Leone Leoni/Chapitre 10

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Leone Leoni
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X.

Il fut dehors pendant tout le jour. Le lendemain il sortit de bonne heure. Il semblait fort affairé ; mais son humeur était plus joyeuse que je ne l’avais encore vue. Cela me donna le courage de m’ennuyer encore douze heures, et chassa la triste impression que me causait cette maison silencieuse et froide. Dans l’après-midi, pour me distraire un peu, j’essayai de la parcourir ; elle était fort ancienne : des restes d’ameublement suranné, des lambeaux de tenture et quelques tableaux à demi dévorés par les rats occupèrent mon attention ; mais un objet plus intéressant pour moi me rejeta dans d’autres pensées. En entrant dans la chambre où avait couché Leoni, je vis à terre le fameux coffre ; il était ouvert et entièrement vide. J’eus l’âme soulagée d’un grand poids. Le dragon inconnu enfermé dans ce coffre s’était donc envolé ; la destinée terrible qu’il me semblait représenter ne pesait donc plus sur nous ! — Allons, me dis-je en souriant, la boîte de Pandore s’est vidée ; l’espérance est restée pour moi.

Comme j’allais me retirer, mon pied se posa sur un petit morceau d’ouate oublié à terre au milieu de la chambre avec des lambeaux de papiers de soie chiffonnés. Je sentis quelque chose qui résistait, et je le relevai machinalement. Mes doigts rencontrèrent le même corps solide au travers du coton, et en l’écartant j’y trouvai une épingle en gros brillants que je reconnus aussitôt pour appartenir à mon père, et pour m’avoir servi le jour du dernier bal à attacher une écharpe sur mon épaule. Cette circonstance me frappa tellement que je ne pensai plus au coffre ni au secret de Leoni. Je ne sentis plus qu’une vague inquiétude pour ces bijoux que j’avais emportés dans ma fuite, et dont je ne m’étais plus occupée depuis, pensant que Leoni les avait renvoyés sur-le-champ. La crainte que cette démarche n’eût été négligée me fut affreuse ; et lorsque Leoni rentra, la première chose que je lui demandai ingénument fut celle-ci : — Mon ami, n’as-tu pas oublié de renvoyer les diamants de mon père lorsque nous avons quitté Bruxelles ?

Leoni me regarda d’une étrange manière. Il semblait vouloir pénétrer jusqu’aux plus intimes profondeurs de mon âme.

— Qu’as-tu à ne pas me répondre ? lui dis-je ; qu’est-ce que ma question a d’étonnant ?

— À quel diable de propos vient-elle ? reprit-il avec tranquillité.

— C’est qu’aujourd’hui, répondis-je, je suis entrée dans ta chambre par désœuvrement, et j’ai trouvé ceci par terre. Alors la crainte m’est venue que, dans le trouble de nos voyages et l’agitation de notre fuite, tu n’eusses absolument oublié de renvoyer les autres bijoux. Quant à moi, je te l’ai à peine demandé ; j’avais perdu la tête.

En achevant ces mots, je lui présentai l’épingle. Je parlais si naturellement et j’avais si peu l’idée de le soupçonner qu’il le vit bien ; et prenant l’épingle avec le plus grand calme :

— Parbleu ! dit-il, je ne sais comment cela se fait. Où as-tu trouvé cela ? Es-tu sûre que cela vienne de ton père et n’ait pas été oublié dans cette maison par ceux qui l’ont occupée avant nous ?

— Oh ! lui dis-je, voici auprès du contrôle un cachet imperceptible : c’est la marque de mon père. Avec une loupe tu y verras son chiffre.

— À la bonne heure, dit-il ; cette épingle sera restée dans un de nos coffres de voyage, et je l’aurai fait tomber ce matin en secouant quelque harde. Heureusement c’est le seul bijou que nous ayons emporté par mégarde ; tous les autres ont été remis à une personne sûre et adressés à Delpech, qui les aura exactement remis à ta famille. Je ne pense pas que celui-ci vaille la peine d’être rendu ; ce serait imposer à ta mère une triste émotion de plus pour bien peu d’argent.

— Cela vaut encore au moins dix mille francs, répondis-je.

— Eh bien, garde-le jusqu’à ce que tu trouves une occasion pour le renvoyer. Ah ça ! es-tu prête ? les malles sont-elles refermées ? Il y a une gondole à la porte, et ta maison t’attend avec impatience ; on sert déjà le souper.

