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Comment John passa-t-il la soirée, dans quelle confusion orageuse d’esprit, dans quelle tempête de colère et dans quelle accalmie de prostration, dans quelle lente promenade à travers les rues et dans quelles pauses en quels cabarets, ce serait peu intéressant à conter.
Sa douleur, si elle ne croissait pas, ne tendait cependant pas à diminuer ; car, à mesure que son chagrin et son indignation tombaient, la peur prenait leur place.
D’abord, les paroles menaçantes de son père demeurèrent dans quelque tiroir de sa mémoire, attendant leur heure.
D’abord, John fut tout rempli d’affection et illuminé d’espoir ; puis sa vanité, qui venait d’être blessée, lui montait à la tête avec la cuisson de vingt balafres, et il renia son père, comme son père l’avait renié.
Qu’était-ce que cette régularité de vie que John avait admirée ? ces vertus toutes mécaniques dont l’amour était absent ?
La bonté, c’est la preuve de la vertu ; la bonté, c’en est le but et l’âme ; et, jugé à cette mesure, le prodigue chassé de la maison paternelle, qui maintenant noyait ses soucis et sa raison dans des petits verres consécutifs, était une créature d’une moralité plus aimable que son père si irréprochable.
Oui, il était un meilleur homme.
Il le sentait, s’animait en le constatant et, entrant dans un cabaret au coin de la place Howard, où il avait rôdé quelque peu, il but un verre à la santé de ses vertus, peut-être le quatrième depuis son renvoi de Randolph Crescent.
Il ne le remarqua pas, il ne prenait garde ni à ce qu’il faisait ni où il allait, et demeurait au milieu de la surexcitation de ses nerfs, inconscient de l’approche de l’ivresse.
À la vérité, resterait à savoir s’il s’enivrait réellement ou si plutôt les spiritueux n’allaient pas le rendre à son sens rassis.
Car ce fut justement au moment qu’il vidait son dernier verre que les paroles ambiguës et menaçantes de son père, sortant brusquement de leur retraite dans sa mémoire, le firent tressaillir comme une main qui se serait posée sur son épaule.
— Crimes, poursuivi, potence.
C’étaient des mots affreux aux oreilles d’un homme innocent, oui, peut-être les mots les plus affreux ; car si quelque erreur judiciaire s’attaquait à lui, qui pourrait l’enrayer, qui pourrait l’empêcher de se développer, jusqu’où elle pourrait s’étendre ?
Certainement ce ne serait pas John.
Il ne croyait pas à la puissance de l’innocence, son expérience passée l’en empêchait ; et ses appréhensions, déjà une fois affaiblies, croissaient d’heure en heure et le pourchassaient par les rues de la ville.
Il était peut-être près de neuf heures du soir.
Il n’avait rien mangé depuis le lunch, il avait beaucoup bu, et il était épuisé d’émotion, quand la pensée de Houston lui vint à l’esprit.
Il se tourna vers cet homme, non pas comme vers un ami, mais plutôt vers sa maison comme vers un lieu de refuge.
Le danger, qui le menaçait, était encore si vague qu’il ne savait ni ce qu’il avait à craindre ni en quel endroit il devait particulièrement le craindre ; mais il lui parut évident qu’une maison privée était un asile plus sûr qu’une auberge.
Poussé par ces réflexions, il retourna à la Caledonian Station, pénétra, non sans alarme, dans la lumière brillante de ses abords, retira sa malle de la consigne et roula bientôt dans un cab sur la route de Glasgow.
Le changement de mouvement et de position, la vue des réverbères qui clignotaient derrière lui, l’odeur de paille humide, moisie et pourrie, qu’exhalait le véhicule, provoquaient en lui d’étranges alternatives de lucidité et de vertige mortel.
« J’ai bu, découvrit-il. Je dois aller tout droit me coucher et dormir. »
Et il remercia le ciel de la somnolence qui envahissait son esprit.
Il fut éveillé d’un de ces vagues assoupissements par l’arrêt de la voiture ; et sautant à bas, il se trouva dans une rue assez semblable à une route de campagne.
Le dernier réverbère du faubourg brillait à quelques pas plus bas et les hauts murs d’un jardin se ressaient devant lui dans les ténèbres.
Le Lodge (c’était le nom de cet endroit) était en effet très solitaire.
Au sud, il touchait à une autre maison, mais il en était séparé par un si grand jardin qu’il n’en était pas à portée de voix.
