Leone Leoni/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Leone Leoni
◄  XII.
XIV.  ►

XIII.

Un matin, que je croyais être seule dans le grand salon et que je tenais un livre ouvert sur mes genoux, sans songer à le regarder, j’entendis du bruit auprès de moi, et, sortant de ma léthargie, je vis la détestable figure du vicomte de Chalm. Je fis un cri, et j’allais le chasser, lorsqu’il se confondit en excuses d’un air à la fois respectueux et railleur, auquel je ne sus que répondre. Il me dit qu’il avait forcé ma porte sur l’autorisation d’une lettre de Leoni, qui l’avait spécialement chargé de venir s’informer de ma santé et de lui en donner des nouvelles. Je ne crus point à ce prétexte, et j’allais le lui dire ; mais, sans m’en laisser le temps, il se mit à parler lui-même avec un sang-froid si impudent, qu’à moins d’appeler mes gens, il m’eût été impossible de le mettre à la porte. Il était décidé à ne rien comprendre.

— Je vois, Madame, me dit-il d’un air d’intérêt hypocrite, que vous êtes informée de la situation fâcheuse où se trouve le baron. Soyez sûre que mes faibles ressources sont à sa disposition ; c’est malheureusement bien peu de chose pour contenter la prodigalité d’un caractère si magnifique. Ce qui me console, c’est qu’il est courageux, entreprenant et ingénieux. Il a refait plusieurs fois sa fortune ; il la relèvera encore. Mais vous aurez à souffrir, vous, madame, si jeune, si délicate et si digne d’un meilleur sort ! C’est pour vous que je m’afflige profondément des folies de Leoni et de toutes celles qu’il va encore commettre avant de trouver des ressources. La misère est une horrible chose à votre âge, et quand on a toujours vécu dans le luxe…

Je l’interrompis brusquement ; car je crus voir où il voulait en venir avec son injurieuse compassion. Je ne comprenais pas encore toute la bassesse de ce personnage.

Devinant ma méfiance, il s’empressa de la combattre. Il me fit entendre, avec toute la politesse de son langage subtil et froid, qu’il se jugeait trop vieux et trop peu riche pour m’offrir son appui, mais qu’un jeune lord immensément riche, qui m’avait été présenté par lui, et qui m’avait fait quelques visites, lui avait confié l’honorable message de me tenter par des promesses magnifiques. Je n’eus pas la force de répondre à cet affront ; j’étais si faible et si abattue, que je me mis à pleurer sans rien dire. L’infâme Chalm crut que j’étais ébranlée ; et, pour me décider entièrement, il me déclara que Leoni ne reviendrait point à Venise, qu’il était enchaîné aux pieds de la princesse Zagarolo, et qu’il lui avait donné plein pouvoir de traiter cette affaire avec moi.

L’indignation me rendit enfin la présence d’esprit dont j’avais besoin pour accabler cet homme de mépris et de confusion. Mais il fut bientôt remis de son trouble. — Je vois, Madame, me dit-il, que votre jeunesse et votre candeur ont été cruellement abusées, et je ne saurais vous rendre haine pour haine, car vous me méconnaissez et vous m’accusez ; moi, je vous connais et vous estime. J’aurai, pour entendre vos reproches et vos injures, tout le stoïcisme dont le véritable dévouement doit savoir s’armer, et je vous dirai dans quel abîme vous êtes tombée et de quelle abjection je veux vous retirer.

Il prononça ces mots avec tant de force et de calme, que mon crédule caractère en fut comme subjugué. Un instant je pensai que, dans le trouble de mes malheurs, j’avais peut-être méconnu un homme sincère. Fascinée par l’impudente sérénité de son visage, j’oubliai les dégoûtantes paroles que je lui avais entendu prononcer, et je lui laissai le temps de parler. Il vit qu’il fallait profiter de ce moment d’incertitude et de faiblesse, et se hâta de me donner sur Leoni des renseignements d’une odieuse vérité.

