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Les Écoles d’Orient/02

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Les Écoles d’Orient
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 376-395).
LES ÉCOLES D’ORIENT

II[1]
ÉCOLES MUSULMANES


I

Il serait peut-être plus juste de les appeler : nationales, car, à l’exemple des écoles chrétiennes et Israélites, elles admettent des élèves ottomans ou égyptiens de toute confession. Mais, pour plus de clarté et pour mieux les opposer aux précédentes, nous leur maintiendrons le titre de musulmanes, puisque aussi bien ce sont des Musulmans qui les dirigent et que l’enseignement religieux y conserve une part prépondérante.

Bien entendu, il ne s’agit pas, ici, des vieilles écoles traditionnelles qui perpétuent, en plein XXe siècle, les méthodes archaïques de la pédagogie arabe. Des universités ou des écoles strictement islamiques, comme El-Ahzar, où comme celles qui se groupent, dans tout l’Orient, autour des grandes mosquées, ne sauraient entrer dans le cadre de cette étude. Et nous ne nous occuperons pas davantage des modestes écoles populaires, où un personnel presque toujours clérical enseigne aux enfans de chaque quartier les rudimens de la lecture et de l’écriture. C’est de l’enseignement moderne et, si l’on peut dire, laïque, qu’il est, ici, question, — l’enseignement plus ou moins imité du nôtre, que, depuis un demi-siècle environ, les Egyptiens et les Turcs ont essayé d’acclimater chez eux.

Avouons-le : ces tentatives n’ont pas encore donné tous les résultats qu’il est permis d’en attendre. Ou bien, par manque de ressources et par routine, on s’est arrêté à mi-chemin, ou bien des causes fortuites ont entravé le développement du système qu’on avait rêvé. Ce qui est incontestable, c’est que les Turcs vraiment désireux de s’instruire désertent leurs collèges pour les nôtres. Et quant aux Egyptiens, s’ils possèdent un service d’instruction publique plus complet que leurs autres coreligionnaires orientaux, il faut croire qu’ils lui trouvent bien des lacunes, puisqu’ils n’ont pas de plus vif désir que de venir étudier dans nos Facultés ou dans nos lycées d’Europe. Ce désir, je le sais bien, n’est pas toujours très scientifique ; il y a aussi des raisons de défiance qui les engagent à s’expatrier. La mainmise des Anglais sur leurs écoles leur fait envisager d’assez mauvais œil l’enseignement qui s’y donne. Quoi qu’il en soit, ils n’en sont pas contens, et ce qu’ils leur reprochent le plus, c’est précisément l’insuffisance de cet enseignement.


II

Pourtant, le système d’éducation, qui fonctionne actuellement en Egypte, est plutôt inspiré des méthodes continentales que des méthodes anglo-saxonnes.

Il comprend des écoles primaires et des écoles secondaires, — celles-ci formant des lycées ou gymnases, — où la durée totale des études est de huit années : quatre pour les études primaires et quatre pour les études secondaires. En outre, des écoles supérieures y tiennent lieu d’université : Ecole de droit, de médecine et de pharmacie. Ecole polytechnique ou du Génie civil, enfin des Ecoles normales.

Des examens trimestriels et annuels autorisent le passage d’une classe ou d’une école dans une autre. A la fin des quatre années d’études dans un établissement primaire, des examens généraux donnent droit à l’obtention d’un certificat d’études primaires, qui ouvre aux candidats l’entrée des écoles secondaires. Dans celles-ci également, un examen général est subi par les élèves, après leur seconde année. S’ils réussissent, on leur délivre un certificat d’aptitude qui leur permet de passer en troisième année, où ils se spécialisent soit pour les lettres, soit pour les sciences. Enfin, au terme de leur quatrième année, nouvel examen général pour l’obtention du certificat d’études secondaires, ès lettres ou ès sciences, sans lequel ils ne peuvent être admis dans les écoles supérieures.

Les écoles spéciales, telles que celles d’Agriculture, d’Arts et Métiers, ou encore l’Ecole vétérinaire, l’École normale de filles, admettent les élèves avec le certificat d’études primaires, en attendant que, pour quelques-unes, on élève le niveau jusqu’au certificat d’aptitude et même jusqu’au certificat d’études secondaires.

Comme on le voit, cette organisation rappelle d’assez près le système scolaire français et européen. Pour tout le reste, — l’hygiène, les jeux, les exercices du corps, — la pédagogie égyptienne s’est adressée de préférence au système anglo-saxon et lui a fait de larges emprunts.

La grande différence qu’il y a entre ses programmes et les nôtres, c’est que le grec et le latin en sont entièrement exclus. L’arabe littéraire remplace ces deux langues mortes. Il est enseigné par des professeurs soumis à l’influence d’El-Ahzar, mais on espère que leurs tendances se modifieront au contact des méthodes employées par leurs collègues européens. Comme le latin et comme le grec, l’arabe littéraire est une langue morte. Certains professeurs prétendent que les élèves ne tiennent pas du tout à cet enseignement ; ils vont même jusqu’à soutenir que s’il était facultatif, il serait, entrés peu de temps, abandonné comme inutile. Les partisans de cette opinion raisonnent par analogie. Ils rappellent que l’enseignement du turc ayant été déclaré facultatif à partir de 1887, l’étude en disparut rapidement des écoles, à telles enseignes que les enfans des familles qui sont ou qui se disent d’origine ottomane, ne l’apprennent plus. Sans doute, l’arabe littéraire est toujours la langue religieuse du pays. Mais il faut observer que cette langue n’est comprise à fond que par un très petit nombre de lettrés. De là à y renoncer complètement, il n’y a qu’un pas. Est-ce que la majorité des catholiques éprouve le besoin de savoir le latin ? De même pour les Juifs, les Grecs et les Russes. Ni les uns, ni les autres ne comprennent l’hébreu, le grec liturgique ou le russe ancien.

