Les « Salons » de 1919 et l’art de se faire peindre
Comme un convalescent, jour par jour et à mesure que ses forces reviennent, s’essaie à refaire les gestes et à s’appliquer aux besognes d’avant la maladie, Paris reprend ses habitudes et sa vie d’avant la guerre. Il le fait, sans doute, avec des tâtonnements, des hésitations, des demi-mesures, où l’on sent cette défiance de ses propres forces qui suit une crise violente ou une longue torpeur, mais aussi avec le désir bien marqué de renouer, au point précis où il l’a quittée, la chaîne interrompue de ses devoirs et de ses plaisirs. Il ne change même rien à ses rites, parmi lesquels un des plus inéluctables et des plus solennels est assurément le Salon. De mémoire d’homme et même de plusieurs générations d’hommes, on n’imagine pas le printemps, à Paris, sans le Salon. On l’imagine très aisément sans soleil, sans feuilles, sans (leurs, — non sans peinture. La neige peut tomber, les fruits geler, la bourrasque faire rage : le Salon s’ouvre. Il y a cent ans, il s’ouvrait le 24 avril, comme aujourd’hui. Il a fallu l’inexplicable cataclysme et le stupéfiant hourvari d’une guerre mondiale pour interrompre, pendant quatre ans, une routine aussi vénérable. Cela ne s’était, même aux plus mauvais jours de la Terreur, jamais vu. Pareillement, toutes les idées sur l’Art ont pu changer, les dieux anciens être renversés, de nouvelles idoles promues, des écoles modernes surgir parmi les enthousiasmes et péricliter sous les quolibets, des réactions imprévues ressusciter à une vie glorieuse des œuvres quæ jam cecidere, des Watteau et des Fragonard être successivement applaudis, puis bafoués, puis de nouveau divinisés, un Ingres parvenir au pinacle, puis servir de plastron aux brocarts de toute une génération, puis se retrouver subitement réinstallé dans l’Olympe des maîtres. Tout ainsi a pu évoluer dans le sentiment de l’art et la religion du beau, tout a pu disparaître, — mais la coutume de défiler, au printemps, devant des tableaux, point. D’où l’on voit que l’humanité tient plus à ses rites qu’à ses dogmes.
Cette année, quoiqu’à demi ouvert seulement aux peintres et continuant à abriter des soldats, le Grand Palais est rendu à sa destination première. Les deux Salons dits « des Champs-Elysées » et « du Champ de Mars » y sont réunis sous ce vocable compliqué, formulé, semble-t-il, pour mettre en garde contre l’idée que la réconciliation pourrait être définitive : « Exposition au profit des œuvres de guerre de la Société des Artistes français et de la Société nationale des Beaux-Arts. » Ainsi, la scission jadis provoquée par les Puvis de Chavannes et les Meissonier continue : c’est l’armistice, ce n’est pas la paix. Le visiteur bénévole n’y met pas tant de malice : pour lui, c’est le Salon de 1919. Une section particulière, dans les salles de la Société nationale, signalée par des faisceaux de fusils et des drapeaux, groupe les œuvres des artistes mobilisés pendant la guerre. Çà et là, des nœuds de crêpe désignent celles des artistes tombés à l’ennemi. Combien plus nombreux qu’en 1870-1871 et, quoique moins illustres, aussi sincèrement pleures ! Les combattants ont parfois pu travailler dans la tranchée, envoyer quelques croquis, brosser, aux heures de permission, quelques études, mais rarement consacrer assez de temps et d’efforts à une œuvre de longue haleine. Aussi, sont-ils mal représentés, d’ordinaire. A la sculpture, le vide est plus sensible encore. Il est manifeste que le temps a manqué aux jeunes gens pour donner leur mesure. Tout cela prête aux Salons, cette année, un aspect un peu moins brillant et moins complet que d’habitude, mais n’en change point le caractère.
D’autant que les petits salons, d’à côté, les expositions privées et les rétrospectives s’ouvrent à point pour réveiller la curiosité endormie en 1914. Le Cercle de l’Union artistique a groupé nombre de portraits de nos plus notoires contemporains par Mme Bonnat, Marcel Baschet, Chabas, Flameng, Cayron, Roll, Humbert, Denys Puech, Weerts et Wencker.
Le salon de la Triennale, installé sans doute par ironie à l’Ecole des Beaux-Arts, nous montre exactement l’Art que cette École n’enseigne pas et a même pour mission de proscrire. Une foule de petites expositions particulières, comme celle des « types militaires » de toutes les nations de M. Eugène Burnand, au Luxembourg, succédant aux admirables « poilus » de M. Le Blant, ou encore les cathédrales de M. P.-G. Rigaud, à la Galerie Georges Petit, achèvent de nous édifier sur l’activité de nos artistes pendant la guerre. En face du Salon, comme pour corroborer son témoignage ou servir, sur plus d’un point, de contre-épreuve, le Petit Palais a hospitalisé deux rétrospectives, d’un ragoût tout à fait savoureux : l’École espagnole moderne, à laquelle on a très heureusement adjoint Goya, qui l’annonce, la soutient et la cautionne ; puis Venise dans l’art italien du XVIIIe siècle, c’est-à-dire le décor des aventures de Casanova. Enfin, une exposition des artistes yougo-slaves, où l’on voit ce que sont devenues, entre les mains de leurs successeurs modernes, les semences déposées par les ancêtres aux murs de Zaoum, de Kalénitch ou de Nagoritcha. Comme un homme affamé par un long jeûne, la foule des amateurs se précipite sur tout ce qu’on lui offre, fût-ce les plus étranges nourritures. Tout regorge de tableaux. Le Parisien et l’Étranger, cette fois, s’y retrouvent : c’est bien la Paix et c’est le Printemps.
Ce l’est d’autant plus qu’il est tout à fait impossible d’apercevoir, dans l’image que l’art nous offre de la vie, la moindre trace d’un bouleversement mondial. Si quelque Nansen ou quelque Scott, retenu dans les banquises pendant cinq années, revenait visiter les Salons de 1919, il ne pourrait guère soupçonner que quelque événement considérable a, durant son absence, renouvelé l’âme humaine. L’intimité, la charité, la pitié, le goût des joies familiales et des paysages recueillis, les pèlerinages aux sites romanesques et silencieux, les ferveurs de la méditation et du rêve : voilà, comme aux Salons de 1914, ce qu’on éprouve, presque partout, à celui de 1919. Que l’on s’arrête, par exemple, dans une des salles de la Société nationale, celle où sont groupées les œuvres de M. Le Sidaner, de M. Montenard, de M. Braquaval, de M. Louis Picard et de M. Henri Duhem. Rien n’a troublé, depuis cinq ans, la quiétude parfaite de ces coins de France. Les Troupeaux de M. Duhem continuent à brouter paisiblement l’herbe des Flandres, au crépuscule, comme si rien, dans le ciel ni sur la terre, n’y menaçait l’être vivant, et c’est un rais de lune et non une fusée qui accroche à leur toison une lueur ; le Port de Saint-Valéry de M. Braquaval ne craint évidemment ni bombardement aérien, ni sournoise attaque de sous-marin : l’artiste n’aurait pas eu le loisir d’en noter ainsi la fine atmosphère. Cette Route poudreuse et blanche que M. Montenard déroule en long ruban aux environs de Toulon est vide et nul n’imagine que des migrations de peuples entiers, de nègres ou d’Américains, montés sur de tonitruants fardiers, viennent d’y passer en rafale. Enfin, si la Table de campagne de M. Le Sidaner est vide, elle aussi, et si, dans la profonde paix et le silence pénétrant de la solitude, elle évoque le mystère de figures inconnues, rien ne suggère qu’elle a été désertée par des jeunes hommes au son du tocsin, ou qu’elle attend le combattant qui peut-être ne reviendra pas. Pareillement, la Chambre de la Reine, à Versailles, de Mlle d’Estienne, cette demeure endormie dans la torpeur du vieux palais, à peine éclairée par un double filet de jour filtrant entre les volets comme à travers des paupières, sans une silhouette vivante dans l’enfilade de ses portes, sans qu’aucun pas vienne émouvoir ses lustres et leurs grappes de cristal : — quelle plus saisissante image de la Paix !
