Les « Grands jours » de Gênes

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Les « Grands jours » de Gênes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 199-210).
LES
« GRANDS JOURS » DE GENES


Gênes, le 18 avril 1922.

Je voudrais fixer ici les impressions d’un flâneur curieux, qui connait un peu l’étranger, lit régulièrement les journaux, mais n’est dans le secret d’aucun des dieux de la politique internationale. Je suis venu à Gênes sans préjugé, et sans enthousiasme : on ne peut jamais prédire d’une Conférence qu’elle sera inutile et qu’il n’en sortira rien de bon, tant est considérable le rôle que joue le hasard dans la politique ; mais il est permis de prévoir les difficultés inhérentes à une entreprise hâtivement conçue, insuffisamment réglée et dont le but dépasse tout ensemble les moyens d’information et les instruments d’exécution dont disposent présentement les Gouvernements de l’Europe.

Dans quelles circonstances fut décidée à Cannes, au mois de janvier, la réunion d’une Conférence internationale, en vue de préparer un plan européen de reconstruction économique, on n’a pas encore eu le temps de l’oublier. De cette réunion, dont il n’avait pas eu l’initiative, le Gouvernement français apercevait clairement les dangers. Il s’employa, avec habileté et énergie, à en écarter quelques-uns ; ce fut le résultat de l’entrevue de Boulogne. Le 25 février, MM. Lloyd George et Poincaré tombaient d’accord sur la nécessité de mettre préalablement hors de discussion un certain nombre de points importants : aucun débat ne pourrait être institué, ni sur les traités de paix, ni sur la question des réparations, ni sur celle du désarmement ; aucun accord ne pourrait être conclu avec le Gouvernement des Soviets, si celui-ci ne reconnaissait pas les dettes contractées par les Gouvernements russes antérieurs ; la République des Soviets ne serait reconnue par les Puissances alliées comme Gouvernement de droit, que lorsqu’elle aurait donné des preuves de sa sincérité et de sa volonté de remplir les obligations qui lui incombent.

On peut supposer que la conversation de Boulogne fut aussi laborieuse que cordiale : il s’agissait de rapprocher deux points de vue fort différents. M. Lloyd George invoquait la nécessité, pour l’Angleterre industrielle et commerçante, de réorganiser sans plus attendre les échanges avec l’Europe orientale ; M. Poincaré faisait valoir les droits et les intérêts acquis par la France en Russie, et la nécessité, non moins impérieuse pour elle, de les réserver. Il était inévitable que cette différence, entre les points de vue anglais et français, se manifestât avec plus ou moins d’éclat au cours des délibérations de Gênes ; inévitable aussi que les Allemands et les Russes fussent tentés d’en tirer parti. En venant à Gênes, la France, plus peut-être qu’aucune autre nation d’Europe, témoignait de son esprit de solidarité et de sa volonté sincère de coopérer au rétablissement de la paix européenne.


AU PALAIS DE SAINT-GEORGES

Trente-quatre Gouvernements ont répondu à l’invitation adressée par l’Italie. Plusieurs jours avant la date fixée pour l’ouverture de la conférence, d’innombrables délégués, experts, secrétaires, interprètes, se sont abattus sur la Riviera italienne. Gênes ne saurait contenir à elle seule toute cette population nouvelle ; déjà elle a reçu une garnison extraordinaire d’environ vingt-cinq mille hommes, entre carabiniers, gardes royales, hussards et dragons. Le Gouvernement italien a jugé cette force nécessaire pour assurer, soit le service d’ordre, soit le service d’honneur. Mais les délégations étrangères, qui ne pouvaient pas toutes être convenablement installées dans la ville, n’ont eu que l’embarras du choix, entre tant d’hôtels luxueux et d’agréables villas qui s’échelonnent le long de la côte, à l’Est et à l’Ouest de Gênes. L’Autriche, la Bulgarie, la Pologne et l’Espagne sont à Nervi ; le Danemark, la Norvège et la Hollande à Pegli ; les Yougoslaves à Santa-Margherita ; la Grèce et les États baltiques à Rapallo ; c’est aussi à Rapallo qu’on a logé la délégation bolchéviste : MM. Tchitchérihe, Joffe, Litvinoff, Krassine et leur suite occupent les plus beaux appartements de l’hôtel Impérial. En rade de Rapallo, un croiseur italien stationne, pour la surveillance et pour la protection des délégués de Moscou.