S’il en est ainsi, ce sont les langues étrangères qui formeraient, en Egypte, la base solide de l’enseignement littéraire : à savoir, l’anglais et le français ; l’un qui est enseigné depuis le commencement des cours jusqu’à la fin, l’autre, à partir de la troisième année secondaire jusqu’à l’obtention du certificat d’études. Ajoutons d’ailleurs que cet enseignement est presque toujours donné, dans les langues originales, par des professeurs étrangers : l’action sur les élèves en est d’autant plus pénétrante. Quant à la partie scientifique des programmes, elle n’est guère poussée plus loin que la trigonométrie, les notions élémentaires de physique et de chimie. Elle semble se limiter strictement aux exigences de l’application pratique. Il est vrai que des administrateurs avisés expriment le vœu qu’on ajoute à ces matières quelques notions d’astronomie et de calcul intégral, voire de botanique et de géologie. Seules les méthodes scientifiques peuvent relever, disent-ils, les facultés de raisonnement et d’observation chez les jeunes Egyptiens. Pour un motif semblable, pour incliner dans le sens européen la mentalité musulmane, ils souhaiteraient aussi que le dessin eût sa sanction dans les examens généraux.

Tel est, dans ses grandes lignes, ce système pédagogique. Deux principes le dominent : d’abord, tout élève doit payer les frais de son éducation ; ensuite, nul n’a droit à un diplôme qu’après avoir passé un examen public. En supprimant la gratuité scolaire, les auteurs de la réforme ont entendu réagir contre l’encombrement des carrières par une foule de non-valeurs et surtout contre le pullulement des déclassés, chez qui le moindre rudiment de culture suscite les plus ambitieuses prétentions. D’autre part, ils ont cru travailler au progrès intellectuel et moral de la masse, en n’attribuant les diplômes et les emplois qui en dépendent qu’au seul mérite des candidats. Autrefois, c’étaient la faveur et le bon plaisir qui décidaient de ces attributions.

A première vue, tout cela paraît fort sensé. Cependant, les patriotes égyptiens critiquent amèrement ce système officiel. Ils dénoncent la suppression de la gratuité comme anti-démocratique et contraire à toutes les traditions du pays : avec ce régime, la classe pauvre, c’est-à-dire la majorité de la population, est condamnée à l’ignorance. En outre, ils réprouvent le parti pris gouvernemental de sacrifier l’enseignement secondaire à l’enseignement primaire et d’empêcher le développement d’un enseignement supérieur vraiment digne de ce nom. Ils reprochent à l’Angleterre de réduire l’instruction des jeunes Egyptiens aux notions pratiques les plus indispensables, et, — cela va de soi, — de négliger totalement l’éducation de l’esprit national. D’après eux, cet enseignement officiel est tronqué, découronné : il n’admet ni le latin, ni le grec, ni la philosophie, ni les hautes études scientifiques et littéraires. Ce sont à peu près les revendications de nos Jeunes-Tunisiens. Au fond, je ne sais trop si les uns et les autres ont un goût bien prononcé pour toutes les beautés pédagogiques dont on les prive. Mais ils raisonnent fort congrûment. Du moment que ce sont leurs bourses qui alimentent les budgets de ces écoles et que la direction en est aux mains d’étrangers, ils prétendent en avoir pour leur argent et être traités par les Européens comme des Européens.

Conséquemment, le parti nationaliste s’est agité pour donner à l’Egypte un système d’éducation à la fois nationale et intégrale. Une université égyptienne est en voie d’organisation. Auparavant, grâce à l’énergique propagande de Mustafa Kamel, un certain nombre d’écoles privées se sont fondées un peu partout. J’ai eu la chance de pouvoir visiter celle qui a été fondée, au Caire, en 1889, par Mustafa Kamel lui-même. Est-il besoin de dire combien cette visite m’intéressait d’avance ? J’allais voir enfin ce que l’initiative musulmane livrée à ses seules ressources peut réaliser en fait d’éducation moderne.

Assurément, une école privée ne saurait rivaliser, pour l’ampleur et le confort des aménagemens, avec une école publique largement subventionnée par l’Etat. Néanmoins, je fus étonné des résultats si vite obtenus. Tant bien que mal, il a fallu adapter à sa nouvelle destination une vieille bâtisse nullement faite pour recevoir des écoliers. On y a très suffisamment réussi. A ne considérer que l’ensemble, cette école cairote ressemble à toutes les écoles européennes possibles. Même mobilier, même clientèle, mêmes costumes, sauf le tarbouch. Bref, tout le décor pédagogique moderne est planté, — et ce n’est pas là un point de si médiocre importance. Du cabinet du directeur, garni de bibliothèques, de sphères et de mappemondes (sans oublier l’inévitable tapis vert sur la table directoriale), on m’emmène à travers le logis, pour aboutir finalement au magasin des fournitures. On me met en main des ardoises, des cahiers d’écriture, dos cartables. On me fait constater que la célèbre librairie Hachette est représentée, à côté d’autres librairies anglaises ou allemandes, par toute une collection de livres classiques. Si j’éprouve une surprise, ce n’est point qu’il y manque quelque chose, c’est que tout y soit dans un si bel ordre. Qui accusera encore l’incurie musulmane ?... Les cours elles-mêmes et les corridors ont été aussi scrupuleusement balayés que les salles de classe. Rien ne traîne. Les élèves, qui sont des enfans du quartier, des fils de boutiquiers ou d’artisans, ont une tenue très convenable. Encore une fois, n’étaient les tarbouchs, je pourrais me croire en tournée d’inspection dans une de nos écoles de chef-lieu de canton.

