Les Écrivains à Rome

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LES
ECRIVAINS A ROME



Parmi les artistes qui vont à Rome, on paraît croire qu’indépendamment des émouvans souvenirs que rappelle la ville aux sept collines et des chefs-d’œuvre d’art qui y sont réunis, le ciel même de Rome est doué d’une vertu particulière, et suffirait seul pour communiquer l’inspiration ; c’est une opinion assez générale, surtout parmi ceux qui en sont revenus. Le ciel de Rome a peut-être acquis cette action bienfaisante ; mais ce qui est certain, c’est qu’il ne l’a pas toujours possédée. S’il est pour quelque chose dans le caractère qu’a pris le génie de Rome aux temps anciens, cette influence ne justifie guère sa poétique réputation : rien de plus positif, de plus rudement pratique que le génie romain. À côté de vertus plus ou moins constatées, vertus âpres et sèches dans leur énergie, deux faits dominent l’histoire de Rome : au dedans, l’implacable guerre du riche au pauvre, l’usure à outrance, le règne de la chicane, la dépossession sournoise du citoyen ; au dehors, la dépossession violente de l’étranger, la guerre de conquête. Ce dernier caractère est encore ce que Rome a de plus idéal ; c’est là l’unique rôle que lui assigne le plus grand, le plus humain de ses poètes, Virgile. Quant à ce qui constitue vraiment la civilisation, il lui conseille de laisser cela à d’autres. Si le compliment est étrange, il est au moins mérité. Rome ancienne n’a pas produit un seul artiste, et presque tous ses écrivains célèbres sont nés hors de son sein.

Un seul de ses grands poètes est né à Rome, et précisément il est de tous celui qui, par l’inspiration, est le moins Romain : c’est Lucrèce. Toutes ses idées sont empruntées à l’une des écoles de la Grèce : Épicure est son dieu. Il méprise tout ce que Rome admire, la religion, une si forte partie de la nationalité romaine, et la guerre, et l’activité politique, et les honneurs. Le nom même de Rome n’est pas prononcé dans tout son poème ; le nom de Romain s’y trouve une seule fois, au début, quand il souhaite à ses concitoyens et à lui-même la chose la plus antipathique à Rome, la paix.

Il ne faut pas sans doute attacher trop d’importance à ces hasards qui font naître un homme de génie ici plutôt que-là, et la géographie n’a pas grand’chose à voir dans l’histoire de la littérature. Cependant, dans une ville qui, de tout temps, resta l’unique foyer de la vie politique, la cité, et qui se chargea d’être l’âme pensant et voulant pour les provinces conquises, il est assez étrange que cette âme n’ait pu tirer d’elle-même un seul accent poétique. Ce fait prend quelque valeur, quand on le compare à ce qui s’est passé chez nous. Comptez combien de poètes sont nés à Paris : Villon, Molière, Boileau, Voltaire, Béranger, Musset, ou, dans un rayon d’une trentaine de lieues, Régnier, Corneille, Rotrou, La Fontaine, Racine. Combien y en a-t-il qui manquent à cette liste ? Trois peut-être : André Chénier, Lamartine et Hugo. Or tracez autour de Rome un cercle d’une dimension égale : outre Lucrèce, vous y trouverez le créateur de la satire romaine, Lucilius, puis des hommes comme Cicéron et César, qu’on ne saurait considérer comme des gens de lettres. Et pourtant jamais la centralisation politique ne fut en France aussi absolue qu’à Rome, même sous la république : quand les Italiens eurent arraché à Rome le droit de suffrage, ce fut à Rome seulement que ce droit put s’exercer, ce qui le rendait le plus souvent illusoire. L’Italie non latine renferme déjà un peu plus de noms célèbres dans les lettres ; mais c’est surtout dans les provinces que se recrute la poésie et ce qu’on peut appeler proprement la littérature. Catulle, Virgile, Tite-Live, les deux Pline, sont de la Gaule cisalpine ; les deux Sénèque, Lucain, Martial, Quintilien, sont Espagnols. Poursuivez cet inventaire, et vous verrez ce qui reste au sol latin des hommes qui ont fait la gloire de la littérature latine. Décidément l’air de Rome n’était pas favorable aux nativités poétiques.