De tous les autres côtés, des champs ouverts s’étendaient en montée jusqu’aux bois de Corstorphine Hill, ou descendaient jusqu’aux vallons de Ravelston, ou tout en bas jusqu’à la vallée de la Leith.
L’effet de solitude était encore accru par la grande hauteur des murs du jardin qui ressemblaient a ceux d’un couvent et, comme John l’avait éprouvé autrefois, défiaient l’escalade d’un écolier.
La lanterne du cab jetait de la clarté sur la porte et sur la poignée sombre de la sonnette.
— Dois-je sonner pour vous ? dit le cocher, qui était descendu de son siège et se frappait la poitrine, car la nuit était glaciale.
— Je vous en prie, répondit John, portant la main à son front dans un accès de vertige.
L’homme tira la poignée et le tintement de la sonnette retentit au loin dans le jardin.
Il sonna à deux et trois reprises, suffisamment espacées.
Les sons tombaient aigus et brefs dans le grand silence glacial de la nuit.
— Attendez-vous ? demanda le conducteur, avec cet air d’intérêt familier qui convenait bien à son visage haut en couleur.
Et quand John lui eut répondu non :
— Eh bien, alors, dit le cocher, si vous voulez suivre mon avis, nous allons rebrousser chemin. Et c’est sans intérêt pour moi, remarquez-le bien, car mes écuries sont sur la route de Glasgow.
— Les domestiques doivent entendre.
— Bah ! dit le conducteur. Il n’amène aucun domestique, ici, Monsieur. Ils sont tous dans sa maison de la ville. Je le conduis souvent, M. Houston. C’est une espèce d’ermitage, ici.
— Donnez-moi la sonnette, dit John.
Et il tira dessus comme un désespéré.
Le bruit n’en était pas encore éteint qu’ils entendirent des pas sur le gravier et une voix d’une irritabilité singulièrement nerveuse qui leur cria à travers la porte :
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
— Alan, dit John, c’est moi, c’est Fatty-John, vous savez. Je reviens au pays et je suis venu demeurer avec vous.
Il n’y eut aucune réponse d’abord, puis la porte s’ouvrit.
— Déchargez la malle, dit John au cocher.
— N’en faites rien, dit Alan.
Et s’adressant à John :
— Entrez ici un instant. Je désire vous parler.
John pénétra dans le jardin et la porte se referma derrière lui.
Une chandelle était posée sur l’allée de graviers et clignotait dans les ténèbres.
Elle jetait des étincelles intermittentes sur le massif de houx. Tour à tour elle lançait des éclats de lumière et replongeait dans l’obscurité les traits d’Alan comme s’ils étaient enveloppés d’un voile profilant derrière lui son ombre mourante.
Tout, autour d’eux, restait impénétrable aux regards ; et le cerveau plein de vertige de John flottait comme l’ombre.
Pourtant, il s’aperçut que Alan était pâle et que sa voix, quand il parlait, n’était pas naturelle.
— Qu’est-ce qui vous amène ici la nuit ? demanda-t-il. Je ne voudrais pas, Dieu le sait, vous paraître brutal, mais je ne puis vous recevoir, Nicholson, je ne le puis absolument pas.
— Alan, dit John, vous venez pourtant de me faire entrer. Vous ne savez pas dans quel embarras je me trouve. Les gens de mon père m’ont mis à la porte et je n’ose plus me montrer dans une auberge, parce qu’ils sont à ma poursuite pour une affaire de meurtre ou autre chose.
— Pour quoi ? cria Alan dans un soubresaut.
— Pour un assassinat, je crois, dit John.
— Assassinat ! répéta Alan.
Et il se passa la main sur les yeux.
— Que disiez-vous à l’instant ? demanda-t-il encore.
— Qu’ils sont à ma poursuite, dit John. Je suis accusé de meurtre, je ne comprends pas pourquoi ; je viens de passer une journée vraiment épouvantable, Alan, et je ne puis pas dormir sur le bord de la route par une nuit semblable… Et puis ma malle, plaida-t-il.
— Chut ! dit Alan, la tête tendue de côté.
Et ensuite il demanda :
— N’avez-vous rien entendu ?
— Non, dit John, tremblant sans savoir pourquoi d’une peur vague que lui communiquait cette question. Non, je n’ai rien entendu ! Pourquoi ?
Et ensuite, comme il restait sans réponse, il revint à son plaidoyer.
