Les Éblouissements/Tumulte dans l’aurore

La bibliothèque libre.
Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 153-155).

TUMULTE DANS L’AURORE


Le ciel est bleu, le sol est bleu, la forêt fume.
Les villages, encore endormis dans la brume
Et par tant de vapeurs du réel séparés,
Semblent les songes blancs des coteaux azurés…
Peu à peu le matin s’éveille et se précise,
On reconnaît le buis, le laurier, la cerise.
Le feuillage léger d’un hêtre immense et pur
Est tissé fil à fil sur le sublime azur,
Et luit comme un détail accompli dans l’espace…
– Le soleil, brusquement, inonde la terrasse.
Le plaisir des oiseaux est si puissant dans l’air
Que leur vol sec et noir fait un sillage clair.
Un jaune papillon vient pomper des corolles
C’est un peu de chaleur avec deux ailes molles.
L’air du matin, trop frais, n’a pas encor d’odeur,
Il n’est que mouvement, envolement, candeur ;
Mais ce qui rebondit sur cet air jeune et libre,
Ce qui vient m’envahir, me presser fibre à fibre,

C’est une fraîche, immense, énergique gaité,
Olympien élan des matins de l’été !
Courants bleus de la brise ouvrant toutes ses ailes
Gestes de bon espoir et de bonnes nouvelles !
Ce vent robuste, empli de vives actions,
A la fougue des flots, des navigations ;
Il s’élance, il circule, et la terre est baignée
D’allégresse et d’amour. Dans la gare éloignée
Des trains désordonnés, emmêlés, vifs, bruyants,
S’appellent, et s’en vont au sud, à l’orient.
Ils s’en vont, bondissants, soulevés, noirs archanges,
Vers les pays du musc, du cèdre, des oranges,
Enroulant à leur soc les chemins dépliés,
Emportant la montagne, arrachant les piliers,
Desséchant les étangs et jetant dans l’espace
Le village béni auprès duquel ils passent…
Et soudain tout mon être est à leur poids lié.
– Ah ! comme vous frappez, peuplez, multipliez
Nos désirs éperdus, notre mélancolie,
Trains emplis de souhaits, d’angoisse et de folie !
Ah comme vous scandez les battements du cœur
Avec une infernale et rapide vigueur,
Marteau, crépitement, enclume, forge errante !
– Les trains noirs font surgir une ville odorante,
Une grève où la mer jette son tendre flux,
Rien qu’en passant fougueux entre les deux talus
Où leur tumulte ardent s’ébat, s’enfonce, éclate !
Les membres ëployés, le regard écarlate,
Ils vont, actifs, brûlants, précis, illimités,

Taureaux paissant les champs infinis des étés.
Ils sont la forme basse et dure de l’orage ;
Et la Lune divine, au pudique visage,
Rêveuse, indifférente à ce qui vit en bas,
Sultane regardant au bord de la Kasbah,
Soudain, comme une ardente et langoureuse almée,
Vient danser au sommet de leur longue fumée…
Tout vit, tout est ému par ces guerriers ailés ;
La feuille, le coteau, les ténèbres, les blés,
Le jardin délicat et courbe, avec sa rose,
La maison qui s’endort, le pigeon qui repose,
Enferment chaque jour dans leurs nerfs les plus fins
L’ébranlement causé par ces coureurs divins !
– Et moi, qui, ce matin, goûtais, l’âme enivrée,
Les flottantes lueurs de l’aurore sacrée,
Pour avoir entendu ces longs cris déchirants,
J’ai détourné mes yeux du temps, des arbres francs,
Des massifs ondoyants où les tièdes verveines
Sont d’un tissu soyeux, bleuté comme les veines,
De la nette saison, du limpide travail
Que les abeilles font sur la rose d’émail,
Et dénouant mon âme où trop de rêve abonde,
Je lui dis : Va là-bas, avec les trains du monde !
Va là-bas où t’appelle un dieu noir et charmant,
Si beau parce qu’il fuit, si fort parce qu’il ment,
Car ce train ténébreux qu’un fou sonore anime,
Qui, lorsqu’il est rampant, semble habiter la cime,
Qui nous tente sans cesse et qu’on ne peut saisir,
C’est Satan, ayant pris la forme du Désir…