Les « Autotomistes » et les Salons de 1921

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Robert de la Sizeranne
Les « Autotomistes » et les Salons de 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 568-593).
LES « AUTOTOMISTES »
ET LES SALONS DE 1921


I

C’est le seul nom qui leur convienne et qui ne peut leur déplaire, car ils se font de ce qu’il exprime un titre à notre admiration. Je veux parler des artistes » futuristes » ou des « fauves, » doués des plus rares facultés de peintre, nous dit-on, mais qui renoncent à l’emploi de ces facultés, afin de ne pas nous surprendre par des prestiges trop faciles et ne veulent rien devoir à l’étalage d’une virtuosité surannée. Devant les choses amorphes et achromes qu’ils exposent, cette année, au Salon de l’avenue d’Antin, si le regardant émet timidement : Qu’est-ce que cela représente ? Je ne vois pas de dessin. — C’est voulu ! lui répond-on, l’artiste sait admirablement dessiner à l’ancienne mode : il dessinerait comme Ingres, s’il en avait fantaisie, mais il s’interdit ce dessin, afin d’exprimer plus fortement le reste. — Ah ! fort bien. Mais c’est que je ne vois pas non plus de couleur... Peut-être l’artiste ne sait-il pas faire chanter la couleur ? — Il le sait, n’en doutez pas ! Il le sait mieux que personne, mais il s’en prive ; parce que, voyez-vous, c’est commun. Qui ne sait de nos jours déployer les magies des Vénitiens ou des Flamands ? Mais qu’est-ce que serait cela ? Un pastiche, une réédition. Il vise plus haut. — A merveille ! Mais c’est que la matière de cette peinture est bien vilaine ; ces figures ont l’air de billes de bois vernies, ces chairs de plâtre, ces feuillages d’étoupes, et ces pelotons de laine sont-ce des fruits ? Enfin, cette figure qu’on dit être un portrait ne rappelle guère le modèle. Le peintre n’a peut-être pas le don de la ressemblance... — Il l’a, n’en doutez pas ! Il l’a au plus haut degré, mais voudriez-vous qu’il vous montrât dans un grand homme, dans un cerveau puissant, la même chose qu’un photographe ou ce que vous-même pourriez y découvrir ? L’Art est une transposition. Les artistes que voici s’obligent par une forte discipline à retrancher de leur technique tous les moyens habituels d’expression pour recréer, à nouveau, un art d’avenir. Si quelqu’un sachant faire bien fait mal, c’est que ce mal est bien. Voilà ce que vous devez vous efforcer de comprendre et d’admirer.

Est-ce possible ? Et que faut-il croire de ces surprenantes affirmations ? Assistons-nous réellement, ici, à un phénomène d’autotomie, semblable à celui qu’on observe chez les crabes ou les araignées lorsqu’ils s’amputent eux-mêmes d’une ou de deux pattes pour se dérober aux prises de l’ennemi ? Ou bien, si ces artistes négligent de déployer des qualités de dessinateur ou de coloriste simplement parce qu’ils en sont dépourvus ? En un mot, y a-t-il chez eux incapacité ou système ? Ou si, d’aventure, il y aurait à la fois système et incapacité ?

Le moindre examen de leurs œuvres prouve qu’en effet il y a système. On exagère sans doute beaucoup en prétendant que les « fauves » pourraient, s’ils le voulaient, peindre comme les vieux maîtres que nous admirons, mais il est évident, au moins pour quelques-uns d’entre eux, qu’ils pourraient peindre un peu moins mal qu’ils ne le font. Ils se donnent une peine infinie pour oublier ce qu’ils savent et même lorsque ce qu’ils savent ne suffirait point à les douer d’une personnalité bien forte, ils pourraient tout comme un autre collectionner des médailles d’honneur et rôder autour de l’Institut. C’est ce que, précisément, il ne veulent pas, dans leur horreur des redites, et leur éloignement des sentiers battus. Voilà qui n’est pas mauvais. Mais c’est une qualité purement négative. L’Art ne vit pas uniquement de privations. Il ne suffit pas pour intéresser de ne rien dire comme tout le monde : il faut encore avoir quelque chose à dire. Prendre simplement le contre-pied de toutes les idées vivantes et animatrices, déformer mathématiquement toutes les formes émouvantes, choisir les rapports de couleurs les plus outrageants pour l’œil ou les plus insignifiants, c’est être non pas original, — ce qui implique la spontanéité, — mais le contraire même d’original, je veux dire systématique. C’est aussi trop facile. Il y a trop de gens, d’autant plus enclins à sacrifier tout ce qu’on apprend dans les écoles qu’ils n’ont encore à peu près rien appris. Leur dédain pour le métier vient à point pour masquer leur insuffisance du métier. Ils s’évertuent à dessiner outrageusement mal, mais, s’ils ne l’avaient point fait, on se serait aperçu qu’ils dessinaient faiblement et sans aucune personnalité. Pareillement, ils assemblent des couleurs plâtreuses, opaques, agressivement discordantes, mais, s’ils avaient tenté de faire œuvre de coloriste, ils auraient révélé qu’ils manquaient d’éclat ou de finesse dans les couleurs. On renverse la casserole quand le ragoût ne s’annonce point bon : c’est la cuisine de l’avenir ! s’écrie-t-on, et on trouve toujours des esthéticiens pour le croire. Et, non seulement ces naïfs pédagogues le croient, mais ils en donnent, dans un langage digne des médecins de Molière, des raisons profondes qu’ils n’entendent guère eux-mêmes et prouvent, rien que par le choix des termes, qu’ils ne savent point ce qu’ils disent. Les vocables scientifiques ne coûtent rien et au moment précis où l’on ne peut plus montrer aucun rapport entre l’art et la nature, ni produire la moindre émotion, on se met à parler « énergétique » ou « cinétique » et l’on se réfugie dans le galimatias. Telle la seiche, pressée par ses adversaires, se sauve en les noyant dans l’obscurité qu’elle répand autour d’elle.

Comment tout cela, dans un pays de bon sens et de clarté comme le nôtre, peut-il se produire ? Comme se sont produites déjà toutes les réformes, vouées à un avortement : par réaction et par imitation, réaction contre une école récente dont on est fatigué, imitation ou du moins retour à l’esprit présumé d’une très ancienne école, assez profondément enfoncée dans le passé pour qu’on en joue à sa guise. La réaction, ici, est contre l’Impressionnisme. Il était facile de prévoir, et l’on a prévu en effet il y a longtemps, que lorsque l’Impressionnisme aurait cessé de plaire, il serait remplacé par une école dont le principal caractère serait de mettre en valeur et d’outrer à l’extrême quelque chose que l’Impressionnisme aurait négligé. Cela n’a pas manqué d’arriver. Or ce que l’Impressionnisme méprisait, c’était la ligne, — il n’y a pas de lignes dans la nature, disait-il ; — puis l’aspect solide et dense des corps, — les corps ne sont que des apparences colorées ; — enfin le ton local, propre à chaque objet, — une chose n’a pas de couleur spécifique, elle en a une foule due aux modalités de la lumière, du milieu et des reflets. De là, suivait une facture très singulière : tout était peint de la même manière inconsistante et papillotante, une locomotive comme un nuage, une maison comme une vague, un visage comme un écheveau de laines diverses, dans un flottement de duvets multicolores. Aucun objet n’avait plus sa forme définie, ni son épaisseur, ni rien qui fit sentir son poids ou sa densité.

Pour les leur rendre, il eût suffi de peindre comme les maîtres. Mais c’était bien trop simple pour plaire aux gens férus d’une idée de réforme. Et puis, les esprits dominés par l’idée que l’Art pst fait d’outrances en toutes les directions n’auraient pas cru remédier aux défauts de l’Impressionnisme sans afficher l’exagération contraire. Ils ont donc mis des tas de pavés à la place des flocons multicolores de jadis et supprimé toutes les joies de la couleur. De plus, la crainte de ne pas paraître assez avancés est telle de nos jours que si forcé par la nécessité on opère une évolution en arrière, c’est-à-dire si l’on revient à des nécessités un instant méconnues, on s’évertue à trouver pour masquer cette reculade des mots nouveaux. Les principes de l’Ecole des beaux-arts longtemps méprisés comme des conventions ou des routines se glissent subrepticement dans les ateliers sous le camouflage des formules. Ce qu’on appelait autrefois la ligne on l’appelle l’ « arabesque ; » la construction et la composition équilibrée réapparaissent sous le nom de « volumes ; » les « synthèses » de couleurs servent à masquer le retour du ton local ou de la « localité, » enfin les termes généraux de tradition et de race remplacent celui d’école qui avait cour, autrefois. Mais dégagée des amphigourismes de l’Esthétique c’est, en principe, du moins, la même chose. Et cette chose est diamétralement l’opposé de l’Impressionnisme.

