Leone Leoni/Chapitre 19

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Leone Leoni
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XIX

Je m’éveillai encore dans ses bras, et jamais il n’eut tant d’éloquence, tant de tendresse et tant de larmes pour implorer son pardon. Il avoua qu’il était le dernier des hommes ; mais il me dit qu’une seule chose le relevait à ses propres yeux, c’était l’amour qu’il avait toujours eu pour moi, et qu’aucun de ses vices, aucun de ses crimes, n’avait eu la force d’étouffer. Jusque-là il s’était débattu contre les apparences qui l’accusaient de toutes parts. Il avait lutté contre l’évidence pour conserver mon estime. Désormais, ne pouvant plus se justifier par le mensonge, il prit une autre voie et embrassa un nouveau rôle pour m’attendrir et me vaincre. Il se dépouilla de tout artifice (peut-être devrais-je dire de toute pudeur), et me confessa toutes les turpitudes de sa vie. Mais, au milieu de cet abîme, il me fit voir et comprendre ce qu’il y avait de vraiment beau en lui, la faculté d’aimer, l’éternelle vigueur d’une âme où les plus rudes fatigues, les plus dangereuses épreuves n’éteignaient point le feu sacré. — Ma conduite est vile, me dit-il ; mais mon cœur est toujours noble ; il saigne toujours de ses torts ; il a conservé, aussi énergique, aussi pur que dans sa première jeunesse, le sentiment du juste et de l’injuste, l’horreur du mal qu’il commet, l’enthousiasme du beau qu’il contemple. Ta patience, tes vertus, ta bonté angélique, ta miséricorde inépuisable comme celle de Dieu, ne peuvent s’exercer en faveur d’un être qui les comprenne mieux et qui les admire davantage. Un homme de mœurs régulières et de conscience délicate les trouverait plus naturelles et les apprécierait moins. Avec cet homme-là d’ailleurs tu ne serais qu’une honnête femme ; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime, et la dette de reconnaissance qui s’amasse dans mon cœur est immense comme tes souffrances et tes sacrifices. Va, c’est quelque chose que d’être aimée et que d’avoir droit à une passion immense ; sur quel autre auras-tu jamais ce droit comme sur moi ? Pour qui recommenceras-tu les tourments et le désespoir que tu as subis ? Crois-tu qu’il y ait autre chose dans la vie que l’amour ? Pour moi, je ne le crois pas. Et crois-tu que ce soit chose facile que de l’inspirer et de le ressentir ? Des milliers d’hommes meurent incomplets, sans avoir connu d’autre amour que celui des bêtes ; souvent un cœur capable de le ressentir cherche en vain où le placer, et sort vierge de tous les embrassements terrestres pour l’aller trouver peut-être dans les cieux. Ah ! quand Dieu nous l’accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il ne faut plus, Juliette, désirer ni espérer le paradis ; car le paradis, c’est la fusion de deux âmes dans un baiser d’amour. Et qu’importe, quand nous l’avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d’un saint ou d’un damné ? qu’il soit maudit ou adoré parmi les hommes, celui que tu aimes, que t’importe, pourvu qu’il te le rende ?



Des soldats qui passaient me relevèrent. (Page 38.)