D’un bout à l’autre des Salons, voilà l’impression qui domine, — et elle est étrange. Que nul de nos maîtres n’ait cherché à figurer la bataille dans son ensemble et dans sa splendeur, c’est ce dont je serai le dernier à m’ébahir, — ayant, ici même et il y a déjà près d’un quart de siècle, montré que les guerres à venir ne seraient plus de beaux thèmes à tableaux, et pourquoi[1]. Mais que les nouveaux aspects du paysage déterminés par la guerre, — tels, les éclairages voulus par les attaques et les défenses nocturnes, — et que les actes nouveaux et figuratifs du combat, — tel, le lancement de la grenade, — aient inspiré si peu de peintres : c’est, là, une surprise pour tous et un regret. C’est peut-être simplement parce que les témoins, le plus souvent étant des acteurs, ils n’ont pas encore eu le loisir de transposer, en des expressions d’art, leurs impressions de combat. En tout cas, jusqu’ici, le produit est nul. Les beaux gestes du grenadier en action, celui de la main gauche qui vise et celui de la main droite qui lance, avec toutes les altitudes successives déterminées par le mouvement giratoire de cette fronde humaine, autour de l’axe ainsi formé par les deux bras tendus, pouvaient donner au sculpteur l’équivalent du Lutteur Borghèse et du Discobole. Or, ils n’ont jusqu’ici inspiré qu’un essai, qui n’en est guère digne. De même, les effets de pyrotechnie multicolore, dans les bombardements de nuit ou au-dessus du no man’s land, qui dépassent tout ce que Whistler a pu apercevoir dans ses feux d’artifice, n’ont rien dicté d’intéressant depuis les deux ou trois essais de M. Joseph Communal. Les projections au-dessus de Paris, durant les nuits tragiques, avec cette bataille de rayons qui semblaient des glaives lumineux, la pointe tournée vers la ville, n’ont dicté qu’un tableau, celui de M. Iwill. Les éclairages voilés des crépuscules de ces dernières années, générateurs d’effets si neufs et si subtils, ne sont étudiés que dans un pastel : Paris voué au bleu, de M. Emile Clavel. Les intérieurs de cagnas, où le peintre de guerre pourrait déployer toute sa science de clair-obscur et restituer au vrai le laboratoire du docteur Faust, sont encore à peu près inexplorés.
Seules, les physionomies si caractéristiques du « poilu » et du « tommy » ont trouvé leurs interprètes. Déjà, les croquis de M. Le Blant, de M. Bruyer, de l’héroïque Ricardo Florès nous en avaient révélé quelque chose. Voici deux œuvres, au Salon des Artistes français, qui les burinent d’un trait précis, sobre et sûr : les Troupes écossaises revenant du combat, Somme, juillet 1916, de M. Flameng et les Vainqueurs, de M. G. Paul Leroux. Elles offrent une singulière analogie. Dans les deux, c’est le même moment qui est choisi : le retour, et toutes les deux se développent en longueur, les figures se suivant une à une, ou deux à deux, de profil, comme des bas-reliefs sur la frise d’un temple. Chez M. Flameng, une succession de troncs d’arbres, nus et lisses, coupés à mi-hauteur par le cadre, semblables à des fûts de colonnes, ajoutent à l’illusion. Et la brutale splendeur des épaules nues, la haute tige des cous, la dureté des profils, le faisceau puissant et souple des bras musclés, tout concourt à donner à ces joueurs de foot-ball ou de cricket, à ces boxeurs, devenus naturellement des soldats, l’aspect de guerriers antiques, — tout, jusqu’aux casques à bords plats, jetés sur leurs épaules, comme de minuscules boucliers. Assurément, une telle apparition n’est pas pour plaire aux vieux tenants de nos écoles réalistes. Un des dogmes du réalisme était que la vérité humaine et le caractère contemporain s’expriment uniquement par des tares, des bouffissures et des stigmates d’une vie anémiée. Mais les peuples anglo-saxons, sans aucun égard pour les dogmes du naturalisme, nous offrent tant d’exemples du contraire et ils occupent une telle place sur la planète, qu’il faut bien se résigner à voir réintégrer dans l’art quelques-uns des aspects de cette classique beauté qu’ils nous restituent dans la vie si magistralement.
Les « poilus » aussi, d’ailleurs, et c’est encore un aspect de force tranquille, d’assurance et de volonté que M. Leroux nous donne dans ses Vainqueurs, frise de silhouettes sombres sur un ciel orageux et lourd : vainqueurs fatigués, harassés par la lutte, pesant de tout leur poids sur la terre qu’ils viennent de défendre ou de reconquérir, mais debout, solides encore, dans la conscience de leur invincibilité. Ah ! nous sommes loin des palmes agitées et des danses du Retour de Salamine, des drapeaux envolés et des gestes larges de salut, du Fontenoy, d’Horace Vernet, ou de l’Austerlitz, de Gérard ! C’est, ici, le retour d’une lutte lente, dure, sanglante et qui recommencera demain. On lit, à livre ouvert, tout cela dans ces visages de paysans réfléchis, concentrés, stoïques, tout tendus dans le même sens, vers quelque chose qui est en dehors du tableau, hors de nous, qu’ils voient et que nous ne voyions pas : la victoire. Ce qui donne à toutes ces figures cette expression de volonté, commune et irréductible, c’est l’étrange parti qu’a pris M. Leroux, comme M. Flameng, de les acheminer toutes dans le même sens et de profil. Par-là, aussi, s’accentuait le caractère individuel. C’est dans le profil que s’accuse la charpente du visage : l’angle frontal et facial, la profondeur de l’arcade sourcilière, l’indice de la mâchoire. Un profil est par excellence une définition : une médaille est un profil. Je ne souhaiterais pas, aux monuments commémoratifs qu’on projette pour célébrer la victoire, d’autres bas-reliefs que ceux-là.