Ce fait si remarquable ne nous frapperait pas autant, s’il ne s’était produit qu’après l’extension démesurée de la république et de l’empire, au temps où Rome embrassait le monde connu. Quelles que pussent être alors sur chacun de ces écrivains les influences locales, origine, traditions, souvenirs d’enfance, toutes influences si puissantes pourtant sur des âmes de poète, on conçoit qu’elles aient pu, au temps des césars, être combattues par l’éducation toute latine des écoles semées dans les provinces et par le prestige plus étendu de la grandeur romaine. Mais ce fait apparaît au début même de la littérature latine ; ses premiers écrivains sont presque tous des étrangers, moins que des étrangers même : quelques-uns sont des esclaves. Des trois grands poètes comiques, la gloire la moins contestable de cette première époque, deux sont esclaves, Térence et Cécilius ; le troisième, Plaute, fut réduit à peu près au même sort par la misère : pendant trois ans, il fut contraint pour vivre de tourner la meule d’un moulin à farine. Chez un peuple déjà peu disposé à apprécier les œuvres de l’esprit, on comprend combien la misérable condition des plus anciens poètes dut fortifier le préjugé hostile aux lettres, et diminuer tout à la fois et leur considération personnelle et l’estime qu’on pouvait faire de leur art. À Athènes, les poètes dramatiques, citoyens parmi leurs égaux et revêtus souvent de fonctions publiques, venaient, dans des cérémonies patriotiques et religieuses, concourir aux splendeurs de la patrie devant un peuple dont le théâtre était une des institutions. Ce peuple, fort irrévérencieux à l’égard de bien des choses, conserva toujours le respect de l’art, le culte du beau. Aussi le génie du poète se ressentait de sa dignité personnelle : le plus effréné railleur, fût-ce même Aristophane, retrouvait par intervalles l’accent grave et fier de l’homme libre, et l’idéal apparaissait au milieu de ses bouffonneries les plus effrontées. À Rome, où la comédie seule pouvait toucher la fibre populaire, rien ne relevait aux yeux du peuple les poètes qui se consacraient à ses plaisirs : doublement en dehors de la cité, ils étaient d’abord suspects comme étrangers. Chez les Romains, le même mot servait primitivement à exprimer deux idées, chez nous différentes, au moins pour les hommes éclairés, l’ennemi et l’étranger, hostis. En outre, par leur qualité d’esclaves ou d’affranchis, ils étaient au-dessous du dernier plébéien, et l’on sait ce que le plébéien était à Rome, et de quelle liberté il y jouissait. Pour obtenir quelque sécurité pour sa personne et pour le peu qu’il pouvait posséder, il n’avait qu’une ressource, s’attacher à un grand, devenir son client, vivre dans une sorte de domesticité : ainsi firent les poètes, même ceux qui étaient nés libres comme Ennius. Ce sont ces traditions de patronage que notre littérature a pieusement recueillies ; quand on se vantait d’appartenir à M. le cardinal ou à M. le surintendant, c’était encore de l’imitation littéraire, souvenir des grands modèles, respect de la tradition. Nous nous sommes en bien des choses beaucoup trop souvenus des Romains. Boileau lui-même, qui avait en lui toute l’étoffe d’un caractère indépendant, ne se fût peut-être pas permis certaines flatteries un peu fortes sans l’exemple et l’autorité d’Horace ; mais le pauvre Horace, enchaîné à ses patrons par la nécessité et par la reconnaissance, avait enseigné l’art de flatter délicatement, et, sans y être aussi obligé qu’Horace, Boileau flattait à son tour par respect pour les saines doctrines et déférence pour les anciens. Heureusement Louis XIV valait beaucoup mieux qu’Auguste, et, grâce à lui, les flatteries que traduisait Boileau d’après Horace, exorbitantes dans le texte, devenaient plus acceptables dans la traduction.