— Mais je disais, Alan, vous venez de me faire entrer. J’irai me coucher tout droit si vous êtes occupé. Je semble avoir bu ; c’est cela qui m’a abattu. Je ne vous renverrai pas, moi, Alan, s’il vous arrivait malheur.
— Non ? repartit Alan. Eh bien, moi non plus. Venez, nous allons prendre votre malle.
Il paya le cocher qui partit au trot et descendit la colline sous la clarté des réverbères, et les deux amis demeurèrent sur la piste réservée aux piétons à côté de la malle, jusqu’à ce que le roulement des roues se fût éteint dans le silence.
Il sembla à John qu’Alan attachait de l’importance au départ de la voiture ; et John, qui n’était pas en état de juger une question quelconque, partagea complètement le sentiment de son ami.
Quand le silence fut rétabli, Alan chargea la valise sur ses épaules, la transporta à l’intérieur du jardin et en referma à clef la porte.
Puis, une fois de plus, il sembla s’abstraire dans ses pensées et demeura la main sur la clef jusqu’à ce que le froid commençât à mordre le bout des doigts de John.
— Pourquoi demeurez-vous là ? demanda celui-ci.
— Hein ! fit Alan avec confusion.
— Eh bien, mon cher, vous ne semblez pas vous-même, dit l’autre.
— Non, je ne suis pas dans mon assiette, repartit Alan.
Et il s’assit sur la malle et prit sa tête dans ses mains.
John resta à côté de lui, se dandinant un peu et regardant autour de lui les ombres mouvantes, les étincelles rapides et les étoiles immobiles au-dessus de sa tête, jusqu’à ce que le froid sans vent commençât à transir, à travers ses vêtements, la peau nue.
L’étonnement commençait même de s’éveiller dans son esprit égaré.
— Dites donc, si l’on entrait chez vous ! dit-il enfin.
— Oui, entrons, répéta Alan.
Et il se leva de nouveau, rechargea la malle sur ses épaules et prenant la bougie de l’autre main, s’avança vers le Lodge.
C’était une bâtisse longue et basse qui étouffait sous un revêtement de plantes grimpantes ; et, à cette heure, à part quelques rayons de lumière filtrant par les persiennes de la salle à manger, elle était plongée dans l’obscurité et le silence.
Une fois dans le hall, Alan alluma une autre bougie, la donna à John et ouvrit la porte d’une chambre à coucher.
— Ici, dit-il, allez vous coucher. Ne vous inquiétez pas de moi, John. Vous serez affligé pour moi, quand vous saurez.
— Attendez un instant, répliqua John ; j’ai eu froid à rester dehors si longtemps. Entrons dans la salle à manger, une minute, je vous prie. Juste le temps de boire un verre pour me réchauffer, Alan.
Sur la table au hall, il y avait sur un plateau un verre et une bouteille portant une étiquette de whisky.
Il était évident que la bouteille venait d’être débouchée, car le bouchon et le tire-bouchon gisaient à côté.
— Prends cela, dit Alan, passant à John le whisky.
Et alors, avec une certaine rudesse, il poussa son ami dans la chambre et ferma la porte derrière lui.
John demeura stupéfait.
Puis il secoua la bouteille et s’aperçut avec stupeur qu’elle était presque vide.
On en avait bu trois ou quatre verres.
Alan devait avoir débouché une bouteille de whisky et en avoir bu trois ou quatre verres coup sur coup, sans s’asseoir, car il n’y avait pas de chaise, et cela par cette nuit glaciale, dans son propre vestibule glacé.
Cela expliquait totalement ses excentricités, réfléchit John avec bon sens, en se faisant un grog.
Pauvre Alan !
Il était soûl : quelle terrible chose c’était de boire et quel esclavage c’était pour le pauvre Alan de boire de cette façon, sans compagnon et sans confort !
L’homme qui peut boire seul, en dehors d’une raison de santé, comme le faisait alors John, c’était un homme complètement perdu.
John but le grog. Il se sentit plus brumeux, mais se réchauffa.
C’était un travail difficile que d’ouvrir la malle et d’y trouver ses effets de nuit ; et avant qu’il eût eu le temps de se déshabiller, le froid l’avait ressaisi.
« Allons, se dit-il, encore une goutte ! Il n’y a pas de raison de se rendre malade en plus de tant d’autres chagrins. »
Et immédiatement un sommeil sans rêve s’empara de lui.