Est-ce moi que tu aimes ou est-ce le bruit qui se fait autour de moi ? Qu’as-tu aimé en moi dès le commencement ? est-ce l’éclat qui m’environnait ? Si tu me hais aujourd’hui, il faudra que je doute de ton amour passé ; il faudra qu’au lieu de cet ange, au lieu de cette victime dévouée dont le sang répandu pour moi coule incessamment goutte à goutte sur mes lèvres, je ne voie plus en toi qu’une pauvre fille crédule et faible qui m’a aimé par vanité et qui m’abandonne par égoïsme, Juliette, Juliette, songe à ce que tu fais si tu me quittes ! Tu perdras le seul ami qui te connaisse, qui t’apprécie et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà, et dont tu ne retrouveras pas l’estime. Il ne te reste que moi au monde, ma pauvre enfant ; il faut que tu t’attaches à la fortune de l’aventurier, ou que tu meures oubliée dans un couvent. Si tu me quittes, tu es aussi insensée que cruelle ; tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu n’en recueilleras pas les fruits ; car à présent, si, malgré tout ce que tu sais, tu peux encore m’aimer et me suivre, sache que j’aurai pour toi un amour dont tu n’as pas l’idée, et que jamais je n’aurais seulement soupçonné si je t’eusse épousée loyalement et si j’eusse vécu avec toi en paix au sein de ta famille. Jusqu’ici, malgré tout ce que tu as sacrifié, tout ce que tu as souffert, je ne t’ai pas encore aimée comme je me sens capable de le faire. Tu ne m’avais pas encore aimé tel que je suis ; tu t’attachais à un faux Leoni en qui tu voyais encore quelque grandeur et quelque séduction. Tu espérais qu’il deviendrait un jour l’homme que tu avais aimé d’abord ; tu ne croyais pas serrer dans tes bras un homme absolument perdu. Et moi, je me disais : Elle m’aime conditionnellement ; ce n’est pas encore moi qu’elle aime, c’est le personnage que je joue. Quand elle verra mes traits sous mon masque, elle s’enfuira en se couvrant les yeux, elle aura en horreur l’amant qu’elle presse maintenant sur son sein. Non, elle n’est pas la femme et la maîtresse que j’avais rêvée, et que mon âme ardente appelle de tous ses vœux. Juliette fait encore partie de cette société dont je suis l’ennemi ; elle sera mon ennemie quand elle me connaîtra. Je ne puis me confier à elle, je ne puis épancher dans le sein d’aucun être vivant la plus odieuse de mes angoisses, la honte que j’ai de ce que je fais tous les jours. Je souffre, j’amasse des remords. S’il existait une créature capable de m’aimer sans me demander de changer, si je pouvais avoir une amie qui ne fût pas un accusateur et un juge !… Voilà ce que je pensais, Juliette. Je demandais cette amie au ciel ; mais je demandais que ce fût toi, et non une autre ; car tu étais déjà ce que j’aimais le mieux sur la terre avant de comprendre tout ce qui nous restait à faire l’un et l’autre pour nous aimer véritablement.

Que pouvais-je répondre à de semblables discours ? Je le regardais d’un air stupéfait. Je m’étonnais de le trouver encore beau, encore aimable ; de sentir toujours auprès de lui la même émotion, le même désir de ses caresses, la même reconnaissance pour son amour. Son abjection ne laissait aucune trace sur son noble front ; et quand ses grands yeux noirs dardaient leur flamme sur les miens, j’étais éblouie, enivrée comme autrefois ; toutes ses souillures disparaissaient, et jusqu’aux taches du sang d’Henryet, tout était effacé. J’oubliai tout pour m’attacher à lui par des promesses aveugles, par des serments et des étreintes insensées. Alors en effet je vis son amour se rallumer ou plutôt se renouveler, comme il me l’avait annoncé. Il abandonna à peu près la princesse Zagarolo et passa tout le temps de ma convalescence à mes pieds, avec les mêmes tendresses, les mêmes soins et les mêmes délicatesses d’affection qui m’avaient rendue si heureuse en Suisse ; je puis même dire que ces marques de tendresse furent plus vives et me donnèrent plus d’orgueil et de joie, que ce fut le temps le plus heureux de ma vie, et que jamais Leoni ne me fut plus cher. J’étais convaincue de tout ce qu’il m’avait dit ; je ne pouvais plus d’ailleurs craindre qu’il s’attachât à moi par intérêt, je n’avais plus rien au monde à lui donner, et j’étais désormais à sa charge et soumise aux chances de sa fortune. Enfin, je sentais une sorte d’orgueil à ne pas rester au-dessous de ce qu’il attendait de ma générosité, et sa reconnaissance me semblait plus grande que mes sacrifices.

Un soir il rentra tout agité, et, me pressant mille fois sur son cœur :

— Ma Juliette, dit-il, ma sœur, ma femme, mon ange, il faut que tu sois bonne et indulgente comme Dieu, il faut me donner une nouvelle preuve de ta douceur adorable et de ton héroïsme : il faut que tu viennes demeurer avec moi chez la princesse Zagarolo.

Je reculai confondue de surprise ; et, comme je sentis qu’il n’était plus en mon pouvoir de rien refuser, je me mis à pâlir et à trembler comme un condamné en présence du supplice.

