Les Feuilles de Zo d’Axa/À propos de bottes

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Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 53-65).


À propos de bottes


LA TOURNÉE DU PATRON


L’infortuné garçon de recettes qui mit si lamentablement ses souliers dans la cheminée de la champignonnière fut, en ce tragique noël, moins la victime de Carrara que celle du Capitalisme.

Ce pauvre diable de Lamarre — condamné, pour gagner quelques pièces de cent sous par mois, à réclamer quotidiennement à des débiteurs aigris les liasses de billets de mille francs qu’attendent derrière leur guichet des usuriers vénérables — depuis toujours marchait à la mort.

Il y marchait pour le compte des gens d’argent qui ne marchent pas.

Et j’apprécie le sentiment des journalistes et du député qui, songeant à quoi sont exposés les modestes percepteurs des banques, demandent qu’on protège ces derniers contre les risques du métier.

Seulement, les moyens proposés ne valent pas.

Évidemment, journalistes et député se sont dit, en un mouvement qui les honore :

— Il est ignoble que d’humbles serviteurs se fassent tuer à tout bout de champ, à tout coin de rue, à toute maison isolée, quand les patrons qui les consomment ne pensent qu’à grossir leur fortune et donnent à ces risque-tout des appointements dérisoires.

Alors on a réclamé une augmentation des salaires. Il faudrait aussi que les garçons de recettes reçoivent — avec leur portefeuille d’attaque — un bon revolver de défense.

D’autres personnes ont proclamé l’urgence de faire accompagner, par un second employé, les percepteurs qui s’en vont trimardant de bourse en bourse.

Ce sont là des demi-mesures.

Rien ne protège contre les guet-apens. Les individus aux abois, qu’on relance jusqu’en leur taudis, frapperont deux hommes au lieu d’un.

Carrara, derrière la porte, est à l’affût.

L’Italien à la clé anglaise, bien qu’arrêté, reste une menace. Il est légion. N’a-t-on pas entendu ces mots :

— Mes petits enfants, ma femme, moi, nous n’avions plus qu’à mourir ; le crime seul pouvait nous sauver…

Et voici la genèse du meurtre.

De plus peut-être y a-t-il, chez les affolés qui tuent, une sourde rage contre l’homme en livrée qui vient, la sacoche bourrée d’argent, exiger le pain de la nichée.


Le grand jeu des puissants du monde, toujours le même, est de créer des conflits entre les frères de misère.

Le débiteur traqué et le pauvre hère qui porte au collet les initiales de la riche banque, se regardent comme chien et loup.

Ils se détestent.

Et j’aurais du mal à leur faire sentir que, tous deux, sont également des victimes…

D’ailleurs, cette constatation n’apportant aucune solution d’ordre immédiatement pratique, les gueux continueront, je crois, — pendant encore un certain temps — à se massacrer comme de règle.

La Société vit de leur mort.


Gendarmes et vagabonds, douaniers et contrebandiers, garde-forestiers et braconniers, les gueux et les doubles-gueux laissent ainsi leur sang sur les routes, à propos des faisans du prince…

Les peuples-enfants ne se ruent-ils pas aux réciproques carnages pour des lopins de territoire sur lesquels ils avaient eu tout juste le droit de payer la taille et la gabelle !

Les peuples-enfants grandiront-ils ?


En attendant la croissance, un de ces jours les corvéables prieront ces messieurs de la Cour, les beaux messieurs de lois dorées et de portefeuilles ibidem, d’exécuter eux-mêmes leurs arrêts et de régler leurs affaires eux-mêmes — en temps de guerre comme en temps de paix.

Il y a commencement à tout.


Relativement aux garçons de recettes, je ne vois d’ailleurs que deux procédés pour rendre leur destin moins sombre.

Le premier consisterait à faire escorter leur sacoche par un escadron de cuirassiers.

Ce serait logique et reluisant : l’armée soutiendrait, sur les chaussées, près du trottoir, les racolages de la banque.

Plus de lapins !

Malheureusement la grande muette n’est pas populaire au faubourg. Et malheureusement c’est au faubourg, au faubourg misérable et las que les seigneurs à riche escarcelle envoient instrumenter leurs serfs. Donc pas d’escorte militaire, pas d’éclairs et de longs bruits d’armes…

Gavroche ferait des plaisanteries.

