Les Feuilles de Zo d’Axa/Réhabilitation civile et Exécution militaire
Réhabilitation civile
et Exécution militaire
Quelques personnes ont été surprises du silence de M. Félix Faure qui, d’un mot, eût pu, paraît-il, fermer la bouche entr’ouverte de M. Scheurer-Kestner.
Une phrase nette, précise, du président de cette république aurait suffi, dit-on, à briser le faisceau d’arguments en faveur de l’officier qui occupe, sans doute, ses loisirs à faire faire des maniements d’armes aux chaouchs de l’île du Diable.
Si ce monsieur ne fut pas traître — il fut capitaine.
Passons.
Mais pourquoi donc, pourquoi notre premier magistrat n’épargna-t-il point au pays les discussions passionnées auxquelles l’ont contraint les sous-entendus, les réticences et les huis clos ?
Pourquoi ? Voici :
Au moment même où s’entamait la campagne de réhabilitation que l’on sait, M. Félix Faure, Madame, Mademoiselle et la Maison militaire étaient sur le point de s’atteler à une autre réhabilitation, tout à fait respectable celle-là.
Madame avait apporté des documents probants, Mademoiselle les avait annotés, Monsieur les avait classés et la Maison militaire piaffait d’une belle impatience. On allait rouler. Il s’agissait non point d’une erreur judiciaire vulgaire, mais d’un véritable complot politique dont fut victime, il y a une cinquantaine d’années, un modeste avoué de province…
L’avoué, bien connu pour ses opinions franchement avancées, fut en butte aux tracasseries d’une magistrature réactionnaire. Il paya cher sa foi républicaine.
C’est même la seule chose qu’il paya.
Incriminé sous le prétexte discutable de faux en écriture, l’avoué dut, au pied-levé, gagner la terre d’exil. Il gagnait, en même temps, quelques centaines de mille francs, par une vente de la dernière heure. Son désintéressement était cependant tel qu’il abandonna la forte somme à son beau-frère, M. Guinot, entrepreneur à Amboise.
Et puisque des noms — des noms propres accourent sous notre plume, vidons l’encrier jusqu’à la lie. C’est une bien pénible histoire. Disons-la toute. Et vite.
L’avoué s’appelait M. Belluot.
L’avoué était le beau-père — le propre beau-père du président de la République.
C’était le papa de sa dame.
D’une enquête scrupuleuse faite à Tours, où l’on prétendit méchamment que M. Belluot en joua quelques-uns de sa façon, il résulterait au contraire que cet homme-de-biens tomba sous de louches machinations.
Le tribunal qui le condamna par contumace aux travaux forcés, n’osa pas aller jusqu’au bout. Et cela est significatif. On condamnait l’homme pour faux et pour vols ; mais on laissait le produit de ces faux et de ces vols aux mains de la famille du faussaire !
Est-ce vraisemblable ?
Non. Le verdict, mitigé de cette circonstance atténuante qu’on ne faisait pas restituer le produit des rapines, signifiait, à n’en point douter, que ces rapines n’existaient pas.
L’argent mal acquis ne profite d’ailleurs jamais. Et, là encore, dans ce mot de la sagesse des nations, nous trouvons une preuve nouvelle, bien que toute morale, de l’innocence de Belluot :
Son argent profita.
Si nous jouissons, aujourd’hui, de M. Félix Faure, c’est à cet argent que nous le devons.
Ne l’oublions pas.
Un fils de France, un petit tanneur fut loyalement aidé dans son œuvre commerciale et politique par une femme de cœur et de dot. Ce fut la collaboration, toute moderne, du capital et de l’industrie. Le capital n’avait pas d’odeur,
Félix Faure, dès l’âge le plus tendre, se conduisait en chevalier.
Bravant les préjugés bêtes, repoussant du pied la calomnie, il tendit la main à la toute gracieuse jeune femme qu’on appelait lâchement : la fille du forçat.
Depuis, malgré les préoccupations, les charges de l’État, les responsabilités et les honneurs, il avait, en secret, travaillé sans relâche à réunir les éléments de la revision du procès scandaleux qui flétrissait son parent.
Encouragé à la persévérance par l’exemple du cas de Pierre Vaux, il savait que la justice est immanente, si elle n’est pas pressée. Il avait pris son tour.
Or, son tour était arrivé.