— Écoute, me dit-il, la princesse est horriblement mal. Je l’ai négligée à cause de toi ; elle a pris tant de chagrin que sa maladie s’est aggravée considérablement, et que les médecins ne lui donnent pas plus d’un mois à vivre. Puisque tu sais tout…, je puis te parler de cet infernal testament. Il s’agit d’une succession de plusieurs millions, et je suis en concurrence avec une famille attentive à profiter de mes fautes et à m’expulser au moment décisif. Le testament en ma faveur existe en bonne forme, mais un instant de dépit peut l’anéantir. Nous sommes ruinés, nous n’avons plus que cette ressource. Il faut que tu ailles à l’hôpital et que je me fasse chef de brigands si elle nous échappe.

— Ô mon Dieu ! lui dis je, nous avons vécu en Suisse à si peu de frais ! Pourquoi la richesse est-elle une nécessité pour nous ? À présent que nous nous aimons si bien, ne pouvons-nous vivre heureux sans faire de nouvelles infamies ?…

Il ne me répondit que par une contraction des sourcils qui exprimait la douleur, l’ennui et la crainte que lui causaient mes reproches. Je me tus aussitôt et lui demandai en quoi j’étais nécessaire au succès de son entreprise.

— Parce que la princesse, dans un accès de jalousie assez bien fondée, a demandé à te voir et à t’interroger. Mes ennemis avaient eu soin de l’informer que je passais toutes les matinées auprès d’une femme jeune et jolie qui était venue me trouver à Milan. Pendant longtemps j’ai réussi à lui faire croire que tu étais ma sœur ; mais, depuis un mois que je la délaisse entièrement, elle a des doutes et refuse de croire à la maladie, que je lui ai fait valoir comme une excuse. Aujourd’hui elle m’a déclaré que, si je la négligeais dans l’état où elle se trouve, elle ne croirait plus à mon affection et me retirerait la sienne. — Si votre sœur est malade aussi et ne peut se passer de vous, a-t-elle dit, faites-la transporter dans ma maison ; mes femmes et mes médecins la soigneront. Vous pourriez la voir à toute heure ; et, si elle est vraiment votre sœur, je la chérirai comme si elle était la mienne aussi. En vain j’ai voulu combattre cette étrange fantaisie. Je lui ai dit que tu étais très-pauvre et très-fière, que rien au monde ne te ferait consentir à recevoir l’hospitalité, et qu’il était en effet inconvenant et indélicat que tu vinsses demeurer chez la maîtresse de ton frère. Elle n’a rien voulu entendre, et à toutes mes objections elle répond : — Je vois bien que vous me trompez ; ce n’est pas votre sœur. Si tu refuses, nous sommes perdus. Viens, viens, viens ; je t’en supplie, mon enfant, viens !

Je pris mon chapeau et mon châle sans répondre. Pendant que je m’habillais, des larmes coulaient lentement sur mes joues. Au moment de sortir avec moi de ma chambre, Leoni les essuya avec ses lèvres et me pressa mille fois encore dans ses bras, en me nommant sa bienfaitrice, son ange tutélaire et sa seule amie.

Je traversai eu tremblant les vastes appartements de la princesse. En voyant la richesse de cette maison, j’avais un serrement de cœur indicible, et je me rappelais les dures paroles d’Henryet : — Quand elle sera morte, vous serez riche, Juliette ; vous hériterez de son luxe, vous coucherez dans son lit et vous pourrez porter ses robes. Je baissais les yeux en passant auprès des laquais ; il me semblait qu’ils me regardaient avec haine et avec envie ; et je me sentais plus vile qu’eux. Leoni serrait mon bras sous le sien en sentant trembler mon corps et fléchir mes jambes : — Courage, courage ! me disait-il tout bas.

Enfin nous arrivâmes à la chambre à coucher. La princesse était étendue sur une chaise longue et semblait nous attendre impatiemment. C’était une femme de trente ans environ, très-maigre, d’un jaune uni, et magnifiquement élégante quoique en déshabillé. Elle avait dû être très-belle au temps de sa fraîcheur, et elle avait encore une physionomie charmante. La maigreur de ses joues exagérait la grandeur de ses yeux, dont le blanc, vitrifié par la consomption, ressemblait à de la nacre de perle. Ses cheveux, fins et plats, étaient d’un noir luisant et semblaient débiles et malades comme toute sa personne. Elle fit, en me voyant, une légère exclamation de joie, et me tendit une longue main effilée et bleuâtre que je crois voir encore. Je compris, à un regard de Leoni, que je devais baiser cette main, et je me résignai.