Les missions française et britannique occupent, à l’intérieur de la ville, deux hôtels spacieux, le Savoia et le Miramare ; mais on a réservé aux délégués eux-mêmes, dans les environs immédiats, des villas particulières : M. Barthou, du haut de la villa Raggio, domine la ville et le port ; M. Lloyd George a préféré s’installer au bord de la mer, et occupe, à Quarto del Mille, la villa De Albertis.

Cette dispersion n’est favorable, ni à l’entretien des rapports fréquents et rapides entre les diverses missions, ni même à la bonne organisation des travaux de la Conférence. Les journalistes italiens et étrangers ne sont pas les derniers à s’en plaindre : la chasse aux nouvelles et aux interviews, si facile à Cannes ou à Spa, est devenue à Gênes un sport exténuant, qui requiert pour le moins autant de résistance physique que de patiente ingéniosité.

Le 10 avril, dès les premières heures de la matinée, les troupes italiennes gardent militairement toutes les voies qui conduisent des diverses localités où résident les délégations, au Palais de Saint-Georges, où doivent être inaugurés solennellement les travaux de la Conférence. Le long de la route qui mène de la villa Raggio à Gênes, on rencontre un carabinier tous les dix mètres. Les rues où le public ne doit pas pénétrer sont barrées par des cordons de gardes à cheval. A l’usage des délégués russes, on a aménagé une voie ferrée, qui aboutit en face du Palais ; une palissade toute neuve dérobe le « convoi bolchéviste » aux regards curieux de la foule ; l’austérité de cette clôture est corrigée par quelques faisceaux de bannières italiennes que retiennent des écussons aux armes de la maison de Savoie. Toute la ville est pavoisée, discrètement, aux seules couleurs de l’Italie et de la commune de Gênes.

A trois heures exactement, la séance est ouverte devant les délégués, les experts et le public assemblés dans la Salle des Capitaines du peuple. Elle semble petite, cette salle historique, pour une telle réunion. Assurément, si vaste que fût alors le regard de la superbe République, ni Guillaume Boccanegra, qui fit élever le palais de Saint-Georges entre 1257 et 1262, ni le frère Olivier, moine cistercien, qui en fut l’architecte, n’avaient prévu l’usage auquel l’Italie, hôtesse magnifique de l’Europe, le destine aujourd’hui. Au centre du mur de fond, du côté de la mer, une niche dont la voûte est soutenue par des colonnes de porphyre abrite la statue de Jean-Baptiste Grimaldo ; tout autour de la salle, vingt autres niches renferment les images sculptées de Génois illustres dont les armes se lisent sur les consoles de marbre qui supportent chaque statue. Au fond, on a construit, pour la presse, une tribune en faux acajou, qui n’ajoute rien à la splendeur du décor.

Des tables disposées en carré, sur deux rangs, sont destinées aux délégations. La rigueur de l’ordre alphabétique a rapproché, dans un angle menaçant, la Roumanie et la Russie, si bien que Rakowski, s’il se penchait légèrement à gauche, toucherait du coude M. Bratiano, qui naguère l’a condamné à mort. La redingote et le chapeau haut de forme de Tchitchérine ont fait sensation, la mise des autres bolchévistes, quoique correcte, est plus négligée. Au premier rang des invités, la calotte et la cape de l’archevêque de Gênes jettent une tâche violette : Mgr Signori, dont la lettre pastorale a suscité force commentaires, est très entouré.

Tour à tour, on voit se lever M. Facta, qui souhaite la bienvenue aux délégations, puis M. Lloyd George, puis M. Barthou. Le discours du chancelier Wirth, prononcé en allemand, d’une voix monotone, presque modeste, passe à peu près inaperçu. Mais un grand silence se fait dans la salle, lorsque le premier délégué des Soviets prend la parole. M. Tchitchérine a un large front, des yeux sombres, des lèvres minces et une longue barbiche taillée en pointe. Rarement, tandis qu’il parle, son regard s’élève jusqu’au public : on dirait que les yeux baissés fixent une main longue, osseuse, que l’orateur tient étendue devant sa poitrine, comme font les saints d’icône ou de mosaïque. Soudain le duel s’engage entre M. Barthou et M. Tchitchérine ; le public commence à s’émouvoir, il trépigne, il applaudit, et ses bravos vont plutôt au Russe qui s’insurge contre le programme établi qu’au Français qui prétend le maintenir, et y réussit.

