Les Pionniers/Chapitre 40

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 392-402).


CHAPITRE XL.


Je suis muet. — Êtes-vous le docteur ? — Je ne vous ai pas reconnu !
Shakespeare.



Pendant les cinq ou six minutes qui se passèrent avant qu’Edwards et le major Hartmann reparussent, M. Temple, Richard Jones, et la plupart des volontaires montèrent sur la terrasse, et ceux-ci, après avoir fait le récit de leurs prouesses pendant l’action, commencèrent à se communiquer leurs conjectures sur le résultat qu’aurait leur expédition. Mais la vue des deux pacificateurs sortant de la caverne ferma toutes les bouches.

Sur un fauteuil de bois, couvert de peaux de daim écrues, ils portaient un vieillard qu’ils placèrent avec soin et respect au milieu de l’assemblée. Il avait la tête couverte de longs cheveux aussi blancs que la neige. Ses vêtements, d’une propreté soignée, étaient semblables à ceux des premières classes de la société, mais usés jusqu’à la corde et rapiécés ; il avait aux pieds une chaussure pareille à celle que portaient les chefs indiens, et travaillée avec le plus grand soin. Son air était grave et son maintien plein de dignité ; mais ses yeux, sans expression, qui se tournaient tour à tour sur tous ceux qui l’entouraient, n’annonçaient que d’une manière trop certaine qu’il était arrivé à cet instant où la vieillesse rend à l’esprit toute la faiblesse de l’enfance.

Natty, placé derrière le fauteuil et appuyé sur son fusil, montrait, au milieu de ceux qui s’étaient réunis pour l’arrêter, une tranquillité qui prouvait qu’il était occupé d’intérêts qui lui paraissaient plus puissants que les siens. Le major Hartmann, placé à la droite du vieillard, essuyait de temps en temps une grosse larme qui lui tombait des yeux, et Edwards, à sa gauche, le regardait d’un air de tendresse et de compassion.

Tous les yeux étaient fixés sur ce groupe, mais chacun gardait le silence. Enfin le vieillard, après avoir regardé successivement tous ceux qui l’entouraient, fit un effort pour se soulever à demi sur son fauteuil, par un reste de politesse habituelle, salua à la ronde, et dit d’une voix cassée et tremblante :

— Ayez la bonté de vous asseoir, Messieurs ; le conseil s’ouvrira dans un instant. Tous ceux qui aiment un monarque bienfaisant et vertueux doivent concourir à maintenir la loyauté dans ces colonies. Asseyez-vous, je vous en prie, Messieurs ; les troupes feront halte cette nuit.

— Qui expliquera cette scène ? dit Marmaduke ; c’est le délire de la folie !

— Non, Monsieur, répondit Edwards avec fermeté ; c’est la défaillance de la nature. Il ne reste qu’à montrer qui l’on doit accuser de l’état déplorable où ce vieillard se trouve réduit.

— Ces messieurs dîneront avec nous, mon fils, dit le vieillard se tournant vers Edwards, en entendant une voix qu’il reconnaissait et qui lui était chère. Ordonnez un repas digne des officiers de Sa Majesté. Vous savez que nous avons toujours le meilleur gibier à nos ordres.

— Qui est cet homme ? demanda Marmaduke d’une voix agitée, et qui annonçait qu’il commençait à former quelques conjectures.

— Qui est cet homme ? répéta Edwards d’une voix calme, mais s’animant à mesure qu’il parlait ; — cet homme, que vous voyez vivant dans une caverne, Monsieur, et privé de tout ce qui peut rendre la vie désirable, fut autrefois le compagnon et le conseiller de ceux qui gouvernaient ce pays. Cet homme si faible et si cassé fut un guerrier si brave et si intrépide, que toutes les nations indiennes l’avaient surnommé le Mangeur-de-Feu. Cet homme, qui n’a plus même une cabane pour couvrir sa tête, était riche autrefois, juge Temple, et légitime propriétaire du sol sur lequel nous nous trouvons.