Une demi-heure après nous nous arrêtâmes à la porte d’un palais magnifique. Les escaliers étaient couverts de tapis de drap amarante ; les rampes, de marbre blanc, étaient chargées d’orangers en fleurs, en plein hiver, et de légères statues qui semblaient se pencher sur nous pour nous saluer. Le concierge et quatre domestiques en livrée vinrent nous aider à débarquer. Leoni prit le flambeau de l’un d’eux, et, l’élevant, il me fit lire sur la corniche du péristyle cette inscription en lettres d’argent sur un fond d’azur : Palazzo Leoni. — Ô mon ami, m’écriai-je, tu ne nous avais donc pas trompés ? Tu es riche et noble, et je suis chez toi !

Je parcourus ce palais avec une joie d’enfant. C’était un des plus beaux de Venise. L’ameublement et les tentures, éclatants de fraîcheur, avaient été copiés sur les anciens modèles, de sorte que les peintures des plafonds et l’ancienne architecture étaient dans une harmonie parfaite avec les accessoires nouveaux. Notre luxe de bourgeois et d’hommes du Nord est si mesquin, si entassé, si commun, que je n’avais jamais conçu l’idée d’une pareille élégance. Je courais dans les immenses galeries comme dans un palais enchanté ; tous les objets avaient pour moi des formes inusitées, un aspect inconnu ; je me demandais si je faisais un rêve, et si j’étais vraiment la patronne et la reine de toutes ces merveilles. Et puis, cette splendeur féodale m’entourait d’un prestige nouveau. Je n’avais jamais compris le plaisir ou l’avantage d’être noble. En France on ne sait plus ce que c’est, en Belgique on ne l’a jamais su. Ici, le peu de noblesse qui reste est encore fastueux et fier ; on ne démolit pas les palais, on les laisse tomber. Au milieu de ces murailles chargées de trophées et d’écussons, sous ces plafonds armoriés, en face de ces aïeux de Leoni peints par Titien et Véronèse, les uns graves et sévères sous leurs manteaux fourrés, les autres élégants et gracieux sous leur justaucorps de satin noir, je comprenais cette vanité du rang, qui peut être si brillante et si aimable quand elle ne décore pas un sot. Tout cet entourage d’illustration allait si bien à Leoni, qu’il me serait impossible aujourd’hui encore de me le représenter roturier. Il était vraiment bien le fils de ces hommes à barbe noire et à mains d’albâtre, dont Van Dyck a immortalisé le type. Il avait leur profil d’aigle, leurs traits délicats et fins, leur grande taille, leurs yeux à la fois railleurs et bienveillants. Si ces portraits avaient pu marcher, ils auraient marché comme lui ; s’ils avaient parlé, ils auraient eu son accent. — Eh quoi ! lui disais-je en le serrant dans mes bras, c’est toi, mon seigneur Leone Leoni, qui étais l’autre jour dans ce chalet entre les chèvres et les poules, avec une pioche sur l’épaule et une blouse autour de ta taille ? C’est toi qui as vécu six mois ainsi avec une pauvre fille sans nom et sans esprit, qui n’a d’autre mérite que de t’aimer ? Et tu vas me garder près de toi, tu vas m’aimer toujours, et me le dire chaque matin, comme dans le chalet ? Oh ! c’est un sort trop élevé et trop beau pour moi ; je n’avais pas aspiré si haut, et cela m’effraie en même temps que cela m’enivre.

— Ne sois pas effrayée, me dit-il en souriant, sois toujours ma compagne et ma reine. À présent, viens souper, j’ai deux convives à te présenter. Arrange tes cheveux, sois jolie ; et quand je t’appellerai ma femme, n’ouvre pas de grands yeux étonnés.

Nous trouvâmes un souper exquis sur une table étincelante de vermeil, de porcelaines et de cristaux. Les deux convives me furent gravement présentés ; ils étaient Vénitiens, tous deux agréables de figure, élégants dans leurs manières, et, quoique bien inférieurs à Leoni, ayant dans la prononciation et dans la tournure d’esprit une certaine ressemblance avec lui. Je lui demandai tout bas s’ils étaient ses parents.

— Oui, me répondit-il tout haut en riant, ce sont mes cousins.



Il était jusqu’aux genoux dans un trou. (Page 14.)

— Sans doute, ajouta celui qu’on appelait le marquis, nous sommes tous cousins.

