Les Pionniers/Chapitre 39
CHAPITRE XXXIX.
a pluie qui tomba presque sans interruption pendant le reste
de la journée, arrêta complètement le progrès des flammes. On
vit pourtant quelques restes de feu briller la nuit suivante sur
diverses parties de la montagne, dans les endroits ou l’élément
destructeur avait trouvé le plus d’aliments. Le lendemain, dans
une étendue de plusieurs milles, les arbres étaient couverts d’une
écorce noire et fumaient encore. Il ne restait dans la forêt ni bois
mort ni broussailles ; cependant les pins et les chênes élevaient
encore dans les airs leur tête majestueuse, et parmi les autres
arbres il s’en trouvait même qui conservaient une apparence de
vie et de végétation.
Les cent bouches de la renommée s’occupaient à répandre cent bruits différents sur la manière miraculeuse dont Élisabeth avait été sauvée, et l’on croyait généralement que le vieux Mohican avait péri dans l’incendie. Cette version parut encore plus probable quand on apprit que Jotham Biddel avait été trouvé dans un état de suffocation dans le trou qu’il avait creusé, et qu’il était si maltraité par le feu qu’on ne conservait aucune espérance.
Pendant la nuit qui suivit l’incendie de la forêt, les faux monnayeurs, qui avaient été condamnés, profitant de l’exemple que leur avaient donné Natty et Benjamin, parvinrent aussi à s’échapper, et cet événement augmenta l’agitation générale. Doolittle et Jotham avaient parlé de la caverne qu’ils avaient découverte sur la montagne de la Vision ; on supposa qu’elle pourrait servir de retraite à ces malfaiteurs, et l’on ne s’entretint plus que de la nécessité d’arrêter des gens qui pouvaient être si dangereux à la tranquillité publique.
Tandis que tous les esprits étaient ainsi dans une sorte de fermentation, un autre bruit dont personne ne connaissait l’origine, mais qui se propagea avec autant de rapidité que le feu l’avait fait la veille, accusa Edwards et Bas-de-Cuir d’avoir allumé volontairement l’incendie. Le fait était pourtant, comme on l’apprit dans la suite, qu’il avait été occasionné par l’imprudence d’un des hommes qui avaient poursuivi dans le bois Natty et Benjamin, après leur fuite de prison. Cet homme avait jeté dans les broussailles une torche de pin mal éteinte, qui, ayant entretenu un feu lent pendant quelques heures, avait pris ensuite cette activité dont nous avons décrit les terribles effets. Quoiqu’il en soit, il s’éleva dans tout le village un cri général contre les prétendus coupables ; Richard n’y fut pas sourd, et il résolut de recourir à la force pour s’emparer des fugitifs.
Le shérif se rendit à midi à l’auberge du Hardi-Dragon, et requit Hollister, capitaine de l’infanterie légère de Templeton, de mettre sur-le-champ sous les armes la force armée du comté pour donner appui et secours aux lois du pays. L’espace nous manque pour reproduire ici les deux discours prononcés en cette occasion ; mais on les trouve encore dans les colonnes du journal de l’époque, et l’on dit que ces deux harangues font honneur aux connaissances judiciaires de l’un des orateurs comme aux talents militaires de l’autre.
Tout était prêt d’avance, et le tambour, en habit rouge, faisait encore retentir les échos de son roulement, que vingt-cinq volontaires parurent sous le drapeau et se mirent d’eux-mêmes en bataille.
Comme ce corps était composé de volontaires, et commandé par un homme qui avait passé vingt-cinq ans de sa vie dans les camps et les garnisons, c’était pour le pays l’appareil le plus brillant de la guerre. Aussi les bourgeois judicieux de Templeton le proclamèrent-ils égal aux meilleures troupes du monde. Sous le rapport physique, ces volontaires étaient encore, disaient-ils, bien supérieurs. Cette opinion ne trouvait que trois voix et une opinion contraire. L’opinion appartenait à Marmaduke, qui cependant ne croyait pas nécessaire de la faire connaître : quant aux voix, l’une, et la plus forte peut-être, venait de l’épouse du commandant lui-même, qui reprocha plus d’une fois à son époux d’avoir condescendu à conduire cette troupe irrégulière après avoir honorablement rempli le poste de sergent-major dans le brillant corps de la cavalerie virginienne pendant la dernière guerre.