L’origine étrangère ou servile des vieux poètes romains, funeste à leur dignité, n’a pas dû être sans influence sur leur talent. S’il est vrai, comme l’a dit Homère il y a trois mille ans, et comme l’histoire l’a prouvé depuis, que le jour qui enlève à l’homme sa liberté lui ôte en même temps la moitié de sa vertu, peut-on croire que cette influence fatale ne s’étende point sur l’intelligence ? Combien de sentimens féconds deviennent nécessairement étrangers à l’esclave ! combien de grandes choses auxquelles il ne peut s’intéresser ! La patrie d’abord, il n’en a plus : celle qui l’adopta n’est que sa marâtre ; son patriotisme doit être de la maudire, car elle l’a arraché à sa mère, au sol natal, à la liberté ; elle lui a enlevé tout ce qui donne du prix à la vie. — La famille ? L’esclave n’en a point à Rome. Même affranchi, il doit après sa mort laisser à son maître une partie de ce qu’il a pu gagner ; il ne peut léguer entièrement aux siens le fruit de son travail ; la tache originelle lui survit. — La gloire ? Soyez Térence, écrivez des chefs-d’œuvre, et vos riches patrons laisseront croire que vous n’avez été que leur prête-nom ; votre gloire ne vous restera pas entière après votre mort ; cette propriété-là aussi, il faudra la partager avec Scipion et Lélius. Montaigne ne voudra pas admettre qu’un serf africain ait pu s’élever à de telles œuvres, car « cela sent son gentilhomme ! » Quant à Plaute, croyez-vous qu’en tournant sa meule il s’intéresse beaucoup aux grandeurs de Rome, à la dignité, à la moralité de ses contemporains ? Aussi, chez Plaute et Térence, si vous trouvez çà et là quelque allusion patriotique, n’y attachez pas trop d’importance : l’accent y manque ; c’est tout au plus le couplet national de nos vaudevilles, un moyen de succès, et qui n’engage à rien.

Cette absence d’enthousiasme n’offre pas grand inconvénient dans la comédie, et c’est dans la comédie et dans la satire que les poètes de la première époque se sont surtout distingués, — c’est-à-dire dans les deux genres qui demandent le moins de poésie. Le sentiment vigoureux de la réalité fait le principal mérite de la comédie ; ce sentiment, étranger à l’idéal, et qui dans une certaine mesure en est même la négation, était inné chez le Romain, peuple pratique par excellence. Sans doute la fantaisie, la passion, la grâce y trouvent leur place ; mais le principal mérite de la comédie est la vérité de l’observation, la ressemblance du portrait. On peut y être Molière ou Van-Dyck, mais cela n’est pas nécessaire, et il y a de belles places au-dessous. Des étrangers sans nationalité ont donc pu écrire la comédie romaine : il semblerait même que des ridicules inaperçus pour le Romain ont pu frapper davantage des étrangers ; mais l’épopée, l’épopée nationale surtout, ne semble-t-il pas qu’elle doive sortir de l’âme même du peuple qu’elle célèbre, et se la figure-t-on écrite par un étranger ? Ce fut précisément ce qui arriva. Ennius, né dans la Grande-Grèce, avait trente-cinq ans quand en Sardaigne il fit la connaissance du vieux Caton, qui l’amena à Rome. Protégé par Scipion, qui, après sa mort, lui donna place dans la sépulture de ses ancêtres, Ennius fit un poème sur la seconde guerre punique, c’est-à-dire sur Scipion lui-même. « Le meilleur morceau qui nous en reste, dit M. Michelet, est le portrait du bon et sage client ; c’est sans doute celui d’Ennius lui-même[1]. » C’est ainsi qu’aux lieux où règne encore l’esclavage, on fait de temps en temps le portrait du bon nègre, résigné, soumis : c’est un éloge que les maîtres encouragent très volontiers ; au moins le bon nègre ne le fait-il pas lui-même. Dans le portrait d’Ennius peint par Ennius, le bon client, « que son patron reçoit souvent avec plaisir à sa table, » est le confident obligé de ce dernier, un vrai confident de tragédie française, « doux, fidèle, parlant peu et quand il faut ; » du reste, il est instruit, lettré, comme ne l’étaient guère les cliens de race romaine. On se figure que, quand le bon client écrit l’histoire de la seconde guerre punique, son patron y trouvera son compte. Qu’il y eût dans ce poème, en grande partie perdu, un accent de reconnaissance sincère pour Scipion, cela est possible ; mais pour écrire un poème patriotique sur une époque où Rome tout entière, il faut le dire, fut admirable d’élan, de ténacité, même de générosité et de justice, où pour la première et dernière fois patriciens et plébéiens se serrèrent les uns contre les autres et parurent s’aimer, pour chanter cette gloire collective, peut-être fallait-il autre chose que des sentimens d’affection personnelle. Je ne puis croire qu’à égalité de talent un Romain n’eût trouvé dans ses souvenirs, dans ses traditions de race, dans ses passions et ses préjugés même, une tout autre inspiration. Les nombreux fragmens qui nous restent du poème d’Ennius peuvent nous donner une idée assez haute de son génie poétique : on y trouve de beaux vers, d’autres qu’on tâche de trouver beaux ; mais les beaux vers ne suffisent pas pour constituer une épopée nationale : il y en a dans la Henriade, il y en a même dans Chapelain. Ennius, qui savait trois langues, se vantait d’avoir ainsi trois âmes : c’était le symbole de sa nationalité indécise et partagée. Les poètes grecs n’avaient qu’une âme, et elle était à leur patrie.