Et puis nous entrons dans la classe enfantine : on y récite le Coran. Ali-bey, le propre frère de Mustafa Kamel, qui a bien voulu m’accompagner, m’explique que c’est, ici, la base de l’enseignement, aussi bien que dans les écoles des mosquées. Seulement, on tâche de rendre cette récitation moins machinale, d’en nuancer le débit, d’en éclairer un peu le sens. Nous passons de là dans la section des moyens : un professeur égyptien y fait une leçon d’anglais. Explication d’une phrase écrite au tableau, définitions de mots, analyse grammaticale. Ailleurs, c’est une leçon de géographie. Des élèves sont invités à désigner des villes, des fleuves, des chaînes de montagnes sur la carte : ils s’en tirent assez bien. Je dévisage ces garçonnets et, à examiner leurs traits ou leur contenance, un soupçon me vient :

— Sont-ce de petits Musulmans ? demandé-je.

— Non ! celui qui vient de répondre est Copte !

— Et cet autre ? *

— Il est Israélite !

Sans doute, ce sont des Egyptiens tout de même. Et je comprends bien que si on les a interrogés, c’est qu’ils sont les coqs de leurs classes. Pourtant, dans cette école musulmane, j’aurais préféré entendre d’autres sujets brillans que des Chrétiens ou des Juifs. Je me console en admirant le libéralisme éclairé du fondateur qui, sans acception de race ou de religion, a tenté de réunir autour d’un même idéal patriotique tous les enfans d’un même pays.

Impression sommaire, évidemment ! Mais quel moyen de se renseigner avec plus de précision, quand on n’est qu’un hôte gracieusement reçu dans une maison privée ? D’ailleurs, je ne saurais trop y insister, la qualité de l’enseignement donné dans ces sortes d’écoles doit beaucoup moins nous intéresser que le seul fait qu’elles existent. Une anomalie de ce genre requiert toute notre attention. Dans tous les pays d’Islam, l’éducation moderne a été organisée par le pouvoir central, avec le concours ou sous la pression des Européens. Les populations l’ont acceptée avec plus ou moins d’empressement. En tout cas, elles n’ont eu qu’à s’incliner devant un régime scolaire qu’elles n’avaient ni voulu ni discuté. Ici, au contraire, tout est dû à l’initiative des particuliers. Nous sommes en présence d’une œuvre véritablement et purement musulmane. Voilà des gens qui, après mûre délibération, ont proclamé à la face de leurs coreligionnaires et tenté de démontrer par leur exemple, qu’il n’y avait de salut pour l’Egypte que dans l’adoption bien franche de notre culture et de nos méthodes. Ils ont même été plus loin que leurs pédagogues officiels : ils ont dit très haut qu’il ne leur suffisait pas d’une science mutilée, rapetissée aux élémentaires besoins de la pratique. C’est notre science tout entière qu’ils réclament !

Sans doute, une douzaine d’écoles, voire une université, sont bien peu de chose dans un grand pays comme l’Egypte. On peut se demander en outre si le zèle de quelques fervens prévaudra contre l’inertie de la masse pliée, de longue date, au joug de toutes les routines et de toutes les servitudes. Néanmoins, l’essentiel, aux yeux de l’observateur, c’est qu’une impulsion comme celle-là ait été donnée spontanément par des indigènes d’origine musulmane. De bons juges soutiennent que, si la masse est par elle-même fort indolente, au fond elle ne répugne nullement à suivre l’élite dans la voie toute moderne où elle s’est engagée. L’esprit égyptien serait, d’après eux, aussi perfectible que celui des peuples occidentaux. Et cependant ils ne s’illusionnent point sur ses défauts. Inapte jusqu’ici à généraliser, l’Egyptien, en vertu de son atavisme, est dominé par sa mémoire, qui trop souvent annihile en lui l’observation et le raisonnement. Il se complaît et se perd dans les menus détails, de même que les peintres et les architectes orientaux sacrifient constamment les grandes lignes d’un ensemble aux singularités et au fouillis de l’ornementation. Pour toutes ces raisons, il est beaucoup plus propre à la littérature qu’aux mathématiques et aux sciences en général.

Mais il convient de noter que cette infériorité provient peut-être de ce que la culture philosophique et scientifique lui a manqué jusqu’à ces derniers temps. Une éducation plus complète, des méthodes plus précises et plus positives transformeront, à la longue, la mentalité égyptienne. D’ailleurs, ceux qui espèrent en elle n’omettent point de rappeler qu’elle se rattache, en définitive, à la mentalité sémite.

Or, si les Juifs sont parvenus à s’assimiler nos littératures, nos sciences et nos philosophies, pourquoi les Egyptiens seraient-ils incapables de les imiter ? J’avoue que l’argument ne me paraît pas tout à fait péremptoire. Deux branches d’une même famille peuvent différer beaucoup comme intelligence, comme sensibilité et comme aptitudes. Je ne pense pas, en particulier, que l’Egyptien soit doué de la souplesse et de la vivacité intellectuelle du Juif. Un seul caractère commun les rapproche, à mon avis ; c’est une certaine façon toute pratique d’envisager le savoir, un certain terre à terre, une conception un peu plate de la vie et des choses. L’au-delà ne les tourmente point, et je crois bien que notre idéalisme leur est à jamais interdit. Un Musulman qui a perdu la foi, ou du moins qui se donne comme libre penseur, tombe généralement dans la négation grossière et ne voit pas de milieu entre la croyance aveugle et le matérialisme le plus épais.

Confessons-le tout de suite : ces objections n’ont de valeur que pour nous. Elles signifient que l’Oriental ne peut nous suivre que jusqu’à un certain point, de même que nous autres, quand nous essayons de le rejoindre et de le saisir dans les parties les plus intimes de sa nature, nous rencontrons bientôt le mur infranchissable. Il reste que les Egyptiens musulmans s’approprient de nos sciences et de nos découvertes tout ce qui est à leur convenance ou à leur portée. Déjà, beaucoup d’entre eux, grâce à une culture très étendue, peuvent entamer et soutenir la conversation avec nous. Ils ont peut-être plus fait pour nous comprendre que nous n’avons fait nous-mêmes. Ils prétendent que les couches profondes de la nation s’agitent à leur tour et s’éveillent à la vie intellectuelle. On ne veut plus se borner à passer des examens, à conquérir des diplômes, à être un simple bétail de concours et d’administration. Les nationalistes désirent faire de l’Egypte le foyer civilisateur, l’arche de science de tout l’Islam. Dans cette aventure, où ils se jettent si intrépidement, nous ne pouvons que leur offrir notre aide et leur souhaiter bonne chance.


