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Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/4

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 37-44).

LA TENTATION


I


Sur son trône de feu Satan s’inquiétait.
Car au fond du désert vivait, un homme étrange,
Né pourtant de la femme et qui lui résistait.
Etait-ce un grand prophète ? ou bien, était-ce un ange ?
Comment triomphait-il de la commune loi ?
Et que venait-il faire en ce monde sans foi ?

Soudain un souvenir traversa la pensée,
Et rendit nuageux le front de Lucifer.
Il se souvint qu’au temps de sa gloire pâmée,
Au jour même où son crime avait creusé l’enfer,
Jéhovah, près de lui réunissant sa cour,
Leur avait révélé des mystères d’amour,


Il se souvint qu’alors dans un décret formel,
Cause de sa révolte et de sa déchéance,
Il leur avait prédit que le Verbe éternel
Un jour se ferait homme, et qu’un amour immense
Le rendrait à la fois victime et rédempteur
D’un monde dont bientôt il serait créateur.

Et Satan s’envola de son triste royaume,
Soucieux, et disant : cet hôte des déserts
Serait-il donc le Christ, ce fils de Dieu fait homme
Que Jéhovah promit jadis à l’univers ?
Et, dirigeant son vol vers les confins du monde,
Il se perdit au loin dans une nuit profonde.


II


La terre, vaste arène où marchant vers sa fin
L’homme doit tous les jours et souffrir et combattre,
La terre s’éveillait au souiffle du matin,
Lorsque l’esprit du mal au désert vint s’abattre,
Et vit venir de loin ce Jésus qu’il cherchait.
Son port était superbe, et sa face adorable
Illuminait l’espace et l’air qu’il traversait.
Satan fut interdit. Cet aspect redoutable

Lui rappela qu’un jour, habile tentateur,
Revêtant du serpent la forme séduisante
Il avait pénétré dans l’Éden enchanteur.
Il lui sembla revoir la démarche imposante
D’Adam se promenant sous les arbres fleuris,
Noble comme les rois et beau comme un archange.
Il se souvint de toi, femme qui nous perdis,
Être qui fus pétri de lumière et de fange,
Et qui tiens à la fois du démon et de l’ange,
Éve, qui dans la mort plongeas l’humanité.
Ce vivant souvenir de sa grande victoire
Ranima de Satan le regard attristé,
Et tout gonflé d’orgueil, se drapant dans sa gloire,
Il marcha vers Jésus d’un pas victorieux.
Mais le désert était aride et solitaire :
Des sables sans gazons et des rochers poudreux,
Des arbrisseaux séchés et courbés vers la terre,
Des citernes sans eau sous le soleil brûlant.
Ah ! ce n’était plus là le jardin de délices,
Le merveilleux Éden où l’antique serpent
Avait pu déployer tant d’adroits artifices,
Et troubler à jamais la paix de nos aïeux.
Dans ces lieux désolés pas d’arbre de science,
Pas de fruit défendu, pas d’Éve aux blonds cheveux ;
Seul, Jésus-Christ jeûnant et faisant pénitence !

De ce nouvel Adam comment donc triompher ?
Découvrir sa faiblesse est-il chose possible ?
Satan marcha moins vite et se prit à penser :

« Si l’homme pénitent est lui-même invincible,
Quel sera mon pouvoir si cet être est divin ?
Allons, il faut de suite éclaircir ce mystère ;
Par les sens ou l’orgueil je n’ai jamais en vain
Tenté de perdre une âme en cette pauvre terre. »

Il s’approcha du Christ et dit : « Vous avez faim ?
Si vous êtes un Dieu commandez à la pierre,
Qu’à votre voix puissante elle se change en pain ! »
Mais, jetant aur Satan son regard intrépide,
Jésus lui répondit : « L’homme, quoique mortel,
Ne vit pas seulement de ce pain insipide ;
Son âme se nourrit, vit du Verbe Éternel :
La parole de Dieu, voilà sa nourriture ! »

Et Satan se troubla ; sa rebelle nature
Crut avoir entendu comme un écho du ciel.


III


La lumière, effleurant l’oasis embaumée,
Prolongeait ses rayons à l’horizon vermeil,
Les sables d’or brillaient sous les feux du soleil
Qui s’élevait semblable à la bombe enflammée,
le mortier géant lance au loin dans les cieùx
Et qui décrit dans l’air de vastes paraboles.

Jérusalem, dressant ses dômes spacieux,
Ses minarets dorés et ses hautes coupoles,
S’estompait vaguement dans le lointain d’azur.

