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Les Deux Frères (Sand)/1

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Calmann Lévy (p. 1-12).


[1]


M. de Flamarande s’était imposé la tâche de venir voir sa femme et son fils deux fois par an, l’hiver à Paris, l’été à Ménouville. Lorsqu’il y vint en 1856, il me dit :

— Je sais, Charles, que vous vivez à présent de pair à compagnon avec mon fils et sa mère. Je n’y trouve point à redire. Comme je ne veux pas que les plaisirs du monde pénètrent ici et que j’ai réglé la dépense annuelle en conséquence, je ne suis pas fâché qu’on sache ne point s’ennuyer dans son intérieur. Une vie plus dissipée, ajoutée à la dissipation naturelle de Roger, rendrait son éducation impossible. Quant à vous, plus vous verrez de près ce qui se passe, plus je serai tranquille. Vous ne me dites plus tout ce que vous savez. Je ne vous le demande pas, mais je suis certain que vous sauriez empêcher des entrevues irrégulières. Ne me répondez pas ; je sais que l’enfant de Flamarande et sa mère ne sont plus étrangers l’un à l’autre. Je sais, bien que vous m’en ayez fait mystère, que le père élève le fils, et que par conséquent on n’a pas la prétention de me l’imposer. Tout est bien ainsi, on me donne la satisfaction qui m’était due et que je souhaitais. Laissez donc toute liberté aux entrevues de Flamarande ou d’ailleurs ; pourvu que ni le père ni le fils ne paraissent jamais chez moi, je n’en demande pas davantage.

M. de Flamarande ne me permit pas de répondre, et s’en alla comme de coutume en raillant Roger de son ignorance et de sa légèreté.

La vie que l’on menait à Ménouville était fort restreinte. Monsieur avait effectivement fixé le chiffre de la dépense. Il ne voulait pas, disait-il, encourager les fantaisies de Roger et laisser le champ libre aux gâteries de sa mère. Madame ne se plaignait jamais de rien et se privait gaiement de tout pour mettre au service de son fils toutes ses ressources personnelles, qui n’étaient pas considérables. Je trichais un peu à leur insu pour que Roger pût avoir chevaux et chiens sans que la mère fît trop retourner ses robes et relustrer ses rubans. J’avais su mettre assez d’ordre dans ma gestion pour que M. le comte trouvât de l’amélioration dans ses recettes sans se douter que certains excédants payaient les amusements de Roger et les charités de madame. Elle l’ignorait, car elle s’y fût refusée en ce qui la concernait. Quelquefois elle paraissait étonnée, après avoir tout donné, d’avoir encore quelque chose ; mais elle n’y connaissait rien. Son mari l’avait tenue en tutelle au point qu’elle ne savait pas mieux calculer qu’un enfant.

Roger, tout en ne travaillant rien, apprenait pourtant beaucoup de choses. Il ne mordit jamais aux mathématiques et aux sciences abstraites. Il n’avait pas non plus de goût pour les sciences naturelles, mais il aimait la musique et la littérature, il lisait volontiers l’histoire et apprenait les langues vivantes avec une admirable facilité. Sa mémoire lui tenait lieu de grammaire, comme son instinct musical de théorie. Très-bien doué, il plaisait tellement qu’on ne songeait pas à lui demander d’acquérir. Il acquérait pourtant dans la sphère de ses tendances par l’insufflation patiente et enjouée de sa mère, qui savait si bien l’instruire en l’amusant. Quand je lui exprimais mon admiration :

— Je n’y ai aucun mérite, me répondait-elle. Il est si tendre et si aimable, si pur et si aimant, qu’on est payé au centuple de la peine qu’on se donne pour lui.