La seconde voix était celle de M. La Pompe, qui ne cessait de répéter la même chose de cette compagnie de volontaires, et avec ce ton qu’un habitant du pays de nos pères aime à prendre quand il daigne louer les coutumes ou le caractère de leurs enfants émancipés.
— Il est possible que ces volontaires, disait La Pompe, sachent charger et tirer un fusil ; mais quant à la manœuvre du vaisseau, un caporal de l’artillerie de marine de la Boadicée les aurait entourés et faits prisonniers en un demi-sablier[3]. Comme il n’y avait personne pour contredire cette assertion, l’artillerie de marine de la Boadicée en était, doublement estimée. Le troisième incrédule était M. Le Quoi, qui se contentait de dire que le corps de Templeton était le plus beau qu’il eût jamais vu après les mousquetaires du bon Louis XVI.
Cependant mistress Hollister trouvait qu’il y avait quelque chose de réel dans le service de ces volontaires ; aussi fut-elle trop occupée dans son propre service ce jour-là pour faire ses commentaires. Benjamin était absent, et M. Le Quoi trop content pour trouver à redire à rien. C’est ainsi que ce corps de milice esquiva la critique, et ce fut heureux, un jour où il avait plus besoin que jamais de son courage.
Marmaduke était, dit-on, enfermé dans son cabinet avec M. Van der School, et rien n’interrompit le mouvement des troupes. À deux heures précises, le corps mit l’arme sur l’épaule, et, quand chaque mousquet fut fixé à la position convenable, l’ordre fut donné de tourner à gauche et de marcher. C’était mener à l’ennemi du premier coup des troupes novices : aussi doit-on supposer que ce mouvement ne fut pas exécuté avec la précision habituelle. Mais des que la musique eut fait entendre l’air inspirateur de Yankee-doodle[4], et que Richard, accompagné de M. Doolittle, se fut mis à la tête des troupes, le capitaine Hollister partit du pied gauche, portant la tête élevée à un angle de quarante-cinq degrés, coiffé d’un petit chapeau à cornes, et tenant en main un énorme sabre de dragon dont le fourreau d’acier traînait sur ses talons avec un bruit tout à fait belliqueux. Ce ne fut pas sans peine qu’il obtint de ses soldats que chaque peloton (et il y en avait six) tournât la tête du même côté ; cependant on arriva en bon ordre au défilé du pont, et l’on commença à gravir la montagne, sans aucun changement à la disposition des troupes, si ce n’est que Richard et Doolittle, probablement fatigués par la montée, ralentirent le pas insensiblement, et finirent par se trouver à l’arrière-garde.
Avant d’arriver en vue de la caverne, qui était le but de l’expédition, le capitaine Hollister, en général prudent, détacha quelques éclaireurs pour faire une reconnaissance, et ils vinrent bientôt faire le rapport que les fugitifs, bien loin de songer à se rendre ou à battre en retraite, comme on s’y attendait, paraissaient avoir eu avis du projet d’attaque ou l’avoir prévu, et avaient fait des préparatifs formidables de défense. Cette nouvelle opéra un changement réel dans les projets des chefs et dans la physionomie des soldats, qui se regardaient les uns les autres d’un air sérieux et déconcerté. Richard et Hiram se retirèrent à quelque distance pour tenir une sorte de conseil de guerre, et, dans ce moment critique, ils rencontrèrent Billy Kirby, qui, sa hache sous le bras, marchait en avant de son attelage de bœufs, comme Hollister en tête de sa troupe. Il parut surpris de voir une force militaire si considérable se déployer sur la montagne ; mais le shérif, voulant profiter du renfort que le hasard lui envoyait, le mit sur-le-champ en réquisition. Billy avait trop de respect pour M. Jones pour se permettre la moindre objection, et il fut décidé qu’on le chargerait de porter une sommation aux assiégés, avant d’employer la force pour les réduire.