Il faisait jour, quand John s’éveilla.
Le bas soleil d’hiver était déjà dans le ciel, mais sa montre était arrêtée et il lui fut impossible de deviner l’heure exacte.
« Dix heures », supposa-t-il.
Et il s’habilla en hâte.
Des réflexions moroses assiégeaient son esprit. Mais c’était moins de la terreur que du regret qu’il éprouvait en ce moment ; et ce regret se mêlait de l’angoisse déchirante du remords.
Un coup venait de le frapper, cruel certes, mais juste châtiment de son ancienne mauvaise conduite, et il s’était révolté et plongé dans de nouvelles fautes.
La verge avait été employée pour le châtier et elle avait mordu les doigts.
Son père avait raison.
John l’avait justifié.
John n’était pas un hôte qu’on pût recevoir chez des gens honnêtes, il n’était pas un compagnon qui convînt pour les enfants d’honnêtes gens.
Et cette allusion à peine déguisée visait le cas de son vieil ami.
John n’était pas un ivrogne ; bien qu’il bût parfois à l’excès, et l’image de Houston buvant des liqueurs fortes à la table de son hall provoqua en lui comme une impression de dégoût.
John hésitait à se rencontrer avec lui.
Il allait jusqu’à désirer n’être pas venu à Alan, et pourtant maintenant même comment ferait-il autrement ?
Cette méditation l’absorba pendant qu’il s’habillait. Elle l’accompagna dans le vestibule de la maison.
La porte était ouverte sur le jardin.
Sans doute, Alan était sorti ; et John fit comme il supposait que son ami avait fait.
Le sol était dur comme fer, le froid encore rigoureux.
Comme il effleurait les branches, en se glissant au milieu des houx, des glaçons s’entrechoquaient et brillaient dans leur chute ; et partout où il allait, une volée de moineaux avides le suivait.
Il faisait une température de Noël par cette matinée de Noël, qui arrivait enfin à la grande joie des enfants.
C’était le jour des réunions de famille, le jour, qu’il avait prévu depuis si longtemps, où il pensait s éveiller dans son propre lit à Randolph Crescent, réconcilié avec tous les hommes et remettant ses pas dans les pas de sa jeunesse.
Et voici qu’il était seul à se promener par les allées d’un jardin d’hiver, seul et travaillé par les remords qui assaillaient son âme.
Et cela le rappela à la réalité, pourquoi était-il seul ? Et où était Alan ?
La pensée de ce matin de fête, et des salutations, qu’on se doit en ce jour, réveilla en lui le désir de voir son ami et il se prit à l’appeler par son nom.
Comme le son de sa voix s’éteignait, dans le grand silence qui l’environnait !
Malgré les gazouillis des passereaux et le craquement de ses pieds sur la neige gelée, le monde entier de l’air, sans souffle ni brise, l’enveloppait de léthargie et le silence pesait sur son esprit avec l’horreur e la solitude.
Il appela encore de temps en temps, mais à voix modérée.
Il fit hâtivement le tour du jardin et, ne trouvant ni homme ni traces d’homme dans tous ces couverts de verdure, il retourna enfin à la maison.
Autour d’elle, le silence semblait étrangement plus profond.
La porte, certes, était ouverte comme auparavant ; mais les fenêtres étaient fermées par les persiennes, les cheminées ne tachaient l’air lumineux d’aucun filet de fumée.
Il ne résonnait aucun de ces bruits sourds que perçoit plutôt l’oreille de l’esprit que l’oreille du corps, et par lesquels une maison trahit la présence de ses habitants.
Et pourtant Alan devait être là.
Alan était plongé dans un sommeil d’ivrogne, oublieux du retour du jour, de la saison du houx et de l’ami qu’il avait reçu si froidement et qu’il négligeait maintenant avec tant de grossièreté.
Le dégoût de John redoubla à cette pensée ; mais sa faim devenait plus grande que sa répulsion et pour déjeuner il devait nécessairement trouver et éveiller le dormeur.
Il fit le tour des pièces.
Toutes, jusqu’à ce qu’il arrivât à la chambre d’Alan, étaient fermées du dehors et portaient les marques d’un abandon prolongé.
Mais la chambre d’Alan était une chambre habitée, pleine d’habits, de bibelots, de lettres, de livres et des commodités d’un homme solitaire.
Le feu avait été allumé ; mais il était éteint depuis longtemps et les cendres étaient refroidies.