III

La Turquie est encore loin d’un pareil effort, bien qu’un système analogue d’éducation publique y ait été, depuis longtemps, introduit. A ne point y regarder de trop près, on pourrait affirmer qu’elle aussi, comme nos pays d’Europe, possède un enseignement moderne régulièrement organisé : écoles primaires et secondaires, écoles supérieures, écoles spéciales militaires, écoles d’ans et métiers. Mais la plupart de ces établissemens vivent d’une existence tellement chétive que c’est à peu près comme s’ils n’existaient pas.

Ce ne sont pas les Européens qui le disent, ce sont les Turcs eux-mêmes. Nous sommes bien forcés de les croire. D’abord, s’ils manifestent un tel dédain pour leurs écoles, ce n’est nullement pour le vain plaisir de dénigrer la pédagogie gouvernementale, c’est qu’ils désirent apprendre quelque chose et que sans doute ils constatent eux-mêmes qu’ils n’y ont rien appris. Ensuite, ces écoles nous sont fermées non moins jalousement que certaines mosquées particulièrement saintes et vénérées. Comment un Européen pourrait-il en juger directement ? A Constantinople, je n’osai même pas poser la question devant les autorités compétentes. On m’avait prévenu que toute demande de ma part serait infailliblement écartée. Je me contentai, en conséquence, d’admirer la façade de l’Ecole de médecine militaire, à Haydar-Pacha : c’est sans doute la plus imposante et la plus fastueuse de ces bâtisses scolaires. Les jeunes gens qui m’accompagnaient ne manquèrent point de vilipender l’enseignement qui s’y donnait alors et de dauber sur l’incapacité des professeurs. Sauf deux ou trois exceptions, ils n’en épargnèrent aucun. Tous, à les en croire, étaient des créatures du favoritisme le plus éhonté. Ces censeurs impitoyables sont-ils maintenant d’un autre avis ? Par un juste retour, leurs amis détiennent le pouvoir. Espérons que ceux-ci ont mis bon ordre à ce triste état de choses !...

Cependant, je pensais qu’ailleurs, en Syrie, loin du centre de l’Empire, dans une province où les rigueurs administratives ont une tendance à se relâcher, il me serait plus aisé de pénétrer dans une école ottomane. C’était une illusion ! A Beyrouth, je ne vis du collège turc que les murs ; et, quand j’arrivai à Damas, on me leurra, pendant quelques jours, de la promesse qu’une autorisation de visite me serait accordée. Puis, subitement, on ne m’en parla plus. Une allusion circonspecte me fit comprendre que l’entreprise était impossible. À Jérusalem, on me signala, à mots couverts, l’existence d’une Ecole normale de filles : il est trop évident que je n’y pouvais pas plus entrer que dans un harem. Mais, quand j’essayai d’obtenir au moins quelques renseignemens plus précis, on s’évada en propos incolores et l’on passa à un autre sujet. Je ne sus jamais où se trouvait cette école, et je finis même par me persuader que ce n’était pas la peine de chercher. À quelque temps de là, comme je causais avec un notable Musulman, je lui dis à brûle-pourpoint :

— Il paraît que, dans vos écoles normales de jeunes filles, on étudie Kant et Descartes !

Je venais de lire ce détail sensationnel et invraisemblable dans un livre français récemment paru, et je m’en servais comme d’une amorce. Mon interlocuteur s’imagina d’abord que je me moquais de lui, puis, s’étant assuré que j’étais de bonne foi, il haussa les épaules et changea de conversation.

Ceux qui se risquaient à desserrer les dents se répandaient en lamentations sur la nullité de l’enseignement dans les écoles officielles, sur le choix fâcheux du personnel. Aussi mal payés que les autres fonctionnaires turcs, nommés par recommandation, tenus en disgrâce sur un simple soupçon, les professeurs en arrivent à se désintéresser complètement de leur métier. Je conclus de ces doléances qu’on avait de bonnes raisons pour ne pas m’ouvrir toutes grandes les portes des écoles : on cachait sagement ce qu’il était préférable de ne pas montrer.

Parmi ces établissemens qui portent l’estampille gouvernementale, j’omets à dessein le lycée impérial de Galata, parce que c’est une école à part, qui a été fondée sur le modèle de nos lycées français et dont les professeurs sont étrangers. Certainement l’influence n’en peut être qu’excellente, et l’on s’en va répétant que les plus distingués d’entre les membres du parti jeune-turc ont été élevés sur ses bancs. Mais enfin, ce lycée ressemble trop aux collèges européens d’Orient. Or, en Turquie comme en Egypte, ce que je voulais voir, c’était l’initiative musulmane livrée à elle-même. L’immixtion européenne dans une école orientale en modifie immédiatement le caractère. J’allais renoncer à tout espoir, lorsque enfin, dans cette même Jérusalem, on m’offrit la satisfaction que j’avais vainement sollicitée ailleurs.