Déjà dans les vallons brillaient les fleurs écloses ;
Tout le cîel, rayonnant d’un éclat vif et pur,
Semblait communiquer la vie à toutes choses.
La joie était dans l’air. Les sentiers verdoyants
Voyaient épanouir les lilas et les roses.
De la cime des monts et des palmiers géants
S’élevaient vers le ciel des hymnes matinales,
Et la nature entière, aux pieds du Créateur,
Plus fidèle que l’homme oubliant son auteur,
Semblait, en déployant ses splendeurs virginale »,
Implorer le pardon du prévaricateur :
« Grâce ! disaient les voix s’élevant de la terre,
Grâce ! chantaient en chœur les forêts et les flots,
Et le vallon modeste et la montagne altière,
Le cèdre et le brin d’herbe unissant leurs sanglote.
Prends pitié de ce monde, ô Dieu, grâce pour l’homme,
Sauve-le de l’abîme où Satan l’a plongé,
Que ton Verbe descende enfin dans son royaume,
Et la face du monde aura bientôt changé ! »

Soudain parut dans l’air une étrange merveille.
Les bergers vigilants qui lovèrent les yeux
Et les hommes des champs qui prêtèrent l’oreille
Sentirent la frayeur hérisser leurs cheveux !
Un grand monstre volant et d’un aspect terrible

Emportait sur son aile un homme dans les cieux.
Le monstre était lugubre, épouvantable, horrible,
Et ses ailes rendaient un bruit sec et strident ;
Mais l’homme étincelait, et comme un météore,
Traçait au fond du ciel un sillon éclatant.
Son vol se dirigeait du côté de l’aurore,
Et paraissait venir des sables du désert.
Longtemps on entendit ses longs battements d’ailes
Qui jetaient à la brise un infernal concert.

Au loin apparaissaient, comme des citadelles,
Les immenses palais bâtis par Salomon :
C’est là que dirigeant son vol diabolique
Le monstre alla s’abattre au milieu de Sion.
Sur la plus haute tour du temple magnifique,
Qui gardait du grand roi la mémoire et le nom,
Il vint poser son vol ! Et le fidèle archange,
Préposé par le ciel au soin de ce saint lieu,
Entendit étonné ce dialogue étrange :
Satan — car c’était lui — disait au Fils de Dieu :
« Si vous êtes le Christ, tant promis à la terre,
Vous pouvez vous laisser choir au bas de ces tours
Votre pied ne saurait se heurter à la pierre,
Aux anges Dieu prescrit de vous garder toujours. »
Mais Jésus : « Ma réponse est écrite au Saint Livre
Tu ne tenteras point ton Dieu, dit le Seigneur ! »

Et Satan chancela, comme fait un homme ivre ;
Puis, poussant un grand cri de sinistre fureur,
Il reprit tout à coup sa course dans l’espace

Emportant le Sauveur sur ses ailes de feu,
Dans l’horizon d’azur marquant sa rouge trace,
Et semant par ses cris la frayeur en tout lieu.
Longtemps son vol hardi plana sur la campagne
Effleurant en passant les dômes des cités ;
Enfin il atteignit une haute montagne
Et vint y déposer Jésus à ses côtés :

« Voyez, dit-il encor, ces royaumes immenses
Déroulant à nos pieds leurs brillantes splendeurs
Ces trônes, ces palais et ces magnificences,
Qui donnent aux humains la gloire et les grandeurs !
Ces trésors sont à moi ; Jésus, je vous les donne ;
La pourpre, la richesse et les palais dorés,
Je vous fais don de tout si devant ma personne
Vous pliez les genoux, et si vous m’adorez. »

À ces mots impudents d’un orgueil téméraire,
Jésus se redressa de toute sa hauteur,
Et l’œil illuminé d’une sainte colère,
Foudroya d’un regard le hardi tentateur :
« Retire-toi, dit-il, ô père du mensonge,
Tu sais qu’il est écrit de n’adorer que Dieu.
Retire-toi, Satan, et que ton vol te plonge
Aux sombres profondeurs des abîmes de feu. »

La terre à ces accents, s’ébranla sur sa base,
Et Satan vit s’ouvrir l’abîme sous ses pas.
Du ciel qui contemplait la lutte dans l’extase
Les anges empressés descendaient ici-bas ;

Et tous, se prosternant aux pieds du divin Maître,
L’adoraient en disant : « Gloire ! Gloire à Jésus !
Qui pour sauver le monde enfin vient d’apparaître ;
De l’antique serpent le royaume n’est plus ! »

C’est ainsi que le Christ nous enseigna la lutte.
Il est le général, nous sommes ses soldats,
Et si nous l’imitons ne craignons pas la chute,
Comme lui, nous serons vainqueurs dans nos combats.
Adam se prélassait dans un jardin splendide
Quand l’antique serpent vint séduire son cœur ;
Mais Jésus-Christ jeûnait dans le désert aride
Quand de l’Esprit du Mal il fut trois fois vainqueur.

Du monde et de la chair il faut fuir les délices
Si l’on veut éviter la défaite d’Adam ;
De la douleur il faut épuiser les calices
Four détruire ici-bas l’empire de Satan.



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