Les Écrivains/L’Avenir des chefs-d’œuvre

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E. Flammarion (Deuxième sériep. 245-252).


L’AVENIR DES CHEFS-D’ŒUVRE


Encore un document — et non des moins curieux — à joindre aux méfaits qu’inspire à des industriels peu scrupuleux mais inventifs, cette belle conception du « domaine public », par laquelle il est loisible et même glorieux à tout le monde, de déposer n’importe quelles ordures au pied des œuvres d’un écrivain mort depuis cinquante ans.

Dans mon dernier article, je vous ai montré M. A.-F. Cuir, inspecteur primaire à Lille, membre du conseil supérieur de l’Instruction Publique, réduisant les plus belles pages de la Comédie humaine à une série de courtes et ridicules analyses scolaires… Vous savez que le dessein de M. A.-F. Cuir est de remplacer la pensée trop lourde de Balzac par un commentaire plus léger et de son crû, à lui, Cuir. De quoi, un brave correspondant, instituteur à X…, se réjouit fort, dans une lettre qu’il m’adresse, car, dit-il, c’est ainsi qu’on en use avec Molière, La Fontaine, Racine, Voltaire et, en général, avec tous les grands écrivains de France, dans toutes les maisons d’éducation, dignes de ce nom. Il me cite le cas de Tartuffe où Elmire se trouve métamorphosée en un jeune garçon qui oblige Tartufe à confesser qu’il a dérobé des confitures dans le placard de son bienfaiteur, Orgon. En expiation de quoi, le pauvre Tartuffe est condamné à réciter douze douzaines de chapelets… Et il écrit : « Le génie a ceci de particulier qu’il se prête à toutes les combinaisons et adaptations des professeurs, sans rien perdre — ou si peu — de sa saveur primitive. » Et plus loin : « Notre tâche, à nous, est de rendre le génie séduisant et moral. » Et enfin, il ajoute, cet excellent correspondant, qu’il est admirable que nous possédions, maintenant, une édition « lisible » de Balzac, édition véritablement populaire celle-là, où les œuvres de cet écrivain « inégal, souvent obscur, mais intéressant », soient débarrassées de tous les déchets et scories qui l’encombrent, non moins que des aperçus trop élevés qui ennuient le lecteur, sans l’éclairer… Il explique, en outre, un peu arbitrairement, mais avec l’éloquence, que Balzac serait content de l’initiative généreuse prise par M. A.-F. Cuir, car « ces choses-là, qui sont l’indice de l’immortalisation, n’arrivent jamais qu’aux écrivains de génie ou qui comptent ». Et c’est tellement vrai, argumente-t-il que M. Jean Richepin, lequel n’est ni inspecteur primaire à Lille, ni membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, nous apprenait l’autre jour que Goethe n’avait réellement compris son Faust que dans la traduction française !… Et comme il l’eût compris et aimé davantage, si la traduction avait pu être faite par M. A.-F. Cuir ! Mon correspondant termine sa lettre par deux beaux traits, dont l’un est joliment agressif, et l’autre infiniment spirituel, et que je n’hésite pas à reproduire, bien qu’il en coûte à mon amour-propre : « En tout cas, voilà un honneur comme vous n’en aurez jamais, vous !… » Et il écrit encore : « D’ailleurs, je connais personnellement l’éditeur des œuvres de Balzac… C’est un homme de la plus belle intelligence… Il se moque absolument de ce que vous et les plaisantins de votre sorte, pouvez dire de lui… Par la science, par le goût, par le caractère, A.-F. Cuir est ce qu’on peut appeler un dur à Cuir… ». Je le crois sans peine, et comme c’est charmant !…

Mais, aujourd’hui, nous avons mieux, s’il se peut, que A.-F. Dur à Cuir, inspecteur primaire à Lille, et membre du conseil supérieur de l’instruction Publique… nous avons beaucoup mieux.

Nous avons un autre particulier, un homme libre, celui-là, qui ne se rattache à M. Georges Leygues et au ministre de l’Instruction Publique par aucune hiérarchie descendante, et qui répond au nom plus euphonique de André Hélie. M. André Hélie, dont j’ignore, d’ailleurs, les travaux précédents, et s’il a fait d’autres travaux que celui-là, qui suffit bien à la gloire éternelle d’un homme, publie, chez un éditeur de livres à vingt-cinq centimes, les Contes drolatiques, du même Balzac, mais traduits, par lui André Hélie, en français moderne !… Vous avez bien lu, n’est-ce pas ? Les Contes drolatiques de Balzac, traduits en français moderne par M. André Hélie !…

Et le pauvre Balzac s’appelait Honoré. Comme c’est bien ça !