Un peu brusquement, le premier ministre d’Italie met fin au débat : déjà la salle de la Conférence avait pris l’aspect et l’allure d’une salle de théâtre.

Il est près de huit heures du soir ; la cour intérieure du palais, avec ses colonnes massives, ses arches basses et ses fenêtres grillées, offre dans les ténèbres un aspect de cour de prison. La pluie fine qui tombait au début de l’après-midi s’est arrêtée ; mais il fait froid, maussade, et cette première journée s’achève dans une atmosphère d’inquiétude confuse et d’obscure mélancolie.


AU PALAIS-ROYAL

Le lendemain, changement de décor : c’est au Palais-Royal que se réunissent les délégués et leurs experts, et c’est là que siégeront, jusqu’au dernier jour, les commissions et sous-commissions entre lesquelles le travail a été réparti. Autant la ville de Gênes se prête mal à la réunion d’une conférence européenne, autant le Palais-Royal semble fait tout exprès pour abriter commodément l’organisme compliqué auquel est dévolue la redoutable fonction de reconstituer l’économie de l’Europe. Sous un porche majestueux prennent naissance deux grands escaliers symétriques, que réunit, à leur sommet, une galerie vitrée. La cour d’honneur, qu’encadrent de trois côtés les corps de bâtiment, se termine du côté de la mer par un portique ouvert sur des terrasses fleuries. Au rez-de-chaussée, les communs abritent un office télégraphique, un poste de police, un bureau de renseignements et même un bureau de tabac. Au premier étage, on n’a aménagé spécialement en salles de travail que les quelques pièces destinées aux séances des commissions et sous-commissions : alignements de chaises cannées, tapis verts, tables en fer à cheval étalent provisoirement leur banalité entre les hautes boiseries blanches et dorées, sous la splendeur des plafonds peints. On a heureusement conservé aux autres appartements leur mobilier d’apparat, tout en y ajoutant çà et là quelques vastes fauteuils de cuir, plus propres aux échanges de vues que les jolies chaises rococo ou les bergères de tapisserie. Dans un des grands salons, on admire, entre tant d’autres œuvres d’art, le plus beau Véronèse qui soit au monde. De la galerie des glaces, on a fait un buffet, où des laquais en grande livrée servent aux délégués des nations dans une vaisselle royale des pâtisseries, des viandes froides, du vin, du thé, des liqueurs. Partout ailleurs, le service est assuré par des matelots de la marine italienne, qu’on voit accourir au moindre appel, glisser d’un pas élastique à travers les salons, disparaître enfin par des portes qu’on n’avait point devinées. Comme toutes les anciennes demeures italiennes, le Palais-Royal abonde en portes secrètes et en escaliers dérobés. Quelles machinations sournoises, quels complots ténébreux vont s’ourdir dans cette somptueuse boite à surprises ?


LA MAISON DE LA PRESSE

Les journalistes aussi ont à Gênes leur palais : la vénérable Casa Patrone est devenue pour quelques semaines la Casa della Stampa. Que dirait Sophonisbe de Crémone, qui fut, après son mariage avec Horace Lomellini, la maîtresse de cette demeure, que diraient ses sœurs Europe, Anna et Lucie, qui en furent l’ornement, si elles revoyaient les salons que hanta Van Dyck, et où Sarzana peignit l’histoire d’Esther, convertis en bureaux de télégraphe et de téléphone, en office d’information, voire en bar américain ?

La Tour de Babel, dont cette Conférence évoque si souvent l’image, me semble encore plus parfaitement réalisée à la Maison de la Presse qu’au Palais-Royal. Qu’est-ce que les délégués de trente-quatre Gouvernements européens ? Ici ce sont toutes les nations du globe qui se rencontrent, échangent leurs impressions et leurs idées. Les journalistes appartenant aux « Etats refusés, » Turquie, Géorgie, etc.. ne sont pas les moins assidus à Casa Patrone ; les Américains y abondent. Du matin au soir, et presque du soir au matin, c’est une vaste foire aux nouvelles, trop souvent aux nouvelles tendancieuses et fausses. Au cours de cette semaine, il ne s’est point passé de jour, que quelque information perfide ne partît de la Maison de la Presse pour se répandre à travers les délégations. Je dois ajouter, bien à regret, que la plupart des fausses nouvelles ainsi lancées étaient de nature à gêner la politique française, en la faisant apparaître sous un jour défavorable, sinon odieux.

