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Les Écrivains/À un magistrat

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (Deuxième sériep. 177-184).


À UN MAGISTRAT


J’ai appris, par une brève dépêche du Journal et par une lettre pas beaucoup plus explicative d’un ami, que mon livre : le Jardin des supplices, avait été saisi dans toutes les librairies de Bruges, en compagnie des livres de Camille Lemonnier et de Georges Eckoud, bons camarades d’infortune. Il faut croire que Bruges-la-Morte n’est pas si morte qu’on le dit et que, lorsqu’il s’agit d’arbitraire et de sottise, elle sait se réveiller et secouer les poussières de son tombeau.

L’année dernière, les Mauvais bergers furent interdits à Anvers — qu’on me pardonne cette petite satisfaction d’auteur — en plein succès. Il paraît que les armateurs allemands, qui sont maîtres de la ville et, comme jadis les Espagnols, y dictent la loi, ne pouvaient supporter une telle insolence prolétarienne. Ils furent effrayés de ce que les ouvriers du port qui avaient assisté à cette représentation subversive étaient sortis du théâtre et s’étaient répandus dans les rues en chantant. Il est bon pour les armateurs que les ouvriers pleurent ; il n’est pas bon qu’ils chantent. Cela veut dire qu’ils ne sont pas heureux, car, dans les chansons du peuple, il y a toujours, au bout, une revendication ou une menace. Le brave bourgmestre d’Anvers l’avait compris ainsi. Il ne lui fallut pas un long discours — même allemand — pour supprimer ma pièce. Il la supprima donc. C’était d’ailleurs une raison.

Mais le Jardin des supplices ? Pourquoi fut-il saisi à Bruges ?… On ne le sait pas, et nous en sommes réduits à de simples conjectures. La Ligue contre la licence des livres, qui le dénonça au Parquet, et le Parquet, qui s’empressa d’obéir aux injonctions de la Ligue, ont sans doute pensé que ça manquait de gravures obscènes. Sans doute qu’ils ont jugé aussi que l’obscénité du livre — puisque obscénité il y a — en était trop triste et trop douloureuse, et qu’il ne pouvait servir de livre de chevet à ces braves messieurs, à ces vieux messieurs de la Vertu, de la Loi et de la Morale. Il faut à leur sénilité amoureuse d’autres ragoûts de luxure et de plus rouges piments. Du reste, dans un pays gouverné par un roi si vertueux, dans un pays si hospitalier aux Sade et aux Nerciat, dont les textes s’illustrent d’images si plastiquement suggestives ; dans ce pays, refuge classique de toutes les pornographies du monde, il est juste qu’on persécute une œuvre qui n’avait qu’une prétention — à défaut d’un art qu’elle eût voulu plus grand et encore plus sévère — celle d’évoquer des formes de la douleur et de la pitié.

Décidément, la Belgique me comble.

Elle me comble d’autant plus que je suis, paraît-il, menacé à ce propos des pires déchéances et des plus déplorables catastrophes. Si j’en crois mon ami, je vais être poursuivi et, naturellement, condamné… Condamné à des amendes que je ne payerai pas, à de la prison que je ne ferai pas, à toutes les sortes de peines afflictives et infamantes en usage dans ces sortes de pantomimes judiciaires. Par surcroît, et pour bien attester l’ignominie de mon crime, je serai dépouillé, en cette libre Belgique, des droits civils que je n’ai point, ainsi que des droits électoraux que je n’ai pas davantage et qu’il m’a toujours répugné, électeur méfiant et modeste souverain, d’exercer en France, où je les possède encore dans leur intégrité.

Ô Vandepereboom, me voilà joli garçon !

Ce qui m’inquiète et me trouble un peu, en cette triste aventure, ce qui complique vraiment ma situation, c’est que, malfaiteur surveillé et dangereux contumax, sous peine de me voir mettre la main au collet par les sbires flamands, je ne pourrai plus m’épurer l’âme dans les casinos d’Ostende et de Spa, au contact de mashers bruxellois et des gommeux d’Aix-la-Chapelle, qui rendent si élégants et si enchanteurs ces paysages de la roulette et ces grèves de la galanterie… Je ne pourrai plus aller à Bruges, dont j’aime le silence, les eaux mortes, les vieilles pierres et les mélancoliques carillons ! Qui m’eût dit que Bruges me serait, un jour, si cruel ? Ô cher petit hôpital Saint-Jean, où, tant de fois, dans tes salles et sous tes cloîtres, je suis venu chercher l’extase aux divines toiles de Meinling ?… Qui m’eût dit, ô cimetière, moins mort que le sépulcre des rues, des canaux et des béguinages, moins noir que les ombres qui passent et que les cœurs de vieilles femmes, dont on voit les visages de cire derrière les transparents de dentelles, joli cimetière fleuri comme jardin de vie, qui m’eût dit que je ne pourrai pas, l’année prochaine, porter à ce tendre et charmant ami que fut Georges Rodenbach le pieux hommage de mon amitié fidèle, et le culte fervent et les fleurs vivaces de mon souvenir ?… Et je ne marcherai plus, dans les plaines de l’Escaut où hurle la tempête de tes vents, ô Verhaheren !… Et je ne me promènerai plus à Gand, le long de ces canaux tragiques dont l’eau noire, reflète la pâleur des malades, aux fenêtres des hôpitaux, ô cher Maeterlinck !…