— C’est donc, s’écria Marmaduke, d’une voix entrecoupée par une vive émotion, c’est donc le major Effingham, disparu depuis quelque temps ?

— C’être lui-même, juge, s’écria le major Hartmann, et c’être moi qui vous l’assurer.

— Et vous, demanda M. Temple en se tournant vers Edwards et en articulant avec difficulté, et vous, qui êtes-vous donc ?

— Son petit-fils, répondit le jeune homme.

Pendant une minute régna un profond silence. Tous les yeux étaient fixés sur les deux interlocuteurs, et le major Hartmann semblait attendre le résultat de cette explication avec plus d’impatience que d’inquiétude. Enfin Marmaduke levant la tête, qu’il avait baissée sur sa poitrine, non par honte, mais pour rendre silencieusement des actions de grâce au ciel, prit la main du jeune homme avec affection, et dit :

— Olivier, je comprends tout maintenant, et je vous pardonne vos préventions, vos soupçons ; je vous pardonne tout, excepté d’avoir souffert que ce vieillard vécût dans cet état déplorable, quand ma maison et ma fortune étaient à sa disposition et à la vôtre.

— Moi fous l’afoir bien dit ! s’écria le major Hartmann. Marmaduke Temple être prafe et fidèle comme l’acier ; être incapable d’abandonner un ami dans le pesoin.

— Il est vrai, monsieur Temple, dit Effingham, que l’opinion que je m’étais formée de votre conduite a été ébranlée par ce que m’a dit le digne major Hartmann. Je savais qu’il avait été le compagnon et l’ami de mon aïeul ; je connaissais sa justice et la bonté de son cœur ; et j’allais sur les bords de la Mohawk lui demander des conseils, quand je vis qu’il était impossible que ce malheureux vieillard restât plus longtemps dans l’asile qu’il devait aux soins du bon Natty. Le major est votre ami, monsieur Temple ; mais, si ce qu’il m’a dit est vrai, mon père et moi nous vous avons peut-être jugé trop sévèrement.

— Vous parlez de votre père ; est-il réellement parti par le navire sur lequel il devait s’embarquer ? Est-il bien vrai qu’il ait péri dans le naufrage ?

— Cela n’est que trop certain. Il m’avait laissé dans la Nouvelle-Écosse, pour aller réclamer en Angleterre une indemnité des pertes que lui avait fait essuyer en ce pays son dévouement à la cause royale. À force de démarches, de temps et de patience, il avait obtenu le gouvernement d’une des Antilles, et il s’était embarqué pour en prendre possession, comptant aller ensuite chercher mon aïeul dans l’endroit où il avait séjourné pendant la guerre et depuis.

— Mais vous, jeune homme, vous ! On m’avait assuré que vous aviez péri avec lui.

Une légère rongeur parut en ce moment sur les joues du jeune homme, qui s’aperçut que les volontaires de Templeton étaient rangés en cercle autour d’eux et écoutaient avec attention cet entretien. Marmaduke s’en aperçut, et se tourna vers le vétéran, à qui il avait fallu plus de temps pour remonter sur la terrasse qu’il n’en avait mis à en descendre

— Capitaine Hollister, lui dit-il, reconduisez votre troupe à Templeton, et que chacun reprenne ses occupations ordinaires. Le zèle du shérif pour l’exécution des lois l’a emporté trop loin. Docteur Todd, accompagnez M. Doolittle ; quoique la blessure qu’il a reçue ne paraisse pas très-sérieuse, il est possible qu’il ait besoin de vos soins. Richard, faites-moi le plaisir de veiller à ce qu’on m’envoie sur-le-champ une voiture au pied de la montagne. Benjamin, allez reprendre vos fonctions dans ma maison.

Ces différents ordres n’étaient pas tout à fait agréables à ceux qui les recevaient, et dont la curiosité éveillée aurait voulu se satisfaire pleinement ; mais on était habitué à obéir implicitement à Marmaduke, et ils furent exécutés à l’instant. Il ne resta sur la terrasse que les personnes qui avaient un intérêt direct à cette explication.