Leoni se sentait mal à l’aise sans doute, et cependant son aplomb et le calme de ses manières me confondirent. Il parlait de moi à sa maîtresse comme si elle n’eût jamais pu découvrir sa fourberie, et il lui exprimait sa tendresse devant moi comme s’il m’eût été impossible d’en ressentir de la douleur ou du dépit. La princesse semblait de temps en temps avoir des retours de méfiance, et je vis, à ses regards et à ses paroles, qu’elle m’étudiait pour détruire ses soupçons ou pour les confirmer. Ma douceur naturelle excluant toute espèce de haine, elle prit vite confiance en moi ; et, jalouse qu’elle était avec emportement, elle pensa qu’il était impossible à une autre femme de consentir au rôle que je jouais. Une intrigante aurait pu l’accepter, mais mon ton et ma physionomie démentaient cette conjecture. La princesse se prit de passion pour moi. Elle ne voulait plus que je sortisse de sa chambre, elle m’accablait de dons et de caresses. Je fus un peu humiliée de sa générosité et j’eus envie de refuser ; mais la crainte de déplaire à Leoni me fit supporter encore cette mortification. Ce que j’eus à souffrir dans les premiers jours, et les efforts que je fis pour assouplir à ce point mon orgueil, sont des choses inouïes. Cependant peu à peu ces souffrances s’apaisèrent et ma situation d’esprit devint tolérable. Leoni me témoignait à la dérobée une reconnaissance passionnée et une tendresse délirante. La princesse, malgré ses caprices, ses impatiences, et tout le mal que son amour pour Leoni me causait, me devint agréable et presque chère. Elle avait le cœur ardent plutôt que tendre, et le caractère prodigue, plutôt que généreux. Mais elle avait dans les manières une grâce irrésistible ; l’esprit dont pétillait son langage, au milieu des plus vives souffrances, le choix des mots ingénieux et caressants avec lesquels elle me remerciait de mes complaisances ou me priait d’oublier ses emportements, ses petites flatteries, ses finesses, sa coquetterie qui la suivit jusqu’au tombeau, tout en elle avait un caractère d’originalité, de noblesse et d’élégance, dont j’étais d’autant plus frappée que je n’avais jamais vu de près aucune femme de son rang, et que je n’étais point accoutumée à ce grand charme que leur donne l’usage de la bonne compagnie. Elle possédait ce don à un tel point, que je ne pus y résister, et que je me laissai dominer à son gré ; elle était si malicieuse et si aimable avec Leoni, que je concevais qu’il fût devenu amoureux d’elle, et que j’avais fini par m’habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée. Il y avait vraiment des jours où ils avaient assez de grâce et d’esprit l’un et l’autre pour que j’eusse du plaisir à les écouter, et Leoni trouvait le moyen de m’adresser des choses si délicates, que je me sentais encore heureuse dans mon abominable abaissement. La haine que les laquais et les subalternes m’avaient d’abord témoignée s’était vite apaisée, grâce au soin que j’avais pris de leur abandonner tous les petits présents que me faisait leur maîtresse. J’eus même l’affection et la confiance des neveux et des cousins ; une très-jolie petite nièce, que la princesse refusait obstinément de voir, fut enfin introduite par mes soins jusqu’à elle et lui plut extrêmement. Je la priai alors de me permettre de donner à cet enfant un joli écrin qu’elle m’avait forcée d’accepter dans la matinée ; et cet acte de générosité l’engagea à remettre à la petite fille un présent beaucoup plus considérable. Leoni, qui n’avait rien de mesquin ni de petit dans sa cupidité, vit avec plaisir le secours accordé à une orpheline pauvre, et les autres parents commencèrent à croire qu’ils n’avaient rien à craindre de nous, et que nous n’avions pour la princesse qu’une amitié noble et désintéressée. Les tentatives de délation contre moi cessèrent donc entièrement, et, pendant deux mois, nous eûmes une vie très calme. Je m’étonnai d’être presque heureuse.