Chaque soir, l’une ou l’autre des délégations convie les journalistes étrangers à une petite conférence : un délégué ou un expert récapitule les faits delà journée, répond aux questions qu’on lui pose, éclaircit les doutes, réfute les objections. Les Russes excellent à ce petit jeu, qui n’est pas inoffensif. Ne croyez pas qu’ils se résignent à l’isolement de Rapallo. Leur plus fougueux orateur, Rakowski, se rend tous les soirs à l’hôtel de Gênes, pour haranguer les correspondants des journaux bourgeois : c’est ce qu’on nomme ici les seven o’clock des bolchévistes. Italiens et Américains y viennent en nombre. A l’une de ces réunions, nous avons eu l’étonnement d’apprendre qu’il n’y avait jamais eu et qu’il n’y aurait jamais de régime communiste en Russie. Je doute fort que les propos tenus ce soir-là par Rakowski aient été télégraphiés intégralement aux journaux de Moscou.

Les délégués allemands n’apportent pas moins de soin à maintenir le contact avec la presse étrangère : ils l’invitent fréquemment, soit à des conférences, soit à des discussions dites contradictoires. Le directeur du Berliner Tageblatt, M. Théodor Wolff, prête à la délégation une aide efficace. Dans la villa qu’il a louée pour la circonstance près de Santa-Margherita, il organise des thés-conférences ; Mme Wolff fait les honneurs ; le journaliste berlinois, tantôt prend lui-même la parole, tantôt la cède à Schmidt ou à Rathenau. Comment certains correspondants étrangers résisteraient-ils à tant de séductions réunies ?


ALLEMANDS ET RUSSES

Dès le premier jour, on eut ici le sentiment qu’avant de se rendre à notre imprudente invitation et de reprendre leur place dans le concert européen, les Allemands et les Russes avaient accordé leurs instruments. Les Russes n’avaient rien à perdre, les Allemands avaient beaucoup à craindre, et plus encore à gagner. Il était donc naturel que, dans la distribution des rôles, les protestations hardies, les initiatives insolentes fussent confiées aux délégués des soviets.

Au Palais de Saint-Georges, le contraste fut frappant, entre la modération de M. Wirth et l’arrogance de Tchitchérine. Il ne fut pas moins remarquable les jours suivants, dans les séances de commission : les Allemands ne sortaient d’une réserve modeste, j’allais dire humble, que pour opposer à l’argumentation trop générale des Alliés quelque donnée de fait, quelque information statistique, aisément choisie dans le trésor d’une documentation admirable ; les Russes s’insurgeaient à tout propos, sans rien entendre, et parfois avant d’avoir rien compris.

Est-ce cette intransigeance qui amena M. Lloyd George à instituer, dans sa villa, une conférence préparatoire, purement privée, unformal, comme disent les Anglais, au cours de laquelle Français, Anglais, Italiens et Belges tenteraient de se mettre d’accord avec les délégués de Moscou sur les propositions formulées par les experts de Londres ? Déjà par deux fois, les Russes, prétextant l’ignorance où ils étaient, avant de venir à Gênes, touchant les conclusions des experts alliés, avaient demandé et obtenu qu’on retardât d’un jour la séance de la première sous-commission. Le matin du vendredi saint, Tchitchérine, Litvinoff et Krassine se rencontraient, à la villa De Albertis, avec les chefs des délégations alliées. A midi, la discussion n’était pas fort avancée : M. Lloyd George retint ses hôtes à déjeuner, MM. Barthou, Schanzer et Jaspar déclinèrent l’invitation ; les bolchévistes l’acceptèrent et partagèrent le repas du Premier anglais et de sa famille.

