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Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/20

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 172-175).


À LA MÉMOIRE DE MON PÈRE


I


Je n’oublierai jamais son regard prophétique,
Lorsque j’allai le voir pour la dernière fois.
Un sourire éclairait son œil mélancolique,
Mais je crus deviner des larmes dans sa voix :
— Adieu, mon fils, dit-il, dans cette vie humaine
Je voudrais bien savoir si je te reverrai,
Et quand tu me feras ta visite prochaine,
Si c’est bien sous ce toit que je te recevrai ?
C’est que, dans peu de jours, vois-tu, je me propose
De fonder ici près un établissement :
Je présume qu’il est temps que je me repose.
Et je veux m’établir définitivement.


J’ai choisi comme site une belle colline
D’où l’œil peut embrasser un superbe horizon ;
un grand arbre l'ombrage, une croix la domine ;
Quatre-Fourches sera l’an prochain ma maison !

Quatre-Fourches ! c’était le nom du cimetière !
Mais en parlant ainsi mon père souriait,
Et son œil reflétait son âme calme et fière.
Ma mère, en l’écoutant, les yeux au ciel, priait.

Je pris un ton joyeux, et dis : votre entreprise
Dénote du courage et de la fermeté ;
Mais ne pensez-vous pas que dans ce temps de crise.
On ne peut être sûr de la stabilité ?
Les affaires partout sont mauvaises, mon père,
Et dans tous les pays souffrent les travailleurs ;
Si vous voulez fonder une maison propère,
Attendez, nous aurons bientôt des temps meilleurs,

— Je goûte ton conseil ; tu veux que je diffère ?
Mais ce n’est pas à moi de décider ce point.
Je ne suis pas le Maître, et cette grande affaire,
Le Maître la décide et ne consulte point —
Puis, me montrant le ciel : il faut bien se soumettre :
En toute chose, Il est l’arbitre des humains.

— Je comprends, dis-je il faut que je m’adresse au Maître ;
Et je baissai la tête, en lui serrant les mains.
Alors, jusqu’au bateau nous marchâmes ensemble,
Et l’entretien reprit, semé de mots piquants :

— Jamais votre santé ne fut meilleure, il semble ?
— Oui, mais voici mon mal : j’ai quatre-vingt cinq
ans !


II


Lorsqu’une année après, ô maison paternelle,
À ton seuil bien-aimé je revins l’âme en deuil,
Mon père était allé dans sa maison nouvelle…
Quatre-Fourches s’était enrichi d’un cercueil.
La prophétie alors me revint en mémoire,
Vers le séjour des morts je dirigeai mes pas,
Et bientôt m’apparut une grande croix noire :
Mon frère me guidait, mais nous ne parlions pas.
Au sommet de la côte est un modeste marbre
Que mon frère indiqua du geste et de la voix :
C’est là que, sous un tertre où verdit un bel arbre,
Notre père repose à l’ombre de la croix.
Je sentis que des pleurs humectaient ma paupière,
Et cependant j’étais heureux sur ce gazon ;
Un souffle de bonheur s’exhalait de sa bière,
Je ne sais quelle joie emplissait sa maison…
C’est que mon père était un saint dans mon estime.
Et lorsque pour prier je me mis à genoux,
Ma lèvre obéissant à quelque force intime,
Murmura : dans le ciel, père, priez pour nous.
Des chrétiens de nos jours il était le modèle,

Bon père, bon époux, et citoyen parfait.
À la patrie, à Dieu, toujours il fut fidèle,
Et ce qu’il devait faire en ce monde, il l’a fait.
Trompé dans ses espoirs, déçu dans tous ses rêves,
Il n’a jamais connu ni repos, ni plaisir ;
La lutte et le travail sans succès et sans trêves
Ce fut sa vie… ; après, il n’eut plus qu’à mourir.
Ô toi que je regrette, et que mon cœur révère,
Si tu peux de là-haut me protéger encor,
De la vie obtiens-moi de gravir le calvaire
Afin que, comme toi, je parvienne au Thabor !



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