En outre, le pythagoricien Ennius, qui se flattait d’avoir été Homère dans une existence antérieure et s’imaginait le rendre aux Latins, n’avait pu garder la naïveté du poète grec. Quoiqu’il fût un des premiers en date des poètes de Rome, ce n’était déjà plus un poète primitif : c’était un littérateur, un homme instruit, traduisant, imitant. Ce fut là en effet un autre malheur de la poésie romaine, dû à son origine : elle débuta par des traductions, et se vit condamnée à ce qu’on a appelé l’imitation originale. Il était assez naturel en effet que des écrivains venus de l’étranger apportassent avec eux les chefs-d’œuvre qu’ils connaissaient déjà. Et ce qu’il y eut de plus grave, c’est qu’au moment où la poésie latine s’habituait à se passer d’invention en s’essayant aux imitations de la Grèce, la Grèce asservie en était à sa période de décadence poétique, substituant le travail ingénieux de la forme à l’inspiration qui lui manquait, ou traitant de ces sujets insignifians qui ne sauraient effaroucher le pouvoir, mais qui n’en sont pas moins une dépravation des mœurs ou une corruption du goût. Dès le commencement de la littérature latine, nous voyons apparaître des imitations de ces tristes ouvrages. L’Homère des Latins traduit d’un Alexandrin un de ces poèmes qui dénoncent presque toujours une époque stérile pour la poésie, un poème sur la gastronomie. Voilà une des fleurs de la poésie latine à son printemps ! Quand la pensée de la Grèce se reportait aux temps héroïques de la poésie nationale, elle y retrouvait un Orphée, plus prêtre encore que poète, beau comme un fils des dieux, doué d’une mystérieuse influence et qui lui survécut, car c’était une chose avérée que les rossignols habitans du bois qui entourait sa sépulture chantaient infiniment mieux que les rossignols des autres cantons. — À son début poétique, ce n’est pas un Orphée que rencontre Rome, c’est un Berchoux !

