Les Éblouissements/Chaleur dans un jardin

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 269-272).

CHALEUR DANS UN JARDIN


L’air a le goût de l’oranger,
Le soleil de sa jaune flèche
Transperce au milieu du verger
Une rose couleur de pêche.

Le chaud azur est bleu de lin,
La lumière y luit effrénée
Un tel jour n’a pas de déclin,
C’est midi toute la journée !

Le silence écrase les bois,
Le noir feuillage des pervenches,
On croit l’entendre quelquefois,
C’est comme un bruit d’abeilles blanches.

Et pourtant sous ce ciel si mol
Une immense et claire énergie
Fait que la huppe prend son vol
Et que la rose est élargie !


Le papillon semble bouillir
Au fond de la cuve azurée
Mais ses deux ailes font jaillir
Une aurore démesurée.

Dans les champs, d’ailes fustigés,
Tout s’ébat, pullule, jubile
Les pistils semblent prolongés
Par des flammèches érectiles.

Les hommes sont las, épuisés ;
Mais quelle chaude extravagance,
Quel besoin, quel goût des baisers,
Fait que toute la plaine danse !

Chant de fifres, de violons,
Tintement de claires cymbales,
Ardents insectes courts ou longs,
Frelons tassés comme des balles,

Odorante orchestration,
Bacchanale de la prairie,
Calices lourds de passion
Où la cigale gratte et crie !

On voit rouir dans la chaleur
Des gerbes longues, lasses, lâches ;
C’est comme un embarras de fleurs,
D’oeillets, de mauves, de bourraches.


Au bord d’un narcisse enflammé,
Ivre d’orgie orientale
Un papillon s’est refermé,
Et pend comme un seul blanc pétale.

La guêpe aux deux ailes de miel
Flotte et tangue, infime navire,
Entre l’immensité du ciel
Et le cœur des fleurs qu’elle aspire.

Ah sortons des fraîches maisons,
Ayons l’audace des abeilles,
Courons aux pentes des gazons,
Foulons les sauges des corbeilles !

Prenons le soleil dans nos yeux,
Prenons la chaleur dans nos manches,
Soyons les nymphes et les dieux
De ce dimanche des dimanches !

Les vergers ont des murs d’odeurs
De lis, de pêches, de lumière,
C’est un appartement de fleurs,
C’est une tenture fruitière !

Et pareils à ce laurier blanc
Que presse la nue acharnée,
Distillons notre sang brûlant
Dans l’immense et fauve journée,


Quand même la fureur des cieux
Nous ferait ce front anxieux,
Nous donnerait ces lourds vertiges
Ces bras pendants comme des tiges,
Ce regard fixe, sombre, dur,
Ces soupirs éperdus d’azur
Des esclaves courbés, humides,
Qui bâtissaient les Pyramides,
Et qu’écrasait le bleu tombeau
Du ciel si haut, du ciel si beau !