Quelques-uns en conviennent. Toutefois, comme l’Impressionnisme a été trop combattu par les « bourgeois » et l’Institut pour qu’on avoue ses erreurs ou ses insuffisances, on cherche à s’y rattacher par quelque bout et l’on invoque, comme inspirateur des tendances actuelles, Cézanne. Mais précisément Cézanne ne pratiquait nullement la technique impressionniste. Il en pratiquait même une tout opposée. Bien loin de diviser les tons à l’infini et d’obtenir un papillotement coloré, à la façon de Monet, Sisley ou Pissarro, il massait les teintes diverses et les fondait en une seule, expressive de l’essentiel, et aboutissait aux aspects d’un large damier. C’est la formule même des classiques les plus têtus lorsque, vers 1869, ils opposaient la manière de M. Ingres à celle des coloristes du XVIIIe siècle : « L’art du maître moderne, disaient-ils, consiste plutôt dans la franchise avec laquelle il reproduit l’unité caractéristique de la teinte répandue sur chaque objet, ce que, dans le vocabulaire des ateliers on nomme la « teinte locale, » c’est-à-dire cette couleur générale qui, au premier aspect, enveloppe et absorbe les nuances diverses d’un visage, d’une draperie, d’une figure même tout entière. « Cette formule peut s’appliquer, théoriquement, aux cubistes. C’est par là qu’ils se réclament de M. Ingres. Mais M. Ingres a bon des et il est mort depuis longtemps. Sans quoi, il ne permettrait pas à son étrange postérité de le prendre comme otage et de le pousser devant eux, en disant : Si vous tirez sur nous, vous atteignez le Maître !

Il n’y a aucun rapport quelconque entre le dessin de M. Ingres et le Cubisme : c’est trop évident pour être démontré. Tout ce qu’on peut dire, c’est que M. Ingres eût poussé des cris d’horreur devant l’Impressionnisme et que les cubistes en prennent le contre-pied, mais point du tout comme l’eût voulu M. Ingres. Il proscrivait les diaprures de couleurs, la division des tons, les reflets dans l’ombre, et abominait la virtuosité de la touche, qu’il appelait un « abus de l’exécution. » C’est vrai, et, dans la construction d’une figure, il professait que « plus les lignes et les formes sont simples, plus il y a de beauté et de force. » Voilà qui est entendu. Il disait encore à ses élèves : « Il faut peindre dur, heurté et franchement. » Mais il disait aussi, et rien n’est plus contraire au Cubisme : « Pour arriver à la belle forme, il ne faut pas procéder par un modelé carré ou anguleux : il faut modeler rond et sans détails intérieurs apparents, » et surtout, il exigeait une pureté dans le dessin des figures et un certain « beau idéal, » contre quoi les « fauves » de toutes les écoles sont en insurrection ouverte.

Après cela, il importe peu que l’un et les autres soient à l’antipode de l’Impressionnisme. Il ne suffit pas de proscrire les méthodes et les produits d’une école pour se ressembler : il faut encore se rencontrer en quelque analogie positive, et M. Ingres et les cubistes n’en ont aucune dans le dessin, le modelé, ni les valeurs. Si l’on y tient, à la rigueur on pourrait en trouver une dans la couleur ou plutôt dans l’absence de la riche et belle couleur. Les maîtres coloristes du passé cherchaient des harmonies de couleurs chaudes : l’ambre, la grenade entrouverte, le vert somptueux des mousses, l’or des lichens et des feuilles d’automne, l’aventurine des poires mûres, le cramoisi ou le carmin des crépuscules. M. Ingres n’en avait cure et, pour ne pas nuire à son dessin, il recherchait surtout des couleurs froides, des bleus, des verts-bleus, des violets, des gris de lin. Puis au rebours des beaux coloristes, de Velasquez par exemple, il fourrait du blanc dans ses ombres, c’est-à-dire qu’il les empâtait afin de les rendre le moins transparentes qu’il pouvait. De là, des opacités massives, des duretés d’acier et lorsque, par malheur, il s’aventurait dans les tons vifs, des crudités et des acidités insupportables. Mais aussi, parfois, grâce à ces juxtapositions hardies de couleurs peu habituées à être mises ensemble, il a fait quelques trouvailles. Nos « fauves, » ravis de rencontrer chez un maître de quoi cautionner leur cacophonie ostentatoire, ont déclaré M. Ingres un grand coloriste méconnu et fait remarquer les analogies qu’ils ont avec lui. On voit à quoi ces analogies se réduisent. La plus grande, c’est qu’ils ne sont coloristes, dans le vrai sens du mot, ni l’un, ni les autres, c’est-à-dire très peu sensibles au ragoût et aux succulences des tons éclatants, ni aux modulations de la lumière.

Ce qui trompe parfois, sur ce point, quand on regarde un portrait de M. Ingres, et ce qui le fait prendre pour un coloriste, c’est qu’à défaut des couleurs, les valeurs chez lui sont admirablement comprises. Or, quand les teintes d’un tableau ne sont pas trop vives, il suffit des modulations de l’ombre et de la lumière pour leur donner une sonorité très profonde. Dans ce cas, la valeur se confond presque avec la couleur. Elle en joue le rôle, masque l’absence et simule jusqu’à un certain point l’éclat. Mais il suffit de la rapprocher d’une véritable œuvre coloriste, ou « chromiste, » d’un Flamand ou d’un Vénitien, pour voir la différence. En fait, l’homme qui prononça ce mot étonnant : « Les ornements que la couleur ajoute à la peinture, » ne voyait, ni ne sentait, ni ne s’exprimait en coloriste. Or, c’est précisément en ce qui lui manque le plus que les fauves prétendent tenir de lui quelque chose. Les paradoxes sont toujours amusants, pourvu que la soutenance en soit brillante. Elle ne l’est guère en cette occasion. Le seul point où M. Ingres et les cubistes se ressemblent, c’est qu’ils sont le contraire de l’Impressionnisme.

Mais le Cubisme n’est pas seulement né d’une réaction : il y a aussi, à sa racine, l’imitation des Primitifs ou tout au moins un retour à l’esprit qu’ils supposent aux Primitifs. Ses adeptes se donnent volontiers comme les Primitifs d’un art nouveau et, au premier abord, l’indigence de leurs formes toutes sommaires peut faire illusion. Mais c’est une illusion. Rien ne ressemble moins à l’esprit des Primitifs que les tendances nouvelles. Le propre des Primitifs était de poursuivre la perfection en tout, d’accroître sans cesse le patrimoine de l’art, sans rien laisser perdre des richesses déjà acquises. Ils étaient encore un peu raides, mais ils cherchaient à s’assouplir, un peu sommaires, mais tendaient à la complexité de toutes leurs forces, quelquefois plats, mais amoureux du modelé, encore mal instruits de la perspective, mais ne négligeant jamais les moyens d’y parvenir. Bien loin de pratiquer l’autotomie et d’affecter la simplicité et le dénuement, les Primitifs font étalage de leur science, de toute leur science, a tout propos et hors de propos. Dès qu’ils ont appris à reproduire un nouvel aspect de la nature, un nouveau geste de l’homme, un animal, une plante, un fruit, qu’on ne savait pas imiter avant eux, ils les mettent dans leur œuvre, sans aucune raison que le plaisir et dans la joie de montrer leur savoir-faire. Surtout, ils sont guidés par l’idée exclusive de l’imitation, imitation de l’objet naturel, dans tous ses détails, du plus près possible, afin qu’on dise qu’ils « contrefont » admirablement la nature. Voilà l’esprit qui anime les maîtres du XIVe et du XVe siècles et qui les pousse aux chefs-d’œuvre. Il est impossible d’en imaginer un plus différent du système des novateurs.