— J’admire, dit-il, comment votre cœur, facile et confiant, a pu s’attacher si longtemps à un caractère semblable. Il est vrai que la nature l’a doté de séductions irrésistibles, et qu’il a une habileté extraordinaire pour cacher ses turpitudes et pour prendre les dehors de la loyauté. Toutes les villes de l’Europe le connaissent pour un roué charmant. Quelques personnes seulement en Italie savent qu’il est capable de toutes les scélératesses pour satisfaire ses fantaisies innombrables. Aujourd’hui vous le verrez se modeler sur le type de Lovelace, demain sur celui du pastor Fido. Comme il est un peu poëte, il est capable de recevoir toutes les impressions, de comprendre et de singer toutes les vertus, d’étudier et de jouer tous les rôles. Il croit sentir tout ce qu’il imite, et quelquefois il s’identifie tellement avec le personnage qu’il a choisi, qu’il en ressent les passions et en saisit la grandeur. Mais, comme le fond de son âme est vil et corrompu, comme il n’y a en lui qu’affectation et caprice, le vice se réveille tout à coup dans son sang, l’ennui de son hypocrisie le jette dans des habitudes entièrement contraires à celles qui semblaient lui être naturelles. Ceux qui ne l’ont vu que sous une de ses faces mensongères s’étonnent et le croient devenu fou ; ceux qui savent que son caractère est de n’en avoir aucun de vrai, sourient et attendent paisiblement quelque nouvelle invention.

Quoique ce portrait horrible me révoltât au point de me suffoquer, il me semblait y voir briller des traits d’une lumière accablante. J’étais atterrée, mes nerfs se contractaient. Je regardais Chalm d’un air effaré : il s’applaudit de sa puissance, et continua :

— Ce caractère vous étonne ; si vous aviez plus d’expérience, ma chère dame, vous sauriez qu’il est fort répandu dans le monde. Pour l’avoir à un certain degré, il faut une certaine supériorité d’intelligence ; et si beaucoup de sots s’en abstiennent, c’est qu’ils sont incapables de le soutenir. Vous verrez presque toujours un homme médiocre et vain se renfermer dans une manière d’être obstinée qu’il prendra pour une spécialité, et qui le consolera des succès d’autrui. Il s’avouera moins brillant, mais il se déclarera plus solide et plus utile. La terre n’est peuplée que d’imbéciles insupportables ou de fous nuisibles. Tout bien considéré, j’aime encore mieux les derniers ; j’ai assez de prudence pour m’en préserver et assez de tolérance pour m’en amuser. Mieux vaut rire avec un malicieux bouffon que bâiller avec un bon homme ennuyeux. C’est pourquoi vous m’avez vu dans l’intimité d’un homme que je n’aime ni n’estime. D’ailleurs j’étais attiré ici par vos manières affables, par votre angélique douceur ; je me sentais pour vous une amitié paternelle. Le jeune lord Edwards, qui vous avait vue de sa fenêtre passer des heures entières immobile et rêveuse à votre balcon, m’avait pris pour confident de la passion violente qu’il a conçue pour vous. Je l’avais présenté ici, désirant franchement et ardemment que vous ne restassiez pas plus longtemps dans la position douloureuse et humiliante où l’abandon de Leoni vous laissait ; je savais que lord Edwards avait une âme digne de la vôtre, et qu’il vous ferait une existence heureuse et honorable… Je viens aujourd’hui renouveler mes efforts et vous révéler son amour, que vous n’avez pas voulu comprendre…

Je mordais mon mouchoir de colère ; mais, dévorée par une idée fixe, je me levai, et je lui dis avec force :

— Vous prétendez que Leoni vous autorise à me faire ces infâmes propositions : prouvez-le-moi ! oui, Monsieur, prouvez-le ! Et je lui secouai le bras convulsivement.

— Parbleu ! ma chère petite, me répondit ce misérable avec son impassibilité odieuse, c’est bien facile à prouver. Mais comment ne vous l’expliquez-vous pas à vous-même ? Leoni ne vous aime plus ; il a une autre maîtresse.

— Prouvez-le ! répétai-je avec exaspération.

— Tout à l’heure, tout à l’heure, me dit-il. Leoni a grand besoin d’argent, et il y a des femmes d’un certain âge dont la protection peut être avantageuse.

— Prouvez-moi tout ce que vous dites ! m’écriai-je, ou je vous chasse à l’instant.