Les Contes drolatiques, traduits en français moderne !… Voilà, avouons-le, une chose qui n’est pas banale et qui ouvre à l’imagination compliquée et inquiète des traducteurs de nouveaux horizons, des horizons illimités, si j’ose dire. De même qu’elle assure aux chefs-d’œuvre de notre langue une diffusion, à laquelle on n’avait point encore songé… Je vois très bien un Racine, un Molière, un Diderot, et, plus tard, un Renan ou un Anatole France, traduits en argot de Belleville, ou en patois bas-normand : en argot par M. Bruant, par exemple, en patois, par M. Quesnay de Beaurepaire, n’est-ce pas ?… pour la plus grande instruction des souteneurs suburbains et des braves paysans de France, car il est bon que les chefs-d’œuvre, en quelque forme que ce soit, traversent toutes les couches intellectuelles. Je vois très bien aussi l’immense et fécond parti qu’on peut tirer de cette conception du chef-d’œuvre classique, du chef-d’œuvre Frégoli, et toutes les adaptations à quoi on peut le plier… Pourquoi reléguer désormais les livres du marquis de Sade, d’Andréa de Nerciat, dans l’enfer des bibliothèques ? Ne pourrait-on pas, par une traduction savante, en faire des livres de chevet des pieuses nonnes et des jeunes pensionnaires ? Il suffirait de remplacer les scènes érotiques par des scènes d’exaltation religieuse, ce qui est facile, et les gravures trop libres, par de belles images sulpiciennes !…

Mais n’anticipons pas sur ces progrès futurs… et revenons au cas spécial de M. André Hélie, traduisant en français moderne Les Contes Drolatiques de Balzac.

Ingéniez-vous donc à écrire un délicieux pastiche de la langue de Rabelais pour être ensuite traduit en français de brasserie moderne, par un écrivain qui ne voit, évidemment, dans ces contes transformés, que lucrative pornographie et qui va les mettre, dévêtus de leur parure littéraire, nus et obscènes, à portée de « toutes les intelligences et de toutes les bourses », comme disent les prospectus.

Que penseriez-vous de ce sinistre bonhomme qui gratterait les murs et mutilerait les ornements d’une charmante habitation du seizième siècle, pour en faire une maison modern-style du vingtième ? Et que fait d’autre, je vous le demande, ce M. André Hélie en modernisant Les Contes Drolatiques dont la seule raison d’être est d’être ce qu’ils sont, c’est-à-dire la reconstitution d’une langue que nous n’écrivons plus et qui sauve, par son parfum de grâce ancienne et par le pittoresque de son archaïsme, ce que les contes peuvent avoir de trop libre et de trop osé dans la langue que nous écrivons aujourd’hui ?…

Est-ce que réellement on ne peut rien contre de tels vandalismes ? Et est-ce cela qu’on appelle la socialisation des œuvres d’art ?

Un autre de mes correspondants, qui est un professeur aussi, mais un professeur de philosophie très distingué, et qui ne croit pas qu’il soit nécessaire de rendre « le génie séduisant et moral » me soumet une idée qui pourrait être bonne, et devenir pratique. À mon tour, je la soumets à mes lecteurs qui pourront trouver quelque plaisir, en lui cherchant une solution.

Voici :

Il existe une institution, appelée commission de la Censure, laquelle institution ne fait rien, sinon, comme la plupart des institutions, d’émarger, mensuellement, au budget de la République, des sommes, d’ailleurs modiques… ce que je ne lui reproche pas, croyez-le bien… car il faut que tout le monde vive, et les temps sont durs… Quand la commission de la Censure se met à faire, par hasard, quelque chose, elle ne fait jamais que des bêtises… Aussi, pourquoi s’imagine-t-elle que quelqu’un, dans le monde, lui demande de faire quoi que ce soit !… J’ai connu un homme excellent et très spirituel, Émile Marras, qui était conservateur du Dépôt des marbres. Lui, du moins, avait compris sa fonction qui était de ne rien faire… Et il ne faisait jamais rien. Somptueusement logé par le garde-meuble, entouré des plus beaux objets d’art, ayant un jardin où il cultivait des légumes, et une luzerne immense où il eût pu faire paître une vache, il était parfaitement heureux. À chaque changement de ministère, il se disait, sans trop d’inquiétudes, du reste :

— S’il prenait jamais à un ministre l’idée de venir, par lui-même, se rendre compte de l’étrange paradoxe qu’est ma fonction… je serais foutu…

Mais les ministres ne venaient jamais. Ils ne viennent jamais nulle part. Et c’est bien ce que devrait se dire la Censure… Donc, les neuf dixièmes du temps, elle est parfaitement inutile, et pour le reste, qui ne comporte qu’un dixième, elle est nuisible… Eh bien ! ne pourrait-on l’utiliser à quelque chose, et même à quelque chose de bien ? Pourquoi ne l’emploierait-on pas à la préservation de notre domaine intellectuel ?… Au lieu d’interdire par à-coups et sans raison, des pièces d’une haute portée sociale, comme Ces Messieurs, de Georges Ancey (je cite Ces Messieurs, parce qu’on pourrait croire que je fais allusion aux Avariés), pourquoi ne serait-elle pas quelque chose comme un tribunal qui empêcherait qu’on portât la main sur nos grands écrivains, aux œuvres desquels on n’a pas le droit de toucher, précisément parce qu’elles appartiennent à tous ?… Pourquoi ne protègerait-elle pas, contre les attentats du genre de ceux que je viens de dire, le domaine intellectuel commun ?

Je livre cette idée pour ce qu’elle vaut. On peut y réfléchir et en tirer, peut-être, un bienfait.

En tout cas, il est vraiment extraordinaire qu’une société capitaliste, fondée exclusivement sur le droit de propriété, se déclare impuissante, indifférente même, quand des cambrioleurs détroussent si allégrement, si impunément, le plus précieux trésor que nous possédions : notre histoire, notre langue, nos chefs-d’œuvre…

1902.