Le lendemain, au lieu de deux convives, il y en eut quatre ou cinq différents à chaque repas. En moins de huit jours, notre maison fut inondée d’amis intimes. Ces assidus me dévorèrent de bien douces heures que j’aurais pu passer avec Leoni, et qu’il fallait partager avec eux tous. Mais Leoni, après un long exil, semblait heureux de revoir ses amis et d’égayer sa vie : je ne pouvais former un désir contraire au sien, et j’étais heureuse de le voir s’amuser. Il est certain que la société de ces hommes était charmante. Ils étaient tous jeunes et élégants, gais ou spirituels, aimables ou amusants ; ils avaient d’excellentes manières, et des talents pour la plupart. Toutes les matinées étaient employées à faire de la musique ; dans l’après-midi nous nous promenions sur l’eau ; après le dîner nous allions au théâtre, et en rentrant on soupait et on jouait. Je n’aimais pas beaucoup à être témoin de ce dernier divertissement, où des sommes immenses passaient chaque soir de main en main. Leoni m’avait permis de me retirer après le souper, et je n’y manquais pas. Peu à peu le nombre de nos connaissances augmenta tellement, que j’en ressentis de l’ennui et de la fatigue ; mais je n’en exprimai rien. Leoni semblait toujours enchanté de cette vie dissipée. Tout ce qu’il y avait de dandys de toutes nations à Venise se donna rendez-vous chez nous pour boire, pour jouer et pour faire de la musique. Les meilleurs chanteurs des théâtres venaient souvent mêler leurs voix à nos instruments et à la voix de Leoni, qui n’était ni moins belle ni moins habile que la leur. Malgré le charme de cette société, je sentais de plus en plus le besoin du repos. Il est vrai que nous avions encore de temps en temps quelques bonnes heures de tête-à-tête ; les dandys ne venaient pas tous les jours : mais les habitués se composaient d’une douzaine de personnes de fondation à notre table. Leoni les aimait tant, que je ne pouvais me défendre d’avoir aussi de l’amitié pour elles. C’étaient elles qui animaient tout le reste par leur suprématie en tout sur les autres. Ces hommes étaient vraiment remarquables, et semblaient en quelque sorte des reflets de Leoni. Ils avaient entre eux cette espèce d’air de famille, cette conformité d’idées et de langage qui m’avaient frappée dès le premier jour ; c’était un je ne sais quoi de subtil et de recherché que n’avaient pas même les plus distingués parmi tous les autres. Leur regard était plus pénétrant, leurs réponses plus promptes, leur aplomb plus seigneurial, leur prodigalité de meilleur goût. Ils avaient chacun une autorité morale sur une partie de ces nouveaux venus ; ils leur servaient de modèle et de guide dans les petites choses d’abord, et plus tard dans les grandes. Leoni était l’âme de tout ce corps, le chef suprême qui imposait à cette brillante coterie masculine la mode, le ton, le plaisir et la dépense.



Parbleu, ma chère petite, me répondit… (Page 23.)

Cette espèce d’empire lui plaisait, et je ne m’en étonnais pas ; je l’avais vu régner plus ouvertement encore à Bruxelles, et j’avais partagé son orgueil et sa gloire ; mais le bonheur du chalet m’avait initiée à des joies plus intimes et plus pures. Je le regrettais, et ne pouvais m’empêcher de le dire. — Et moi aussi, me disait-il, je le regrette, ce temps de délices, supérieur à toutes les fumées du monde, mais Dieu n’a pas voulu changer pour nous le cours des saisons. Il n’y a pas plus d’éternel bonheur que de printemps perpétuel. C’est une loi de la nature à laquelle nous ne pouvions nous soustraire. Sois sûre que tout est arrangé pour le mieux dans ce monde mauvais. Le cœur de l’homme n’a pas plus de vigueur que les biens de la vie n’ont de durée : soumettons-nous, plions. Les fleurs se courbent, se flétrissent et renaissent tous les ans ; l’âme humaine peut se renouveler comme une fleur, quand elle connaît ses forces et qu’elle ne s’épanouit pas jusqu’à se briser. Six mois de félicité sans mélange, c’était immense, ma chère ; nous serions morts de trop de bonheur si cela eût continué, ou nous en aurions abusé. La destinée nous commande de redescendre de nos cimes éthérées et de venir respirer un air moins pur dans les villes. Acceptons cette nécessité, et croyons qu’elle nous est bonne. Quand le beau temps reviendra, nous retournerons à nos montagnes, nous serons avides de retrouver tous les biens dont nous aurons été sevrés ici ; nous sentirons mieux le prix de notre calme intimité ; et cette saison d’amour et de délices, que les souffrances de l’hiver nous eussent gâtée, reviendra plus belle encore que la saison dernière.

