Les Éblouissements/Le vallon de Lamartine

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 219-224).

LE VALLON DE LAMARTINE


C’est de la joie et de la joie.
L’arbre s’étend, le ciel se noie
Dans son calice bienheureux.
Ce bonheur vert ! Ce bonheur bleu !
Soupirs de la terre enivrée.
Toute la plaine est affairée,
Quel effort, quel élan, quel jeu !
Des ailes de guêpes en feu
Viennent et vont, vives, légères,
C’est une ivresse ménagère ;
Que de combats pressés, stridents,
II semble que de fines dents
Mordent tout le luisant herbage ;
Quelle ardeur, quel feu, quelle rage !
C’est un chant si vibrant, si long,
C’est comme un brûlant violon
Où le soleil appuie et ploie
Son bel archet de jaune soie.

L’univers se double dans l’eau,
Que tout est clair, que tout est beau !
– Douce touffe d’herbe amoureuse
Qu’un papillon écarte et creuse,
Sureaux aux parfums framboisés
Par le vent du matin baisés,
Fleur frêle qu’un insecte incline,
Chaude cigale cymbaline
Qui dans la molle ardeur du pré
Fait retentir un chant cuivré !
Les parasols de l’angélique
Protègent du soleil oblique
La scabieuse qui brûlait
Sa houppe de miel violet.
C’est une odeur partout éclose
De sucre, de poivre, de rose,
De pampre, de lin, de gruau…
– Le Vallon, entre ses coteaux
Que parfument de molles menthes,
Comme un vase aux parois charmantes
Contient la liquide douceur
De cent petites sources sœurs.
On entend bruire la course
De ces joyeuses, folles sources !
– Où allez-vous vous dirigeant,
Petites sirènes d’argent,
En quittant les sommets limpides
D’où vos blanches eaux se dévident ?
De quels bonds souples, déliés,

Vous descendez les escaliers
D’herbe, de pierre, à tire-d’ailes !
Ô pauvres sources infidèles,
Vous ne reverrez jamais plus
Les verts coteaux qui vous ont plu,
L’aurore si rose et si proche
Au sommet de la haute roche ;
Torrent si pressé, si hâtif
Qui semblez être le pouls vif
Du temps qui fuit, irrévocable,
Comme votre fureur m’accable,
Comme vous criez à mon corps :
« Le jour se meurt, le jour est mort !… »
Comme vous dites « Courons vite
Où le beau plaisir nous invite.
Craignons de perdre sous le ciel
Un peu de temps essentiel.
Avant, hélas ! que l’on s’enfonce
Sous la terre âpre ou sous la ronce
Ou l’onde, où l’homme sont jetés,
Epuisons les divins étés !
Le suc du cœur ou de l’écorce
Ne fuit pas avec moins de force
Vers le ravin universel
Que ce torrent continuel !… »

Hélas ! je le sais et, j’écoute
Ce galop du temps sur la route…
– Mais quel appel à l’horizon ?

C’est une divine chanson
Des cloches tendres, opalines,
Semblent s’envoler des collines ;
Beaux oiseaux immatériels
Dont le vol chante sous le ciel ;
Leur force molle se dilue
Dans l’air où le soleil afflue.
Il semble que le firmament
Soit tout un clair balancement
D’argent, d’azur, de mélodies…
– Cloches aux bouches arrondies,
Colombes au brin d’olivier,
Ah ! c’est en vain que vous rêviez
De m’apporter la paix céleste
Sur votre aile dansante et preste,
Et dans la langueur d’un beau soir
D’annoncer un divin espoir.
Petites cloches insensées,
Ô campanules renversées,
Fleurs au pistil mélodieux,
Il n’est plus de cieux et de dieux.
Vous n’êtes qu’une blanche cendre
Qui sur la terre va descendre,
Vous n’êtes dans mon cœur d’été
Qu’un peu plus d’âpre volupté,
Qu’une plus profonde antienne
Dans mon âme dionysienne,
Qu’un choc de cymbales d’argent
Sur mon désir brusque et changeant.

Et buvant vos ondes sonores
Je m’enivre d’amour encore…
Mais un fantôme est là qui trouble mon esprit,
Je le vois qui s’assoit, qui rêve, qui sourit…
– Dans ce vallon tintant de fraîcheur argentine
J’ai mis mes faibles pas dans vos pas, Lamartine,
Et je vais, le cœur grave et le regard penché,
Sur les chemins étroits où vos pieds ont marché.
Ah si lourdes que soient vos plaintes immortelles
Vous avez moins souffert, car vous aviez des ailes.
Vous n’avez pas connu, sur ce montant chemin,
La gloire et la douleur de n’être rien qu’humain,
De n’avoir pour secours et pour lueur divine
Que l’immense soleil qui monte et qui s’incline ;
Si tendre que soit l’or de son visage ardent
Vous ne pouvez savoir comme est soudain strident
Ce besoin que l’on a de ne pas disparaître,
D’être, d’être toujours et sans fin, d’être, d’être !
Vous, dans le matin pur et dans les soirs sereins,
Où, comme de joyeux et graves pèlerins
Alignés saintement sur la jeune verdure,
Le hêtre murmurant, l’orme vêtu de bure,
Les beaux sapins chargés de coquilles de bois
Montent, emplis d’amour, de charité, de foi,
Vers le clocher qui brille au haut de la colline,
Vous étiez un archange orné de paix divine.
Mais moi, dès mon enfance, abîmant ma raison
Aux luisantes parois du muet horizon,

J’ai su que tout désir, tout amour, toute flamme,
S’élançait de mon âme et rentrait dans mon âme,
Que mes dieux sont en moi, qu’ils mourront avec moi,
Qu’un jour mon chaud regard et mon divin émoi
Ne seront que poussière éparse, que poussière !
Hélas ! douleur d’aller s’effaçant tout entière !
Désir de n’être pas de la cendre au tombeau,
De voir encor le jour et le matin si beau,
D’errer dans l’étendue heureuse et sensuelle,
De boire à son calice et de s’enivrer d’elle !…
Ah ! comme tout bonheur soudain semble terni
Pour un cœur sans espoir qui conçoit l’infini…