Spontanément, le directeur de l’École idadi me proposa de la visiter. Cet établissement s’intitule secondaire, bien qu’en réalité le niveau des études n’y dépasse pas le primaire supérieur, voire le simple primaire. S’il est plutôt médiocre, ce n’est peut-être pas la faute de celui qui le dirige. Musulman et Chypriote d’origine, ce fonctionnaire m’a paru bien plus cultivé, plus ouvert et plus libéral que la moyenne des fonctionnaires turcs. Il a étudié et professé dans son pays natal ; il y a appris l’anglais qu’il parle fort couramment et même il sait passablement le français. Désireux de se perfectionner dans la connaissance de notre langue, il emprunte des livres aux Dominicains de l’école Saint-Etienne, il assiste à leurs conférences. Quand nous causions ensemble, il s’interrompait fréquemment pour m’interroger sur le sens de certaines expressions. Puis il tirait de sa poche un dictionnaire, afin de se rendre compte si mes explications concordaient avec celles du livre. Un jour qu’il le feuilletait devant moi, j’aperçus, sur la page de garde, la célèbre formule de Gambetta transcrite en français : « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation. »

— Pourquoi, lui dis-je, avez-vous recopié cette mauvaise phrase ? Il y en a tant d’autres, dans notre langue, qui sont plus honorables pour la France et pour vous !

— C’est, me dit-il, qu’elle m’a semblé très caractéristique ! J’eus beau protester contre cette galéjade, je sentis bien que

je n’avais pas convaincu mon interlocuteur. Dans le fond de son cœur, il soupçonnait la France entière d’être complice de cette tartufferie, qui, à l’intérieur, persécute la religion, mais qui, au dehors, voudrait l’employer à son service. Inutile de discuter ! Quant à lui arracher l’aveu de ce qu’il pensait lui-même sur la question si grave de la religion, considérée non pas en elle-même, mais comme une autre face du patriotisme, je ne le tentai même pas. Un Musulman peut vous faire les déclarations les plus radicalement libres penseuses, il réserve toujours, ou il évite de préciser son sentiment sur l’importance nationale et sociale de l’Islam. Cependant, sur tout le reste, il s’exprimait avec une réelle indépendance de jugement et s’évertuait à se montrer ultra-moderne.

Quand je me rappelle le cadre très archaïque où il vivait, je ne puis pas m’empêcher de trouver le contraste piquant entre son milieu et ses tendances. Pour joindre son école, il faut descendre presque toute la Via dolorosa, cette longue rue étroite qui, partie du Saint-Sépulcre, aboutit au parvis du Temple. On va du Nouveau à l’Ancien Testament, de l’Evangile à la Bible. A chaque pas, on s’enfonce plus avant dans les limbes du passé. Près du couvent des Dames de Sion, voici l’Arc de l’Ecce homo, le lieu où la tradition place le tribunal de Pilate. C’est là que Jésus, déchiré par les verges et couvert de crachats, fut montré à la foule hurlante. Plus loin, il fut attaché à une colonne et flagellé par les soldats. En face, sur l’emplacement de la caserne turque, se dressait la Tour Antonia, la citadelle élevée par les Romains envahisseurs pour surveiller le Temple et ses prêtres fanatiques. Et, derrière les bâtisses impénétrables qui environnent le parvis du sanctuaire, se cache la très sainte mosquée d’Omar, et, sous ses faïences peintes et les arabesques bleues de sa coupole, repose l’antique rocher des sacrifices mosaïques, l’autel sanglant de l’ancienne loi.

Au milieu de cette rue encombrée de souvenirs et de symboles, parmi ces hauts murs qui vous dérobent le ciel et toutes les bâtisses si vieilles qui se resserrent autour de vous et qui se refoulent les unes les autres, on ne songe même pas aux siècles d’histoire qu’elles signifient, aux religions qui s’y disputent le sol : judaïsme, christianisme, islamisme ! On ne subit que l’écrasement de toutes ces pierres. On sent le poids formidable dont elles pèsent sur ce coin de terre et sur le monde entier. S’il y a un endroit qui paraisse marqué à jamais par sa destination, qui semble pour toujours hostile à tout ce qui n’est pas l’idée religieuse, c’est cet enclos farouche du Temple de Jérusalem.

Pourtant, à quelques mètres plus loin, dans un terrain vague, se dissimule la petite école moderne que je devais visiter. Ainsi perdue parmi ces ruines colossales, elle m’apparut comme un pauvre nid d’oiseau blotti dans les crevasses d’une Pyramide. Lorsque j’en franchis la porte, — encore sous l’impression de ma promenade à, travers les vestiges de ce passé toujours vivace, — je me disais que, sans doute, il y a, dans l’ordre normal, des stratifications d’idées aussi indestructibles que celles de la nature et de l’archéologie et que rien ne prévaut contre elles. Ce collège turc, avec ses prétentions de moderniser des âmes façonnées et pliées par des doctrines millénaires, me faisait l’effet d’une ridicule absurdité.

Et puis, sitôt le seuil passé, ce fut brusquement, pour moi, l’entrée dans un autre monde. La Voie douloureuse, la mosquée d’Omar, le Rocher des sacrifices et le Saint des Saints, — tout cela était à mille lieues de ma pensée et de mes yeux. Une bâtisse scolaire, presque française d’apparence, se dressait devant moi.

On en devine sans peine l’aménagement comme le mobilier : c’est celui de nos écoles primaires. Le local et le matériel me parurent relativement neufs, mais déjà fort délabrés. Les Turcs n’ont pas le génie de l’entretien, et l’indigence de leurs budgets leur interdit même les réparations urgentes. Néanmoins, partout où je pénétrai, je constatai un certain air de toilette qui donnait à cette misère un aspect décent. On avait dû se livrer à des rangemens, à un nettoyage général. Enfin, on avait fait tout ce qu’on avait pu !

Dans la salle principale, le directeur a réuni tous les élèves du collège. Je n’assisterai donc pas aux classes telles qu’elles ont lieu d’habitude, mais à une sorte de séance d’apparat. Les enfans ont un air endimanché qui ne m’échappe point. Si je les observe, ils me dévisagent avec une curiosité mêlée d’ironie. On se pousse du coude, on rit sous cape. A Jérusalem, les étrangers sont, d’ordinaire, de si drôles de corps, et la population, qui s’égaie à leurs dépens, est si facilement moqueuse !...