— En attendant l’arrivée de la voiture que je fais venir pour transporter chez moi votre aïeul, dit alors Marmaduke au jeune homme, ne vaudrait-il pas mieux le faire rentrer dans la caverne ?

— Pardonnez-moi, l’air lui fait du bien, Monsieur, et nous avions soin de le lui faire prendre toutes les fois que nous le pouvions sans danger. Mais je ne sais que faire, monsieur Hartmann ? dois-je, puis-je souffrir que le major Effingham habite la maison du juge Temple ?

— Vous en jugerez vous-même, dit Marmaduke. Votre père était l’ami de ma jeunesse. Il m’avait confié le soin de sa fortune, et telle était sa confiance en moi, que, lorsque nous nous séparâmes, il ne voulut ni reconnaissance ni rien qui constatât le dépôt qui était entre mes mains. Vous devez en avoir entendu parler ?

— Bien certainement, Monsieur, répondit Effingham avec un sourire amer.

— Chacun de nous embrassa un parti politique différent. Si la cause de l’Amérique triomphait, votre père ne risquait rien, car personne ne savait que j’étais dépositaire de sa fortune ; il n’en existait ni preuve ni trace. Si, au contraire, l’Angleterre reprenait son autorité sur ce pays, qui pouvait trouver mauvais que je rendisse à un sujet aussi loyal que le major Effingham tout ce qui lui appartenait ? Cela ne vous paraît-il pas clair ?

— Continuez, Monsieur ; je ne vous interromps pas, dit le jeune homme avec le même air d’incrédulité.

— C’être pure férité ! s’écria le major Hartmann ; moi fous dire qu’il n’y afoir pas un seul cheveu de coquin sur la tête du juge Temple.

— Nous savons tous quelle fut l’issue de cette lutte, continua Marmaduke. Votre aïeul fut laissé dans le Connecticut, où il recevait régulièrement de votre père les moyens d’existence qui lui étaient nécessaires. Je le savais parfaitement, quoique je n’eusse jamais vu le major. Votre père se retira dans la Nouvelle-Écosse, et s’occupa à réclamer les indemnités que lui devait l’Angleterre. Elles étaient considérables, car tous ses biens avaient été confisqués, et je m’en étais rendu acquéreur. N’était-il pas naturel que je désirasse qu’on fît droit à ses justes réclamations ? Or elles tombaient d’elles-mêmes si j’avais annoncé publiquement que je n’avais acheté ses biens, dont mon industrie a centuplé la valeur, que dans l’intention de les lui rendre, et que je ne m’en regardais que comme l’administrateur. Vous savez que, depuis la guerre, je lui ai fait passer à diverses époques des sommes considérables ?

— Oui, vous l’avez fait jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce qu’il m’eût renvoyé mes lettres non décachetées. Vous ressemblez un peu à votre père, Olivier ; il était vif et impétueux. Au surplus, peut-être ai-je eu tort moi-même de pousser si loin mes calculs. Peut-être n’aurais-je pas dû lui laisser ignorer si longtemps mes véritables intentions, pour l’exciter à faire valoir avec plus d’activité ses réclamations contre l’Angleterre. Cependant, quand je vis qu’il refusait de recevoir l’argent que je lui envoyais, je lui écrivis pour lui faire connaître la vraie situation des choses, et il m’aurait rendu justice plus tôt, s’il n’avait pas persisté à me renvoyer mes lettres sans les ouvrir ; mais j’ai la consolation d’être sûr qu’il me l’a rendue avant de mourir, car mon agent m’a mandé qu’il avait lu la dernière lettre que je lui ai adressée en Angleterre. Il est mort mon ami, Olivier, et je croyais que vous étiez mort avec lui.

— Notre pauvreté ne nous permettait pas de payer deux passages. Il me laissa en Amérique, et lorsque j’appris la triste nouvelle de sa mort, je me trouvais presque sans argent.

— Et que fîtes-vous alors, mon pauvre Olivier ?