Le lit avait été fait : on n’avait pas dormi dedans.
De pire en pire, alors !
Alan avait dû s’écrouler là où il se trouvait assis et maintenant il était allongé, sans doute, sur le plancher de la salle à manger.
La salle à manger était une pièce très longue traversée par un corridor John, à son entrée, n’était que très peu éclairé, et il dut avancer vers la fenêtre les bras tendus, cherchant à tâtons les meubles et s’y heurtant.
Soudain il buta et tomba de toute sa longueur sur un corps étendu.
Il cogna rudement ce qu’il voulait éviter et il s’étonna qu’un coup si brutal n’eût pas arraché un grognement à l’ivrogne.
Il y avait des hommes qui s’étaient tués par de semblables excès, mort lugubre et honteuse, dont l’évocation fit frissonner John.
Si Alan était mort ?
Ah ! ce serait là un jour de Noël !
Sur ce, John posa la main sur les persiennes et, les écartant, contempla de nouveau la clarté bénie du jour.
Même à cette lumière la pièce avait un aspect peu confortable.
Les chaises étaient éparpillées et l’une d’elles avait été renversée ; la nappe, mise comme pour un dîner, était toute tirée sur un côté et quelques plats étaient tombés sur le plancher.
Derrière la table gisait l’ivrogne, qui dormait toujours, un seul de ses pieds étant visible pour John.
Maintenant que la pièce était éclairée, le pire semblait passé.
C’était quelque chose de répugnant, mais rien de plus ; et ce fut sans grande appréhension que John s’avança pour faire le tour de la table.
Ce fut son dernier moment de tranquillité relative pour toute cette journée.
Il n’eut pas plus tôt tourné le coin, ses yeux n’eurent pas plus tôt regardé le corps, qu’il poussa un cri étouffé et, suffoquant, il se sauva de la chambre et de la maison.
Ce n’était pas Alan qui gisait là, mais un homme figé, d’aspect rude, les cheveux bouclés gris fer, et ce n’était pas un ivrogne, car le corps gisait dans une mare de sang et les yeux ouverts fixaient le plafond.
John allait et venait devant la porte.
L’air extrêmement vif agissait sur ses nerfs comme un astringent et les tendait vivement.
Tandis qu’il continuait à se promener ainsi sans but et sans propos, les images devenaient plus claires et demeuraient plus longtemps dans son imagination ; ensuite la faculté de penser lui revint et l’horreur et le danger de sa situation le figèrent dans l’immobilité.
Il se prit le front et, fixant le gravier, rapprocha ce qu’il savait de ce qu’il soupçonnait.
Alan avait assassiné quelqu’un : peut-être cet homme à qui le majordome fermait la porte à la Terrasse du Régent ; peut-être un autre, en tout cas quelqu’un.
L’homme avait été assassiné et son sang croupissait sur le plancher.
C’était la raison de la beuverie de whisky dans le corridor, de son mauvais accueil à John, de la conduite étrange d’Alan et de ses paroles égarées.
Voilà pourquoi il avait tressailli et… vibré si étrangement au mot de meurtre.
Voilà pourquoi il s’était attardé debout et avait tendu l’oreille, pourquoi il s’était assis et s’était couvert les yeux, dans la nuit noire.
Et maintenant il était parti ; il avait fui lâchement ; et John restait l’héritier de toutes ses perplexités et de tous les dangers qu’il courait.
— Laissez-moi penser, laissez-moi penser, dit-il à voix haute, avec impatience, avec un ton de plaidoirie comme s’il se fût adressé à quelque interrupteur ! sans pitié.
Dans son trouble d’esprit, mille suppositions, mille espoirs, mille menaces et mille terreurs lui bourdonnaient aux oreilles et il ressemblait à un homme plongé dans le brouhaha d’une foule.
Pourquoi s’attardait-il à considérer — lui qui n’avait aucune pensée à perdre — qu’il était lui-même l’auteur aussi bien que le théâtre d’une telle confusion ?
Dans les heures d’épreuve l’équilibre de la nature humaine est rompu : l’anarchie lui succède.
Il était évident qu’il ne pouvait rester plus longtemps où il était, car il y avait matière à une nouvelle erreur judiciaire dans cette affaire.
Mais rien ne lui indiquait l’endroit où il devait aller, car la première erreur judiciaire, aussi vague qu’un nuage, lui semblait remplir le monde habitable.
