Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXCII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 245-246).

CHAPITRE CXCII.


Comment la nuit dont lendemain fut la bataille à Rosebecque avint un merveilleux signe au dessus de l’assemblée des Flamands.


Quand ces Flamands furent assis et que chacun se tenoit en son logis, et toutefois ils faisoient bon gait, car ils sentoient leurs ennemis à moins de une lieue de eux, il me fut dit que Philippe d’Artevelle avoit à amie une damoiselle de Gand, laquelle en ce voyage étoit venue avecques lui ; et entrementes que Philippe dormoit sur une coute-pointe de-lez le feu de charbon en son pavillon, celle femme, environ minuit, issit hors du pavillon pour voir le ciel et le temps et quelle heure il étoit, car elle ne pouvoit dormir. Si regarda au lez devers Rosebecque, et vit en plusieurs lieux du ciel fumées et étincelles de feu voler, et ce étoit des feux que les François faisoient dessous haies et buissons. Celle femme écoute et entend, ce lui fut avis, grand’friente et grand’noise entre leur ost et l’ost des François, et crier Mont-Joye, et plusieurs autres cris ; et lui sembloit que ce étoit sur le Mont-d’Or entre eux et Rosebecque. De celle chose elle fut toute effrayée, et se retraist dedans le pavillon Philippe, et l’éveilla soudainement et lui dit : « Sire, levez-vous tôt et vous armez et appareillez, car j’ai ouï trop grand’noise sur le Mont-d’Or, et crois que ce sont les François qui vous viennent assaillir. » Philippe à ces paroles se leva moult tôt et affubla une gonne, et prit une hache et issit hors de son pavillon pour venir voir et mettre au voir ce que la damoiselle disoit.

En celle manière que elle l’avoit ouï Philippe l’ouït, et lui sembloit qu’il y eût un grand tournoiement. Il se retraist tantôt en son pavillon, et fit sonner sa trompette pour réveiller son ost. Sitôt que le son de la trompette Philippe se épandit ens ès logis, on le reconnut ; tous se levèrent et armèrent. Ceux du gait qui étoit au devant de l’ost, envoyèrent de leurs compagnons devers Philippe pour savoir quelle chose il leur failloit, quand ils s’armoient : et trouvèrent ceux qui envoyés y furent, et rapportèrent qu’ils avoient été moult blâmes de ce qu’ils avoient ouï noise et friente devers les ennemis et s’étoient tenus tous cois. « Ha ! ce dirent iceux, allez, dites à Philippe que voirement avons-nous bien ouï noise sur le Mont-d’Or, et avons envoyé savoir que ce pouvoit être ; mais ceux qui y ont été ont rapporté que ce n’est rien, et que nulle chose ils ne ont trouvé ni vu ; et pour ce que nous ne vîmes de certain nul apparent d’émouvement, ne voulions-nous pas réveiller l’ost, que nous n’en fussions blâmés. » Ces paroles de par ceux du gait furent dites à Philippe ; il se apaisa sur ce ; mais en courage il s’émerveilla trop grandement que ce pouvoit être. Or disent aucuns que c’étoient les diables d’enfer qui là jouoient et tournoient où la bataille devoit être, pour la grand’proie qu’ils en attendoient.