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Leibniz-en.francais-Gerhardt.Math.1a7.djvu/Remarques sur les Bernouilli

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(et ses correspondants)
Remarques de Leibniz sur le rôle
de Jacques et Jean Bernoulli[1]
Texte établi par C.I. Gerhardt (GM5p. 389-392).


XXX.
REMARQUES DE MR. LEIBNIZ SUR L’ART. V. DES NOUVELLES DE LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES DU MOIS DE FÉVRIER 1706.[1]

On rapporte dans cet Article des Nouvelles de la République des Lettres un éloge de feu Mr. Bernoulli (prononcé à l’Académie des Sciences de Paris), où il y a des erreurs de fait qui me regardent. Et, comme il importe beaucoup pour l’avancement même des Sciences, que les personnes appliquées aux méditations profondes joignent les bonnes qualités du coeur à celles de l’esprit, j’ai crû à propos d’éclaircir et de rectifier quelques endroits de cet Article, qui pourroient faire tort à Mrs. Bernoulli et à moi. Parmi les choses avantageuses qu’on a la bonté de dire de moi et qu’un dit d’eux avec justice, on en ajoute, que des Juges sévères auroient raison, à mon avis, de condamner. Car on insinue, qu’ayant laissé entrevoir quelque chose de mon système des Infinitesimales, Mrs. Bernoulli avoient médité si profondément sur ces foibles rayons, qui m’étoient échappés, qu’ayant résolu de m’enlever la gloire de l’invention, ils y avoient réussi, et avoient même publié mon système avant moi. Il semble que c’est me faire passer pour envieux, et eux pour injustes. L’un et l’autre est sans fondement Voici le fait. Ayant trouvé mon nouveau calcul dès l’an 1674, je fus longtems sans en rien faire paroître, parce qu’étant retourné de France en Allemagne, j’eus des occupations et des emplois qui m’en détournèrent. L’affaire méritoit un Ouvrage exprès, et je n’avois pas tout le loisir qu’il demandoit, pour répondre à mes vûes et à l’attente du Public, outre que j’ai toujours eu de la peine à travailler sur ce que j’avois déjà en mon pouvoir, aimant à pousser plusieurs autres vûes d’une nature toute différente dont je pourrai peut-être quelque jour entretenir encore le Public, si Dieu me continue la vie et la santé. Cependant, quelques-uns de mes anciens amis, et particulièrement Mrs. Menken et Pfauz, ayant commencé le Journal de Leipsic, je fus bien aise de leur communiquer quelques échantillons de mes méditations Géométriques, pour contribuer à varier leurs collections. L’approbation publique et leurs invitations m’engagèrent à continuer de tems en tems. Enfin, ne me voyant ni trop en état, ni assez eu humeur de travailler à l’Ouvrage de ma nouvelle Analyse, je pris la résolution, de peur qu’elle ne se perdît, d’en publier des Elémens en abrégé, c’est à dire, l’Algorithme de ce calcul, qui en contient l’application à l’addition et soustraction, à la multiplication et division, et aux puissances et racines. Feu Mr. Bernoulli Professeur de Basle m’écrivit là-dessus, et me demanda quelque éclaircissement sur la résistance des solides, dont j’avais donné une détermination dans le Journal de Leipsic au-delà de celle de Galilée. Cela fit naître quelque commerce de lettres entre nous, que mon voyage d’Italie interrompit. Cependant, je donnai un échantillon nouveau de mon calcul, en l’appliquant au mouvement |dea Planètes, et j’y fis voir l’usage des Infinitesimales du second degré. Feu Mr. Bernoulli y étoit attentif, mais il n’y trouva entrée, que lorsqu’il vit comment je m’y prenois pour appliquer ce calcul à des Problèmes Physico-Mathématiques. J’en avois proposé un à Mr. l’Abbé Catelan, qui dans un petit démêlé que nous avions vantoit trop les méthodes Cartésiennes comme suffisantes à tout. Cet Abbé demeura courl là-dessus, et il n’y eut que Mr. Huygens, qui trouvant le Problème digne de sa curiosité (c’étoit de trouver une courbe, dans laquelle le corps pesant descende également vers l’horizon ou sans accélération) en donna la solution, quoique par une méthode différente de la mienne, mais sans en ajouter la démonstration. Donc pour dépêcher ce Problème, j’en publiai une, laquelle marquoit les traces de mon Analyse. C’est ce qui acheva d’ouvrir les yeux à Mr. Bernoulli. 