L’émotion fut considérable à Gênes, lorsqu’on connut le lunch du vendredi saint. Parmi les journalistes anglais quelques-uns tentaient d’excuser M. Lloyd George, s’appuyant sur le propos qu’on lui prêtait : « Je veux savoir ce que ces gens-là ont dans le ventre ! » la plupart étaient aussi scandalisés, et aussi sceptiques que nous l’étions nous-mêmes. Une heure et demie pour ouvrir le ventre à trois Orientaux, c’était vraiment fort peu. Le vendredi soir, la discussion n’ayant donné aucun résultat, on décidait d’y associer les experts. Le samedi soir, les délégués russes firent connaître leur réponse : aux revendications des Alliés, ils opposaient les leurs. Après avoir provoqué nous-mêmes la révolution en Russie, nous avions essayé de la combattre en suscitant contre le Gouvernement des Soviets des expéditions réactionnaires. Nous étions responsables des dommages causés à la Russie par Koltchak, par Youdénitch, par Denikine. Tous comptes faits, notre debet s’élevait au total de cinquante milliards de roubles or. Tchitchérine déposa sur la table de M. Lloyd George ce mémoire d’apothicaire ; Krassine demanda la permission d’y ajouter le prix de quelques brise-glaces, confisqués indûment par les Anglais, et qui n’avaient pas été portés en compte. Un peu interloqués, les chefs des délégations alliées demandèrent à réfléchir, et invitèrent les Russes à en faire autant. En tout état de cause, la séance de la première sous-commission fut différée, jusqu’à ce que les représentants des Soviets eussent bien voulu faire connaître leur définitive résolution. Le samedi soir, je me permis de demander à un délégué allié, qui avait assisté à la Conférence, si l’on avait du moins imposé aux Russes un délai. « Non ! — me fut-il répondu. — Nous avons voulu éviter toute démarche qui eût le caractère d’un ultimatum. »


L’OPINION D’UN NEUTRE

Ainsi, par la seule volonté des délégués de Moscou, les travaux de la Conférence européenne étaient formellement suspendus. Il est vrai que la prolongation de cet arrêt pouvait être mise au compte des vacances prévues pour le dimanche et le lundi de Pâques. L’impression n’en devait pas être moins fâcheuse : j’eus tout loisir de le constater en rendant visite à quelques délégués des États neutres représentés à la Conférence. Voici ce que me dit l’un d’entre eux :

Les Allemands sont indignés ou feignent de l’être. Vous avez réuni une sorte de Conseil suprême, en vue d’étudier préalablement des problèmes comme ceux des dettes russes, de la reconstruction de la Russie, etc.. Vous y avez admis les délégués des Soviets, vous en avez exclu ceux du Reich qui, aux termes de l’article 116 du traité de Versailles, sont directement intéressés à ces questions. Les représentants de la Petite Entente sont plus furieux encore : avez-vous oublié, par exemple, que les Russes ont emporté l’or roumain de la Bessarabie ? Ne vous étonnez donc pas que M. Bratiano soit parti brusquement pour Vienne et qu’il n’en revienne pas de si tôt Quant aux neutres non intéressés, comme les Suisses, les Espagnols ou les Scandinaves, ils se demandent si vous les avez fait venir à Gènes pour… ne pas assister à une discussion qui tient toutes les autres en suspens, et dont l’objet leur est d’ailleurs à peu près indiffèrent.

« Mais venons à la Conférence elle-même. Nous avons le sentiment qu’en la convoquant, les Gouvernements alliés ont mis la charrue devant les bœufs. Quelle décision utile voulez-vous qui soit prise, touchant la reconstruction économique de l’Europe, tant que le problème des réparations n’est pas résolu ? Voyez-vous le moyen de régulariser le cours des monnaies, de rétablir les trafics et les échanges internationaux, avant que soient connues les positions respectives de l’Allemagne et des Puissances dont l’Allemagne est débitrice ? Voilà un premier point.

« En second lieu, nous avons tous la conviction, nous, les neutres, que cette Conférence, en dépit de l’étiquette dont on l’a affublée, est moins économique que politique. L’Angleterre est venue à Gênes avec l’intention bien arrêtée d’obtenir pour le Gouvernement des Soviets la reconnaissance de jure, sans laquelle ses financiers ne voudront pas risquer une livre sterling en Russie, ni ses commerçants une balle de marchandises. La France, de son côté, n’a consenti à envoyer ici des représentants qu’à la condition de voir reconnaître par le Gouvernement des Soviets les créances qu’elle possède et les intérêts qu’elle a acquis en Russie sous les Gouvernements précédents. Ces prétentions contradictoires ont inspiré aux Bolchévistes, qui par ailleurs sont d’accord avec les Allemands, une tactique bien naturelle : ils feront tout pour obtenir la reconnaissance de jure, voulue par l’Angleterre, en même temps que la réduction, sinon l’annulation des créances réclamées par la France. Leurs arguments, vous les connaissez aussi bien que moi : « La France disent-ils, insiste pour un paiement immédiat, dont elle a besoin, mais que nous sommes incapables de faire, quels que soient les engagements auxquels nous viendrions à souscrire. Nous paierons quand nous aurons commencé à produire. Le rétablissement de notre production est subordonné à l’introduction de capitaux étrangers, et ces capitaux ne viendront chez nous que si nous sommes juridiquement admis dans le concert des nations. »