Ce n’est pas qu’on ne trouve, çà et là, chez eux des traces de tempérament artistique. Dans toutes les parades qui ameutent la foule, il y a des gens de talent et il y a des gens sincères. Malheureusement ceux qui sont sincères n’ont pas de talent et ceux qui ont du talent ne sont pas sincères. Ils restent quelque temps dans la bagarre, le temps qu’il faut pour que leurs noms criés par les frénétiques soient entrés dans les oreilles de la foule, puis ils s’éloignent sur la pointe du pied et on les retrouve un jour dans les parages de l’Institut. Exception faite pour les très jeunes gens. Dans leur ferveur de néophytes, ils peuvent croire, un instant, qu’ils suivent une idée nouvelle. Car ce que les jeunes gens appellent des idées nouvelles sont simplement des idées démodées dont ils n’ont pas entendu parler pour la raison qu’elles étaient déjà oubliées de leurs pères ou de leurs maîtres, si bien qu’on avait cessé de les professer et même de les combattre. Il s’ensuit que la jeunesse est une dupe très facile pour les vieilleries rafistolées avec art. Ce n’est pas assurément que l’idée surannée, ainsi ramenée à la lumière, et convenablement camouflée grâce à quelques termes pseudo scientifiques, soit toujours fausse. Elle peut être fort juste. Mais celle-ci, qu’il faut rompre avec la science acquise de l’Ecole pour retrouver l’originalité créatrice, est une idée à la fois fausse et surannée. Elle remonte fort loin, non pas jusqu’aux belles époques vivantes de l’art, — elle était inconnue encore du temps de Watteau ou de Tiepolo, — mais elle a traîné, depuis, dans tous les ateliers où s’élaborèrent des réformes mort-nées et des programmes qu’aucune réalisation n’a suivis. Les « fauves, » on les a vus déjà, sous d’autres noms et parfois sous des noms tout semblables. Ce sont les Barbus de l’an VIII, qui s’affublaient aussi du vocable de Primitifs et suivaient Maurice Quay dans ses frénésies destructrices de la Renaissance, lorsqu’il s’écriait en plein atelier de David : « Il faut brûler tous ces prétendus chefs-d’œuvre (du Louvre) qui font horreur aux gens imbus des pures doctrines ! Ce jour viendra, mes amis !... » Ce sont les Chevelus de 1830, puis les Préraphaélites, que Raphaël indignait comme l’auteur responsable de tout l’académisme contemporain. Ce sont les grandes barbes de 48, c’est Oscar l’ami de Jérôme Paturot, démolisseur du Panthéon ou de Versailles. Ce sont, enfin, les Rose-Croix de Péladan. Ce sont les esprits étroits et systématiques de tous les temps, à qui la négation suffit et tient lieu de tout le reste. Les gens qu’ils ont dévorés, il y a soixante ou cent vingt ans se portent fort bien, mais eux-mêmes ils sont si bien oubliés que leurs erreurs peuvent indéfiniment réapparaître comme idées nouvelles, aucune œuvre n’étant plus là pour en témoigner.

Au même ordre d’idées fausses appartient celle-ci que l’exagération ou l’outrance du caractère, en art, est signe de puissance. Elle tire quelque crédit de l’admiration désordonnée que soulève, depuis quelques années, le Greco. Et il est vrai que le Greco va jusqu’à la déformation dans ses figures, ce qui leur prête un aspect fort singulier. Mais sans examiner si c’est voulu, ou si ce n’est pas plutôt dû chez lui à une maladie de la vue, comme on l’a soutenu et à peu près démontré, il faudrait établir que le Greco est de tous les maîtres celui qu’on doit suivre exclusivement. J’entends bien qu’on le dit depuis quelque temps, mais on disait la même chose, il y a cent cinquante ans, de l’Albane et de Pierre de Cortone et toute esthétique était tenue pour erronée qui ne s’ajustait pas à leur œuvre. De semblables engouements n’ont jamais rien prouvé que la puissance de la mode. Ils ne sauraient prévaloir contre le témoignage des grandes œuvres de tous les temps et ces exemples concordent tous pour nous dire qu’il y a des lois de la structure humaine et des proportions auxquelles on n’échappe pas. Oh ! sans doute, dans l’enseignement des ateliers et pour la démonstration plus claire d’un principe, on peut outrer un trait jusqu’à la caricature. On peut mettre la forme humaine en cercles, en carrés, réduire un arbre à un schéma géométrique, la surface de l’eau courante en rhombes, un mouvement en vibrations. De tout temps on l’a fait et même en dehors des ateliers, on ne s’en est jamais privé. Dans les Modern Painters de Ruskin, l’on peut voir des montagnes mises en polyèdres et jusqu’aux nuages « représentés comme de petites masses carrées » , disait-il, c’est-à-dire en cubes, afin de démontrer « avec une plus grande simplicité » , la perspective et le mécanisme des ombres portées du cirrus et des phénomènes en apparence les plus libres. Tels des écorchés ou le disque des complémentaires. Ge sont des matériaux dans le laboratoire de l’artiste. Ce n’est pas de l’Art.

Enfin, l’idée la plus fausse de toutes est que par cette voie l’on peut aboutir à une Renaissance. L’autotomie est le contraire d’une Renaissance. L’esprit de la Renaissance n’a été, en aucune sorte, sinon en architecture, un esprit de réaction ou de dédain envers le passé. La Renaissance fut un accroissement. On serait bien embarrassé de dire sur quel point les grands artistes du XVIe siècle ont sacrifié quelque chose des progrès réalisés ou des habiletés déployées par les Primitifs. On resterait tout aussi court s’il fallait dire en quoi notre admirable école française du XVIIIe siècle a renié les acquisitions du siècle précédent et s’est interdit de s’en servir. Et, s’il fallait montrer ce que les Turner et les Constable et l’Ecole de Barbizon chez nous ont négligé d’employer des ressources de leurs devanciers, que trouverait-on ? En tout, dessin, valeur, couleur, ils ont été plus complets, plus fidèles imitateurs de la nature et plus virtuoses que leurs devanciers du paysage académique, étant donné qu’il ne s’agit pas, ici, du choix d’un sujet plus ou moins compliqué, mais de la façon plus ou moins complète et complexe dont le sujet est traité.

Il y a eu, il est vrai, dans l’Art moderne, de prétendues réformes procédant d’un système. Mais il ne faut pas confondre les deux choses. Les Réformes ne sont pas des Renaissances. Les Réformes ne sont nullement des afflux de sève : ce sont des épurations, des émondages, c’est-à-dire des diminutions de vie ou au moins des aspects sensibles de la vie. Il y a plus de vie apparente et de générosité picturale chez Michel-Ange, Vinci ou Titien que chez Cimabue, Masaccio ou Fra Angelico. Il y a plus d’exubérance chez Raphaël que chez Giotto : enthousiasme, déploiement de toutes les facultés, ivresse et prodigalité de toutes les sortes de richesses, voilà une Renaissance. Au rebours, il y a infiniment moins de vie, de liberté, d’exubérance chez David, Guérin, Fabre ou Girodet-Trioson que chez Fragonard, La Tour ou Watteau : restriction, constriction, et anémie coloriste, voilà une Réforme. Le trait différentiel est précis, constant, indéniable. Chez les Maîtres de la Renaissance, tout est porté à une plus haute puissance que chez les Primitifs : composition, dessin, mouvement, modelé, couleur, facture. Chez David et ses élèves, tout est volontairement émondé, retranché, contraint, vidé : « une peinture Spartiate, » disait Gros.

Il faut noter ce moment, car c’est à dater de lui, c’est sous l’influence de Winckelmann, que les nouvelles écoles ont procédé d’un système au lieu de naître de l’enthousiasme. Laisser s’exprimer toutes ses facultés, mettre dans son œuvre tout ce qu’on a hérité de ses maîtres avec tout ce qu’on vient d’acquérir par soi-même, chercher à rendre tout ce que l’on peut de toutes les émotions ressenties en face de la nature, voilà l’enthousiasme, — et c’est ce qui, hier encore, animait nos grands paysagistes. S’abstenir dételles émotions parce qu’elles sont trop communes, s’interdire certains effets, parce qu’ils ont été déjà rendus, recréer conventionnellement la nature, le sachant et professant cette convention, voilà le système. Et jusqu’ici, dans toute l’histoire de l’Art, l’expérience a démontré que les systèmes ne créent rien. C’est le pédantisme dans le néant.