Les troupes se divisèrent alors en deux corps ; l’un, sous les ordres du capitaine, s’avança vers la caverne, du côté gauche, tandis que l’autre, conduit par son lieutenant, en faisait autant du côté droit. Richard et le docteur Todd, dont on avait pensé que les services pouvaient être utiles en cette circonstance, firent un détour dans le bois et se montrèrent bientôt sur la plate-forme du rocher, sur la tête des ennemis, mais hors de leur vue. Hiram avait jugé plus prudent de rester avec un des détachements ; il suivit Kirby jusqu’à quelque distance des fortifications, et rencontrant un arbre d’une circonférence vénérable, il s’en fit un rempart. Les volontaires de l’infanterie légère de Templeton ne montrèrent pas moins de dextérité, et chacun d’eux trouva le moyen de placer entre lui et l’ennemi soit un gros arbre, soit une pointe de rocher, de sorte que les assiégés ne pouvaient apercevoir que le capitaine Hollister d’un côté et Billy Kirby de l’autre.
La troupe du shérif était alors en face de la caverne, et pouvait voir les préparatifs de défense qui avaient été faits. La petite terrasse qui se trouvait devant l’ouverture avait été bordée de toutes parts d’un rempart formé de troncs et de branches d’arbres ; derrière le retranchement on apercevait Benjamin d’un côté et Natty de l’autre ; et cet arrangement était d’autant moins à mépriser qu’on ne pouvait y arriver qu’en gravissant une rampe escarpée, et que la pluie qui était tombée la veille et toute la nuit précédente avait rendu le terrain très-glissant.
Pas un mot n’avait encore été échangé de part ni d’autre ; mais le shérif du haut du rocher ayant fait un signe à Billy Kirby, le bûcheron se mit à gravir la montée avec le même air d’indifférence et de tranquillité que s’il eût été chargé d’aller faire un abattis de pins.
Dès qu’il fut à une centaine de pieds de la terrasse, le long et redoutable fusil de Bas-de-Cuir parut au-dessus du parapet, et le vieux chasseur s’écria en même temps : — Retirez-vous, Kirby, retirez-vous. Je n’ai dessein de nuire à personne, mais si quelqu’un de vous approche d’un pas plus près, il y aura du sang répandu entre nous. Que Dieu pardonne à celui qui le fera couler ; mais c’est ce que vous verrez, je vous en avertis.
On voyait à l’air de Natty qu’il parlait très-sérieusement, mais qu’il lui répugnait d’attaquer la vie d’un de ses semblables.
— Allons, allons, Bas-de-Cuir, répondit le bûcheron en continuant à avancer avec le même sang-froid, ne faites pas le méchant, et écoutez ce qu’on a à vous dire. Quant à moi, je n’ai pas d’intérêt dans cette affaire, et je m’en soucie fort peu ; mais le shérif et M. Doolittle, M. Doolittle que voilà là-bas caché derrière ce gros bouleau, m’ont chargé de venir vous inviter à vous soumettre à la loi. Il ne s’agit que de cela.
— Je vois la vermine, s’écria Natty ; j’aperçois son habit, et s’il me montre seulement assez de chair pour y faire entrer une balle de trente à la livre, je lui apprendrai à me connaître. Mais vous, Kirby, je ne vous veux pas de mal, retirez-vous donc : vous devez savoir que vous êtes plus facile à ajuster qu’un pigeon au vol.
Kirby n’était alors qu’à une quinzaine de pas de Natty, et se plaçant derrière un gros pin : — Vous seriez bien adroit, Bas-de-Cuir, répondit-il, si vous pouviez percer un homme à travers un pareil arbre ; mais vous savez qu’avec ma hache je puis vous l’envoyer sur les épaules en moins de dix minutes.