Ces plaisanteries seraient déplacées, je m’empresse de le reconnaître et m’en tiens au second moyen, le bon :

Supprimer le Garçonnat de recettes.

Le procédé est radical — et socialiste, si j’ose dire. Ce n’est plus l’homme que l’on supprime, c’est la fonction.

Mais comme il faut que le bel argent retourne toujours à la rivière de diamants, les perceptions seraient opérées par les financiers eux-mêmes.

Ce serait la tournée du patron !

D’un pied léger, bedaines au vent, tous ces excellents banquiers — juifs, catholiques ou francs-maçons — iraient se faire régler leur compte !



SOULIERS DE NOËL


Si, comme je le préconise, les diabétiques de la haute quittaient leurs somptueux hôtels pour battre le pavé des cités, ils seraient spectateurs souvent de tels tableaux de misère qu’ils reviendraient de leur tournée avec une pensée — peut-être.

Une pensée humaine.

Ils auraient pu, l’autre soir, rue Gay-Lussac, assister à l’arrestation d’un enfant. Ils auraient pu prier le sergot, avec l’autorité que confère un beau pardessus, de ne pas brutaliser le mioche. Usant encore des prérogatives qu’octroient le haut-de-forme, les gants fourrés et les breloques, rien ne leur eût été plus facile que de suivre au commissariat l’enfant que les flics y poussaient à grands coups de poings dans le dos.


Là, tout en séchant leurs snowboots au poêle accueillant du poste, les spectateurs privilégiés auraient entendu le coupable conter sa vie au commissaire :

— Je me nomme Jean Sarnois, j’ai quatorze ans et je suis né à Annecy. À huit ans, orphelin, seul au monde, n’ayant pour tout bien que ce que j’avais sur le corps, j’ai quitté mon pays natal et je suis venu à pied à Paris, où j’ai travaillé honnêtement pour gagner mon pain comme ramoneur ou chiffonnier. Dans un hangar de la rue de Belleville où on me laisse coucher, j’ai pleuré bien souvent ; oui, j’ai volé, c’est vrai, et voilà pourquoi : j’ai fait il y a deux ans environ la connaissance d’une petite fille de mon âge ou à peu près, elle a quinze ans, orpheline comme moi et comme moi s’occupant à chiffonner. Nous étions si malheureux que nous résolûmes d’unir nos deux misères. Nous nous aimions bien et nous vivions comme frère et sœur ; elle couchait dans un coin de mon hangar, moi dans l’autre et elle s’occupait à trier et à vendre les objets recueillis au cours de mes nuits de travail. Enfin il y a quelques jours, elle m’a dit, toute triste, qu’elle allait être obligée de marcher bientôt pieds nus, ses souliers étant plus qu’usés. Ça m’a fait beaucoup de peine, et comme je souffrais trop à l’idée de la voir marcher sans chaussures dans la boue et la neige, j’ai volé, ne pouvant l’acheter, la paire de bottines qu’on a trouvée dans ma hotte…

Pour blasés qu’eussent été les témoins, l’histoire du petit chiffonnier les aurait, je pense, intéressés. Ils eussent payé les bottines, donné quelque menue monnaie et fait renvoyer l’enfant près de la petite amie inquiète.

Le commissaire fit autre chose.


L’enfant fut jeté au Dépôt !

Deux délits lui sont reprochés. Le flagrant délit de son vol et cet autre, plus honteux encore, inscrit ainsi sur l’ordre d’écrou :

N’a pas de domicile légal.

Le hangar de la rue de Belleville, le hangar ouvert au vent, n’est pas ce que le magistrat a coutume d’appeler un domicile légal.

Un domicile légal !

L’enfant en a un maintenant.

Et sa petite sœur de misère en aura tel autre demain :

La maison publique — ou centrale.



RÉIMPRESSION


À lire certaines gazettes où travaillent les demi-soldes de la police et de la presse, il appert que les soutiens de la société redoutent, autant que la violence, le plus simple exposé des faits.

Au lendemain de chacune de ces feuilles dans lesquelles je note strictement le fait-divers expressif, une tourbe hurle : Au scandale !