Le seul argument fourni en faveur de ce néant est toujours le même, indéfiniment répété, mais qui n’en vaut pas mieux pour être devenu la pire banalité dialectique : tout art puissant et original, dit-on, commence par être incompris. Or celui-ci est incompris, donc il est puissant et original. Ce psittacisme repose sur un postulat entièrement faux, démenti par l’histoire de l’Art durant quatre siècles, et il s’exprime par le raisonnement le plus enfantin, le raisonnement par analogie, c’est-à-dire qui, de la ressemblance de deux choses en un point, conclut à leur identité en tous les autres. On démontre ainsi tout ce qu’on veut. Il n’y a pas de pseudo-inventeur évincé par quelque bureau technique des inventions qui ne puisse démontrer que sa trouvaille est géniale, puisque Fulton, Bessemer, Pasteur furent longtemps contestés. S’il suffit à une œuvre de déplaire pour être géniale, nous sommes entourés de génie. Mais le génie se reconnaît aussi à d’autres signes et vainement les chercherions-nous. Des inventions qui ne sont que des prétentions, des découvertes qui sont des banalités, des essais de mouvement perpétuel où rien ne bouge, des vacarmes qui endorment tout le monde par leur monotonie et leur perpétuité : tels sont les apports des futuristes, ou de ce qu’on pourrait appeler les « autotomistes, » au Salon de la Société nationale. Ils ne font même plus rire. Ils dégagent un universel et pénétrant ennui. Depuis Cornélius, Overbeck, ou la suite académique de David, rien d’aussi morne et d’aussi froid ne s’était appesanti sur l’Art. Le public passe, indifférent, réservant ses discussions, c’est-à-dire sa curiosité, pour des choses qui lui semblent en valoir la peine. La critique dite d’avant-garde lui prodigue ses sarcasmes et ses mépris, mais il s’en venge de la façon la plus simple et la plus sûre : il les ignore et s’en va. Les vieux maîtres profitent de cette muette protestation. On s’écrase aux Hollandais ou à Ingres : on fait le vide aux Cubistes. Les fauves rugissent dans le désert. C’est dorénavant du scandale sans témoin, du tapage dans la solitude. Par là, se vérifie le mot de Talleyrand, aussi vrai en art que dans la vie : « Tout ce qui est exagéré est insignifiant. »


II

Le dernier mot de l’Art est-il donc la production des peintres officiels et des chefs d’ateliers ? répondent les protagonistes des écoles nouvelles. Assurément non, et cette année, il faut l’avouer, la plupart des maîtres qu’on avait coutume d’admirer sont inférieurs à eux-mêmes. Leurs « grandes machines » sont pitoyables. On ne peut guère citer que les toiles de M. Lucien Simon, qui restent dignes de leur signature. Le Salon, en ses plus mauvaises années, était toujours sauvé par deux choses : le Portrait et le Paysage. Cette fois, il n’est même pas sauvé par le Portrait. Il en est peu de bons et il n’y en a pas d’excellent. Quand on aura rendu hommage au talent, à la science et à la conscience visibles dans celui de Mme L... par M. Pierre Laurens, aux Champs-Elysées, et reconnu, dans celui de l’Abbé Sicard par M. Bonnat, quelque chose de la vieillesse laborieuse de Titien ; quand, à la Société nationale, avenue d’Antin, l’étourdissante virtuosité de M. Boldini nous aura retenus devant son Portrait de Mme H... et ses deux enfants, sorte d’instantané à la Vigée le Brun, et, le solide métier de M. Weerts devant son propre portrait digne d’aller dans la galerie contemporaine des peintres peints par eux-mêmes, aux Uffizi, le reste des effigies n’aura qu’un intérêt biographique et mondain.

Assurément, des figures comme celles de M. Fernand Roy par M. Cayron, de M. le baron de C... par M. Etcheverry, de M. l’abbé Schlaegel, curé de Cambo, par M. Pascau, de Sem par M. Oswald Birley, sont très adroitement posées, très correctement et même assez spirituellement dessinées et convenablement peintes. Mais elles ne sont pas de celles qui datent un Salon et font dire plus tard : Vous souvenez-vous ? La même chose peut être dite des portraits du maréchal Foch par M. Patricot, du général Guillaumat par M. Dawant, du général Weygand par M. Bernard-Ostermann, du général T... par M. Gervex : quoique tous les quatre de bonne peinture, ils ne sont mémorables que par leurs modèles. Les autres portraits officiels, au total et sauf de très rares exceptions, ne seront même pas sauvés par leurs modèles : ils sont franchement détestables, et le trait signalétique, le trait de dissemblance avec l’Espèce y manque si bien, que, lorsque leurs modèles ne seront plus là et lorsque la génération qui les a connus aura disparu, on ne pourra même plus dire, comme nous le disons, à coup sûr, devant des portraits vieux de cinq siècles : « Comme c’est ressemblant ! »

Aussi, le seul portrait, ou soi-disant tel, qui ait ému le public, dans ces deux Salons, ne le doit point du tout à ses qualités, mais à ses défauts, et le bruit fait autour de lui ne tient nullement à ce qu’il rappelle son modèle, mais tout justement à ce qu’il ne le rappelle point. Il y ainsi des choses dont il faut qu’on parle parce que d’autres en ont parlé. Ce qui intéresse en elles, ce n’est pas ce qu’elles sont, mais l’idée que les gens s’en font et la somme considérable de banalités ou d’erreurs qu’elles déchaînent. Telle est l’effigie d’un vieillard assis sur le gazon, par M. Van Dongen, qu’on assure être le portrait de M. Anatole France. Une figure étirée en hauteur qui semble ruisseler sur la toile, l’œil atone, les épaules et les bras tombants, tout l’air d’une loque qui pend, accrochée à quelque chose dans le ciel : — voilà les espèces et apparences sous lesquelles se présente aux foules hilares l’immortel parrain de l’abbé Jérôme Coignard.

La donnée en elle-même ne serait point si absurde et tant qu’on ne la voit pas réalisée, elle se défend. Le dénuement, l’accablement, l’indifférence sont des attitudes intellectuelles. On se figure assez bien, de la sorte, le philosophe chinois Lao-Tseu assis sur son tertre devant sa cabane d’ermite, le jour où un buffle inconnu, tout harnaché, vint s’arrêter devant lui comme pour l’inviter à la promenade et l’ayant pris sur son dos, l’emporta au galop nul n’a jamais su où... La résignation du vieux philosophe revenu de tous les systèmes et se reposant au bord de la route dans l’attente et peut-être la juste méfiance du buffle inconnu, voilà ce qu’il eût été beau de faire pressentir. Le malheur est que cette peinture est dénuée de tout intérêt. Aucune trouvaille ni de couleur, ni de modelé, ni de facture ne vient compenser l’évident parti pris de déformation morphologique. C’est ce qu’éprouvent tout de suite les passants qui ne mettent pas des théories à la place de leurs sensations et ne prétendent pas voir quelque chose là où il n’y a rien. Une fois de plus, se vérifie cette observation, déjà bien vieille, que le portrait est la pierre de touche du peintre. Les spectateurs les plus conciliants, tant qu’il se borne à diffamer un arbre, à défigurer un nuage ou une montagne, se rebiffent quand c’est un visage humain qu’il maltraite. Là-dessus, le public ne s’en laisse pas conter : il est sûr de son fait, et il le dit.