— Je sais, répliqua Natty, que vous êtes en état de faire tomber un arbre où vous le voulez ; mais je sais aussi que vous ne pouvez l’abattre sans me montrer une main ou un bras, et dans ce cas il y aura du sang à étancher et des os à raccommoder, je vous en préviens. Veut-on entrer dans cette caverne ? Eh bien ! qu’on attende seulement deux heures, et alors y entrera qui voudra ; mais jusque-là personne n’y mettra le pied. Il s’y trouve déjà un corps mort ; il y en a un autre qu’on peut à peine dire être en vie ; si quelqu’un avance, il y aura des morts en dehors comme en dedans.
— Il n’y a rien de mieux, s’écria le bûcheron en se montrant à découvert ; il n’y a rien de mieux ! Eh ! Messieurs ! il demande seulement que vous attendiez deux heures ; et il y a de la raison à cela. Un homme peut sentir qu’il a tort quand on lui donne le temps de se reconnaître ; mais si l’on veut le pousser à bout, il devient entêté comme un bœuf rétif ; plus on le bat, plus il regimbe.
Les idées d’indépendance de Billy Kirby ne convenaient nullement à l’impatience de Richard, qui brûlait du désir de pénétrer dans les mystères de cette caverne, où il était persuadé qu’on travaillait à la fonte des métaux, et sa voix s’éleva du haut du rocher.
— Capitaine Hollister, s’écria-t-il, je vous requiers de me prêter main-forte pour l’exécution de la loi. Natty Bumppo, je vous ordonne de vous rendre sans résistance. Et vous, Benjamin Penguillan, je vous déclare prisonnier en vertu de ce mandat d’arrêt, et vous allez me suivre à la geôle du comté.
— En toute autre occasion, monsieur Jones, répondit le majordome en ôtant sa pipe de sa bouche, car il avait fumé tranquillement pendant toute cette scène ; en toute autre occasion je ferais voile de conserve avec vous jusqu’au bout du monde, s’il existait un tel endroit, ce qui ne peut être puisque le monde est rond. Or, voyez-vous, monsieur Hollister, vous qui avez passé toute votre vie sur terre, vous ne savez peut-être, pas que le monde…
— Rendez-vous ! s’écria le vétéran d’une voix si redoutable, que toute son armée fit un mouvement en arrière ; rendez-vous, Benjamin Penguillan, ou vous n’obtiendrez aucun quartier.
— Au diable votre quartier ! répondit Benjamin en se levant du tronc d’arbre sur lequel il était assis, et en jetant un coup d’œil sur le fauconneau dont les assiégés s’étaient emparés pendant la nuit, et sur lequel était établie de son côté la défense de la place. Croyez-vous donc, monsieur Hollister, capitaine Hollister, si vous voulez, puisque je doute que vous connaissiez seulement le nom d’un cordage, à moins que ce ne soit celui de la corde qui servira à vous pendre ; croyez-vous, dis-je, vous qui criez aussi haut que si, monté sur le grand mât d’un vaisseau de haut-bord, vous parliez à un sourd placé sur le tillac, croyez-vous, vous demandé-je encore une fois, que vous ayez mon véritable nom sur votre chiffon de parchemin ? Non, non, un bon marin ne navigue pas sur ces mers sans avoir plus d’un pavillon pour s’en servir au besoin. Si vous voulez arrêter Penguillan, allez chercher l’honnête homme sur les domaines duquel j’ai jeté ma première ancre dans le monde. C’était un gentilhomme, et c’est ce que personne ne pourrait dire d’aucun individu de la famille de Benjamin Stubbs.
— Envoyez-moi le mandat, s’écria Hiram de derrière son arbre ; et j’y mettrai un autrement dit.
— Mettez-y un âne, monsieur le Fainéant[5], et c’est vous qui y serez, répliqua le majordome en examinant le fauconneau et en rallumant sa pipe.
— Je ne vous donne qu’un moment pour vous rendre, s’écria Richard. Benjamin ! est-ce là ce que je devais attendre de votre reconnaissance ?