— Je me rendis dans le Connecticut pour y chercher mon aïeul, car je savais que la mort de mon père le laissait sans aucune ressource. Je ne l’y trouvai plus, et ce ne fut pas sans peine que j’arrachai au misérable qui l’avait abandonné dans sa détresse l’aveu qu’il était parti avec un de ses anciens serviteurs. Je ne doutais pas que ce ne fût Natty, car mon père m’avait dit bien souvent…

— Natty était-il donc au service de votre aïeul ?

— Ne le saviez-vous pas ?

— Comment l’aurais-je su ? Jamais je n’avais vu le major : jamais je n’avais entendu prononcer le nom de Bumppo. Je ne le connaissais que comme un homme vivant dans les bois, du produit de sa chasse, et ce n’était pas une chose assez extraordinaire dans ce pays pour exciter la surprise.

— Il avait été élevé dans la maison de mon aïeul ; il avait fait avec lui toutes ses campagnes, et comme il aimait à vivre seul et dans les bois, il avait été laissé comme une espèce de locum tenens sur les domaines que le vieux Mohican, à qui mon aïeul avait sauvé la vie dans une bataille, avait déterminé les Delawares à lui abandonner, lorsqu’ils le reçurent comme chef honoraire dans leur tribu.

— Et telle est l’origine de votre sang indien ?

— Je n’en ai point d’autre. Le major Effingham fut adopté par le vieux Mohican, qui était alors le chef le plus distingué de sa nation. Mon père, dans son enfance, en reçut le nom d’Aigle, à cause, m’a-t-on dit, de la conformation de son visage, et Mohican ne m’en a jamais donné d’autre. C’est pour cette raison qu’il me nommait un Delaware, et j’ai vu le moment, monsieur Temple, où j’aurais désiré l’être véritablement.

Le jeune homme cessant de parler : — Continuez votre récit, lui dit Marmaduke.

— Il me reste peu de choses à vous dire, Monsieur. Je me rendis ici parce que j’avais entendu dire bien souvent que Natty demeurait sur les bords de ce lac ; et je l’y trouvai effectivement, prenant en secret les plus tendres soins de son ancien maître ; car lui-même ne pouvait supporter l’idée de donner en spectacle au monde, dans l’état où l’âge et les malheurs l’avaient réduit, un homme que tout un peuple avait regardé autrefois avec respect.

— Et que fîtes-vous alors ?

— J’employai le peu d’argent qui me restait à acheter un fusil et des vêtements grossiers, et je me mis à chasser avec Bas-de-Cuir. Vous savez le reste, monsieur Temple.

— Et fous n’afoir pas pensé au fieux Fritz Hartmann ! s’écria le major d’un ton de reproche. Le nom de Fritz Hartmann n’afoir donc jamais sorti de la pouche de fotre père ?

— J’ai pu avoir tort, Messieurs, répondit le jeune homme ; mais j’avais de la fierté, et je ne pouvais me résoudre aux aveux que ce jour m’a arrachés. Si mon aïeul avait vécu, jusqu’à l’automne, je comptais le conduire à New-York. Nous y avons des parents éloignés, et ils doivent maintenant avoir appris à pardonner aux tories qui ont défendu la cause royale. Mais il s’affaiblit rapidement, ajouta-t-il, et je crains qu’il ne repose bientôt à côté de Mohican.

L’air étant pur et le jour étant beau, ils resteront sur la terrasse jusqu’à l’arrivée de la voiture de M. Temple, et la conversation continua avec un intérêt toujours croissant, chaque phrase servant à mieux mettre dans tout leur jour les intentions bienfaisantes qu’avait eues Marmaduke, et chaque instant diminuant les préventions que le jeune Effingham avait conçues contre lui. Il ne fit plus d’objection au transport de son aïeul chez le juge, et le vieillard montra une espèce de plaisir enfantin quand il se vit placé dans la voiture. Lorsqu’on l’eut porté dans le salon, il porta les yeux tour à tour sur tous les meubles qui y étaient contenus, et il paraît que l’idée qui le frappa fut qu’il venait de rentrer dans sa maison, car il adressait quelques mots insignifiants de politesse à tous ceux qui s’approchaient de lui, comme s’il eût voulu en faire les honneurs. La fatigue du voyage, et le travail qu’occasionnait à son esprit le changement subit survenu dans sa situation, le jetèrent bientôt dans une sorte d’épuisement ; son petit-fils et Natty le portèrent dans l’appartement qui lui avait été préparé, et le mirent dans un bon lit, luxe qu’il n’avait pas connu depuis près d’un an.