Ces monuments, jusqu’ici, n’apparaissent guère qu’à l’état de projets. Puissent-ils y rester longtemps et ne devenir des réalités irrémédiables qu’après avoir passé par l’épreuve de l’opinion publique ! Elle a quelque droit de se faire entendre dans un sujet qui la touche de si près et sur des œuvres qui joueront un si grand rôle dans l’aspect décoratif de nos villes. Quand on voit l’énorme effort qu’il faut, et sa longue inefficacité, pour nettoyer par exemple, la Cour d’honneur, à Versailles, des corps étrangers qui l’encombrent, sous couleur de « gloires nationales, » on frémit en pensant de quel poids pèsera sur l’avenir toute faute qu’on va commettre dans l’aménagement esthétique de nos « souvenirs. » — S’il faut du travail à nos sculpteurs, qu’on leur commande des bustes ! Les héros sont nombreux à commémorer ; la tâche du statuaire y est plus aisée, plus profitable pour lui et moins dangereuse pour la cité.
Autant qu’on en peut juger par les quelques projets exposés, nos sculpteurs, s’ils n’ont guère de génie, ont du moins échappé au périlleux paradoxe de l’égalité des costumes et des engins devant l’Art. Avec raison, ils suivent l’exemple de Rodin, qui haïssait le vêtement moderne. Ils nous font grâce des harnachements compliqués du « poilu, » de ses courroies, de ses mitrailleuses, de ses bidons et de ses musettes, choses infiniment pittoresques et bonnes pour le peintre, mais point plastiques et où tout le génie d’un Phidias eût échoué. M. Boucher dans les Vainqueurs, réédition guerrière du sportif Au But ! n’a conservé de l’accoutrement militaire moderne que le casque, c’est-à-dire exactement ce qu’aurait conservé un Grec. D’autres ont délibérément repris la vieille tradition des symboles et des allégories. Partout, l’on voit des coqs, des aigles, des tigres luttant ou triomphant. Au premier coup d’œil, on se croit dans une exposition d’animaliers. Je le dis sans ironie, car mieux vaut une belle forme animale, pour symboliser une idée, comme le firent si longtemps les Égyptiens, qu’une silhouette étriquée par les modes actuelles et embarrassée des engins de la vie moderne. Ainsi, M. Perrault-Harry, voulant dédier un monument « aux aviateurs, » tombés pour la patrie, ne s’est pas exténué à découvrir ce que la carapace du soldat pouvait avoir de sculptural, ni à copier les débris d’un fuselage. Il a tout bonnement fait un aigle mourant et il a bien fait. À la vérité, il faut un commentaire : la Mort de l’aigle peut aussi bien signifier la chute de l’Empire à Waterloo et c’est ainsi que l’avait compris Gérome. Cela peut même signifier, aujourd’hui, et surtout quand il est aux prises avec un coq ou un « tigre, » la fin de l’Empire allemand. Et nos sculpteurs n’y eut pas manqué. Mais tout symbole, en statuaire, a besoin d’une explication. Ce que nous devons lui demander avant tout, ce n’est pas la clarté : c’est la beauté.
Ces quelques œuvres, avec le Mouvement de troupes de M. Pierre, le Pépère et la Cagna de M. Morisset, la Rencontre nocturne de M. Hoffbauer, Au Créneau du capitaine Gaston Brun, les Morts pour la patrie, carton de tapisserie de M. Karbowski, le Drapeau du Sacré-Cœur de M. Desvallières, — curieux souvenir du René de Chalon de Ligier Richier, — et à la sculpture, la statue de Miss Edith Cavell, par M. Hippolyte Lefebvre : — voilà tout ce que la guerre a inspiré de vraiment saisissant. Il ne faut pas s’en étonner. Il y a cent ans, après la longue et splendide épopée de l’Empire, il en allait de, même. Au Salon de 1819, où ont paru le Naufrage de la Méduse, de Géricault, l’Odalisque et l’Andromède d’Ingres, la Mort du Trompette et celle de Poniatowski, d’Horace Vernet, l’Ambigu-Comique de Boilly, on ne voyait guère qu’un tableau de bataille : encore était-il dû à un militaire, le général Lejeune, homme plein de goût et de feu, qui avait fait les guerres de l’Empire et se consolait de ne plus les faire en les racontant : l’Attaque d’un Convoi français par les guérillas du général Mina. Après vingt ans de luttes et de victoires, c’est peu. Les critiques s’en étonnaient déjà. « Les annales de notre histoire, disait l’un des plus autorisés, Kératry, ne renferment-elles plus rien qui n’ait exercé le pinceau de nos artistes, rien qui puisse échauffer les âmes du saint amour de la patrie ! car celui-ci aussi est une religion… Est-ce que les pages de notre histoire récente ne parleraient plus au génie de nos artistes ! » Et il ajoutait, dominé déjà par cette idée que l’art est fonction de la vie : « Nous avons une École française ; ne serait-ce pas parce que nous sommes une nation. Il est remarquable que les arts ont fleuri chez les peuples précisément à l’époque où l’esprit humain venait de recevoir de fortes commotions et où chacun trouvait soit dans ses alarmes, soit dans ses jouissances, de nouveaux motifs de s’attacher au sol héréditaire… » Et après avoir déploré que sous le Régent et sous Louis XV « la peinture n’ait pas brillé d’un plus grand éclat, » parce « qu’aucun sentiment généreux ne germant dans les cœurs, » la peinture n’avait « rien à reproduire, » le même critique s’étonne que les traits d’héroïsme observés sous la Révolution et l’Empire ne trouvent pas leurs mémorialistes dans l’Art. En effet, ce qui frappa au Salon de 1819, ce fut seulement l’abondance, sinon la valeur des tableaux religieux. Et quand on parcourt les livrets des expositions qui ont immédiatement suivi l’épopée impériale, on est surpris d’en trouver si peu de traces. C’est que l’Art, autrefois comme aujourd’hui, a sa vie propre ou son orthogénèse, qui se poursuit selon des lois mystérieuses et internes, qu’il n’est point si facile de déterminer. Il n’est pas et n’a jamais été fonction des événements, mais des idées ou des sentiments sur ces événements, ce qui est tout autre chose. Il peut donc arriver, à de certains moments, qu’il soit moins une fonction de la vie qu’une revanche sur la vie. C’est le « désir, » et non le fait, qui est « le père de la pensée. »
Or ce désir est sans doute demeuré chez nous ce qu’il était avant la guerre : peut-être même s’est-il accru de ses lenteurs et de ses horreurs. C’est celui d’une vie paisible, animée par une fantaisie un peu irréelle, non exubérante, plutôt en retrait. C’est celle que Mme Aman Jean, René Ménard, Maurice Denis, Lucien Simon, Le Sidaner prêtent à leurs figures ou aux lieux que leurs figures ont hantés. Ah ! qu’elle diffère de la vie brutale, conquérante, cyclopéenne, toute tendue vers la domination universelle et implacablement fataliste qu’exprimait, hier encore, avant la guerre, l’art des Stuck et des Klinger, tout l’Art allemand contemporain ! On ne peut imaginer plus complète antithèse. Le haut panneau, décoratif que M, Aman Jean intitule Parade, ressemble à ces rêves délicieux où des figures effacées venant peut-être du fond du passé, entr’ouvrant peut-être les voiles du devenir, se groupent sans aucune raison intelligible, font des gestes injustifiables, demeurent malgré nos appels et notre curiosité, obstinément silencieuses et s’évanouissent au moment où nous croyons les saisir… On se réveille confus et ravi : on voudrait retrouver ce décor illogique et charmant, où des rideaux, des paons, des feuilles, des buissons, des draperies, des bras nus, s’élèvent et se recourbent en une cascade harmonieuse de lignes retombantes, et se rendormir pour les revoir. — Une autre vision bien réelle, celle-là, qui retient longtemps, comme un idéal de vie pastorale, aux bords les plus fortunés du monde antique, est celle que M. René Ménard appelle : le Pin Parasol. C’est l’éblouissement d’un beau soir chaud, lumineux et paisible, les rondeurs touffues et dures des pins, les torses violemment contractés des oliviers, le « long soupir de feuillage » qu’est le cyprès et la délicate ciselure des monts boisés à l’horizon, sous le jour frisant qui décline. On n’imagine pas une image plus parfaite d’une profonde, d’une féconde, d’une éternelle paix. Et ce n’est pas en regardant la fine et claire Annonciation, de M. Maurice Denis, où les apparences d’un ange et d’une vierge semblent des jeux de soleil sur une terrasse de Toscane ou d’Ombrie, qu’on s’éveillera de cette illusion.