Tout cela, vous le voyez, c’est de la politique ; ou, plus exactement, c’est de la dialectique, ce qui est pire. Les Tchéco-Slovaques, qui connaissent bien les Russes, ont été plus adroits que vous : ils se sont bornés à rétablir avec eux des relations commerciales, envoyant à Moscou une représentation ad hoc et accueillant à Prague, sous la réserve d’une étroite surveillance, une mission russe purement technique. C’est autant qu’il en faut pour assurer aux commerçants les garanties indispensables et pour permettre à la Tchéco-Slovaquie de réaliser, en moyenne, sur les territoires de la Russie soviétidue, pour quarante raillions (couronnes tchèques) d’affaires par mois.

« Les experts neutres sont unanimement sceptiques sur les résultats pratiques de la Conférence de Gênes. Résignés à ne rien obtenir sur ce terrain, ils se contentent de profiter de l’occasion qui leur est offerte, de rencontrer ici, sans déplacement et à peu de frais, beaucoup de gens avec qui ils peuvent causer avec profit et même conclure parfois des arrangements avantageux. Ils ne font en cela que suivre l’exemple que leur donnent des hommes d’affaires, venus de Suède, de Hollande ou d’Amérique, pour négocier des concessions, ajuster des contrats ou passer des marchés. La Conférence de Gênes est vouée à l’échec ; la Foire de Gènes sera peut-être un grand succès. »


LE COUP DE THEATRE

Le lundi 17 avril, dans l’après-midi, je m’entretenais au Palais-Royal avec quelques experts étrangers, lorsque se répandit la nouvelle que les Allemands et les Russes avaient conclu la veille, à Rapallo, un accord en bonne forme. Les précisions fournies ne laissaient aucun doute sur la réalité de l’événement. Restaient à connaître les raisons que les Allemands invoqueraient pour justifier l’audace inouïe de leur action. Je les rapporte ici pour ce qu’elles valent.

« Depuis le mois de novembre 1918, — disent les Allemands, — nous étions en proie au cauchemar que nous infligeait l’article 116 du traité de Versailles, article qui réservait aux Russes le droit d’exiger de nous des réparations. Nous avons entrepris de négocier avec eux. Le Gouvernement des Soviets ne consentait à abandonner son droit, que si nous renoncions, pour notre part, à faire valoir nos revendications contre les entreprises russes socialisées. Nous avons fini par tomber d’accord sur la base de cette concession réciproque. Le traité aurait pu être signé à Berlin, il y a un mois. Mais nous avons été pris d’un scrupule : puisque nous venions à Gênes, ne devions-nous pas d’abord essayer d’obtenir des Alliés la suppression de l’article 116 ? Quatre jours après notre arrivée ici, M. Lloyd George inaugure, à la villa De Albertis, des conciliabules où les Russes sont admis, et dont nous sommes exclus. Ces conversations se poursuivent durant plusieurs jours ; nos agents de renseignement nous avisent qu’elles vont aboutir à d’importants résultats. Ces résultats ne pouvaient être acquis qu’à nos dépens. Soucieux de n’être point joués, nous avons aussitôt signé l’accord avec les Russes. »

Le matin, M. Lloyd George a manifesté très directement aux délégués allemands sa surprise et son indignation. Ma seule inquiétude — et je ne me tiens pas de l’avouer ici, — est que la France ne fasse une fois de plus les frais d’une réconciliation qui ne lui est nullement indispensable, et qui ne servira que les desseins, très particuliers, du Premier ministre de la Grande-Bretagne. Hier soir, dînant chez M. Albert Thomas avec quelques représentants des démocraties européennes, M. Lloyd George fit cette déclaration : « Si la Conférence de Gênes aboutit à un échec, c’est la ruine de l’Europe ! » Toute la question est de savoir par quels moyens le Premier anglais prétend assurer le succès de la réunion qu’il a provoquée et qu’il se flattait de diriger en maître.