Aggy vint alors dire à Effingham que M. Temple désirait lui parler dans sa bibliothèque, et Olivier, laissant Natty près de son aïeul, s’y rendit aussitôt. Il y trouva le juge avec le major Hartmann.

— Lisez ce papier, Olivier, lui dit Marmaduke dès qu’il le vit entrer, et vous verrez que, bien loin de vouloir faire tort à votre famille pendant ma vie, j’avais au contraire pris des mesures pour que justice lui fut rendue, et même après ma mort.

Le jeune homme prit le papier qui lui était présenté, et vit du premier coup d’œil qu’il contenait le testament de M. Temple. Tout troublé, tout agité qu’il était, il reconnut ensuite que la date en correspondait exactement à l’époque où Marmaduke avait été plongé quelque temps dans l’accablement, après avoir reçu des nouvelles de son correspondant d’Angleterre. À mesure qu’il avançait dans cette lecture, ses yeux se mouillaient, et sa main pouvait à peine soutenir le papier qu’il lisait, tant elle tremblait violemment.

Le testament commençait par le préambule d’usage, et M. Van der School n’y avait pas oublié un seul mot de forme ou de pratique ; mais ensuite on y reconnaissait visiblement le style de Marmaduke. Il rapportait, de la manière la plus claire et la plus précise, les obligations qu’il avait au colonel Effingham, la nature de leur liaison, les circonstances qui les avaient séparés, et la confiance entière que son ami avait eue en lui. Il expliquait alors les motifs d’une conduite qui avait pu paraître suspecte au colonel, malgré les sommes considérables qu’il lui avait envoyées, et disait ensuite que, voyant que son ami ne voulait recevoir aucune de ses lettres, il avait fait des recherches inutiles dans le Connecticut pour découvrir le major Effingham, son père, qui en avait disparu tout à coup, et qu’il avait lieu de croire que le fils du colonel avait péri dans un naufrage.

Après avoir ainsi établi clairement tous les faits dont nos lecteurs doivent maintenant tenir la chaîne, il établissait le compte des sommes qu’il avait reçues de son ami. Il léguait ensuite au major Olivier Effingham, au colonel Edwards Effingham, ou à Olivier Edwards Effingham, fils de ce dernier, ou à leurs descendants en ligne directe, la moitié de tous les immeubles qui lui appartenaient, et nommait des exécuteurs testamentaires chargés de veiller à l’accomplissement de cette disposition. Mais si l’on ne pouvait découvrir, dans l’espace de quinze ans, aucun des individus ayant droit à ces legs, il devenait nul et comme non avenu, et la totalité de ses biens appartenait à sa fille, à la charge par elle de rembourser aux héritiers légaux desdits Effingham les sommes principales qu’il avait reçues du colonel, et les intérêts suivant la loi.

Les larmes tombèrent des yeux d’Olivier en lisant ce témoignage irrécusable de la bonne foi de Marmaduke, et ses regards étaient encore fixés sur ce papier, quand une voix douce, dont le son le fit tressaillir, dit presque à son oreille :

— Eh bien ! Olivier, doutez-vous encore de nous ?

— Je n’ai jamais douté de vous, s’écria Effingham en saisissant la main d’Élisabeth ; non, ma foi en vous n’a pas chancelé un instant.

— Et en mon père ?

— Que la bénédiction du ciel descende sur lui !