— Monsieur Jones, dit Natty qui craignait l’influence du shérif sur son compagnon, quoique la corne que miss Bessy m’avait apportée ait sauté, je vous préviens qu’il y a dans cette caverne assez de poudre pour faire sauter le rocher sur lequel vous êtes. J’y mettrai le feu si vous ne me laissez en paix.
— Je crois qu’il est au-dessous de ma dignité d’être plus longtemps en pourparler avec des rebelles, dit Richard au docteur, et tous deux quittèrent le rocher avec une précipitation qu’Hollister prit pour le signal de l’attaque.
— Charge à la baïonnette ! s’écria le vétéran ; en avant, marche !
Ce signal devait certainement être attendu, et cependant il prit les assiégés un peu par surprise. Hollister gravit la montagne, comme s’il eût monté à l’assaut, en continuant à crier : — En avant ! en avant ! point de quartier, si l’on ne se rend ! Il arriva au bas de la palissade derrière laquelle était Benjamin, et lui porta de bas en haut un coup de sabre si vigoureusement appliqué, qu’il lui aurait abattu la tête si la lame n’eût heureusement été arrêtée par le bout du fauconneau. Cette circonstance fut doublement heureuse, car Benjamin, en ce moment critique, appliquait sa pipe à l’amorce, et le coup de sabre du vétéran ayant changé la direction du fauconneau, que Benjamin, fidèle à ses principes de marine, avait pointé fort bas, il en résulta que cinq ou six douzaines de chevrotines furent lancées en l’air presque en ligne perpendiculaire. La physique nous apprend que l’air atmosphérique n’est pas assez pesant pour soutenir le plomb. En conséquence une ou deux livres de ce métal, formé en petites balles, retombèrent, après avoir décrit une ellipse, sur la tête des soldats qui suivaient de loin leur capitaine. Cette pluie et la détonation dont elle fut accompagnée leur firent faire un mouvement rétrograde, et en moins d’une minute, le succès de l’attaque du côté gauche ne dépendait plus que des prouesses du général.
Le recul du fauconneau avait renversé Benjamin, qui resta un moment étendu par terre dans un état de stupeur. Le capitaine Hollister, se croyant suivi de sa troupe, en profita pour escalader le rempart, et dès qu’il se trouva dans l’intérieur du bastion, c’est-à-dire sur la terrasse en face de la caverne, il se mit à crier à haute voix : — Victoire ! victoire ! nous sommes maîtres des ouvrages extérieurs !
Tout cela était parfaitement militaire : c’était un exemple qu’un brave officier devait à ses soldats. Mais ce malheureux cri fut précisément ce qui changea la face des affaires. Natty, qui avait toujours eu les yeux fixés sur le bûcheron et sur le juge de paix, se retourna en l’entendant, et vit son camarade par terre, et Hollister brandissant son grand sabre d’un air de triomphe. Son premier mouvement fut d’appuyer son fusil contre son épaule, et pendant un instant la vie du vétéran ne tint qu’à un fil bien fragile. Mais Bas-de-Cuir aurait rougi de faire feu à bout portant sur un ennemi, et saisissant son fusil par le canon, il en appliqua si vigoureusement la crosse un peu au-dessous du dos du brave Hollister, qu’il le fit sauter par-dessus la palissade plus rapidement qu’il n’y avait passé en arrivant.
L’endroit où tomba le capitaine était si glissant et la descente était si rapide, qu’il ne s’arrêta dans sa chute qu’au pied de la montagne, où il fut reçue entre les bras de son épouse. Mistress Hollister venait d’arriver du village avec une vingtaine d’enfants, curieux de voir ce qui se passait sur la montagne ; elle tenait d’une main un bâton qui lui servait de canne, et portait un grand sac vide sur l’autre bras. Le premier sentiment qu’elle éprouva fut celui de l’indignation.