On parle aussi d’anarchie.

Je n’aurais pas retourné la tête si de bons amis à moi n’avaient cru devoir, en des articles, intervenir sur ce point. Aussi bien je n’ajouterai pas une seule phrase nouvelle. Je réimprimerai uniquement la dernière page d’un livre que j’écrivis au sortir de la prison où je passai un an et demi — pour dix lignes dans un journal.


… Autour de la Conciergerie les petites rues et les quais parlent bas, et c’est comme une transition avant la clameur des boulevards.

Les dix-huit mois volés à ma vie sont déjà le passé.

Le présent seul importe.

Qu’à sa première sortie un convalescent soit troublé ; mon pas est ferme sur le pavé.

Où me mène-t-il ?

Rejoindre les anarchistes ?

Ici, je suis forcé de conclure : je ne suis pas anarchiste.

En cours d’assises, à l’instruction comme aux séances, j’ai dédaigné cette explication. Mes paroles de rage ou de pitié étaient qualifiées anarchistes — je n’épiloguai pas sous la menace.

À présent il me plaira de préciser ma pensée première, ma volonté de toujours.

Elle ne doit pas sombrer dans les à-peu-près.

Pas plus groupé dans l’anarchie qu’embrigadé dans les socialismes. Être l’homme affranchi, l’isolé chercheur d’au-delà ; mais non fasciné par un rêve. Avoir la fierté de s’affirmer, hors les écoles et les sectes :

Endehors.

Les nouvellistes facétieux ont commenté d’une manière plutôt superficielle en s’écriant : « Mais c’est l’En dedans ! » quand on nous jetait en prison.

Et voilà que sur les grisailles de tous les doutes ceci apparaît en l’éclat d’une couleur vigoureuse :

La Volonté de Vivre.

Et vivre hors les lois asservissantes, hors les règles étroites, hors même les théories idéalement formulées pour les âges à venir.

Vivre sans croire au paradis divin et sans trop espérer le paradis terrestre.

Vivre pour l’heure présente, hors le mirage des sociétés futures ; vivre et palper cette existence dans le plaisir hautain de la bataille sociale.

C’est plus qu’un état d’esprit : c’est une manière d’être — et tout de suite.

Assez longtemps on a fait cheminer les hommes en leur montrant la conquête du ciel. Nous ne voulons même plus attendre d’avoir conquis toute la terre.

Chacun, marchons pour notre joie.

Et s’il reste des gens sur la route, s’il est des êtres que rien n’éveille, s’il se trouve des esclaves nés, des peuples indécrassablement avilis, tant pis pour eux ! Comprendre c’est être à l’avant-garde. Et la joie est d’agir. Nous n’avons point le temps de marquer le pas : la vie est brève. Individuellement nous courons aux assauts qui nous appellent.

On a parlé de dilettantisme. Il n’est pas gratuit, celui-là, pas platonique : nous payons.

Et nous recommençons.


Donc, aujourd’hui, je récidive. On peut être l’homme qui passe — et qui pense, mes bons messieurs. Et qui parle et qui agit — selon la vie, sans autre dogme. Nos adversaires riraient trop si, quand on leur cherche l’oreille, il leur suffisait de crier pour dénaturer notre geste :

— Pardon, vous êtes anarchiste et vous voulez me faire sauter !



POUR LE PETIT SOLDAT


Est-il besoin d’être même révolutionnaire pour féliciter les Débats de leur vaillance qui sent la poudre. Ce papier rose provoque au meurtre. En réponse à notre dernière feuille où nous attirions l’attention du monocle présidentiel sur le sort du jeune soldat Charles Hartier, condamné à mort depuis quatre mois pour avoir bousculé « un supérieur », il s’est trouvé un individu qui, dans une écœurante prose, a réclamé la fusillade.

Quel est ce drôle ?

L’individu n’a pas signé. Le sadique, flaireur de sang, n’a pas montré son museau de bête.

Ce fusilleur est anonyme !


Où êtes-vous, monsieur ?

Pour une fois, on aimerait, de près, voir le pékin qui souhaite que les fusils lebel brisent le crâne des petits français incomplètement disciplinés.


Au nom de ces français-là, nos bottes vous saluent, confrère.