Cependant les passions commençaient à parler, et elles annonçaient devoir être d’autant plus vives que l’enfant avait vécu dans une atmosphère plus chaste. À un voyage que je fis dans l’hiver à Paris pour les affaires de la famille, je découvris des choses dont madame ne se doutait pas encore. À dix-neuf ans, mon Roger découchait déjà de temps en temps ; entraîné par des petites moustaches de son âge, il jouait gros jeu et nouait des relations plus que légères à l’insu des parents. Il fut forcé de me l’avouer ; je n’étais pas de ceux qu’on trompe. J’eus à payer quelques dettes que je ne pouvais faire figurer sur mes comptes et dont je lui avançai le montant sur mes économies ; elles étaient très-minces, et il comprit qu’il n’y pouvait recourir souvent. Il jura de se corriger, tout en pleurant et m’embrassant. Il me bénissait surtout de lui garder le secret vis-à-vis de sa mère ; tout ce qu’il craignait au monde, c’était de lui faire de la peine.

Cette candeur de repentir s’effaça vite, et je vis bien, l’été suivant, que de nouvelles folies n’avaient pu être cachées à madame. Elle avait payé sans reproche, mais elle avait dit :

— Je ne suis pas riche ; quand je n’aurai plus rien, que feras-tu ?

Je vis madame si gênée que je me décidai à écrire à M. de Flamarande pour lui remontrer qu’un jeune homme de vingt ans, destiné à être l’unique héritier d’une grande fortune, ne pouvait pas vivre comme un petit bourgeois de campagne, et qu’à mon avis M. le vicomte devrait commencer à toucher une pension convenable. Monsieur me répondit qu’il ne ferait pas de pension avant l’âge de vingt et un ans révolus ; mais il trouvait nécessaire que Roger voyageât pendant une année pour voir et connaître le monde. Il ordonna qu’il eût à partir sur-le-champ pour l’Allemagne, et il traça un itinéraire détaillé que l’abbé Ferras devait suivre à la lettre. C’est lui qu’il chargeait de la dépense, et il en fixait le chiffre, qui était assez large, mais nullement élastique. Tout ce qui le dépasserait serait à la charge du gouverneur. M. de Flamarande n’appelait aucunement son fils à Londres ; il lui donnait des lettres de crédit et de recommandation pour Berlin, Vienne, la Russie, Constantinople et l’Italie. Au bout d’un an juste, il fallait être rentré à Ménouville, où M. le comte espérait que madame resterait durant l’absence de son fils.

Madame de Flamarande s’attendait à cette décision. Elle la trouvait fort dure, il lui eût été si doux de voyager avec son fils ! Elle ne comprenait pas non plus qu’un jeune homme dans l’âge des entraînements dût gagner à être séparé de sa mère. M. le comte en jugeait autrement. Il m’avait souvent dit qu’il n’y a pas de frein possible aux passions de la première jeunesse, que les mères les rendent plus âpres encore en voulant les calmer, et que le seul remède, c’est de les mêler au mouvement de l’existence, afin d’empêcher les mauvais attachements de s’enraciner.

Qu’il eût tort ou raison, comme personne n’avait jamais eu l’idée de lui résister, le départ de Roger eut lieu sans délai. M. Ferras accepta son mandat avec la tranquille douceur qui lui était habituelle et sans marquer aucune inquiétude. Madame de Flamarande lui épargna les recommandations, sachant qu’il ferait de son mieux avec ponctualité, et elle cacha à Roger le déchirement de ses entrailles. Roger lui cacha le plaisir qu’il éprouvait à changer de place et à voir du pays. Il adorait sa mère et pleura en la quittant. Elle eut le courage de ne pleurer que quand il fut parti.

J’étais resté près d’elle sur le perron, d’où elle suivait des yeux la voiture, et je ne songeais pas à me retirer, car, moi aussi, je m’étais contenu et je ne pouvais plus retenir mes sanglots. C’est en ce moment d’affliction suprême où, seul, je partageais énergiquement ses regrets, qu’elle m’ouvrit enfin son cœur.

— Charles ! me dit-elle en se jetant presque dans mes bras, voici la première fois depuis vingt ans que je suis sans lui et sans l’autre. Je n’ai jamais quitté Roger que pour aller embrasser ou regarder Gaston à la dérobée. Ah ! si j’avais à présent le cher exilé près de moi ; je me sens mourir d’être seule !