Au reste, Ennius était si loin de reproduire cet idéal sacré des Linus et des Orphée, qu’il traduisit également un ouvrage d’Évhémère, œuvre de négation audacieuse qui ruinait la religion païenne et détrônait les dieux. Il anticipait ainsi sur Lucrèce. C’était tarir d’avance, autant qu’il était en lui, une des sources possibles de poésie. On ne peut nier que la religion romaine, surtout la religion vraiment indigène et primitive, si elle n’avait ni l’élévation ni la grâce de la religion grecque, avait au moins un caractère rude et fort qui eût pu inspirer les poètes ; ceci resta stérile. Rome ne nous a pas laissé une seule œuvre d’inspiration vraiment religieuse : dès le début, le scepticisme apparaît ; on trouve même dans les fragmens des tragiques et des comiques des plaisanteries sur les aruspices, plaisanteries assez étonnantes, quand on songe que, la religion étant à Rome fort intimement liée au pouvoir civil, c’était précisément les augures qu’il s’agissait de faire respecter autant pour le moins que Jupiter lui-même. Ce dieu joue d’ailleurs un rôle un peu risqué dans l’Amphitryon de Plaute. Et qu’on ne dise pas qu’on trouve dans Aristophane l’équivalent de ces impiétés : Aristophane arrivait à la fin de la poésie grecque, Plaute au début de celle de Rome. Athènes avait la philosophie de Socrate et de Platon à substituer au paganisme défaillant ; Rome chassait alors les philosophes. Tolérante pour l’incrédulité brutale, elle ne s’effrayait que de la raison. Après Lucrèce, tout fut perdu. Alors, selon l’usage, quand la religion ne fut plus dans les âmes, la religiosité s’étala dans les œuvres poétiques. Ce ne fut plus que de la mythologie telle que la traitèrent nos poètes français, ornement littéraire, machine épique, décors de théâtre qui ne faisaient illusion à personne, Quand Virgile, le plus religieux des poètes romains, décrivait l’enfer païen, il oubliait qu’il avait fait ailleurs un devoir au sage de mettre sous ses pieds les vaines terreurs de l’autre monde.

Ce que l’on conçoit plus difficilement que cette absence de toute inspiration religieuse, c’est que cette Rome, qui avait au moins un patriotisme ardent et farouche, n’ait laissé aucun hymne national, nulle poésie tout à la fois élevée et populaire. Nous avons plusieurs des marseillaises de la Grèce, car les Perses d’Eschyle, qu’est-ce autre chose qu’une marseillaise dramatique ? Nul de ces Romains qui se dévouaient pour repousser Annibal n’a-t-il pu retrouver dans son cœur quelque chose de cet enthousiasme d’Eschyle chantant à sa patrie les victoires auxquelles il s’était associé, et recueillant dans son triomphe au théâtre une double part de gloire, comme citoyen et comme poète ? A défaut d’une telle œuvre, Rome militaire a-t-elle laissé quelque hymne comme ceux de Tyrtée et de Callinus ? moins que cela encore, quelque chant de soldat, grossier, vulgaire de style, mais héroïque d’accent, comme chez nous la chanson de la 32° demi-brigade de l’armée d’Italie ? Non, le légionnaire romain, ferme et discipliné, frappait et tombait en silence. La seule occasion où il s’avise de chanter, c’est dans les triomphes, en escortant au Capitole le consul vainqueur, et ces chansons, dont nous avons quelques débris, ce n’est point le cri de l’enthousiasme, ce sont des railleries du soldat contre son général, railleries qu’on tolère en ce jour de fête, liberté d’un jour, liberté d’esclave qui, pendant les trois jours des saturnales, s’émancipe par permission. Autant eût valu rester muet.

Ce petit détail me semble toute une révélation. La seule chose qui soit nationale à Rome, c’est la satire, Quintilien en convient ; c’est la raillerie amère et insultante, dédommagement de celui qui ne se sent pas libre. L’ode, le drame, l’épopée, l’idéal, la poésie en un mot, ne seront jamais populaires à Rome ; la satire ou la comédie, qui n’est que la satire dialoguée, voilà son vrai génie, son inspiration propre. Et l’autorité le savait si bien, que dès le début elle prend ses précautions contre ces licences de la parole. On a un document vraiment curieux à ce sujet : la loi des douze tables porte peine de mort contre tout auteur de vers diffamans. Cette disposition semble avoir été prise contre les auteurs de chants fescennins, sorte de chanson satirique et grossière qui existait à Rome bien avant qu’elle eût des poètes. Pasquin est contemporain de la ville éternelle, et, quoique réprimée toujours, c’est la seule institution romaine contre laquelle le temps n’ait pas prévalu. La satire et la répression légale de la satire sont antérieures de deux cents ans au premier poète digne de ce nom, à Livius Andronicus. Et cette loi atroce ne resta point lettre morte : un comique, le Campanien Nœvius, s’étant avisé de faire une allusion à une fredaine de jeunesse de Scipion l’Africain, cette puissante famille requit l’application de la loi. Grâce à l’intervention des tribuns, Nœvius en fut quitte pour l’exil, et mourut en Afrique[2]. Dès lors on se le tint pour dit.