Elle le surveillait, dans son plein développement, à Édimbourg.
Elle avait dû naître à San Francisco.
Elle montait la garde, sans doute, comme un dragon, à la banque où il avait à réaliser son crédit ; et bien qu’il y eût sans doute beaucoup d’autres endroits, qui donc pouvait dire dans lequel elle ne ! serait pas à le guetter ?
Non, il ne savait où il devait aller.
Il ne devait pas perdre de temps sur ces questions insolubles.
Il était évident qu’il ne pouvait rester plus longtemps là où il était.
Il était évident, aussi, qu’il ne devait pas s’enfuir, comme il était, car il ne pouvait pas porter sa malle, et fuir sans l’emporter, c’était s’embourber davantage.
Il devait partir, quitter cette maison sans gardien, trouver une voiture et retourner — retourner après une absence ?
En aurait-il le courage ?
Juste à ce moment-là il remarqua une tache de la largeur de la main sur la jambe de son pantalon et tendit le doigt pour l’atteindre.
Son doigt se tacha de rouge : c’était du sang.
Il le regarda avec dégoût, effroi et terreur, et sous l’influence de cette nouvelle sensation, suraiguë, il se décida instantanément à agir.
Il se lava le doigt dans la neige, retourna à la maison, s’avança à pas silencieux jusqu’à la porte de la salle à manger et la ferma à clef.
Puis, il respira un peu librement, car ici enfin il y avait une barrière de chêne entre lui et ce qu’il craignait.
Ensuite, il se dirigea hâtivement vers sa chambre, arracha son pantalon taché, qui semblait à ses yeux une corde faite pour l’attacher à la potence, le jeta dans un coin, en mit un autre, fourra ses effets de nuit dans sa valise sans prendre le temps de souffler, la ferma à clef, la souleva avec effort du sol et avec un soupir de soulagement sortit de nouveau sous le ciel libre.
La valise était de fabrication américaine et pour cette raison elle n’était pas légère comme une plume.
Elle avait eu raison du robuste Alan.
Quant à John, il était écrasé sous sa masse et il ruisselait de sueur.
Il dut la poser à terre par deux fois pour se reposer avant d’atteindre la porte cochère ; et, quand il fut arrivé là, il dut faire comme Alan et s’asseoir sur un coin du portemanteau.
Il y demeura tout haletant ; mais ses pensées étaient sensiblement allégées ; maintenant que sa valise était tout à côté de la porte, sa séparation de la maison du crime était effectuée en partie et le cocher n’avait pas besoin de dépasser le mur du jardin.
Il était étonnant comme cette idée le remontait.
La maison, à ses yeux, était un endroit de nature à frapper au premier abord de soupçons le spectateur, tant il semblait que les fenêtres elles-mêmes criaient au meurtre.
Mais il n’y a pas de rémission aux coups du destin.
Comme John s’était assis pour prendre haleine à l’ombre du mur, tandis que des moineaux sautillaient autour de lui, il arriva que son œil se fixa sur la fermeture de la porte : et ce qu’il vit le fit se lever sur ses pieds.
Le loquet fermait par un ressort ; quand la porte était fermée, le pêne tombait de lui-même et sans clef il était impossible d’entrer de l’extérieur.
Il se vit entre ces deux alternatives désagréables et dangereuses : ou bien de fermer la porte et de poser sa malle au bord de la route, ce qui paraîtrait étrange aux passants, ou de laisser la porte entrebâillée, ce qui permettrait à un voleur ou à un écolier en vacances de pénétrer dans la propriété et de découvrir l’horrible secret.
Son esprit inclinait au dernier parti, comme au moins désespéré, mais il dut d’abord s’assurer qu’il n’était pas observé.
Il sortit dehors pour examiner la route jusqu’au bas de la descente.
Elle était déserte.
Il alla au coin du chemin de traverse qui vient de Dean ; il n’y avait pas de passants en vue.
C’était évidemment maintenant ou jamais « la marée haute », le moment favorable pour son entreprise.
Il tira la porte autant qu’il put, glissa un caillou dans la fente et descendit la colline, en quête d’une voiture.
À mi-chemin, une porte s’ouvrit et une troupe d’enfants s’élança dehors avec une joie folle, accompagnés moins bruyamment par une mère souriante.
« Et c’est Noël », pensa John.
Et il en rit tout haut dans la tragique amertume de son cœur.
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