Ainsi, les Salons, cette année, ne nous offrent aucune forte impression née de la guerre. Nous offrent-ils un effort nouveau dans l’ordre spécifique de la Peinture ? Pas davantage. Pourtant, au grand scandale de quelques-uns, ils contiennent pour la première fois quelques œuvres dites des « fauves. » Cette innovation n’est pas, hélas ! une renaissance. Pour renouveler l’Art, les « futuristes, » les « cubistes » ou les « fauves » ont toutes sortes de systèmes, qui peuvent se ramener à deux, d’ailleurs contradictoires : l’archaïsme et le scientifisme. L’archaïsme consiste à oublier tout ce qu’on a pu apprendre, en sculpture depuis les Primitifs de l’Orient ou depuis les Aztèques, en peinture depuis les Byzantins ; le scientifisme consiste à poursuivre la représentation de choses qui ne sont pas représentables, telles que le mouvement universel des objets les uns vers les autres, la succession des souvenirs ou des sensations, ou encore l’idée qu’on se fait d’un phénomène psychique. Dans l’un, l’Art exprime la Nature beaucoup moins qu’il le peut ; dans l’autre, il cherche à exprimer ce qu’il ne peut pas. Des deux tendances, c’est la première, seule, qui a pénétré dans les Salons : l’autre ne se voit qu’aux Indépendants ou au Salon d’Automne. L’archaïsme est une suite de notre admiration pour les Primitifs : le désir de se retremper aux sources fraîches de l’observation ingénue et de s’interdire les virtuosités devenues trop faciles et les blandices d’un métier fastueux. Et c’est justement le contraire du sentiment qui guidait les Primitifs. Les Primitifs étaient simples, mais ils ne simplifiaient pas ; ils faisaient plus compliqué, plus savant, plus divers qu’on n’avait fait avant eux. Ils étaient ignorants, mais ils ne perdaient aucune occasion de s’instruire, ni de montrer leur savoir. Ils étaient gauches, mais cherchaient à développer au plus haut point et à montrer leur adresse ; sobres, mais épris de richesses ; immobiles, mais désireux de marcher. Ils tendaient vers le mouvement, la ressemblance, la vie, voire vers la virtuosité et le trompe-l’œil, de toutes leurs forces. S’ils n’y parvenaient pas, c’était la faute ou le privilège de leur jeunesse et de leur inexpérience, — non de leur volonté. Heureuse inexpérience, naïveté providentielle, tant qu’on voudra ; comme sont heureux, gracieux et divins les gestes de l’Enfance, — mais irrécouvrables ! L’enfance est un âge et non une méthode : quand elle est passée, elle est passée, et vouloir en reproduire les apparences, quand on n’en détient plus les promesses, est aussi lamentable en art que dans la vie. On le peut par la force de la volonté, mais alors, au lieu d’être le comble du naturel, c’est le comble de l’artifice. Tels, les archaïsants. On les voit s’efforcer d’oublier ce qu’ils savent. Quelques-uns y réussissent sans peine, car ils ne savent rien. Pour d’autres, c’est plus laborieux et la fin n’en vaut pas la peine. Cette autotomie, si héroïque soit-elle, ne les guérit pas du mal d’être nés après tous les grands maîtres, dans un monde rempli des splendeurs de la Renaissance et du XVIIIe siècle. Elle ne les fortifie, ni ne les rajeunit. Cela peut divertir, un instant, les dilettantes ; cela peut même paraître nouveau, mais un temps seulement, et cela passe comme tout ce qui n’évolue pas dans le même sens que l’humanité.
Quant au « cubisme, » c’est un effort désespéré pour faire exprimer par la peinture ce qu’elle ne peut rendre, — comme si, par exemple, quelqu’un s’avisait de se représenter les choses telles qu’elles apparaîtraient dans une quatrième dimension. De ce que des jeunes gens de talent s’adonnent à ces recherches, il ne s’ensuit pas qu’elles soient heureuses, ni même utiles. Tout au plus peuvent-elles servir à prouver, par démonstration expérimentale, combien sont fausses, en art, les théories qui mettent le subjectivisme au-dessus de tout. On en a le résultat sous les yeux. Car il n’est pas de cubiste ou de « fauve » honni par la critique actuelle qui ne se puisse défendre, le plus logiquement du monde, par les principes que cette critique elle-même a posés. Dès l’instant qu’il n’est point nécessaire à une œuvre d’art qu’on y reconnaisse un aspect de la nature, le tableau ou la sculpture cubistes sont des œuvres d’art. Ce sont des interprétations conventionnelles de phénomènes subjectifs, que l’auteur a le droit de nous imposer. « Je vois ainsi, peut-il dire, et si la foule ne voit pas comme moi, qu’elle apprenne à voir ! » Ce ne serait que la réédition du mot fameux prêté à Whistler, un jour qu’il passait avec un ami sur le pont de Battersea et que cet ami lui faisait observer l’analogie du paysage avec les effets de ses tableaux : « Oui, la nature commence à m’observer… » A la vérité, il nous est plus facile de reconnaître des Whistler dans la nature, ou la nature dans des Whistler, que chez les cubistes. Mais ceux-ci répondront victorieusement qu’on ne les y a pas toujours reconnus, que leur tour viendra et qu’il suffira de quelques années pour que leurs tentatives, honnies aujourd’hui à l’égal des tentatives impressionnistes de Monet ou de Renoir, soient juchées par l’avenir à la place glorieuse où Monet et Renoir sont parvenus.
