Les Éblouissements/Bondissement

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 31-32).

BONDISSEMENT


Laissez-moi m’en aller, l’azur est comme une eau,
L’espace a la couleur joyeuse des jonquilles,
Le pin met des fils d’or dans ses vives aiguilles,
Les chemins éblouis montent sur le coteau !

Laissez-moi m’en aller, les abeilles m’attendent,
Je vois déjà là-bas-le frêne le plus gai
Me faire signe avec son feuillage laqué,
Et le saule onduleux me jette ses guirlandes.

Les bosquets sont chantants, le pré vert est gonflé,
La chaleur du matin sur le platane arrive,
La colline est paisible, et semble être la rive
De l’azur, frémissant et joyeux lac ailé…

Avec les yeux, les mains, les bras-ouverts, tout l’être,
Je veux aller toucher le sucre humide et bleu
De l’espace, où, nouant et dénouant leur jeu,
Les oiseaux enivrés s’élancent et pénètrent.


Je vais vers l’horizon où près d’un arbre noir
Je vois luire un toit plat sur une maison rose,
Toute la volupté de Florence repose
Sur ce toit vaporeux, et clair comme un miroir.

Ainsi je puis goûter, respirer, toucher, mordre
La beauté du matin, la gomme des bourgeons,
Le feuillage étoilé des bambous, l’air, les joncs,
La craintive anémone et la rose en désordre !

Ainsi je puis jeter mes mains sur l’infini,
Tout est près de ma bouche et rien ne se refuse,
Nul perfide soupir, nul écart, nulle ruse
N’éloignent de mes doigts le jour vert et verni.

Et pourtant une angoisse invincible et profonde,
Ivre, lourde d’odeur comme un pesant cédrat,
Fait trembler mes genoux et retomber mes bras
Et je suis prisonnière au coeur vaste du monde.

C’est que, sans m’apaiser au fleuve de l’été,
Sans jamais assoupir mon rêve qui se pâme,
Ô brûlant Univers je vais, cherchant votre âme
Qui n’est que dans les yeux et dans la volupté...