Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXCIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 246-247).

CHAPITRE CXCIII.


Comment le jeudi au matin, environ deux heures devant l’aube du jour, fut la bataille ; et comment les Flamands se mirent en fort lieu en conroi ; et de leur conduite.


Oncques puis ce réveillement de l’ost, Philippe d’Artevelle ni les Flamands ne furent assur, et se doutèrent toujours qu’ils ne fussent trahis et surpris. Si s’armèrent bien et bellement de tout ce qu’ils avoient par grand loisir, et firent grands feux en leurs logis et se déjeunérent tout à leur aise ; car ils avoient vins et viandes assez. Environ une heure devant le jour ce dit Philippe : « Ce seroit bon que nous traissions tous sur les champs et que nous ordonnissions nos gens, par quoi sur le jour, si les François viennent pour nous assaillir, nous ne soyons pas dégarnis, mais pourvus d’ordonnance et avisés que nous devrons faire. » Tous s’accordèrent à sa parole, et issirent hors de leurs logis, et s’en vinrent en une bruyère au dehors d’un bosquet ; et avoient audevant d’eux un fossé large assez et nouvellement relevé ; par derrière eux grand’foison de ronces et de genestes et d’autres menus bois. Et là en ce fort lieu s’ordonnèrent tout à leur aise, et se mirent tous en une grosse bataille, drue et espesse ; et se trouvoient par rapport des connétables environ cinquante mille, tous à élection, des plus forts, des plus apperts et les plus outrageux, et qui le moins accomptoient de leurs vies. Et avoient environ soixante archers anglois qui s’étoient emblés de leurs gens de Calais pour venir prendre greigneur profit à Philippe ; et avoient laissé en leurs logis ce de harnois qu’ils avoient, malles, lits et toutes autres ordonnances, hors-mis leurs armures, chevaux, charrois et sommiers, femmes et varlets. Mais Philippe d’Artevelle avoit son page monté sur un coursier moult bel de-lez lui, qui valoit encore pour un seigneur cinq cents florins, et ne le faisoit pas venir avec lui pour chose qu’il se voulsist embler ni fuir des autres, fors que pour état et pour grandeur, et pour monter sus, si chasse se faisoit sur les François, pour commander et dire à ses gens : « Tuez, tuez tout. » En celle entente le faisoit Philippe d’Artevelle demeurer de-lez lui.

De la ville de Gand avoit le dit Philippe en sa compagnie environ neuf mille hommes tout armés, lesquels il tenoit de côté de lui, car il y avoit greigneur fiance qu’il n’avoit ès autres. Et se tenoient ceux de Gand et Philippe et leurs bannières tout devant, et ceux de la chastellenie d’Alost et de Grantmont ; après ceux de la chastellenie de Courtray ; et puis ceux de Bruges, du Dan et de l’Écluse ; et ceux du Franc de Bruges étoient armés la greigneur partie de maillets, de houètes et de chapeaux de fer, d’hauquetons et de gands de baleine ; et portoit chacun un plançon à picot de fer et à virole. Et avoient par villes et par chastellenies parures semblables pour reconnaître l’un l’autre ; une compagnie cottes faissés de jaune et de bleu, les autres à une bande de noir sur une cotte rouge ; les autres cheveronnés de blanc sur une cotte bleue ; les autres ondoyés de vert et de bleu ; les autres une faisse échiquetée de blanc et de noir ; les autres écartellés de blanc et de rouge ; les autres toutes bleues et un quartier de rouge ; les autres coupés de rouge dessus et de blanc dessous. Et avoient chacuns bannières de leurs métiers, et grands couteaux à leurs côtés parmi leurs ceintures ; et se tenoient tout cois en cel état en attendant le jour qui vint tantôt.

Or vous dirai de l’ordonnance des François, autant bien comme j’ai recordé des Flamands.