Il allait parler. Il allait confondre la perfidie, dévoiler les basses intrigues, rendre l’honneur à feu l’avoué, lorsque tout à coup, patatras ! on jeta dans ses jambes présidentielles le sot paquet de l’affaire Dreyfus.
Notre Félix est un homme du peuple. Le sang généreux qui court en veines bleues sous ses guêtres blanches est trop chaud pour lui permettre de cacher son mécontentement :
— Partie remise, pensa-t-il, et que Dreyfus aille au Diable, qu’il reste à l’Île et qu’on me fiche la paix. C’est la guigne, c’est la guigne noire. Je ne me mêle plus d’affaires comme ça. Pourtant Belluot n’est pas coupable…
Et le président se prit à rêver. Il songea qu’en dépit de certains succès, il n’avait jamais eu vraiment la veine dont il était digne. Son front s’assombrit chargé des nuages du souci. Le petit tanneur devint tout chose, tout morose. Le brave corroyeur national se tut…
Voilà pourquoi il ne parla pas.
La vie est triste comme un bonnet de juge. À l’Élysée où on ne badine pas davantage avec l’honneur qu’avec l’amour, ces derniers incidents ont encore assombri l’existence de tous. Félix est de plus en plus chagrin.
Ses familiers mêmes, ses proches le trouvent plus morne que nature. L’œil est terne derrière le monocle. Et Peau-de-chagrin déambule par les couloirs déserts, les vastes salles du palais, cherchant la solitude, muette amie du penseur.
L’idée d’erreur judiciaire l’affole et le poursuit. Ce simple mot : réhabilitation, quand il ne s’applique pas à l’avoué qui, au reste, n’avoua jamais, lui semble un insigne blasphème.
Parfois les officiers d’ordonnance entendent comme une voix lointaine :
— Il est innocent, dit la voix, innocent ! Mon beau-père n’a pas commis de faux. Qu’importe la Chose Jugée ! Ce sont des magistrats civils qui ont condamné. Je méprise la Chose Jugée, puisqu’elle n’a pas été jugée par des militaires…
Alors, le général Agron, chef des janissaires du harem et secrétaire de la présidence, réplique à la cantonade :
— Président, vous avez raison ! L’honneur de l’armée n’est pas en cause.
L’Honneur de l’Armée n’est jamais en cause !
C’est en vain qu’une plèbe civile aboyerait aux éperons d’or de nos cavaliers, aux chaussettes russes de nos fantassins : garde à vous ! le régiment passe, le clairon sonne, le tambour bat. Le cœur bat plus vite. On sent que ça sent la poudre et la gloire. Hier, demain, toujours. L’Histoire. Et la Légende et l’Idylle. Le contact d’un pantalon rouge et d’une petite bonne d’enfant. La jeunesse et les vieux soldats… Fermez le ban !
Par les temps où nous pataugeons, il faut des bottes-à-l’écuyère.
Il faut des sabres de commandant pour défendre la mère-patrie et au besoin pour l’attaquer — avec renfort de uhlans.
Il faut des sabres, des sabres encore, aux bateleurs du journalisme, quand ce ne serait que pour les avaler après le boniment d’usage.
Ah ! le sabre d’un dictateur qui mettrait le peuple à la raison. Silence dans les rangs ! Plus personne…
Plus personne que des militaires.
Quel rêve ! Car enfin on nous l’a redit assez : Il n’y a plus rien qui vaille en France, tout est fini, pesé, flétri, tout avili, sauf l’Arche-sainte où font le quart quelques messieurs en uniformes.
Vive le bateau !
La boue monte. Un océan de fange, répète-t-on, submerge la nation entière. Gardons intacte la seule chose qui dans le pays soit restée pure.
Ne touchons pas à l’Armée.
Avouons que, même avec de solides pincettes, le moment serait mal choisi.
J’entends ainsi applaudir à la crânerie des journaux partant de l’histoire-Dreyfus et de l’affaire-Esterhazy pour entonner les louanges du Sabre.
C’est le chant du Balai qu’on demande.
Le balai contre les civils qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. On en trouve partout, des civils. Quand comprendront-ils, ces gens-là, qu’ils sont la honte de la France ?
Dans la déchéance de notre race, l’Armée seule est encore debout.