Mais le directeur vient de désigner un élève : celui-ci s’avance au milieu du cercle formé par ses camarades et commence à nous réciter des vers turcs. On m’explique que le sujet de la pièce, c’est un berger qui joue de la flûte et qui rivalise avec un rossignol. Effectivement, le récitateur module des roulades, des gazouillemens, lance des onomatopées, ébauche toute une mimique, qui m’aurait singulièrement déconcerté sans ces explications préalables. Puis, le morceau proprement dit reprend, détaillé avec beaucoup d’expression et d’intelligence. Sans doute, l’élève est entraîné de longue date à cet exercice. Je n’en suis pas moins frappé de la différence qu’il y a entre cette récitation et celle des écoles arabes, où les enfans accroupis sur des nattes se bornent à ânonner des surates du Coran, en se balançant sur leurs talons. Ici, vraiment, on s’efforce de rompre avec l’automatisme de la vieille pédagogie, on tâche de faire comprendre à l’élève ce qu’il débite et de mettre un peu d’âme et de réflexion dans les formules qu’il prononce. Si mince que nous semble le résultat, à nous autres Européens, il n’en est pas moins considérable et très significatif pour les Orientaux : c’est le premier indice de toute une révolution dans les méthodes d’enseignement.

Après ces vers turcs, un autre élève nous récita quelques vers français. Était-ce une fable de La Fontaine, je ne me souviens plus au juste. Toujours est-il que la prononciation était moins assurée que pour la fable du Berger et du Rossignol. Enfin, j’échange, non sans quelque difficulté, deux ou trois phrases en notre langue avec d’autres enfans que le directeur me signale.

— Et voilà ! me dit-il modestement. C’est bien peu, je le sais ! Mais je fais de mon mieux. Vous n’imaginez pas combien ma tâche est difficile !

Il n’ose pas tout m’avouer. A travers ses réticences, je crois deviner qu’il n’est pas le maître d’agir à sa guise, qu’il n’est peut-être pas secondé comme il le voudrait et qu’enfin les ressources matérielles lui font défaut. Je ne retiens qu’une chose de nos entretiens et de ses doléances : c’est son désir énergiquement affirmé de donner à ses écoliers une instruction réellement moderne. La persévérance avec laquelle il travaillait lui-même à sa propre culture m’était garante de sa sincérité.

Mais je vis une école plus curieuse, plus intéressante en son genre, que le collège idadi. Après m’avoir montré sa maison, mon obligeant directeur me proposa de visiter un établissement libre dirigé et fondé par un de ses voisins, un moullah gagné à la cause de la culture européenne. Qu’un moullah, c’est-à-dire un religieux musulman, ouvre à ses frais, une école moderne, voilà qui est, en effet, très surprenant et très caractéristique. Vingt collèges turcs organisés par la routine officielle m’auraient certainement moins appris que cette école primaire due à la seule libéralité d’un brave homme.

Elle est installée dans une vieille maison arabe, une maison à patio ombragé de plantes grimpantes. J’ai beau y être accoutumé, ces cours intérieures, si intimes et si fraîches me ravissent toujours. Pour des bambins, nulle cage plus familière et plus souriante ! Une école orientale ainsi conçue me paraît autrement rationnelle que la bâtisse administrative d’où je sors, et qui n’est qu’un décalque maladroit de nos collèges européens.

Nous entrons. Le moullah, entouré de ses adjoints, vient à notre rencontre. Lui, il est très digne, très courtois et très empressé. Sa politesse discrète a quelque chose d’ecclésiastique. Son caftan noir me rappelle la soutane de nos prêtres. Il s’est fait très beau pour la circonstance. La mousseline de son turban est d’une blancheur immaculée, et son ventre déjà respectable s’arrondit sous un superbe gilet de cachemir à ramages. Devant lui, nous ne payons pas de mine, le directeur du collège, les adjoints et moi, étriqués que nous sommes dans nos vestons à la franca. Ces adjoints, si j’ai bien compris, sont d’ailleurs d’assez minces personnages, des employés de bureaux, qui ne sont pas fâchés d’arrondir leur maigre salaire, en donnant des leçons en ville.

L’offre du café est l’entrée en matière obligatoire. Nous le prenons dans une petite chambre, garnie de nattes et de coussins sans préjudice d’un spacieux divan, où le moullah, les jambes croisées, s’ensevelit comme dans un tombeau. Le décor est strictement oriental. Puis, nous passons dans les classes : changement à vue ! Nous voici maintenant en Europe, — et quelle Europe malgracieuse ! Des bancs de bois, des tables trop étroites aux encriers qui coulent, des murs nus où s’espacent quelques cartes en couleurs avec leurs inscriptions arabes. Je m’approche de l’une d’elles, et je constate que l’Empire des Kalifes embrasse une foule de territoires actuellement occupés par les Giaours. L’Algérie, la Tunisie et l’Egypte sont toujours, officiellement, terres ottomanes.

Bien entendu, le Coran est, ici comme ailleurs, la base de l’enseignement. Nous traversons une salle, où des enfans le récitent ; d’autres se penchent sur leurs ardoises et, avec des mines studieuses, s’appliquent à copier un modèle d’écriture calligraphié sur le tableau. Dans la classe des grands, on fait une leçon d’arithmétique. Un des élèves, interrogé par le professeur, s’avance timidement devant le tableau et vient à bout, sans trop de peine, d’une division assez compliquée. Les interrogations en géographie n’ont pas autant de succès, et je vois que l’adolescent mis aux prises avec la carte s’y débrouille difficilement. Cela est sensible : ma présence l’inquiète vaguement, comme tous ses camarades. Je ne veux pas prolonger cette gêne, et je fais le geste de me retirer. D’ailleurs, l’heure de la sortie est arrivée. Sur un signe du moullah, toute la classe se lève, et, d’un air recueilli, ils entonnent l’hymne au Sultan. Le moullah lui-même, très grave et très pâle dans sa belle barbe noire, chante avec les enfans et marque la mesure.

