Les Éblouissements/La Savoie

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 210-212).
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LA SAVOIE


Enfance au bord d’un lac ! angélique tendresse
D’un azur dilaté, qui sourit, qui caresse,
D’un azur pastoral, d’un héroïque azur
Où l’aigle bleu tournoie, où gonfle un brugnon mûr…
– L’horizon était beau comme une mélodie,
La montagne d’argent brillait, molle, engourdie,
Et glissait dans le lac son torrent de clarté.
C’est là que j’ai connu les bonheurs de l’été ;
Quel échange d’amour, de promesses, de joie
Entre les coteaux verts et les oieux de Savoie,
Harmonieux élans, confiante douceur !
Les alcyons légers semblaient jaillir du cœur
Pour presser le flot tiède où leurs ailes se posent ;
Les clairs jardins étaient des cantiques de roses,
Et le cri des bateaux semblait soudain jeté
Par l’énervement tendre et brûlant de l’été…
Et puis c’étaient les soirs en août, mélancoliques,
Parfum des châtaigniers, des noyers, des colchiques !

La lune doucement dans le ciel arrivait ;
On voyait luire au loin les jardins de Vevey,
Les jardins de Clarens ombragés par les vignes ;
Les flots contre les quais faisaient trembler des cygnes.
Un romanesque ardent émanait de cette eau
Comme au temps de Byron, comme au temps de Rousseau.
Près de moi s’envolaient des roitelets, des grives ;
De paisibles pêcheurs, sur les moelleuses rives,
Dans les vapeurs du soir renouaient leurs filets.
Les hameaux embaumaient la fumée et le lait.
Brusquement les grillons emplissaient la prairie.
C’était une sublime, immense rêverie…
– Soir des lacs, bercement des flots, rose coteau,
Village qu’éveillait le remous d’un bateau,
Petits couvents voilés par des aristoloches,
Senteur des ronciers bleus, matin frais, voix des cloches,
Voix céleste au-dessus des troupeaux, voix qui dit:
« Il est pour les agneaux de luisants paradis »,
Porte ouverte soudain sur un doux monastère
Où la Clarisse en feu, qui ratisse la terre,
Arrose le rosier et vient nourrir le paon,
Semble être la rustique épouse du dieu Pan;
Barque passant le soir en croisant ses deux voiles
Comme un ange attendri courbé sous les étoiles,
C’est vous qui m’avez fait ce cœur triste et profond,
Si sensible, si chaud que l’univers y fond !
– Pays mystérieux, abondant, doux et tendre
Comme unconte enchanté qu’on veut toujours entendre,
Moi qui ne peux pas croire aux promesses des cieux,

Je vous adore avec la part qu’on donne à Dieu.
Je ne souhaite pas d’éternité plus douce
Que d’être le fraisier arrondi sur la mousse,
Dans vos taillis serrés où la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc.
Dormir dans les osiers, près des flots de la Drance
Où la truite glacée et fluide s’élance
Hirondelle d’argent aux ailerons mouillés !
Dormir dans le sol vif et luisant, où mes pieds
Dansaient aux jours légers de l’espoir et du rêve !
Ô mon pays divin, j’ai bu toute ta sève,
Je t’offre ce matin un brugnon rose et pur,
Une abeille engourdie au bord d’un lis d’azur,
Le songe universel que ma main tient et palpe,
Et mon cœur, odorant comme le miel des Alpes…