Les Éblouissements/L’éblouissant orage

La bibliothèque libre.
Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 130-132).

L’ÉBLOUISSANT ORAGE


Ah ! je ne savais pas ce que c’était ! C’était
La lente oppression qui précède l’orage,
J’appuyais mes deux mains sur mon cœur ; j’écoutais
Frémir en moi la peur, la soif, la triste rage,

Je me levais, j’allais, les doigts en éventail,
Un sang rapide et chaud étourdissait ma tête ;
Et voici que j’entends sur le toit, le vitrail,
Bondir le vent divin et la fraîche tempête !

Le feuillage se tord, un arbre prend son vol,
La rose lutte et meurt, la feuille est rebroussée,
Le tonnerre éloigné roule un bruit sourd et mol,
C’est partout une odeur de foudre et de rosée.

Les oiseaux effrayés veulent se réunir,
Déjà des gouttes d’eau mouillent leurs tièdes ailes,
De chaque coin du ciel on voit l’ombre accourir,
Les arbres sont jetés l’un sur l’autre, et se mêlent.


Tout semble dévasté par l’ouragan brutal ;
C’est fini, l’ordre clair et chaud de la journée.
Ah ! qu’importe, je sais pourquoi j’avais si mal
Pourquoi mon âme était si chaude, si fanée,

Je sais pourquoi j’étais comme une enfant qui meurt,
Pourquoi j’étais comme une ardente fiancée,
Comme une rose avec trop d’âme et trop d’odeur ;
Maintenant cette angoisse infinie est passée.

C’était vous, bel orage, et non le dur amour
Qui cette fois serrait mes veines dans ma gorge,
Ce qui brûlait mon cœur si fragile et si lourd
C’était vos bleus enfers et c’était votre forge.

Et voici maintenant, orage délié,
Que votre eau lumineuse, éparse et vive coule,
Passez autour de moi ces chaînes ces colliers,
Ce liquide métal qui scintille et qui roule !

Frappez-moi, flots d’argent, ruisseaux venus du ciel !
Frappez l’acacia, le sapin, la nuée ;
Traversez l’univers, étendez votre miel,
Posez votre moelleuse et traînante buée.

Grains d’argent, grains luisants, semailles de fraîcheur,
Enveloppez le monde, ô mes sources obliques !
Pénétrez chaque point de terre, et chaque fleur,
Répandez votre immense et tintante musique ;


L’aubépine s’égoutte, un pin est dépité,
Le buis charmant et dru comme un toit vert ruiselle,
Voici tout en lambeaux la robe de l’été,
Orage que ta grâce est puissante et cruelle.

Mais moi qui t’espérais en craignant de mourir,
Je ne me plaindrai pas de ce luisant désastre,
Que le baiser soit long après un tel désir,
Fais bondir sur mon cœur tous tes liquides astres !

Beauté des gouttes d’eau qui ravissent les yeux,
Étoiles de la pluie, ô petites abeilles !
Pépins d’argent, avec un goût délicieux,
Raisins d’azur glissant sur de mouvantes treilles,

Eau plus belle que l’air et que le firmament,
Clair de lune liquide, éparse chevelure,
Symbole du divin et doux apaisement,
Guérison de la soif et de toute brûlure,

C’est vous que je préfère, et vous que je choisis
Parmi tous les joyaux de l’univers qui chante.
Orage crépitez sur mon cœur cramoisi :
Tu vois comme l’éclat de ta force m’enchante,

Je te bois sur mes doigts, et d’un râle fiévreux
Je te reçois en moi, dans mon cœur qui défaille,
Comme on boit un sorbet fondu, sucré, mielleux,
Au travers d’une douce et lumineuse paille…