— Quoi ! sergent ? s’écria-t-elle, est-ce vous qui fuyez ainsi devant les ennemis, et devant de tels ennemis ? Moi qui, en venant ici, contais à ces enfants l’histoire du siège d’York, et la manière glorieuse dont vous avez été blessé d’un coup de pied de cheval ! Et j’arrive ici pour vous voir prenant la fuite au premier coup de feu ! Ha ! ha ! je puis bien jeter mon sac. S’il y a du butin à ramasser, ce n’est pas votre femme qui y aura droit. On dit pourtant que cette caverne est remplie d’or et d’argent. Dieu me pardonne de penser à de telles vanités ! Mais j’ai l’autorité de l’Écriture pour dire qu’après la bataille les dépouilles appartiennent au vainqueur.
— En fuite ! moi en fuite ! s’écria le vétéran. Mais où sont donc mes grenadiers ?
— A-t-il perdu la tête avec ses grenadiers ? dit sa femme. Avez-vous oublié que vous n’êtes qu’un pauvre capitaine de miliciens ? Ah ! si le véritable capitaine, le capitaine qui est sur mon enseigne, avait été ici, les choses se passeraient bien différemment !
Pendant que les deux époux discutaient ainsi, d’autres événements se passaient sur la montagne. Lorsque Bas-de-Cuir eut jeté son ennemi par-dessus le bord, comme Benjamin l’aurait dit, Kirby, qui n’était qu’à quelques pas, aurait pu bien aisément escalader le rempart, et de ses bras vigoureux envoyer toute la garnison assiégée à la suite du vétéran. Mais il ne paraissait avoir aucune envie de prendre part aux hostilités, car en voyant la descente précipitée d’Hollister, il s’écria :
— Hurra ! hurra ! capitaine, bravo ! tenez-vous bien ! Comme il y va ! il ne ménage pas les jeunes arbres ! À ces exclamations en succédèrent d’autres, jusqu’à ce que le joyeux bûcheron, épuisé par son propre rire, s’assît par terre en frappant des talons et riant aux éclats.
Cependant Natty demeurait dans son attitude menaçante, la carabine en joue, épiant tous les mouvements des assaillants. Les cris malheureusement excitèrent la curiosité d’Hiram Doolittle. Il voulut voir où en était le combat, et il ne put satisfaire ce désir sans avancer un peu le front d’un côté au-delà de la ligue de l’arbre qui lui servait de bouclier, tandis que la partie postérieure de son corps se découvrait proportionnellement de l’autre. M. Doolittle appartenait physiquement à cette classe de ses compatriotes auxquels la nature a refusé dans leur formation l’usage des lignes courbes : tout dans sa personne était droit ou angulaire ; mais son tailleur était une femme qui, comme un tailleur de régiment, taillait tous ses habits sur un seul patron, et prêtait la même configuration à toute l’espèce humaine ; aussi M. Doolittle, dans son attitude, découvrait derrière l’arbre une draperie sur laquelle la carabine de Natty fut pointée avec la promptitude de l’éclair ; un homme moins adroit eût visé la robe flottante qui pendait comme un feston sur la terre ; mais Bas-de-Cuir connaissait trop son homme et son tailleur femelle, et quand la balle partit, Kirby, qui épiait curieusement le résultat de l’explosion, vit sauter l’écorce du bouleau, et en même temps le drap voltiger au-dessus des pans flottants. Jamais batterie ne fut démasquée avec autant de promptitude ! Doolittle s’élança au-devant de l’arbre qui lui avait servi d’abri jusqu’à ce moment fatal de curiosité, et cet acte de courage lui fut probablement inspiré par la certitude où il était que Natty n’avait pas encore eu le temps de recharger son fusil.
— Gaul darn ye[6] ! s’écria-t-il en étendant une main contre lui, tandis qu’il tenait l’autre sur la partie blessée ; cette affaire ne s’arrangera pas aisément ! je la poursuivrai depuis la cour des Plaids communs jusqu’à celle des Erreurs. Et faisant le tour du bouleau, il se remit promptement sous sa protection.