Ma visite était finie, déjà. Ce que j’avais vu et entendu n’était, encore une fois, pas grand’chose. Et pourtant, l’exemple donné par le fondateur de cette petite école prouvait davantage, à mes yeux, que toutes les déclarations des Jeunes-Turcs en faveur de l’instruction laïque et obligatoire. Et même, cette école me frappait bien autrement que celle de Mustafa Kamel. En effet, celui qui l’entretient est non seulement un Musulman, mais un religieux. Il ne parle ni le français, ni l’anglais, n’a aucun contact intellectuel avec les Européens ; il n’a été ni touché, ni stimulé par notre éducation. Cependant, il sent la nécessité d’emprunter à cette éducation tout ce qui est compatible avec l’esprit et le caractère de son pays ; il comprend que de procurer ou de refuser l’instruction moderne aux jeunes Musulmans, c’est pour eux une question de vie ou de mort. Voilà ce qui est tout à fait nouveau !

Néanmoins, il sied de remarquer bien vite que nous sommes à Jérusalem, c’est-à-dire dans un milieu extrêmement travaillé par les pédagogues européens. Rien d’étonnant à ce que leur effort finisse par entraîner les Musulmans eux-mêmes ; à ce que ceux-ci, alarmés par une telle concurrence, se préoccupent d’arracher aux étrangers les intelligences et les âmes de leurs enfans. Enfin, nous sommes en Syrie, dans la province la plus cultivée, la plus avancée de l’Empire, où l’on s’est toujours piqué de mépriser le Turc et de faire mieux que lui. Il est trop certain qu’ailleurs des tentatives comme celles-là ont moins de chance de se produire.


IV

Malgré ces efforts individuels ou collectifs, malgré l’action plus ou moins efficace des pouvoirs publics, malgré les déclarations d’amour pour la science dont la presse réformiste nous rebat les oreilles en Egypte comme en Turquie, je n’arrive pas à me convaincre que les Musulmans pris en masse aient la volonté ferme et bien arrêtée de s’instruire à l’européenne. En général, ils se résignent à subir notre éducation plutôt qu’ils n’y courent, et encore pas tous, il s’en faut de beaucoup ! La meilleure preuve qu’ils n’y viennent pas spontanément, c’est que sans la présence et, quelquefois, la pression des Occidentaux, ils continueraient à se reposer sur le mol oreiller de l’ignorance.

À cela on répond : « Qu’importe pourquoi et comment ils y viennent, pourvu qu’ils y viennent ! Si les Japonais se sont mis à notre école, ce n’est pas précisément de gaîté de cœur, c’est parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, c’est parce qu’ils s’y sentaient forcés, s’ils voulaient conserver leur indépendance. Les Musulmans feront comme eux : ils céderont aux mêmes nécessités ! » Mais la comparaison est boiteuse. Pour qu’elle fût exacte, il faudrait que les Musulmans, les Turcs en particulier, eussent les mêmes aptitudes, la même souplesse d’esprit, la même virtuosité d’imitation que les Japonais. Or ils en sont bien loin. En outre, le travail intellectuel a toujours été en honneur au Japon : il n’en est pas ainsi dans les pays islamiques. Depuis des siècles, les Musulmans sont habitués à considérer le savoir comme une vertu servile. Bon pour des Chrétiens et des Juifs de s’exténuer sur des livres ! Ces êtres rampans ne sauraient se pousser à la fortune et aux emplois par un autre moyen ! Mais eux, qu’ont-ils besoin de cela ? Ne sont-ils pas les maîtres souverains ! Une paresse aussi fortement enracinée peut bien être secouée par les argumens des novateurs : elle en est à peine ébranlée, et elle reste un gros obstacle aux progrès de la culture moderne.

La principale difficulté, — ne nous le dissimulons pas ! — c’est la religion. Ceux qui voudraient poursuivre le parallèle de la Turquie ou de l’Egypte musulmanes avec le Japon se tromperaient surtout en ce point. Ni le boudhisme ni le shintoïsme ne prétendent monopoliser. le salut des hommes. Au contraire, en dehors de l’Islam, il n’y a pas de salut pour le vrai croyant. Le Japonais ignore le fanatisme : la tolérance est une de ses habitudes morales les plus anciennes[2].De là vient que sa religion ne l’a point empêché d’accueillir la science et les philosophies étrangères. Aujourd’hui encore, l’Islam voit en elles ses plus redoutables ennemis. Sans doute des esprits distingués essaient d’atténuer le conflit, ils proposent des accommodemens, ils montrent que la conciliation est possible et, de loin en loin, ils ont la joie de convertir à leurs idées quelques ulémas. Ce ne sont, malheureusement, que des exceptions. On objecte que, dans notre Europe, la science moderne a rencontré, de la part de l’Eglise, la même opposition systématique et que cependant elle a fini par triompher. La comparaison est encore spécieuse, sinon tout à fait fausse. Bien loin de se laisser déborder par le mouvement de la Renaissance, l’Eglise, après quelques hésitations, s’en est emparée, a prétendu le conduire. Les Jésuites, les premiers, ont canalisé l’humanisme, ont adopté l’art nouveau et l’ont même fait servir à tout un rajeunissement du symbolisme chrétien. Voit-on que les gens d’El-Ahzar se préoccupent d’une pareille conquête ou d’une pareille adaptation de la science occidentale. En vain nous vante-t-on le libéralisme de tel Sheik-ul-Islam ! Le Sheik-ul-lslam n’est guère plus qu’un ministre des Cultes. La direction et l’autorité religieuses sont ailleurs que dans ses bureaux et qu’à Constantinople !