— Oh ! oui, lui disais-je en l’embrassant, nous retournerons en Suisse ! Oh ! que tu es bon de le vouloir et de me le promettre !… Mais, dis-moi, Leoni, ne pourrions-nous vivre ici plus simplement et plus ensemble ? Nous ne nous voyons plus qu’au travers d’un nuage de punch, nous ne nous parlons plus qu’au milieu des chants et des rires. Pourquoi avons-nous tant d’amis ? Ne nous suffirions-nous pas bien l’un à l’autre ?

— Ma Juliette, répondait-il, les anges sont des enfants, et vous êtes l’un et l’autre. Vous ne savez pas que l’amour est l’emploi des plus nobles facultés de l’âme, et qu’on doit ménager ces facultés comme la prunelle de ses yeux ; vous ne savez pas, petite fille, ce que c’est que votre propre cœur. Bonne, sensible et confiante, vous croyez que c’est un foyer d’éternel amour ; mais le soleil lui-même n’est pas éternel. Tu ne sais pas que l’âme se fatigue comme le corps, et qu’il faut la soigner de même. Laisse-moi faire, Juliette, laisse-moi entretenir le feu sacré dans ton cœur. J’ai intérêt à me conserver ton amour, à t’empêcher de le dépenser trop vite. Toutes les femmes sont comme toi : elles se pressent tant d’aimer que tout à coup elles n’aiment plus, sans savoir pourquoi.

— Méchant, lui disais-je, sont-ce là les choses que tu me disais le soir sur la montagne ? Me priais-tu de ne pas trop t’aimer ? croyais-tu que j’étais capable de m’en lasser ?

— Non, mon ange, répondait Leoni en baisant mes mains, et je ne le crois pas non plus à présent. Mais écoute mon expérience : les choses extérieures ont sur nos sentiments les plus intimes une influence contre laquelle les âmes les plus fortes luttent en vain. Dans notre vallée, entourés d’air pur, de parfums et de mélodies naturelles, nous pouvions et nous devions être tout amour, toute poésie, tout enthousiasme ; mais souviens-toi qu’encore là, je le ménageais, cet enthousiasme si facile à perdre, si impossible à retrouver quand on l’a perdu ; souviens-toi de nos jours de pluie, où je mettais une espèce de rigueur à t’occuper pour te préserver de la réflexion et de la mélancolie, qui en est la suite inévitable. Sois sûre que l’examen trop fréquent de soi-même et des autres est la plus dangereuse des recherches. Il faut secouer ce besoin égoïste qui nous fait toujours fouiller dans notre cœur et dans celui qui nous aime, comme un laboureur cupide qui épuise la terre à force de lui demander de produire. Il faut savoir se faire insensible et frivole par intervalles ; ces distractions ne sont dangereuses que pour les cœurs faibles et paresseux. Une âme ardente doit les rechercher pour ne pas se consumer elle-même ; elle est toujours assez riche. Un mot, un regard suffit pour la faire tressaillir au milieu du tourbillon léger qui l’emporte, et pour la ramener plus ardente et plus tendre au sentiment de sa passion. Ici, vois-tu, nous avons besoin de mouvement et de variété ; ces grands palais sont beaux, mais ils sont tristes. La mousse marine en ronge le pied, et l’eau limpide qui les reflète est souvent chargée de vapeurs qui retombent en larmes. Ce luxe est austère, et ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu’une longue suite d’épitaphes et de tombeaux qu’il faut orner de fleurs. Il faut remplir de vivants cette demeure sonore, où tes pas te feraient peur si tu y étais seule ; il faut jeter de l’argent par les fenêtres à ce peuple qui n’a pour lit que le parapet glacé des ponts, afin que la vue de sa misère ne nous rende pas soucieux au milieu de notre bien-être. Laisse-toi égayer par nos rires et endormir par nos chants ; sois bonne et insouciante, je me charge d’arranger ta vie et de te la rendre agréable quand je ne pourrai te la rendre enivrante. Sois ma femme et ma maîtresse à Venise, tu redeviendras mon ange et ma sylphide sur les glaciers de la Suisse.