Ces raisonnements par analogie, en logique pure, ne valent pas grand’chose et, en matière esthétique, où tout est affaire de tact, de nuances et de subtiles comparaisons, ne valent rien. Mais ils font encore quelques dupes. Telle est l’étrange déduction, qui consiste à fixer les chances qu’une œuvre d’art a de durer dans l’admiration des siècles d’après le prix qu’un amateur vient de la payer… Il faudrait, pour que l’argument fût de quelque poids et le syllogisme bien ordonné, qu’on en établit la « mineure, » — c’est-à-dire que la postérité ratifie toujours le verdict des acheteurs. Or, cela n’arrive guère. On parle souvent des hausses énormes qu’atteignent certaines œuvres jadis méprisées : les chutes sont bien plus fréquentes, seulement on n’en parle pas, les possesseurs n’ayant point coutume de s’en vanter. Au vrai, fort ou faible, jamais un prix n’a été un critère. Il n’y a aucune commune mesure entre la valeur esthétique d’une œuvre d’art et sa valeur marchande, — surtout momentanée. Ce sont deux choses incommensurables. Un haut prix ne suffit même pas à donner à un objet le caractère d’ « œuvre d’art, » si le consentement général des gens qui aiment l’art le lui refuse. De ce que tel timbre-poste rarissime et oblitéré par un millésime fameux atteint, dans une vente, cinquante mille francs par exemple, il ne s’ensuit pas que ce soit une « œuvre d’art, » ni qu’il donne à ceux qui le regardent les joies même esthétiques qu’un Léonard de Vinci ou qu’un Rembrandt. Cela prouve seulement que c’est une curiosité, et non pas même une curiosité pour tout le monde, ni pour beaucoup de gens, mais qu’il se trouve, sur le globe, quelques riches collectionneurs de timbres-poste émus à la pensée qu’un autre pourrait le posséder… Ainsi des tableaux « futuristes » ou « cubistes, » qui n’offrent aucun sens perceptible à la foule des modestes chercheurs d’émotions d’art, des naïfs contemplateurs de la nature, mais qui sont recherchés par quelques amateurs fiches, paradoxaux et blasés.
Il n’y a guère que le Portrait qui échappe entièrement aux frénésies novatrices des peintres. C’est qu’il se prête moins aux expériences. Le sujet est trop sensible et les plus hardis n’osent pas opérer sur le vif. Leur prétention de « voir ainsi » admise assez bénévolement par le public tant qu’il s’agit de déformer un arbre ou un modèle d’atelier, de diffamer une montagne ou de déshonorer une allégorie se heurte à un tolle tel, s’il s’agit d’une personne présente, que le plus osé des théoriciens reste court. D’où, ce phénomène que, dans les écoles modernistes et selon les techniques impressionnistes ou néo-impressionnistes, il y ait si peu de portraits. Là, est la pierre de touche. Les excentricités picturales, qui se peuvent défendre par des arguments spécieux tant qu’il s’agit d’impressions lointaines et généralisées, décèlent tous leurs défauts et toutes leurs impuissances dans le thème limité, mais précis du portrait. Le même critique ou le même amateur qui les aura louées tant qu’il s’est agi de la tête des autres, deviendra beaucoup moins condescendant, s’il s’agit de sa propre tête. Le portrait est le garde-fou de l’Art. Aux pires époques, il reste bon. C’est qu’il n’est pas affecté par la mode artificielle qui régit la grande peinture, l’allégorie, l’histoire, même le paysage. Il l’est si peu que, souvent, on ne pourrait, d’après sa technique, reconnaître l’époque et le maître à qui on le doit : David, Ingres, Durer, le Titien, Rubens, van Dyck, Raphaël, sont moins de leur époque et de leur école dans leurs portraits que dans leurs autres œuvres. En se trouvant face à face avec le modèle, les réalistes se découvrent des dons de penseur, les idéalistes laissent leurs ailes au vestiaire, les truculents se calment, les agités cessent de gesticuler et, au contraire, les glacés, comme Ingres ou David s’animent, les luministes baissent leurs stores, les sombristes ouvrent leurs fenêtres. Tous se rejoignent dans l’effort de sincérité nécessaire pour reproduire une physionomie donnée. Parfois, il est vrai, c’est à contre-cœur que l’artiste y consacre ses forces. Il voit, là, un sacrifice, la tâche asservissante, le pain quotidien. Lawrence rêvait de peindre la Fable ou l’Histoire ; van Dyck ne se consolait pas de ne point faire de l’art religieux ; David eût toujours voulu faire battre des Grecs ; Ingres se fâchait quand on l’appelait « peintre de portraits » et entendait être qualifié « peintre d’histoire. » Heureusement pour eux, cette corvée leur a été imposée par les circonstances et nous aimons leurs portraits mieux que toutes leurs autres œuvres : c’est l’enfant appliqué et peu brillant, et dont on n’est pas fier dans la famille, mais qui, lorsque tous les autres ont mal tourné, sauve l’honneur du nom.
Aujourd’hui, il en est encore de même. Les portraits, aux Salons de 1919, sont innombrables, produits des travaux accumulés pendant quatre années, sans issues exhibitoires, au fond des ateliers. Leur mérite, sans doute, n’égaie pas leur profusion. Toutefois, ils sauvent toujours le renom de notre Ecole. Le Français est né portraitiste comme il est né critique. Il donne sa mesure et demeure dans la mesure dès qu’il est, aux prises directes avec la réalité.
Cette année, comme il fallait s’y attendre, il y a nombre de portraits militaires. Mais on est surpris de leur discrétion extrême et des places modestes qu’on leur a données : le portrait du Général de Castelnau par M. Jonas, du Maréchal Foch par M. Muenier, du Général Mangin par M. Bouchor, du Maréchal Joffre par M. Jacquier, de S. M. le Roi des Belges, en soldat, à cheval, accompagné de la Reine, par M. Albert Besnard ; les bustes ou statues du Maréchal Joffre par Belloc, du Général de Castelnau par M. Maurice Fabre, et du Maréchal Foch par M. Michelet ont un intérêt historique et documentaire, mais peu de chose de plus.
Les portraits « civils, » faits plus à loisir depuis cinq ans, offrent un intérêt esthétique plus grand. Au Cercle de l’Union artistique, on a vu ceux de M. Paul Le Roux par M. Ferdinand Humbert, du Docteur Morestin par M. Roll, et de M. Richepin par M. Bonnat ; de même que le buste de M. Jonnart et une statuette représentant M. Lhermitte par M. Denys Puech, tous intéressants, à divers titres. Au Salon, nous voyons ceux du Docteur Lucien Graux, encore par M. Bonnat, dont l’activité ne se dément pas, de Mme Lefebvre-Glaize par M. Ferdinand Humbert, et de Mme L… en costume turc, de M. J.-P. Laurens par M. Pierre Laurens, deux portraits de femmes en grand apparat par M. Flameng, le portrait de M. Joseph Hollman par M. Grün, celui de Mme la comtesse G… par M. Dagnan, qui rappelle quelques-unes des belles effigies méditatives du maître. Un artiste, par M. Gumery, un très curieux portrait de jeune femme à la manière du XVe siècle italien par M. Louis Rivier, Mgr Baudrillart par Mlle Valentine Reyre, deux Anglais Sir Arthur Stanley et M. Philip C. Savell, par M. Glazebrook, le Président Baudouin par M. Dawant, C. Debussy par M. Marcel Baschet, deux grands portraits par Gabriel Ferrier : le Docteur C… et Mme P. B… qui peuvent compter parmi ses chefs-d’œuvre ; enfin, un double portrait fort curieux et bien étudié, deux têtes de vieillards dans le même cadre, M. et Mme O. G… par M. Déchenaud. A la sculpture, le buste de M. Clemenceau par M. Sicard, ceux de MM. Deschanel et Jonnart par M. Denys Puech, enfin de P. Brindeau par M. Pierre Roche. Toutes les modalités du portrait sont ainsi, à peu de chose près, représentées.