Une imprécation si choquante dans la bouche d’un homme aussi calme que le squire Doolittle, et l’air intrépide avec lequel il s’était exposé au péril, enflammèrent le courage des volontaires qui s’étaient retirés hors de portée. Ils poussèrent tous ensemble un grand cri, et firent une décharge générale qui ne produisit d’autre effet que de siffler dans les branches des arbres. Cependant se trouvant animés par le bruit de cette explosion, ils marchèrent en avant, et ils montaient tout de bon à l’assaut, quand le juge Temple arriva. Il avait appris dans le village le départ des volontaires et le but de leur expédition, et il s’était hâté d’accourir afin de prévenir quelque événement fâcheux.
— Paix ! silence ! s’écria-t-il ; pourquoi cet attroupement à main armée ? pourquoi ces coups de feu ? L’exécution des lois ne peut-elle être assurée sans effusion de sang ?
— C’est le posse comitatus, s’écria le shérif, qui était à quelque distance sur une hauteur avec le docteur Todd ; et c’est moi qui…
— Dites plutôt un posse[7] de démons ! répondit le juge.
— Ne versez pas de sang ! s’écria une voix partant du haut du rocher que le shérif avait craint de voir sauter en l’air ; nous nous rendons ; vous allez entrer dans la caverne.
L’étonnement, l’ordre du juge, cette apparition subite, tout concourut à produire l’effet désiré. Natty, qui avait rechargé son fusil, s’assit tranquillement sur un tronc d’arbre, la tête appuyée sur ses mains ; et l’infanterie légère de Templeton, suspendant son attaque, attendit en silence le résultat de cette affaire.
Cependant Edwards, dont on venait d’entendre la voix, descendit du rocher. Il était accompagné du major Hartmann, qui le suivait avec une vitesse surprenante pour son âge. Ils arrivèrent tous deux sur la terrasse en moins de deux minutes, et entrèrent ensemble dans la caverne, laissant tous les spectateurs dans l’attente de ce qui allait se passer.
- ↑ Écuyer.
- ↑ Tambour
- ↑ Le temps que met à tomber la moitié du sable d’une horloge marine, etc.
- ↑ C’est de cet air que parle l’auteur dans le chapitre XX.
L’air de Yankee-doodle est un ai allemand que les Anglais avaient adapté à des paroles de moquerie appliquées aux colons américains, qu’ils appelaient et appellent encore les Yankees. Yankee est une corruption du mot Yengeese, qui est lui-même la prononciation indienne du mot English, Anglais. Quand les troupes royales sortirent de Boston, sous lord Percy, pour aller au secours de leurs partisans qui avaient été attaqués après l’incendie des magasins de la Concorde (voyez Lionel Lincoln), ils marchèrent au son de l’air de Yankee-doodle, en dérision de leurs ennemis. Les Anglais furent repoussés par des paysans armés, et ils auraient été détruits sans l’artillerie et le voisinage de Boston. Les Américains adoptèrent l’air de Yankee-doodle en mémoire de leur triomphe, et il est devenu l’air national des États-Unis, comme le Rule Britannia est l’air de la Grande-Bretagne. Plus de trente mille vers ont été composés depuis sur l’air de Yankee-doodle. - ↑ Toujours jouant sur le nom de Doolittle, Benjamin l’appelle M. Do-But-Little.
- ↑ Gaul darn ye : c’est encore ici un de ces jurons qu’on ne saurait traduire même par des équivalents, et que nous expliquerons pour détruire la fausse idée déjà signalée dans nos notes, qui met si souvent God damn dans la bouche des Anglais, tandis que God damn n’est presque plus un mot de leur langue. Gaul darn ye signifierait Gaul vous rentrait ; mais Hiram, qui, même dans sa colère, n’ose pas prononcer contre Natty le jurement de God damn ye, Dieu vous damne, en modifie le son en homme bien élevé, de manière à former d’autres mots qui rappellent de loin le God damn ye qu’il n’ose dire. Nous disons en français, dans ce sens, va te faire sucre.
- ↑ Le mot latin posse, qui, suivi de commitatus, signifie la force armée du comté, les citoyens armés au secours de la loi, est ici employé dans le sens de bande, troupe.