Je crus que c’était une prière de l’aller chercher.

— Ici ? m’écriai-je, c’est impossible !

— Je le sais bien, répondit-elle, et je n’ai jamais songé à l’y faire venir. M. de Flamarande veut qu’il soit à Flamarande. Il y est et y restera tant qu’il consentira à y rester, car le voilà en âge d’être libre, et il est possible qu’il veuille changer de résidence et de situation. Jusqu’à présent je me suis flattée que mon mari me le ramènerait quand il aurait vingt et un ans, et c’est pour cela que je tenais à le laisser à Flamarande, dans la position apparente où on l’avait mis. On le voulait paysan, il est paysan ; courageux, fort et patient, il est tout cela. Il a donc été religieusement tenu dans les conditions exigées, et on n’aurait pas de prétexte pour le repousser ; mais il a vingt et un ans, et on ne le rappelle pas, on ne veut pas le rappeler ! N’est-ce pas, Charles, on prétend l’ensevelir et le renier à tout jamais ? Dites-moi la vérité. J’ai nourri de longues illusions, mais je vois que mes amis avaient raison de ne pas les encourager, et à présent je veux connaître mon sort. Dites-le-moi, vous savez que je n’abuse pas des questions.

— Puisque madame la comtesse l’exige, et qu’elle a le droit de savoir la vérité, je la lui dirai. Il est certain que M. de Flamarande est plus que jamais décidé à n’avoir qu’un fils.

— Alors madame de Montesparre avait raison : il m’a condamnée sans retour sur une apparence. Dites-moi tout, Charles. Cette fois, j’insiste sur une question que je vous ai déjà faite il y a longtemps. Suis-je accusée d’avoir lâchement cédé à la brutalité d’une surprise infâme ou d’avoir trahi sciemment l’honneur conjugal ?… Répondez sans crainte. Je peux tout supporter à présent !

Il y avait tant d’assurance dans sa voix, tant de fierté dans son regard, que je fus fortement ébranlé. Si je n’avais eu sur moi la preuve de sa faute, je serais tombé à ses pieds pour lui demander pardon de mes doutes.

Je lui répondis ce qui était vrai :

— Le comte de Flamarande ne s’est jamais expliqué catégoriquement avec moi sur ce point délicat. Évidemment son esprit s’est porté alternativement vers chacune de ces hypothèses, mais il n’a rien conclu, sinon que Gaston n’était pas son fils, et rien au monde n’a pu ébranler sa résolution de l’éloigner sans retour.

— La déclaration qu’il vous a signée pourtant, et que vous avez été forcé de montrer à la nourrice pour la tranquilliser ?

— Cette déclaration, je l’avais exigée. Il me l’a reprise depuis.

Ici je mentais, j’avais toujours ce précieux papier d’où dépendait l’avenir de Gaston ; mais madame de Flamarande mentait plus énergiquement que moi en niant la nature de ses relations avec Salcède ; nous étions à deux de jeu. Elle fut très-abattue en voyant échapper le moyen de salut sur lequel elle avait le plus compté. Elle devint pâle et s’assit sur un banc, car nous parlions en marchant dans le parc.

Mais elle avait trop souffert toute sa vie pour n’avoir pas l’habitude d’un grand courage.

— Allons ! dit-elle avec un profond soupir, on veut qu’il soit le fils de Salcède, et, à moins d’entamer une lutte pleine de dangers et de scandales, il faut que mon fils ait le père que M. de Flamarande lui attribue ! C’est monstrueux, mais c’est comme cela !

— Je m’étonne, repris-je, que madame la comtesse, qui se montre si forte de son innocence et si indignée des soupçons de son mari, ne se soit jamais expliquée résolûment avec lui, du moment qu’elle a su les motifs de son éloignement pour Gaston.