« Mais c’est le sort de tous les beaux portraits de n’être pas compris par la foule ! » répondent les défenseurs de l’art nouveau. Car le Père Loriquet n’est pas mort. Seulement, il s’est fait historien d’art. Il a rédigé une sorte de catéchisme auquel on se reporte en toutes les occasions et dont on sert les réponses avec l’automatisme de la foi, sans s’inquiéter de les contrôler le moins du monde. Le jour où l’on s’avisera de les confronter avec l’expérience, on constatera ceci : de tout temps, les beaux portraits, si nouveaux fussent-ils d’intention ou de facture, ont été reconnus, compris, célébrés par tout le monde, — leurs modèles exceptés. S’il arrivait que M. Anatole France fût mécontent du sien et que nul autre ne le fût, ce ne serait pas trop mauvais signe. Mais que tout le monde le soit et que nul ne parvienne à y retrouver quelque chose de la fine et pensive physionomie du modèle, voilà qui n’est pas bon. « Personne ne s’informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants, il suffit que leur génie y vive ! » disait superbement Napoléon. Soit, Regardez celui de M. Anatole France. Son génie y vit-il ? La réponse n’est pas douteuse. Et il est pénible de penser que, dans l’avenir, pour s’en faire la plus lointaine et la plus faible idée, il faudra tout bonnement recourir à une photographie.

Les organisateurs du Salon de la Société Nationale, avenue d’Antin, semblent bien avoir eu conscience de son peu d’intérêt. Aussi ont-ils fait appel aux morts pour joindre leur apport à celui des vivants. C’est proprement le Salon des Rétrospectives. D’abord, une exposition d’Art polonais, qui remonte presque jusqu’au XVIIIe siècle, quoiqu’elle contienne aussi quelques œuvres d’artistes vivants ; ensuite, des groupements d’œuvres d’artistes morts depuis plusieurs années : Auguste Lepère, graveur fameux devenu peintre de paysages ; Milcendeau, Armand Berton, Blache, le peintre suisse Charles Giron, l’auteur de plusieurs belles pages dédiées à la gloire des aspects et des physionomies de son pays ; enfin, des rétrospectives d’artistes bien vivants et capables de belles œuvres encore et même d’œuvres nouvelles, comme M. Jacques Blanche, représenté par dix-sept envois. Il ne faut pas s’en plaindre, mais l’aspect du Salon de l’avenue d’Antin s’en trouve sensiblement modifié. Cette Société, née jadis d’un schisme avec le Salon officiel, et pour manifester, disait-on, les tendances nouvelles de la jeune peinture, prend peu à peu les allures d’un musée consécrateur, une sorte de. Luxembourg dédié à l’Art contemporain. Une autre de ses caractéristiques, c’est l’affluence des étrangers, anglais, américains, polonais, belges, suédois, suisses, hollandais, roumains, arméniens, japonais, espagnols, relativement peu nombreux dans le Salon d’à côté. Il ne faut pas s’en plaindre, non plus, beaucoup d’entre eux ayant apporté d’excellentes toiles. Mais si l’on retranchait de ce Salon les morts et les étrangers, si l’on s’en tenait à ce qu’il manifeste de l’Art français d’aujourd’hui, que resterait-il ?

Il resterait des paysages. Cette année, le Paysage est le seul refuge des chercheurs d’émotions esthétiques, de ces contemplateurs naïfs qui entrent au Salon comme dans un domaine enchanté, non pas pour y oublier la vie, mais pour y retrouver la vie dans ses instants révélateurs, dans ses minutes intenses, dans ces éclairs d’illumination intérieure, où quelque chose du fond même des êtres et du plan ordonnateur des choses paraît brusquement. Oh ! très peu de chose : à peine l’éclipse d’un point de lumière sur la crête d’une vague, à l’horizon d’une mer assombrie. Mais cela suffit.

C’est ce qui ne manque jamais, par exemple, aux œuvres de M. René Ménard. On lui est reconnaissant d’avoir saisi un de ces instants fugitifs dans son Coucher de soleil sur la côte de Provence, paysage ciselé par la lumière, où les eaux métallisées, les aiguilles des pins dures et sèches, le reflet solaire réverbéré, entre les longs rouleaux des vagues, les caps fendant de leur étrave la surface des mers, semblent appartenir à une autre sphère que la nôtre, et cependant sont la vérité même, une féerie machinée par la nature éblouie, presque chaque soir, en cet endroit, pour ceux qui la savent voir. Au même ordre de phénomènes très subtilement rendus appartient le petit paysage de M. Albert Moullé Cabanes de mariniers sur les bords de l’Orvanne, à Moret : la nuit s’est faite sous les arbres et sur la rivière au plus épais d’un taillis, bien qu’apparemment il fasse encore jour dans le ciel et sur la plaine ; tout le paysage a l’air reflété dans un miroir noir ; seul, dans un coin, sous l’arche d’un pont, brille, comme un joyau précieux, un reste de lumière, un rayon que le soleil a oublié de rappeler à lui, en s’en allant.

M. René Ménard est le plus notable, mais non le seul qui explore aujourd’hui la côte provençale plutôt que la Grèce et l’Italie, et par « côte provençale, » j’entends non pas la Corniche, ce qu’on a coutume de qualifier de « Côte d’Azur, » mais le pays des héros de Mistral et de Maurin des Maures, la région des îles d’or, des monts poussinesques, des salins étalés et luisants et des pinèdes sur la mer. Outre M. Montenard, qui ne l’a jamais quitté et qui expose encore cette année un Vieux pont et des Genêts en fleurs tout pénétrés de cette lumière attique, il y a M. Dauphin, qui s’attarde le Soir aux environs d’Hyères et cherche à rendre l’impression qu’on ressent quand le soleil disparaît sous la brume, du côté de Toulon et que les cyprès posés en sentinelles à l’entrée des mas prennent insensiblement l’allure de drapeaux serrés dans leurs gaines noires et lustrées. Il y a M. Henry Bouvet, qui rend avec justesse le contraste des rochers rouges et de l’eau bleue, aux Environs de Toulon, M. Communal, qui est descendu, un instant, de ses glaciers pour étudier, au pastel, un Effet de soleil sur les pins parasols du Ceinturon à Hyères, et M. Lambert qui a fait l’ascension de la rocca de la même ville, pour y découvrir sur des entassements de blocs de roches et de forêts de fleurs, dans une orfèvrerie de lichens et une cohue de cactus, l’étonnante silhouette de la Tour Jeanne. Il y a Mlle Valentine Pèpe, qui est allée à Porquerolles et expose, aux Artistes français, ce qu’elle y a vu. Il y a, enfin, au même Salon, M. Amédée Buffet, qui a découvert, au milieu de la plaine de la Bocca, près de Cannes, cet îlot, l’ermitage de Saint Cassien, qu’on dirait apporté de la campagne romaine et posé là comme un cadeau de l’Italie.

Aussi, l’Italie est-elle un peu délaissée. Seul, ou à peu près, M. Bernard Harrison nous en donne une transcription fine et juste. Dans sa Vérone au crépuscule, on éprouve le soleil, le silence et la solitude profonde de ces cités glorieuses et surannées, où l’Art a tant fait qu’on ne peut plus y vivre que de souvenirs ; l’eau verte et bleue du fleuve semble à peine capable de charrier les pétales orangés tombés des dernières roses du ciel, tellement elle est paresseuse, et l’on ressent soi-même une béatitude exquise à imaginer l’heure ainsi indéfiniment suspendue. Dans la même salle, M. Achener montre une vue des Jardins Boboli, mais il a été inspiré surtout par l’entrée de Bagatelle, sous les feuillages d’automne, un des coins aux portes de Paris qui nous donnent précisément le mieux l’impression, non du style, ni des horizons, mais du repos lumineux des terrasses d’Italie.

A part ce peu d’exemples, et un joli effet de lune, à la porte de l’Ara cœli à Rome, de M. Rosset-Granger, l’Italie n’attire plus comme autrefois. Peut-être est-elle trop près. Nos artistes sont devenus des globe-trotters : on voit maintenant des choses du Japon, que seul autrefois Régamey nous montrait au retour de ses voyages : surtout on voit beaucoup de choses d’Afrique. Avenue d’Antin, il y a toute une salle, la salle 19, qui leur est consacrée : partout des trous bleu de ciel, dans des portes rouges, au milieu de murs jaunes, partout un fourmillement de chéchias, de tarbouchs ou de fez. Ce sont les vues de Tunis de M. Burnside, la Foule arabe de M. Defrancisco, les murailles de Marrakech et la prise de la légation allemande à Tanger, de M. John Lavery, — car le maréchal Lyautey a encore fait ce miracle que les peintres ont découvert, après Delacroix, le Maroc ! — sans parler des Scènes de la vie saharienne de M. Dinet, qui fut toujours et qui reste le maître des sables et des Agars dans le désert, en même temps que le technicien le plus versé dans la science des couleurs. Aux Artistes français, M. Dabadie nous montre aussi de saisissantes visions du Maroc : Fez, Meknès, Rabat, Marrakech.