On peut les confronter avec ce que le passé ou l’étranger nous offrent, en ce moment, d’exemples significatifs. Au Petit Palais, les portraits de Goya, de Madrazo, de M. Zuloaga, de M. de Madrazo y Ochoa, de M. Ortiz Echagüe, de M. Benedito Vivès, de M. Alvarez de Sotomayor, de M. Zaragoza viennent à propos pour souligner les différences d’écoles. Les portraits espagnols sont, d’ordinaire, mouvementés et à grand spectacle. Celui du Duc d’Albe et aussi celui de Mrs G… par M. Zuloaga sont dignes des belles époques de l’art chez nos voisins. Au Louvre, les pastels de La Tour, dits « de Saint-Quentin » nous remettent sous les yeux la vie et l’expression du visage telles qu’on les pratiquait au XVIIIe siècle. L’occasion est donc assez bonne de rechercher en quoi consiste cet art. On l’a souvent fait, mais en le Considérant toujours comme l’art du seul peintre : or, le modèle aussi y est pour quelque chose. Un portrait est une collaboration. Elle ne va pas toujours sans heurts, sans récriminations et se termine souvent par une brouille, ou, du moins, un réciproque désenchantement. C’est que le peintre et le modèle ont des intérêts différents, qui peuvent, à de certains moments, se confondre, mais qui les acheminent vers deux buts divergents : l’un, faire une belle œuvre, l’autre, se retrouver dans cette œuvre, et non pas tel précisément qu’il est, mais tel qu’il désirait être. Tous deux ont besoin l’un de l’autre pour parvenir à ces fins dissemblables, mais toute la diplomatie d’un congrès, ou d’une conférence, ne suffirait pas à pallier ce que leurs secrets desseins ont d’antithétique et parfois d’hostile. Comme il y a un art de peindre, il y a donc un « art de se faire peindre, » et c’est ce dont je voudrais parler aujourd’hui.
Avant de dire cet art de se faire peindre, il faudrait dire celui de ne se faire peindre point. Un portrait est une grande épreuve, non seulement pour l’artiste, mais pour le modèle. Bien des femmes, notamment, feraient mieux de s’abstenir. Je ne dis pas cela du tout pour les laides. C’est des belles que je veux parler. Ce sont celles qui risquent le plus. On faisait beaucoup d’expositions rétrospectives avant la guerre, à Bagatelle ou ailleurs. On y rassemblait, sous les prétextes les plus spécieux et les classifications les plus arbitraires, quelques belles de jadis. Une réunion infiniment plus piquante et plus instructive serait celle des portraits faits d’après des beautés incontestées et qui furent désavoués par leurs modèles, mis à la cave ou au grenier, après avoir suscité des polémiques sans fin. Si une telle exposition était possible, on trouverait, au catalogue, en même temps que les noms des femmes les plus idéalement belles, ceux des artistes les plus fameux. Sans remonter jusqu’à la Joconde, dont l’histoire est assez obscure, on pourrait mettre, là, tous les portraits d’Isabelle d’Este, de la Gallerani, et des autres beautés de la Renaissance dus aux plus grands artistes du monde et reniés par leurs clientes. Mais c’est chez nos belles contemporaines, surtout, qu’on trouverait des exemples ! Il n’en est peut-être pas une seule qui ne dissimule et ne désavoue quelque traduction de son charme, due pourtant à un mailre.et où, elle s’est jugée trahie. Quelques-unes ont couru toute l’Europe et essayé de tous les peintres — comme ces malades qui s’en vont désespérément à la recherche de tous les spécialistes célèbres, — sans pouvoir parvenir à trouver celui qui les comprend.
Les laides, au contraire, n’ont qu’à gagner à un portrait. Elles ressemblent à ces textes obscurs, où un grand écrivain peut découvrir un sens admirable. L’air d’ineffable contentement où sont parvenues Mme Morel de Tangry et ses filles, chez David, par exemple, ou encore la reine Charlotte, chez Gainsborough, ou plus près de nous, au Petit Palais, la reine Maria Luisa, chez Goya, montre assez les félicités qui attendent les laideurs authentiques, lorsqu’elles trouvent un grand artiste pour se vouer à leur sauvetage. Quand tout est ingrat dans une physionomie, ou du moins médiocre, lorsque les amis, la famille, et l’intéressée même s’accordent là-dessus, ou se résignent, il n’y a plus aucun danger à appeler le peintre. L’opération la plus hasardeuse ne saurait rien compromettre : elle peut tout sauver. Et, lui-même, il se sent bien mieux à son aise. Tout ce qui ne sera pas déplorable, dans l’effigie obtenue, c’est lui qui sera censé l’avoir mis. Tout ce qui ne déshonorera pas son modèle lui sera tenu à honneur. Il peut donc tout se permettre et, notamment, la vie. Souvent, une expression fugitive et vive, qui risquerait de gâter la régularité d’une beauté impeccable, masque la dissymétrie d’une figure mal tournée, ou en sauve la vulgarité. Ainsi, plus une figure est disgracieuse au repos, plus le peintre a le loisir de l’animer : c’est, là, que Goya, dans son portrait de la Reine d’Espagne avec ses enfants, est incomparable. Le fragment copié par Fortuny, dans le grand tableau du Prado et exposé au Petit Palais, nous édifie abondamment sur ce point.
Pourtant, il est parfois arrivé qu’une femme belle ait inspiré un beau portrait. On ne saurait croire que tous les modèles de Reynolds, de Romney, de Hoppner, de Lawrence, fussent des laiderons. Et l’on sait que les peintres anglais ont parfois la dent dure. Une dame, un jour, qui posait pour Opie, lui exprimait le désir que son portrait fût très beau : « Alors, Madame, je suppose que vous ne tenez pas à la ressemblance, » dit le peintre. Il ne faut donc décourager personne de se faire peindre, pas même la plus jolie personne, mais il faut qu’elle y apporte quelque prudence et quelque attention.
