Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 334-336).

CHAPITRE XXIV.


Comment les nouvelles vinrent au prince que le roi de France venoit à grand’force de gens d’armes contre lui ; et comment le sire de Craon, messire Boucicaut et l’ermite de Chaumont escarmouchérent les gens du prince.


Ainsi chevauchèrent les Anglois, ardant et exillant tout le pays devant eux ; et firent tant qu’ils vinrent assez près de la bonne cité de Bourges, où l’archevêque du dit lieu pour le temps étoit, et deux chevaliers envoyés de par le roi de France, pour entendre à la cité, si mestier étoit ; et oil voir car les Anglois l’approchèrent de si près qu’ils en ardirent les faubourgs. Et y eut grand’escarmouche à l’une des portes ; et là furent bons chevaliers, de ceux de dedans, le sire de Gousant[1] et messire Hutin de Vermelles[2]. Et y eut ce jour, et l’escarmouche durant, faites maintes belles appertises d’armes.

Si s’en partirent les Anglois, sans autre chose faire, et passèrent outre, et vinrent à Yssoldun, en Berry, un fort châtel, et l’assaillirent fortement et roidement ; mais ils ne le purent gagner, car les gentilshommes qui dedans étoient le gardèrent très bien.

Si s’en partirent les dits Anglois et prirent leur chemin devers Vierzon, une grosse ville et bon châtel ; mais la ville étoit foiblement fermée, et peu de gens y étoient demeurés pour la défendre. Si fut prise par force ; et y trouvèrent les Anglois vins et vivres sans nombre. Si y demeurèrent trois jours pour eux aiser. Là vinrent les nouvelles au prince de Galles que le roi de France étoit à Chartres, à grand’foison de gens d’armes, et que toutes les villes et les passages de dessus la rivière de Loire étoient si bien gardés que nullement ils ne pourroient passer la dite rivière. Si eut le dit prince conseil qu’il se mettroit au retour, et passeroit parmi Touraine et Poitou, et reviendroit tout en guerroyant, ardant et exillant le pays, à Bordeaux dont il s’étoit parti. Si s’ordonnèrent pour déloger de Vierzon, quand ils eurent fait leur bon et leur talent de la ville : et avoient en ce jour pris le châtel et occis la plus grand’partie de ceux qui dedans furent trouvés ; puis chevauchèrent vers Romorentin.

Adonc étoient envoyés au pays de Berry, de par le roi de France, trois grands barons et bons chevaliers durement, pour garder les frontières et aviser le convenant des Anglois.

Si étoient cils ; premièrement le sire de Craon, messire Boucicaut, et l’ermite de Chaumont. Et avint ainsi que ces trois seigneurs et leur route, où bien avoit trois cents lances, chevauchoient sur les frontières en costiant les Anglois ; et les avoient poursuivis jà par six jours, et n’avoient pu trouver leur avantage d’entrer en eux, ni les assaillir, car les Anglois chevauchoient si sagement que on ne les pouvoit envahir de nul côté où l’on pût rien gagner. Si se boutèrent un jour les dessus dits en embûche, assez près de Romorentin, sur un pas qui étoit assez merveilleux, et par où il convenoit les Anglois passer. Ce jour s’étoient partis des routes du prince et de la bataille des maréchaux, et par leur congé, messire Barthélémy de Bruhes, le sire de Mucident, Gascon, messire Pétiton de Curton, le sire de la Ware, le sire de Basset, messire Daniel Paselle, messire Richard de Pontchardon, messire Neel Lornich, le jeune sire Despensier, messire Édouard, sire de Basset et messire Eustache d’Aubrecicourt ; et s’en venoient tous ces chevaliers bien montés ; et pouvoient être parmi leurs gens environ deux cents, pour courir devant Romorentin. Si passèrent parmi l’embûche des François, que oncques ne s’en donnèrent de garde.

Si très tôt qu’ils furent outre, les François ouvrirent leur embûche et férirent chevaux des éperons, qui aussi étoient montés sur fleur de coursiers et de roides roncins et apperts. Les Anglois, qui étoient jà bien avant, sentirent le froy[3] des chevaux derrière eux. Si se retournèrent et aperçurent que c’étoient leurs ennemis qui les hâtoient. Si s’arrêtèrent tous à un faix, ainsi que pour eux attendre. Les François, qui venoient de grand’volonté et avisés de ce qu’ils devoient faire, et tous serrés, les lances abaissées, s’en vinrent bouter en eux de grand’volonté. Adonc se ouvrirent les Anglois et les laissèrent passer outre ; et n’en y eut des leurs pas plus de cinq ou six de cette empainte rués par terre ; et puis se recloirent et mirent ensemble, et s’en vinrent sur leurs ennemis. Là eut, et tout à cheval, bon poingnis et fort estockis de lances ; et dura le boutis moult longuement, et y furent faites maintes belles appertises d’armes, maints chevaliers et maints écuyers d’un côté et d’autre abattus, et puis par force relevés et rescous. Et dura cette chose une bonne espace que on ne sçut à dire : « Cils ni cils en auront le meilleur, » tant étoient fort entouillés l’un en l’autre, et tant se combattoient vaillamment.

Entrementes qu’ils étoient en cel état, la bataille des maréchaux anglois alla approcher ; et l’aperçurent les François comment elle leur venoit sur aile, en costiant un bois. Si se doutèrent de tout perdre, ainsi qu’ils eussent fait si ils fussent demeurés. Si se partirent chacun qui mieux mieux, et prirent l’adresse devers Romorentin ; et les Anglois après, férant, battant, sans eux épargner, ni leurs chevaux. Là eut grand enchas et dur, et maint homme mis à meschef et renversé par terre. Toutes fois la moitié et plus se sauvèrent et se boutèrent au châtel de Romorentin, qui leur fut moult bien appareillé et qui trop bien à point leur vint ; car autrement ils eussent été tous pris. Si échappèrent, par espécial, les trois barons dessus nommés, et aucuns autres chevaliers et écuyers, qui étoient très biens montés. Et fut prise la ville de Romorentin de première venue ; car lors il n’y avoit guères de forteresse ; et chacun des François entendit à lui sauver et bouter au châtel.

  1. Probablement Engoutsen, seigneurie qui appartenait à la maison de Cayeu.
  2. Hutin de Vermeilles était chambellan du roi : il épousa Marguerite de Bourbon, fille de Louis I dut de Bourbon, et veuve en premières noces de Jean II sire de Sully.
  3. Le bruit que faisaient les chevaux en marchant.