Nos artistes ascensionnent aussi un peu, mais très peu. Les vues de la haute montagne sont très rares, leur juste interprétation plus rare encore. Au vrai, il n’y a de tout à fait puissantes que celles de M. Communal. Peintes au couteau, « truellées, » eût rugi avec enthousiasme le bon Théophile Gautier, elles expriment, comme on ne l’avait jamais fait avant lui, la joaillerie des glaciers, le poids formidable des roches, l’atmosphère fine, claire et raréfiée des sommets. Cette année, M. Communal aborde des effets de neige en Savoie, et ceux qui aiment les délicates et presque imperceptibles modulations de la lumière sur la nappe au soleil et des ombres dans ses plis, goûteront la saveur de ces froides et radieuses solitudes, où rien n’est blanc et où tout éblouit. Aux Artistes français, M. Charreton expose, de son côté, un effet de neige, qu’il intitule le Chemin dans l’ombre, où cette neige claire et colorée est justement rendue.

Plusieurs artistes, cette année, se sont souvenus, aussi, qu’il y a un paysage dans le ciel pour qui sait le voir, et qui suffit à nous intéresser, si on sait le rendre. Avenue d’Antin, M. Iwill a fait le portrait d’un nuage, monstrueux et tentaculaire, qui monte dans le ciel au-dessus de la tête du spectateur, offusquant le soleil, tandis que des filets d’eaux serpentent à travers les salles humides, et reflètent ce qu’ils peuvent de la lumière voilée : cela s’appelle les Grèves d’Ares, la Nuée et c’est très curieux. Aux Artistes français, il y a un autre paysage de ciel, par M. Snell, immense dans un tout petit cadre : encore des portraits de nuages clairs flottant sur des plaines et des collines sombres à la Constable. Le titre : Le ciel se découvre après une journée de pluie rend bien l’impression ressentie et communiquée. Enfin, M. Gorguet, dans une toile en hauteur, intitulée Sérénité, et qui pourrait l’être : dialogue du ciel et des eaux, a montré combien diverses peuvent être dans un même moment, au même endroit, les régions superposées des nuages et de la mer, selon la lumière, le vent et la chaleur. Le ciel est fait d’abord de stratus sombres plafonnants en haut, ensuite de cumulus clairs au centre et d’une nuée opaque à l’horizon. L’eau est vue dans trois de ses états habituels : dans les délaissés de mer calmes au milieu des sables, elle remplit sa fonction de miroir et elle reproduit la clarté des boules nuageuses qui roulent dans le ciel ; en pleine mer plissée par le vent, elle annonce l’étendue liquide par sa couleur spécifique ; à l’horizon, touchée par le rayon lumineux à son maximum d’intensité, elle perd cette couleur et ne reflétant que du soleil, elle se confond avec lui. Les contemplatifs capables de perdre leur temps en de semblables songeries, prendront un vif plaisir à cette minutieuse analyse de M. Gorguet.

Ils n’aimeront pas moins s’imaginer qu’ils se promènent sous les feuilles éblouissantes de lumière, obtenues par un fourmillement d’atomes colorés, qu’on voit çà et là, dans les deux Salons. Ils souhaiteront passer la Porte du parc, de M. Le Sidaner, suivre les allées de peupliers, de M. Montézin, l’été, ou, en automne, prendre celle qui conduit au Moulin de M. Marcel Bain. Ils s’arrêteront, aussi, devant les grands espaces nus et profonds que M. Grosjean a longuement médités aux environs de Saint-Amour, dans le Jura. — « Ce bon Lorrain, écrit un Amateur de couleurs, dans ses Notes, a connu et aimé dès l’enfance les courbes du sol de France : il sait le jeu des collines qui se mêlent et se dénouent et comment presque toujours l’une d’elles s’abaisse en quelque endroit pour laisser voir les grands lointains et prolonger nos rêves. » Ce peu de mots de M. René Bazin suffit à définir l’émotion très particulière que produit l’art de M. Grosjean. Dans l’Espace, de M. l’abbé Buffet, on en ressent une non pas semblable, mais du même ordre. En général, cependant, les paysagistes contemporains concentrent tout l’intérêt de leur étude dans un aspect très resserré, on pourrait presque dire des intérieurs de paysage. C’est à ce goût que nous devons des choses comme l’Hiver dans l’Engadine, par M. Vail : n’imaginons pas, ici, un panorama de sommets, largement déployés, comme ceux que montrait jadis Baud-Bovy ; non, il s’agit d’un petit village, tassé sous le poids de la neige et du froid, oppressé par la présence d’une muraille montagneuse, qui forclot l’horizon et semble vous tomber dessus, — impression juste, d’ailleurs. De même, les exquises harmonies de M. Henri Duhem, l’Épine rose, ou Berge à l’hiver, subtiles notations de ce que peuvent, pour la joie des yeux, quelques touffes de fleurs, dans un jardin clos, ou les reflets orangés du soleil sur la neige, sont des paysages tout d’intimité. Ils rejoignent presque ces Intérieurs calmes et recueillis, sans figures, qui tentent un si grand nombre d’artistes aujourd’hui. Regardez les admirables aquarelles de M. Tony Georges Roux, aux Artistes français : le Soir sur la façade du Midi, à Versailles, ou Reflet dans un volet doré, à Versailles. Sommes-nous au dehors ou au dedans du palais ? Le paysage est presque aussi artificiel et resserré qu’une galerie de glaces, le metteur en scène, le soleil, sera le même ici et là. Faisons un pas, poussons une porte : nous sommes chez les peintres d’intérieurs.

Ils sont légion, cette année, et d’une habileté singulière. Ils découvrent dans des salons déserts et des galeries vides, au fond de quelque palais, des lointains, des reflets, des mystères de paysage. Ce n’est pas du plein air, mais ce n’est pas du renfermé. La lumière l’habite, l’air s’y glisse, le temps et la vétusté y retouchent ce que l’équerre et le niveau y ont ordonné. Dans les perspectives de colonnes, de plinthes, de stèles et de lambris, on retrouve quelque chose du charme des allées ; il peut y avoir quelque mystère dans les caissons qui planent aux plafonds, et dans les fresques qui se devinent aux voûtes, quelque gaieté dans les verdures des porcelaines ; et lorsque les grands lustres des palais descendant du ciel comme des arbres renversés laissent pendre leurs feuilles de cristal et criblent de reflets les glaces déjà pleines de l’image des déesses roses peintes aux voûtes, il n’y a pas si loin de ce paysage à celui des charmilles rangées autour des miroirs d’eau, dans les coins sombres du parc. C’est ce que M. Walter Gay a toujours admirablement rendu et sa pénétration sur ce point est si précise qu’on distingue aisément, dans ses Intérieurs, ce qui est une habitation, où l’on vit, un home, fût-il le plus somptueux et le plus vide, et ce qui n’est qu’un décor, comme la plupart des salles de palais qu’il expose cette année.