— Je l’ai tenté une fois, j’avais surmonté la frayeur qu’il m’inspire. J’étais prête à exiger, à menacer. Alors il entra en fureur, et menaça à son tour, de quelle atroce menace, vous le savez : il me séparait de mon autre enfant ; il partait avec lui pour l’étranger. Il me laissait libre de plaider en séparation, il se laissait condamner par défaut, mais il mobilisait sa fortune au profit de Roger seul et l’élevait dans cette notion atroce que sa mère lui préférait le fils de l’adultère. Il a fallu me soumettre et me résigner au silence.

— Je dois dire à madame, pour la tranquilliser au moins sur un détail, que M. le comte est informé — j’ignore absolument par qui — de ses entrevues secrètes avec M. Gaston et M. de Salcède. Il est résolu à fermer les yeux là-dessus et n’exige pas que M. Gaston soit éloigné de celui qui s’est consacré à son éducation.

— Il n’y a pas de mérite, reprit la comtesse avec vivacité, il a découvert cela bien tard, et je sais que ce n’est pas par vous. Il n’était plus temps alors de disposer de Gaston comme d’un petit enfant. Il n’était pas en son pouvoir d’éloigner M. de Salcède de Flamarande, puisqu’il est établi là sur une terre qui lui appartient. Quant à m’empêcher de voir mon fils à la dérobée et sans lui faire savoir qui je suis et qui il est… oui, il le pouvait. C’est pourquoi je tremble, et n’ai jamais pu embrasser Gaston sans subir la terreur de perdre Roger. Vous me dites qu’il tolère ces entrevues. À la bonne heure ! Je sais bien qu’il ne m’a jamais fait l’honneur d’être jaloux de moi !

— Madame se trompe, il fut un temps…

— Un temps bien court où je pouvais me croire aimée ; mais, pour avoir été si tôt changée en mépris, il fallait que l’affection fût bien peu sérieuse.

— Madame me permettra de lui dire que la faute en est à M. de Salcède. Il a fait bien du tort à madame !

— Oui, vous l’avez vu sortir de mon appartement, où mon mari l’avait trouvé, tandis que, moi, je ne le savais pas ; mais Salcède ne m’y savait pas non plus ! Sa faute est légère, et elle est si bien réparée !

— Il ne peut pas la réparer envers Gaston, qu’il a privé de nom et de fortune.

— Eh bien, Gaston aura la fortune et le nom de Salcède.

— Madame la comtesse en a la certitude ?

— Oui.

— M. de Salcède est bien jeune encore pour renoncer à s’établir.

— Je suis sûre de lui.

— Et madame s’arrête à la résolution de lui laisser adopter M. Gaston ?

— Il le faut bien, puisque le véritable père est inexorable ! Oui, je m’arrête à cette résolution, quelque douloureuse qu’elle me soit. J’avais au moins espéré qu’un mariage entre M. de Salcède et madame de Montesparre donnerait à mon fils une mère tendre sans que le marquis fût condamné au célibat ; mais madame de Montesparre, après avoir admis cette idée, la rejette et paraît avoir d’autres projets pour son compte.

— D’ailleurs, observai-je avec un peu d’irréflexion, M. de Salcède n’a jamais admis la pensée de ce mariage.

— Vous le savez, Charles ? vous en êtes sûr ? Comment pouvez-vous savoir cela ?

— La manière dont il s’est dévoué au fils de madame la comtesse prouve de reste la fidélité de son attachement.

— Oh oui ! s’écria-t-elle avec une émotion qu’elle n’essayait pas de me cacher, c’est un ami fidèle, admirable ! Grâce à lui, Gaston, qui était condamné à vivre ignorant, inculte, abruti peut-être par l’isolement, a reçu un développement complet. C’est un homme à présent, et déjà un homme d’une réelle valeur comme celui qui l’a formé !

Il me sembla que madame de Flamarande levait le masque et s’abandonnait à moi en toute confiance.

  1. L’épisode qui précède les Deux Frères, a pour titre Flamarande.