D’abord, le choix du peintre. Et pour le déterminer, la raison déterminante du portrait. On fait faire son portrait pour soi, ou bien pour quelques-uns, sa famille d’ordinaire, ou bien pour tout le monde. Si c’est pour tout le monde, tout l’intérêt profond et humain de l’entreprise disparaît. Certaines femmes choisissent un portraitiste, comme elles choisissent un chapeau, non pas du tout parce qu’il « fait bien, » mais parce qu’il est la mode, qu’il marquera dans la foule et sera discuté. C’est un point de vue : il n’a rien de commun avec l’art. La plupart, heureusement, veulent autre chose : un beau portrait. Mais comment le rêvent-elles ? Regardez cette femme qui court les Salons, à la recherche de son idéal ? Savez-vous ce qu’elle cherche : un portrait qui s’apparente à sa physionomie, et un peu lui ressemble ? Point. Mais un portrait auquel elle a envie de ressembler. Comme ces richissimes et considérables mondaines de M. Guillaume, qui suivent, dans le double orbe de leur face à main, l’onduleuse démarche du mannequin chez le grand couturier, et se voient déjà telles, elle ne met pas en doute que le même artiste fera de deux femmes différentes le même portrait. Cela peut arriver, en effet, mais c’est qu’alors aucun des deux ne sera l’image du modèle.
Pour l’obtenir, il faut choisir son peintre d’après les analogies de sa couleur avec le teint, et de son dessin avec la silhouette du modèle, et non pas tant pour ce qu’il a déjà réalisé que pour ce qu’il promet. C’est là, surtout, que le jeune artiste, en possession de son art, mais non pas encore prisonnier d’une formule, est capable de réussir. Défiez-vous du maître qui donne à tous ses modèles la même attitude. Il y a des chances qu’il l’ait adoptée, non pas du tout parce qu’elle leur convient, mais parce qu’elle lui convient, — ce qui est tout autre chose. « La moitié de la ressemblance est dans le choix de la pose, » disait Herkomer, qui s’y connaissait. Il y a des airs de tête, des manières de s’accoter, de se redresser, d’écouter, de regarder, de joindre les mains ou de crocher un objet, qui ne sont qu’à vous. Si le peintre les a, déjà, choisis, une fois pour toutes, sans vous connaître, il ne se souciera pas de votre personnalité. S’il est bon coloriste, il pourra faire un bon tableau : ce ne sera pas un portrait.
Votre peintre une fois choisi, laissez-le peindre, il peut avoir des défauts, mais vous ne l’en corrigerez pas : il est trop tard et ce n’est pas le moment de suspendre sa main, ni de troubler ses nerfs, pendant l’opération, non plus que du chirurgien. Abstenez-vous de convoquer à cette épreuve les personnes trop sensibles ; votre famille, vos amis, — l’ami surtout qui, dans les milieux mondains, tient l’emploi de dilettante, d’hypercritique et de dénicheur de raretés. Si le résultat, par bonheur, était satisfaisant pour tout le monde, il ne pourrait sauver la face qu’en le dénigrant. Tremblez qu’il ne décourage l’artiste. Tremblez encore s’il le loue ! Le rôle des amis en face du peintre, du modèle et du portrait, est si difficile ! On ne peut dire trop de bien du talent de l’interprète sans déprécier le sujet, ni trop de mal, sans faire injure à son goût et constater la faillite d’une aussi grave entreprise. Donner assez à l’un, sans frustrer l’autre, s’arrêter dans l’éloge au moment où il mettrait le peintre au premier plan et, dans la critique, au point précis où elle atteindrait le modèle, est un des plus périlleux exercices et des plus méritoires du pharisaïsme mondain. Epargnez-le à vos amis. En tout état de cause, s’ils forcent la porte de l’atelier et vous prodiguent, dans ces graves conjonctures, le trésor de leurs conseils et de leurs consolations, tenez-les pour fallacieux et nuisibles. Ne les écoutez pas.
Le principal objet de conflit entre le peintre et le modèle, c’est la ressemblance. Et il y a peu de chances qu’ils s’accordent car, en parlant de « ressemblance, « ils ne parlent pas de la même chose. » Le modèle demande que son portrait lui ressemble, mais en réalité il désire qu’il ressemble à l’idée qu’il se fait de lui-même, ce qui est tout différent. Et il arrive aussi, lorsqu’il est d’âge mûr, qu’il se revoie, de bonne foi, tel qu’il était bien des années auparavant et retrouve, en s’examinant dans la glace, des traces de jeunesse qu’un nouveau-venu est impuissant à découvrir. De même, nous apercevons, dans les dernières œuvres d’un peintre, que nous avons connu brillant, des restes de talent qu’un jeune critique n’y voit point, — peut-être, parce qu’ils ne persistent guère que dans notre souvenir…
Qu’est-ce donc que la « ressemblance ? » Dessiner ou « désigner » une physionomie, qu’est-ce ? C’est, proprement, rejeter de cette physionomie tout l’amas des traits qu’elle a en commun avec les autres et qui la confondent dans la foule, pour retenir seulement le trait ou les traits qu’elle a en particulier et qui l’en font sortir. Ainsi, dans un texte cryptographique, dont on a la grille, apparaissent les seuls traits qui signifient quelque chose et dont la suite et la liaison donnent le sens cherché. Dans l’un comme dans l’autre, ce qui est le plus apparent et le plus considérable, c’est ce qui n’offre aucun intérêt. Pourtant, toute physionomie humaine diffère en quelque point de ses voisines. Quel est ce point ? Quel est ce trait de dissemblance avec l’Espèce ? Toute la tâche du peintre est de le découvrir. Une fois qu’il a déterminé le trait de dissemblance avec l’Espèce, c’est fait : il tient la ressemblance avec l’individu. Voilà pourquoi nous pouvons augurer, sans grande chance d’erreur, de la ressemblance d’un portrait dont nous ne connaissons pas l’original. Nous n’apercevons pas en quoi il ressemble à une figure que nous ignorons, mais en quoi il diffère de l’empreinte moyenne que les souvenirs de mille et mille figures aperçues ont déposée en nous. Voilà pourquoi, aussi, les photographies sont si rarement ressemblantes : elles enregistrent tout sans être- impressionnées par un trait plutôt que par un autre ; tout le texte humain, avec son fatras de mots inutiles, où sont perdus et dissimulés, çà et là, les deux ou trois caractères qui pourraient le révéler.
De plus, entre ces quelques caractères ou traits de dissemblance il y a, comme entre les mots révélateurs d’un texte cryptographique, une suite et une liaison. Un rapport étroit, bien que subtil et mal connu, unit les différentes caractéristiques d’un corps humain, dicte ses attitudes, détermine ses activités, — à tel point que, d’après l’épaule, par exemple, on peut préjuger non seulement du cou, des pectoraux, mais même des mouvements des jambes, des bras et des gestes de démonstration. Ce rapport qui fait un tout lié des diverses singularités individuelles, l’artiste, s’il veut arriver à déterminer parfaitement la ressemblance, doit aussi le saisir. On voit, par-là, combien est inférieur à la tâche le portraitiste à la mode, pressé d’aller à son club, qui dépêche en quelques séances une silhouette élégante et soyeuse, propre à enrager de jalousie des amies moins fortunées, mais impropre à révéler ce qu’a de singulier, en bien ou en mal, l’être humain.
Ce n’est pas que le seul travail, ici, suffise. La ressemblance est un « don. » Certains artistes l’ont naturellement parce que d’instinct, ils voient tout de suite le trait de dissemblance et ne voient que lui. D’autres doivent, au contraire, le dégager par une succession d’opérations éliminatoires et d’essais approximatifs. Ce ne sont pas les moins intelligents, ni souvent les moins grands artistes ; ce ne sont pas ceux qui donnent le moins de vie à une figure humaine, car le don de la vie et le don de la ressemblance sont choses fort différentes. Le don de la ressemblance est un peu comme la mémoire, qui ne préjuge rien pour ni contre le génie.