11 l’avoua lui même, et voyant qu’un nouveau champ étoit ouvert, il me pria, à la suggestion de Mr. son Frère, qui entroit déjà bien avant dans ces matières, de penser si par la même Analyse, on ne pourrait point arriver à des Problèmes plus difficiles, maniés inutilement par d’autres, et particulièrement à la courbe, qu’une chaine doit former, supposé qu’elle soit parfaitement flexible par-tout, que Galilée avoit crûe être la Parabole, quoiqu’ils ne sçussent point alors qu’il y avoit travaillé. J’y pensai, et j’en vins d’abord à bout ; mais au lieu de publier ma solution, j’encourageai Mr. Bernoulli à la chercher aussi. Mon succès fut cause, sans doute, que les deux Frères s’y appliquèrent fortement, et que le plus jeune, dont je viens de parler, depuis Professeur à Groningue et maintenant à Basle, eut l’avantage d’y réussir entièrement. Pour y arriver par le moyen de ce que j’avais déjà communiqué, il falloit une adresse extraordinaire et quelque exercice, que l’application et l’envie de se signaler leur donna pour se bien servir de ce nouveau calcul. Après cela ils furent en état d’aller bien loin. Cependant, ils m’ont toujours fait la justice de m’attribuer l’invention de cette Analyse, comme on le voit par plusieurs endroits de leurs écrits dans les Actes de Leipsic et ailleurs, et par l’Ouvrage de Mr. le Marquis de l’Hospilal, à qui Mr. Bernoulli le jeune en avoit communiqué les fondemens et la matière à Paris : et moi, je leur ai rendu la pareille, en avouant qu’ils avoient beaucoup de part à l'utilité que le Public en a tirée, et que personne n’avoit plus fait valoir cette invention qu’eux, avec Mr. le Marquis de l’Hospital, à qui cette science est aussi fort redevable. Si j’avois publié d’abord moi même la solution du problème de la Chainette, sans donner à Mrs. Bernoulli envie d’y travailler, ils en auroient eu moins de gloire, mais le Public en auroit tiré moins d’utilité ; car ils se seraient peut-être moins appliqués à cultiver une science, où ils n’auroient pas eu assez de part, de sorte que je ne me repens point de ce que j’ai feit, et je trouve, comme c’est l’ordinaire, que ce qui est arrivé a été le meilleur. L’ouvrage que Mr. le Marquis de l’Hospital publia le premier sur ce nouveau système, sous le titre iï Analyse des infiniment petits, a été publié de mon consentement. Il eut la déférence pour moi et l’honnêteté de me mander que, si je voulois me servir de mon droit d’inventeur, pour publier le premier un ouvrage d’une juste étendue sur cette nouvelle science, il ne me vouloit point prévenir. Mais je n’avois garde de priver le Public d’un travail aussi utile que le sien, pour me conserver un droit, dont je me pouvois passer facilement, ayant toujours celui d’y suppléer, comme j’ai fait, en proposant de tems en tems quelques nouvelles ouvertures pour pousser cette Analyse.

J’ai été d’autant plus porté à désabuser le Public sur ces faits mal narrés, que Mr. Bernoulli vient de le demander dans une de ses lettres de Basle du 22. de May, où il les rejette et les désapprouve hautement, comme éloignés de la vérité.

  1. Mouvell. de la Républiq. des lettres de l’an. 1706.