendue d’esprit, cette maturité de jugement, avec des sentimens si équitables, sont des plus rares productions de la nature, et un voyageur, peut dire, quand il a bien employé son temps, quand il en rencontre pendant ses courses. Ce peu d’espace qui reste, m’oblige d’arrester. Si vous me voulés honorer de quelque commandement, Monsieur Brosseau, Resident de S. A. S. mon Maistre, me le fera tenir. Je suis avec tout le zele, que je dois à vostre merite éclatant, et à vos bontés signalées etc.

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  1. Leibniz hat bemerkt : ist nicht abgangen. — Es fehlt das Datum auf diesem Schreiben : Jedenfalls ist es im Laufe des Jahres 1677 abgefasst, da Leibniz darin den Tod Spinoza’s erwähnt, der den 21. Febr 1677 starb.