Hôpital !… Hôpital !… au bord du canal !…

Et je ne verrai plus ta maison si hospitalière, ô Van Mons, et ton admirable musée où l’on tremble toujours que la Morale ne mette, sur le ventre radieusement nu de l’Ève de Van Dyck et sur la splendide et chaste Fécondité, de Jordaens, ses mains sales et son voile de boue !…

Il est bien certain que cette saisie de mon livre, dans un coin silencieux de Belgique, n’est point un événement européen et qu’elle n’apportera rien à l’histoire énorme et sanglante des Flandres… Je sais aussi qu’elle ne détournera pas l’attention publique de ce qui la sollicite le plus directement, des douloureuses péripéties de la guerre transvaalienne, par exemple. Quoique poète, je n’ai pas tant de vanité… Et si je parle de cet humble accident — car, j’ai horreur de parler de ce qui m’arrive — c’est à seule fin de dire à l’homme de justice qui détroussa mes livres, ces deux mots que voici, brièvement :

— Ô homme de la Justice et de la Loi, tu es un hypocrite. Tu sais mieux que quiconque, par ton métier et les passions qu’il dévoile et aussi qu’il engendre, ce que c’est que l’amour. Tu sais bien que ce n’est pas toujours la petite romance, la petite larme, la petite douleur, la petite fleur effeuillée aux mains des amoureux de théâtre. Tu sais que c’est une chose souvent terrible, une atroce douleur de luxure, un supplice sous lequel la pauvre humanité râle de souffrance. Et pourquoi ?… Parce que l’amour a été détourné de son but — qui est la continuation de la vie, la perpétuation de l’espèce — par les lois civiles que tu sers et les lois religieuses auxquelles tu es asservi… et que ces deux lois, victorieuses de la nature, ne vont jamais l’une sans l’autre. Par le mariage — c’est-à-dire par l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété — tes lois civiles restreignent, empêchent la libre expansion de l’amour : elles tuent, en combien d’êtres humains, le germe de vie ; donc elles accomplissent une œuvre de mort. Les lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie, un épouvantail et un péché. Toutes les deux, par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce. Est-ce donc de la pornographie, de l’excitation à la débauche, de montrer, dans leur horreur et dans leur douleur, ces crimes que vous protégez, toi, ta Justice et ta Loi ?… Est-ce que tu ne permets pas aux savants, aux médecins, aux physiologistes, d’étudier ces maladies, de sonder ces plaies de l’amour ?… Est-ce que tu vas, dans leurs laboratoires, saisir leurs bistouris, leurs cornues et leurs livres, et les offrir en holocauste, à la vertu bourgeoise outragée par eux ? Alors, pourquoi saisis-tu mon livre ? Nous autres écrivains, nous ne sommes pas des savants, soit ! Nous sommes presque tous des rêveurs ! Je te l’accorde, quoique tu n’en saches rien. Mais où donc as-tu vu que les rêveurs n’aient point apporté leur part de bien au progrès humain ? Les savants, les médecins, renfermés dans leur sphère d’action, se bornent à chercher, dans la thérapeutique, des remèdes souvent illusoires. Nous, c’est dans la société, dans une société refaite plus harmonique aux besoins de la vie, retrempée aux sources éternelles de la nature, que nous allons les chercher, ces remèdes, et peut-être, ces guérisons !…

Mais j’entends d’ici l’homme de la Justice, de la Loi et de la Morale me répondre :

— À quoi bon tout cela ?… Et tu t’époumones, mon cher, sans raison… Tu sais bien quel est ton crime… Ton crime, ce n’est pas d’offenser l’ingénuité des petites filles ou d’attenter à la pudeur des vieilles courtisanes… Non… ton crime — et il est impardonnable, et il mérite les châtiments les plus exemplaires — c’est de mettre la Société en face d’elle-même, c’est-à-dire en face de son propre mensonge, et de mettre aussi les individus en face des réalités ! Voyons, franchement, que veux-tu que nous devenions, moi, ma Justice, ma Loi et ma Morale, si, un jour, une telle catastrophe nous arrivait, et que, au-dessus de nos faces blêmes, nous apparût l’image rayonnante et nouvelle de la vérité !…

C’est égal, quand je voudrai revoir la Belgique, les tours de Bruges, les frêles arcades de l’hôpital Saint-Jean et les cygnes dormant sur le lac d’Amour, je demanderai un sauf-conduit… comme Esterhazy !


1899.