Si votre peintre l’attrape, tant mieux pour vos proches, vos amis, — vos ennemis peut-être. S’il la manque, mais réalise la vie et la beauté, tant mieux pour vos descendants. Si votre portrait ne vous parait point réussi, ni à vos entours, ne vous en inquiétez pas. Il n’est presque jamais arrivé qu’un beau modèle fût content de son portrait. Les plus grands maîtres n’ont pas satisfait leurs clients. Votre aventure vous est commune avec presque tous les grands hommes. Le maréchal Prim ne pardonna jamais sa magnifique allure à Henri Regnault. M. Clemenceau ne s’est pas reconnu dans l’œuvre magistrale de Rodin. « Mais, se connait-il ? » demandait timidement Rodin. Le pape Benoit XV non plus, d’ailleurs : il ne semble pas que l’ébauche esquissée par le maître l’ait, le moins du monde, ravi, et le don qu’il lui a fait de sa photographie, en le congédiant, apparaît plutôt comme une « faveur » que comme un éloge. Léon XIII, dont le profil était si beau, dans le sens « caractériste » du terme, accueillit fort mal l’œuvre vigoureuse et divinatrice de Lenbach : una volpe, disait-il plaisamment et un peu furieux. Une autre fois, désespéré d’avoir à se reconnaître dans l’effigie qu’un peintre italien avait tracée de lui et sollicité pourtant d’y mettre un mot de sa main, il ne put se retenir d’y adapter ce verset de l’Evangile, selon saint Mathieu, où il est raconté comment Jésus apparut à l’improviste à ses disciples pendant un orage : « Ne vous étonnez pas : c’est moi ! »
Voilà justement ce qu’ont envie d’écrire la plupart des gens sous le portrait qu’un maître vient de leur peindre.
Et ne croyons pas que modèle ou critique raisonnent ainsi parce qu’ils manquent de goût et de sens vrai de l’Art, ou, s’ils en manquent, disons que c’est comme en manquent les artistes eux-mêmes. Car les artistes, dès qu’ils posent eux-mêmes pour leur portrait, raisonnent précisément de la même façon. La volte-face est complète et si peu attendue que le confrère, qui fait fonction de portraitiste, en est toujours dupe. Au premier abord, l’idée de ne plus dépendre des préjugés étrangers à l’Art, d’une famille éplorée, en un mot du « bourgeois, » l’enchante : enfin, il est libre, il va pouvoir donner la mesure de ses facultés critiques d’une physionomie humaine, mettre l’accent sur les caractéristiques, les dissymétries, les tares mêmes : « Enfin, se dit-il, je n’ai plus affaire à un « client. » C’est un artiste : il n’a pas peur ! » Naïvement, il se met au travail. Mais à peine le travail est-il en train, qu’il déchante fortement. Ce même confrère, qui s’est si souvent gaussé avec lui des prétentions et de l’inintelligence « des gens du monde » se révèle subitement leur très proche parent, dès qu’il s’est assis sur la sellette du modèle. Il trouve admirable sans doute l’Innocent X, de Velazquez, ou l’homme à la trogne, de Ghirlandajo, mais il ne souhaite nullement se voir immortalisé de cette façon. Il proteste, ou s’il ne proteste pas, il s’étonne. On a vu des peintres se brouiller parce qu’ils s’étaient peints trop ressemblants. Tel portrait d’un grand artiste par Morot n’a jamais trouvé grâce devant son modèle. Les exemples chez Rodin sont célèbres. Ses admirables bustes de Dalou, de J.-Paul Laurens, de Puvis de Chavannes n’ont point entièrement réjoui leurs modèles. Dalou ne prit jamais possession du sien. J.-P. Laurens, sans le blâmer, il est vrai, et tout en l’admirant, lui reprochait amicalement, dit Rodin, de l’avoir représenté la bouche ouverte. Puvis de Chavannes se fâcha, se jugeant « caricaturé. » Whistler, lui-même, l’ironiste si abondant en sarcasmes contre le modèle, quand c’est un autre qui posait, était le plus mauvais modèle qu’on pût imaginer. Il s’endormait pendant les séances et quand il vit les effigies, pourtant admirables, que Boldini et M. Helleu, à l’huile ou à la pointe sèche, ont tracées de lui, il ne s’y reconnut pas. Sur le tableau de Boldini, il s’exprimait exactement comme s’exprime le bourgeois mécontent de son portraitiste : « On dit qu’il me ressemble, mais j’espère que je ne ressemble pas à cela ! »
Devant des exemples si fameux, où les seules alternatives qu’on puisse envisager sont l’échec d’un grand artiste ou bien l’incompréhension d’un autre grand artiste, on se sent tout rasséréné. Ils prouvent au moins l’une de ces deux choses : qu’un fort habile homme peut manquer votre portrait, ou que vous pouvez ne pas vous reconnaître dans un chef-d’œuvre, sans pour cela manquer de toute compréhension artistique. Et ils prouvent peut-être toutes les deux.
Enfin, le témoignage le plus décisif nous est fourni par les portraits des artistes qui n’ont pas voulu confier leur tête à un autre, mais ont pris le parti, pour l’avoir à leur gré, de la peindre eux-mêmes. Il faut les voir, aux Uffizi, par exemple, où, depuis des siècles, ils sont accumulés. Or, ils ne sont pas meilleurs que les portraits habituels de ces maîtres : la plupart du temps, ils sont moins bons. Pas un, chez les modernes tout au moins, n’a souligné fortement le caractère de sa propre physionomie. On peut se demander s’il l’a bien vu…
Il convient donc d’être philosophe, de se dire qu’on ne se connaît pas soi-même, que le peintre même le plus génial ne peut en révéler qu’une très faible part, et que, de ce témoignage incomplet et hâtif porté sur nous par le portraitiste ; nous ignorons si, dans l’avenir, il sera trouvé bon ou mauvais. Cela, simplement parce que nous ignorons quel sera le goût de nos descendants. Les attitudes et les mines sentimentales qui furent trouvées délicieuses jadis, nous les trouvons aujourd’hui ridicules. Quel verdict portera l’avenir sur bien des poses de la Gandara ou de Boldini ? D’ailleurs, la science physionomique naît à peine : elle balbutie ses premières remarques. Peut-être un jour sera-t-elle constituée et lira-t-on une foule de choses intéressantes dans nos portraits. Mais sont-ce les choses que nous y lisons nous-mêmes ? Tel est le point. A tous les égards, un portrait est une énigme, qu’il faut nous résigner à laisser résoudre à d’autres, quand nous ne serons plus là.
ROBERT DE LA SIZERANNE.
- ↑ « Ce n’est donc plus à la sculpture, ni à la peinture, mais à la littérature et à cette variété de littérature qu’on appelle psychologique et sociale que le combattant ressortira désormais. » (Revue du 1er août 1895. L’Esthétique des Batailles.)