Jusqu’ici, les peintres de palais historiques vont surtout à Versailles. Mlle Meunier a étudié les Rayons de soleil dans le salon du Conseil, de Louis XV. M. Henry Tenré expose une vue du Salon de la Guerre, qui en donne la plus juste idée. Mlle d’Estienne nous montre la Bibliothèque de Louis XVI. Mais voici M. Walter Gay, qui se met à analyser les splendeurs de la Salle du Conseil à Fontainebleau et du Musée Carnavalet, va-t-il déterminer des modes nouvelles ? En tout cas, plusieurs de ses confrères s’acheminent maintenant vers Fontainebleau et vers le Musée Carnavalet. Aux Artistes français, M. Paul Thomas, qui expose six Intérieurs, excellents, d’une justesse et d’une finesse de tons sans égales, montre des Boiseries au Musée Carnavalet, M. André Vautier étudie un Bassin du Parc de Fontainebleau, M. Geobelauët, avenue d’Antin, donne très bien l’impression d’une suite de salles au Musée Carnavalet. Plusieurs autres artistes, dont le mérite ne le cède en rien à ceux-ci, se bornent à peindre les intérieurs qu’ils ont sous les yeux : tels M. de Joncières, avec la Salle à manger du château de Monsauve M. Frédéric Lauth, dans son Intérieur, M. Ventéjuol, dans ses, Cariatides de Jean Goujon, au Louvre. M. Larrue dans le Buste sur la Console, Mme Nobel dans Un salon de l’île Saint-Louis. Ce sont, là, des ambitions limitées, mais bien réalisées, qui donnent aux contemplateurs et aux méditatifs de vives joies.

Plus vaste est l’ambition des statuaires et ce n’est pas seulement aux délicats, mais à un peuple tout entier que leur œuvre s’adresse. Faite pour la place publique, elle doit être intelligible à tout ce qui passe sur la place publique et l’émouvoir. C’est, là, quels que soient le temps et le sujet, la condition essentielle d’un monument. Elle s’impose avec plus de force encore, cette année, lorsque nous voyons, de tous côtés, qu’on veut dédier un souvenir durable aux héros de la guerre. Presque tous nos artistes se sont essayés à cette tâche et leur effort vaut d’être considéré.

Que d’autres déplorent qu’ils soient sans génie. Je les loue d’être sans prétention, ni excès. Le génie, il n’est au pouvoir de personne de l’évoquer quand il le faudrait. La mesure, la convenance, le respect de tout ce qu’il y a de profond, de douloureux et de justement susceptible dans le sentiment d’un peuple pour ses morts, voilà ce qu’il appartient à tout le monde, ou du moins à tout artiste, d’assurer à son œuvre. Il lui suffit de ne pas fermer l’oreille à toutes les voix d’un peuple qui acclame et qui pleure, de s’écouter sincèrement lui-même et surtout de ne pas sacrifier ses goûts instinctifs de la belle forme et de la vérité aux théories des pédants et à la manie de l’originalité. Or, que souhaite-t-on, d’ordinaire, quand on pense aux héros disparus ? Les revoir tels qu’on les a vus quand ils sont partis « pour que leurs enfants ne partent pas, » quand ils sont revenus entre deux batailles, graves, préoccupés, un peu absents, — ou tels qu’on se les figure à leur dernier moment. De là, le désir de perpétuer, dans une matière incorruptible et durable, la silhouette familière du poilu. Par bonheur, ce n’est pas impossible. Tandis que le même souci de réalisme vestimentaire, appliqué à nos hommes politiques gesticulant sur des socles, n’a produit et ne pouvait produire que des fantoches, à cause de l’inadaptation de leurs costumes et de l’inefficacité de leurs gestes, il suffit de regarder le poilu pour éprouver qu’il n’offre pas de conlre-indication statuaire. Le casque aussi simple que l’antique, la capote quasi monacale, les molletières qui moulent exactement le jarret, offrent des lignes solides, amples, sans rien d’étriqué, ni d’artificiel. L’artiste garde, en les reproduisant, une grande liberté d’interprétation, et soit qu’il serre de près la silhouette vivante, soit qu’il développe la beauté des plans propres à la draperie même, c’est un héros qu’il peut dresser, s’il en a le talent. Et c’est ce que la masse populaire attend de lui. Rien ne serait plus contraire à son sentiment instinctif que de figurer ceux qu’elle vénère et qu’elle aime sous un aspect grossier, vulgaire, avec des tares et des difformités, sous couleur de réalisme ou de « caractère. » Elle se sentirait heurtée et blessée. Si loin que nous soyons des Grecs, nous avons ceci de commun avec eux, et quand je dis : « nous, » je veux dire tout le monde, les professeurs d’Esthétique exceptés : — nous voulons que nos héros soient beaux, de cette beauté régulière et forte où la critique ne puisse s’attaquer.

Quant aux sentiments que l’artiste doit traduire, l’instinct populaire les lui a clairement dictés : c’est la gratitude envers ceux qui nous ont défendus, la fierté qu’ils aient triomphé, la douleur qu’ils aient payé ce triomphe du sacrifice de leur vie. De là, trois conceptions du monument : la lutte, la victoire ou la mort, le soldat combattant, le soldat criant la victoire, le soldat expirant dans les bras des camarades ou de la France en deuil et enseveli dans sa gloire, ou bien, s’il s’agit d’une figure allégorique, la France militante, la France triomphante, la France affligée. Des trois conceptions, c’est la première qui a inspiré le moins d’œuvres et les moindres. La meilleure est le Poilu de M. Jean Boucher pour le Monument de Vitré : bien campé, appuyé sur son fusil, dans une attitude familière, pittoresque et vraiment statuaire, en un équilibre à la fois solide et contrasté, faisant jouer les ressorts de la machine humaine. Un autre, en pleine action celui-là, est le Poilu lançant la grenade, de M. Soubricas, maquette du monument aux morts, de Lambersart. Il est saisi au moment où il vise de la main gauche ouverte le point qu’il veut atteindre lorsqu’il aura fait sur lui-même le mouvement giratoire qui doit amener son bras droit au point où est son gauche et qu’il laissera échapper son engin. C’est non pas le même geste, mais un geste du même ordre que fait le Lutteur d’Agasias, ou Lutteur Borghèse, et l’on est surpris qu’il n’ait pas davantage tenté nos statuaires. Il est si beau, plastiquement parlant, et en même temps si caractéristique de la guerre de tranchées, qu’il suffirait à désigner le combattant de 1914-1918, fût-il représenté comme le lutteur antique. Aussi bien, c’est un légionnaire romain, avec le casque du poilu, et tenant le glaive antique que M. Champy montre empoignant par le cou un aigle qu’il va égorger, et qu’il a intitulé Justitia. Les autres ont fait des représentations exactes et quasi anecdotiques du Poilu, comme M. Sudre, dans son soldat puisant dans sa cartouchière ; M. Jacopin dans son soldat, l’arme au pied ; M. Richefeu, dans son bronze La Victoire en chantant... soldat qui marche au pas accéléré, l’arme à la bretelle ; M. Pourquet dans le Vainqueur, immobile, son fusil en travers, baissé, comme le chasseur qui a abattu son gibier ; M. Cogné dans le Retour, statue de pierre, montrant un poilu debout, les bras croisés, comme celui qui a fini sa tâche, entre l’enclume et des épis, symboles du travail qui l’attend, et dans la Leçon d’Histoire, monument pour le lycée Carnot, l’instituteur, soldat d’hier qui a conservé sa tenue, explique aux enfants ce que fut la guerre. On voit que le poilu ne sert pas seulement à symboliser le combat, mais aussi à symboliser la Victoire.

C’est encore plus sensible dans la statue de plâtre de M. Cipriani, un soldat dressé de toute sa hauteur, tête nue, haussant sa canne en l’air comme un drapeau, les pieds sur un aigle terrassé découronné du diadème impérial allemand, le tout intitulé : 11 novembre 1918. Et encore dans le projet de monument de M. Alloy, où le poilu est figuré devant une grande Victoire qui tient deux couronnes. Ce sont encore des poilus, qui portent sur leurs épaules une image de la France ou de la Justice, dans le monument aux soldats morts de M. Rousaud. Mais, d’ordinaire, et dans des œuvres les plus marquantes, la victoire est figurée plutôt par la traditionnelle figure de femme ailée qui nous a été léguée par l’antiquité et où nous reconnaissons la présence de la force, de la divinité, de la bienfaisance. La plus importante de ces figurations est la grande statue de bronze, la Victoire apportant la paix, de M. Rivoire : calme, auguste et pleinement équilibrée, donnant la sensation du définitif, elle lève la main droite dans un geste mesuré de protection et de bienvenue, et de la gauche elle tient, comme un nid serré sur sa poitrine, un casque de poilu où repose une colombe avec le rameau d’olivier. A le décrire ainsi, ce détail peut sembler affecté et puéril : il faut le voir. Le rythme parfait de ce geste, tout animé d’un souffle antique, le sauve de toute ironie.