En réalité, le peuple est d’accord avec le clergé musulman pour résister à l’envahissement des idées européennes. Et c’est justement le peuple qu’il importerait le plus d’entraîner, d’arracher à son apathie ! C’est par le peuple que les Japonais ont vaincu. Tant que la masse musulmane n’aura pas été façonnée et disciplinée par l’école primaire, on ne saurait se flatter de faire de l’Egypte et de la Turquie des nations modernes. Mais, en somme, le peuple a raison à son point de vue. Il sent confusément que sa religion est la sauvegarde de son existence : c’est elle qui, de Stamboul à Delhi, de Fez à Bagdad, réunit en un bloc impénétrable toutes les forces musulmanes. Se détacher de ce bloc, ce serait d’abord se vouer politiquement à l’impuissance et ce serait ensuite se suicider individuellement. Sous l’influence des idées protestantes, nous sommes trop enclins à nous imaginer que la religion est une affaire toute personnelle, qui ne regarde que nous. La modifier ou la rejeter dépend, croyons-nous, d’une décision de notre conscience, dont personne n’a le droit de nous demander compte. Peut-être que, si nous y regardions de plus près, nous nous apercevrions qu’en cela comme en tout le reste, nous devons agir solidairement avec la communauté et considérer le préjudice que peut bien lui porter une défection individuelle. Mais, en définitive, dans des pays comme les nôtres, où le lien national est peut-être plus fort que le lien religieux, ces défections sont possibles, et l’on ne cesse pas nécessairement d’être Français parce qu’on cesse d’être Catholique. Il en va très différemment dans les pays d’Islam, où le seul lien entre les individus est le lien religieux. L’apparence même d’une atteinte à la religion y prend les proportions d’un attentat contre la collectivité musulmane tout entière. Dans ces conditions, il est trop naturel que le peuple, avec le clergé, se défie de nos sciences : ils en pressentent l’action destructive, et puis enfin ces sciences, c’est la pensée de gens qui ne pensent pas, qui n’agissent pas comme eux et qui d’ailleurs se présentent à eux avec des arrière-pensées trop évidentes de domination.

Le problème de l’éducation musulmane serait singulièrement simplifié, si l’Egypte et la Turquie étaient des pays à peu près homogènes comme nos pays d’Europe. Entre gens de même race, de même religion ou de même formation intellectuelle, on peut arriver à s’entendre ; une mesure prise en vue du bien général peut à la longue rallier tous les suffrages. Malheureusement, l’unité ethnique n’existe pas en Orient. Partout, dans tous les territoires où il s’est établi, l’Islam est entouré de religions concurrentes qui ont exaspéré dans leurs adeptes le sentiment de la race et les tendances séparatistes. En présence de ce danger permanent, lui est-il possible de désarmer ? Les élites de toutes ces religions, y compris les élites musulmanes, peuvent bien chercher un terrain de conciliation : la masse n’est pas avec elles. Tant que cet état de lutte subsistera, tant que l’élément islamique verra dans son intransigeance religieuse l’unique moyen d’empêcher son absorption ou sa déchéance au profit des dissidens de l’Empire, la culture moderne restera chez lui bien superficielle. Elle atteindra peut-être, derrière une minorité très restreinte d’hommes distingués ou éminens, le troupeau des fonctionnaires : les couches profondes n’en seront pas touchées. D’après cela, on juge avec quelle réserve il convient d’accueillir les protestations de certains Ottomans, qui viennent étaler chez nous leur admiration pour la philosophie émancipatrice de notre XVIIIe siècle, qui exaltent nos Jean-Jacques, nos Voltaire, voire l’auteur de l’Assommoir comme les apôtres chéris de la Turquie moderne. De tels propos peuvent éblouir des conseillers municipaux ou des journalistes parisiens. Si l’écho en parvient jusqu’aux rives du Bosphore, il est inévitable qu’il y produise le plus déplorable effet.

Ce qui nous abuse perpétuellement, dans notre appréciation des choses orientales, c’est que nous leur appliquons toujours notre mesure française et européenne. Les Musulmans eux-mêmes, ceux qui se sont instruits chez nous ou dans nos écoles, commettent fréquemment une erreur semblable. A tout instant, ils instituent des parallèles entre notre révolution et la leur, comme si le rapport entre les deux n’était pas très lointain. Pour que nos inductions fussent valables, il faudrait raisonner du même au même. De ce que tel peuple a réussi à transformer ses institutions et ses mœurs il ne s’ensuit nullement que son voisin y doive réussir. Il ne dépend peut-être pas de la Chine et de l’Inde de suivre l’exemple du Japon ! C’est qu’il y a des fatalités de race et de climat, des hérédités physiologiques et morales contre lesquelles tout vient se briser. Ayons donc toujours présens à la mémoire ces sages préceptes de Taine : « Il y a naturellement des variétés d’hommes, comme des variétés de taureaux et de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement à certaines œuvres et approvisionnées plus richement de certains instincts, comme on voit des races de chiens mieux douées, les unes pour la course, les autres pour le combat, les autres pour la chasse, les autres enfin pour la garde des maisons ou des troupeaux... » Si nous sommes bien pénétrés de ces vérités, nous ne nous étonnerons pas qu’il y ait des natures ingrates sur qui l’éducation est impuissante ; ni que des peuples entiers soient voués à une irrémédiable barbarie ; nous ne croirons plus qu’on puisse transporter une civilisation d’un . pays dans un autre comme on y transporte un matériel de campement ou une cargaison de rails. Nous ne croirons pas surtout que nos idées politiques, morales, philosophiques, que notre intellectualisme en un mot ait grandes chances de s’acclimater hors de chez nous. En vérité, le monde est immense et ce qui s’appelle proprement « la civilisation » ne sera jamais qu’un point perdu dans cette immensité.


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Je reproduis presque textuellement les phrases d’André Bellessort dans son beau livre : La Société japonaise (Perrin, éditeur). — Voyez notamment le chapitre : Les Japonais sont-ils religieux ? p. 190 et suiv.