— Fort bien, répondit-il sans se déconcerter ; mais faisons un accord : si j’ai menti, je sortirai d’ici pour n’y jamais remettre les pieds ; si j’ai dit vrai en affirmant que Leoni m’autorise à vous parler de lord Edwards, vous me permettrez de venir ce soir avec ce dernier.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une lettre sur l’adresse de laquelle je reconnus l’écriture de Leoni.

— Oui ! m’écriai-je, emportée par l’invincible désir de connaître mon sort ; oui, je le promets.

Le marquis déplia lentement la lettre et me la présenta. Je lus :

« Mon cher vicomte, quoique tu me causes souvent des accès de colère où je t’écraserais volontiers, je crois que tu as vraiment de l’amitié pour moi et que tes offres de service sont sincères. Je n’en profiterai pourtant pas. J’ai mieux que cela, et mes affaires reprennent un train magnifique. La seule chose qui m’embarrasse et qui m’épouvante, c’est Juliette. Tu as raison : au premier jour elle va faire avorter mes projets. Mais que faire ? J’ai pour elle le plus sot et le plus invincible attachement. Son désespoir m’ôte toutes mes forces. Je ne puis la voir pleurer sans être à ses pieds… Tu crois qu’elle se laisserait corrompre ? Non, tu ne la connais pas ; jamais elle ne se laissera vaincre par la cupidité. Mais le dépit ? dis-tu. Oui, cela est plus vraisemblable. Quelle est la femme qui ne fasse par colère ce qu’elle ne ferait pas par amour ? Juliette est fière, j’en ai acquis la certitude dans ces derniers temps. Si tu lui dis un peu de mal de moi, si tu lui fais entendre que je suis infidèle…, peut-être !… Mais, mon Dieu ! je ne puis y penser sans que mon âme se déchire… Essaie : si elle succombe, je la mépriserai et je l’oublierai ; si elle résiste… ma foi ! nous verrons. Quel que soit le résultat de tes efforts, j’aurai un grand désastre à craindre ou une grande peine de cœur à supporter. »

— Maintenant, dit le marquis quand j’eus fini, je vais chercher lord Edwards.

Je cachai ma tête dans mes mains et je restai longtemps immobile et muette. Puis tout à coup je cachai cet exécrable billet dans mon sein et je sonnai avec violence.

— Que ma femme de chambre fasse en cinq minutes un porte-manteau, dis-je au laquais, et que Beppo amène la gondole.

— Que voulez-vous faire, ma chère enfant ? me dit le vicomte étonné ; où voulez-vous aller ?

— Chez lord Edwards, apparemment ! lui dis-je avec une ironie amère dont il ne comprit pas le sens. Allez l’avertir, repris-je ; dites-lui que vous avez gagné votre salaire et que je vole vers lui.

Il commença à comprendre que je le raillais avec fureur. Il s’arrêta irrésolu. Je sortis du salon sans dire un mot de plus, et j’allai mettre un habit de voyage. Je descendis suivie de ma femme de chambre, portant le paquet. Au moment de passer dans la gondole, je sentis une main agitée qui me retenait par mon manteau ; je me retournai, je vis Chalm troublé et effrayé. — Où donc allez-vous ? me dit-il d’une voix altérée. Je triomphais d’avoir enfin troublé son sang-froid de scélérat.

— Je vais à Milan, lui dis-je, et je vous fais perdre les deux ou trois cents sequins que lord Edwards vous avait promis.

— Un instant, dit le vicomte furieux ; rendez-moi la lettre, ou vous ne partirez pas.

— Beppo ! m’écriai-je avec l’exaspération de la colère et de la peur en m’élançant vers le gondolier, délivre-moi de ce rufian, qui me casse le bras.

Tous les domestiques de Leoni me trouvaient douce et m’étaient dévoués. Beppo, silencieux et résolu, me saisit par la taille et m’enleva de l’escalier. En même temps il donna un coup de pied à la dernière marche, et la gondole s’éloigna au moment où il m’y déposait avec une adresse et une force extraordinaires. Chalm faillit être entraîné et tomber dans le canal. Il disparut en me lançant un regard qui était le serment d’une haine éternelle et d’une vengeance implacable.