C’est également par une allégorie que M. de Monard, avenue d’Antin, a représenté la France victorieuse, pour le monument de Bois-le-Roi. C’est, enfin, la figure traditionnelle de la Niké, que M. Pierre Poisson a choisie comme motif principal de son Projet de monument aux morts et à la Victoire, exposé dans la salle I du Salon de l’avenue d’Antin. C’est une sorte de Victoire de Samothrace ; elle marche d’un pas rapide, le buste projeté en avant, les cheveux dénoués et flottants. A sa suite, ses deux grandes ailes s’abaissent, protectrices, sur deux files de figures plus petites. D’un côté, des combattants à l’antique, de l’autre des moissonneurs, un nautonier, parmi les guirlandes et les fruits de la paix, se développent comme des bas-reliefs et, au bout, une pleureuse voilée relève la ligne fléchissante du monument. Ce n’est qu’une maquette, mais l’entrain, la vigueur, le sens décoratif de l’ensemble, l’invention en un mot, s’ils sont appuyés d’une technique suffisante, font très heureusement augurer du monument. : C’est une semblable ordonnance qu’a imaginée M. Réal del Sarte, en collaboration avec M. Roger de Villier, pour son projet de Monument aux morts de la marine française, d’une très ingénieuse et touchante pensée : deux bas-reliefs se développant également des deux côtés, sous les ailes abaissées d’une Victoire conçue dans une attitude plus calme. Il faudrait, pour en juger pleinement, voir le monument réalisé.

Avec l’envoi de M. Sicard, en revanche, nous avons tous les éléments requis pour une appréciation définitive, car il comprend, à la fois, une maquette de l’ensemble à une assez grande échelle et une réplique, en grandeur naturelle, de la figure principale. C’est celle de M. Clemenceau debout au-dessus de la tranchée, regardant la bataille. Après la France militante, après la France triomphante, voici ce qu’on pourrait appeler la France expectante, représentée par un de ses plus illustres enfants. Cette attitude passive n’est pas, d’ailleurs, la moins significative, plastiquement parlant. Quand le spectacle est trop complexe, trop lointain et trop dispersé, pour qu’on puisse le reproduire lui-même, mieux vaut le suggérer par l’impression qu’il produit, c’est-à-dire par le geste qu’il détermine, ou le caractère qu’il imprime à un être humain qu’on peut figurer, lui, en toute vérité. Angoisse, espoir, confiance, en tout cas attention et volonté tendues vers l’objet unique des préoccupations de tout un peuple, yeux qui voient ce que des millions d’yeux, en cet instant, voudraient voir, âme qui concentre les indignations et les énergies de millions d’âmes éparses sur tout le territoire, mais convergentes en cet endroit : — voilà ce que peut signifier la figure d’un simple témoin, si son geste est bien spécifié, son attitude révélatrice. Et l’artiste a trouvé cette attitude, tant pour son Clemenceau que pour les poilus qui l’accompagnent, demeurés au bas de la butte où il est monté et qui le regardent regarder. La foule des anciens combattants le reconnaît, s’y reconnaît et en est bien aise. Au point de vue purement esthétique, ces silhouettes solides, ramassées, vivantes, ne sont pas indignes de la statuaire. Sans doute, c’est de l’art anecdotique, c’est du Detaille ou du Raffet en sculpture. On peut, en brandissant les exemples hautains de Rude ou de Rodin, le pulvériser. Mais cet art joue son rôle dans nos contemplations émotives, et, s’il le joue bien, il ne faut pas le décourager. On sera heureux plus tard d’avoir cette notation familière juste et précise : le Français qui conquit la Victoire en y croyant.

La Victoire ! C’est elle, en d’autres temps, aux siècles passés, sous Louis XIV ou Napoléon et jusqu’au milieu du XIXe siècle, qu’on eût figurée exclusivement, après une lutte si longue, close par un si complet écrasement de l’ennemi ! C’est elle qui tient, ici, le moins de place... Et encore, à part fort peu d’exceptions, ces projets de monument à la Victoire ou de poilus victorieux n’ont pas été commandés aux artistes. Ce qu’on leur a demandé surtout de commémorer, d’un bout à l’autre du territoire, ce n’est pas la France triomphante, c’est la France souffrante et compatissante, c’est la douleur, l’héroïsme et la mort. C’est à quoi répondent les plus beaux morceaux de sculpture du Salon : la Mise au tombeau de M. Landowski, dédiée aux morts de la faculté de médecine de Bordeaux ; la Résignation de M. Bouchard, fragment du monument qui doit être érigé à Saint-Gilles dans le Gard ; la figure de Bretonne pleurant, en granit de Kersanton, fragment du monument aux morts de Tréguier, par M. Francis Renaud, et, avenue d’Antin, les femmes de Plouhinec et de Scaer, figurées dans le granit, par M. Quillivic pour les monuments aux morts de ces deux communes. Les deux poilus, casqués, en capote, que M. Landowski montre à genoux, ensevelissant un camarade, sont d’un grand caractère : la courbe de leurs épaules inclinées face à face, semble commencer la ligne d’une voûte invisible, la crypte imaginaire qui recouvre le mort. La figure hiératique de M. Bouchard, droite et grave dans ses plis immobiles et tombants, ne déparera pas l’ensemble auquel elle est destinée. Tous ceux qui ont vu, doré par le soleil, le porche de Saint-Gilles, au bord de la Camargue, ou qui en ont simplement aperçu les saisissantes images dans le grand ouvrage consacré aux Sculpteurs romans par M. et Mme Forel, éprouveront que voilà bien la figure qu’il fallait en cet endroit pour honorer les nouveaux morts sans rien rompre de la tradition qui les unit à leurs aïeux.

Une foule d’autres statues de blessés ou de morts, soutenus ou pleures par des figures allégoriques de la patrie, augmentent cette impression. Victoria dolentia, le titre donné par M. Ladmiral à son projet de monument à deux victimes de la guerre exprime bien la pensée de tous ces artistes. Le cortège funèbre « les poilus de bronze, portant un mort, parmi les Boues de la Somme, par M. Gaston Broquet, en donnent la traduction réaliste. Et le projet de tombeau destiné à un grand chef de guerre, par Mlle Cabaud Arbelot, six poilus portant sur leurs épaules la civière du mort, confirme cette tendance unanime. C’est le style et la gravité des pleureurs du tombeau de Messire Philippe Pot. Combien d’autres encore : le Calvaire, de M. Pasche, l’Ecce Homo de M. Gillot, l’Appel suprême de M. de Nussy, le Mort pour la France de M. Walhain !... Si quelqu’un au dehors des frontières, imagine la France insatiable et belliqueuse, s’il est encore un étranger que n’ont pas persuadé les paroles prononcées sous les arceaux gothiques, ou sous l’arc romain, ou au bord du gouffre impérial, il n’a qu’à venir ici, à regarder ces figures destinées à commémorer la victoire. Elles n’ont pas été dictées par quelques hommes d’Eglise, d’Etat ou de guerre, — si représentatifs qu’ils soient. Il n’y a pas eu de mot d’ordre, pas de censure. Elles sont sorties du sol même du pays, voulues, discutées, approuvées par les familles des morts, par leurs camarades, par les municipalités des petites villes, parfois des moindres villages, comme par les membres des corps savants. L’artiste, lui-même, n’a presque jamais pu imposer sa conception : il l’a subie. Ce sont les aspirations de tout un peuple qui se sont faites statues. Leur spontanéité, à défaut d’autre mérite, ne peut être mise en doute. Or voici ce qu’elles disent, point toujours avec éloquence, mais sans la moindre ambiguïté : ce peuple, qui a gagné la guerre, n’aime pas la guerre. Ce qu’il célèbre dans ceux qui l’ont faite, ce n’est pas l’instinct combatif, mais l’héroïsme sauveur, ni la force mais l’effort, encore moins l’esprit de conquête, mais l’esprit de sacrifice. La victoire, même, n’est pas acclamée pour sa beauté, mais pour sa justice. Et les héros ne demandent rien de plus que de garder à leur pays la terre où ils sont couchés dans la mort.


ROBERT DE LA SIZERANNE.