— Je vous remercie, mon fils, dit Marmaduke en lui serrant la main ; nous avons tous deux quelques reproches à nous faire : vous avez été trop vif, et j’ai été trop lent. La moitié de mes biens vous appartient dès ce moment ; et, si mes soupçons ne me trompent pas, je crois que l’autre moitié n’en sera pas séparée.

À ces mots, il prit la main de sa fille, la mit dans celle d’Effingham, et fit signe au major de sortir avec lui.

— Ah, ah ! miss Temple, dit le major en souriant : moi n’être plus comme quand moi serfir afec son grand-père sur les lacs ; sans quoi lui pas emporter si aisément un si peau prix.

— Allons, allons, Fritz, dit Marmaduke, songez que vous avez soixante-dix ans, et que Richard vous attend avec un pot de toddy de sa façon.

— Richard, s’écria le major ; der teufel ! son toddy être pon pour mon chefal, le sucrer avec de la mélasse d’éraple. Moi lui apprendre à en faire.

Marmaduke l’entraîna hors de l’appartement, et en ferma la porte après lui en faisant aux deux jeunes gens un signe d’adieu en souriant.

Nous nous bornerons à dire que le tête-à-tête fut très-long. Il ne fut interrompu qu’à six heures dans la soirée par l’arrivée de M. Le Quoi, qui venait réclamer l’entretien particulier que miss Temple lui avait promis la veille. Effingham se retira, et Élisabeth ne fut pas peu surprise quand le Français, sans beaucoupp de circonlocutions, lui offrit son cœur, sa main, son père, sa mère, sa sucrerie de la Martinique, et toutes ses espérances en France. Nous devons croire que la fille du juge avait déjà pris quelques arrangements antérieurs avec Olivier ; car, quelque séduisante que fût cette offre, elle la refusa avec politesse, mais d’un ton plus décidé peut-être qu’elle n’était faite.

Le Français alla bientôt joindre l’Allemand et le shérif, qui le forcèrent de se mettre à table, où, à l’aide du punch, du vin et de l’ale, on fit oublier au complaisant M. Le Quoi le sujet de sa visite. Il était évident qu’il avait fait son offre comme remplissant un devoir vis-à-vis d’une dame qui vivait dans un lieu retiré et que son cœur n’était pas pour beaucoup dans cette affaire. Après quelques libations, les deux originaux, l’Allemand et le shérif, persuadèrent au Français qu’il se rendait coupable d’une inexcusable partialité en offrant à une dame cette preuve de dévouement et de galanterie s’il ne l’offrait aussi à l’autre. En conséquence M. Le Quoi se rendit chez le recteur, et s’acquitta du même hommage auprès de miss Grant ; mais ses secondes amours ne furent pas plus heureuses que les premières.

À son retour sur les dix heures, Richard et le major étaient encore à table : ils voulurent persuader au Gallois qu’il devait en troisième lieu faire une tentative sur Remarquable Pettibones ; mais quoique stimulé par le cœur et le vin, M. Le Quoi leur laissa perdre deux heures de leur logique sur ce sujet ; car il se refusa à leur conseil avec une opiniâtreté vraiment étonnante dans un homme si poli[1]

Quand Benjamin accompagna M. Le Quoi sur le seuil de la porte, il lui dit :

— Monsir, si vous aviez couru une bordée sur mistress Pretty-Bones[2], comme le squire Dickon vous le disait, mon opinion est que vous auriez eu le grappin sur vous ; et dans ce cas, il vous eût été difficile de prendre le large honorablement ; car miss Lizzy, et la jeune demoiselle du ministre sont de petits bricks qui filent au premier vent ; mais mistress Remarquable est une de ces galiotes qui n’aiment pas à voguer seules, lorsqu’une fois elles ont été conduites à la remorque.



  1. Les Américains ont conservé, comme les Anglais, de singulières idées sur le caractère français. Le personnage de M. Le Quoi est une caricature, il est vrai, et jamais l’ancienne galanterie française ne fut si ridicule.
  2. Benjamin continue d’appeler mistress Petty-Bones (petits os), mistress Pretty-Bones (jolis os).