Et quel triste rôle jouerions-nous donc, vous et moi, le passant, l’ouvrier, l’employé, l’artiste, ramas de pékins, piètre engeance, si nous n’avions au moins l’excuse d’entretenir les militaires ?
Que le peuple y pense et, s’il en est encore temps, se ressaisisse. Que les hommes valides reprennent du service et que les autres élèvent leur cœur… Une saine poussée d’orgueil me vient. Je perçois un bruit de godillots :
Un pied-de-banc passe sur le boulevard…
L’homme dont je recevais la visite, hier, les avait entendus douze ans, autour de sa cellule, les pied-de-banc. Douze ans, dans les pénitenciers militaires d’Algérie, il avait saigné sa vie sous la barre-de-justice et les matraques de la chiourme.
Son crime : une absence illégale, ce qu’on appelle, en argot de police, désertion à l’intérieur. De plus, il avait répondu au caporal qui l’insultait.
Et, maintenant, vieilli, épuisé, hâve, le souffle court et l’œil brillant, il me disait de sa voix creuse :
— Ils ont eu la graisse, pas la peau.
Combien l’ai-je entendu de fois, sous le ciel africain, cet âpre cri d’évadé ? Et pas toujours prononcé par les revenants des maisons de force, par les irréguliers de la Discipline ; mais au départ de la classe, quand les Chasseurs, mes camarades, quittaient El Aghouat ou Blidah.
— Ils ont eu la graisse, pas la peau !
Il faut bien qu’il y ait des hommes qui sortent ainsi de ces bagnes pour dire comment meurent ceux qui restent.
Je sais.
C’est à Bône, à l’atelier des travaux publics, no 6. La visite est sonnée. Le médecin-major Mathelin est là. À sa droite, un lieutenant-adjoint, dont ma mémoire en défaut m’empêche de cracher le nom, asticote de ses observations tous les malades qui se présentent :
— C’est un carottier celui-ci, ne l’écoutez pas, docteur.
Un homme, puni de cachot, arrive escorté du sergent de planton et d’un factionnaire, sabre au clair :
— Je meurs de faim, dit l’homme, je ne peux plus durer comme ça ; monsieur le major, je vous en supplie, faites-moi donner une ration de pain.
— Du pain ? s’exclame le lieutenant, est-il gourmand, le gaillard !
L’homme eut un sursaut, un coup de rage, et, d’un geste vers l’officier, il effleura son képi. Le lieutenant bondit, arracha au sergent de service qui, je dois le dire, résistait un peu, le revolver d’ordonnance, et fit tomber roide à ses pieds l’homme qui réclamait du pain.
Un autre détenu, témoin de la scène, se précipita contre l’assassin : deux balles l’abattirent près du mort.
Cette seconde victime du drame ne fut que blessée grièvement.
À l’hôpital de Bône, sœur Marie, une belle âme, une noble femme, comme égarée en cet enfer, à force de soins et de dévouement, sauva le malheureux garçon.
Mais la geôle ne le lâcha pas.
Le conseil de guerre le condamna à mort — à mort comme son compagnon. Et ce fut seulement à la prière du médecin-major Mathelin que cette peine se commua en vingt années de travaux publics.
Le lieutenant de cette aventure doit être capitaine quelque part…
Si c’est à Alger, je veux croire qu’on le désignera d’office pour commander le peloton d’exécution du premier petit soldat que l’on va tuer.
Ce petit soldat se nomme Charles Hartier.
Il appartient au 3e bataillon d’infanterie légère. Au mois d’août, il fut condamné à mort pour avoir bousculé un supérieur. L’arrêt, cassé pour vice de forme, vient d’être ratifié ces jours-ci.
Il n’y a donc pas plus de quatre mois que Charles Hartier attend les balles. Faites lui cette grâce de le tuer vite.
Il est jeune, il s’impatiente.
Et puis aussi il y a une maman qui, elle, n’a pas bousculé son supérieur. Elle agonise…
Un bon mouvement ! monsieur Félix Faure, donnez des ordres pour que ça ne traîne pas. Puisque vous avez le droit de gracier, vous devez bien avoir celui de précipiter les fusillades. Allons, monsieur. Ça dépend de vous.
Pour clore cette ère de scandales où maints officiers se distinguèrent, il faut un exemple, c’est certain :
Fusillez vite le petit soldat.