Un seul Romain osa sous la république braver cette loi cruelle ; il est vrai qu’il risquait peu, étant noble, riche et soutenu par des amis puissans, car dans cette belle république, vantée jadis avec tant de raison par les classiques en démocratie, les lois atroces étaient corrigées par un remède pire que le mal, par l’arbitraire, qui permettait aux uns ce qu’il punissait si sévèrement chez les autres. Lucilius paraît avoir usé et abusé de cette liberté d’exception. Du reste, il ne faut pas regretter pour la littérature romaine que cette espèce de franchise ait été si restreinte ; les personnalités calomnieuses n’ont guère de cours qu’aux temps où la discussion des intérêts généraux est interdite : misérable dédommagement, d’autant plus triste qu’il ne s’exerce alors que d’un côté, sans crainte de représailles. Martial, le modèle du genre, florissait sous Domitien, qu’il encensait entre deux méchancetés. Cette liberté-là n’a rien que de très compatible avec la servitude : c’est la liberté des limiers au moment où on les découple et où on les lâche sur le gibier ; mais tout en regrettant qu’on n’ait pas laissé aux poètes latins la faculté de nous peindre les mœurs romaines avec une entière franchise, on peut trouver que ces défiances ombrageuses du pouvoir à l’égard de la poésie, funestes par exemple pour la tragédie nationale, qui vit partout de l’intérêt attaché aux grands événemens de l’histoire, pouvaient à l’égard de la comédie ne plus présenter d’aussi graves inconvénient Forcés de s’abstenir d’une peinture trop précise des choses contemporaines, les poètes comiques de Rome, comme ceux d’Athènes asservie, se réfugiaient dans l’étude générale de la nature humaine. Ils étaient moins de leur temps que ne l’avait été Aristophane, et c’est pour cela qu’ils sont un peu plus du nôtre ; leurs comédies ont pu avec quelques changemens passer sur notre théâtre, et l’homme de tous les âges peut s’y reconnaître. Peut-être le genre littéraire qui, par les nécessités et les périls de la représentation, semble le plus dépendre des gouvernemens est-il celui qui souffre le moins de cette dépendance. À Rome et en France sous Louis XIV, la tragédie a dû s’interdire presque toujours les sujets nationaux, et nul doute qu’elle n’y ait perdu un puissant intérêt et des leçons instructives pour les spectateurs ; la comédie au contraire, grâce à la surveillance inquiète du pouvoir, est sauvée de la tentation des personnalités, et s’élève à la hauteur d’une étude philosophique. Ajoutons aussi qu’aux époques les moins libres, quand le théâtre attire l’attention passionnée du public, il est bien difficile de ne pas lui laisser une sorte de liberté relative. Un auditoire, surtout quand il est très nombreux comme dans les théâtres anciens, a toujours une volonté à lui, pour laquelle il faut avoir plus ou moins d’égards. Les césars eux-mêmes, fort insolens partout ailleurs, se montraient bons princes au théâtre et souvent fort complaisans pour les fantaisies des spectateurs : si avilis que fussent alors les Romains, au cirque leur masse les faisait un peu respecter. Là où l’on malmène le peuple, on ménage parfois le public. Aussi est-ce une chose étonnante que la liberté relative laissée au théâtre même sous des régimes peu libéraux. Ces franchises peuvent tenir à d’autres causes que celles que nous signalons ici. Il y a pourtant un double fait qui nous paraît incontestable : c’est que, sous Louis XIV par exemple, on avait pour le public une déférence à laquelle depuis on ne s’est plus cru obligé, et qu’en outre sous ce régime on a laissé représenter des comédies qui, sous des régimes beaucoup plus libéraux, ou auraient été absolument interdites, ou n’auraient point passé sans suppressions.

Grâce à ce caractère général, humain plutôt que national, qu’affecta la comédie latine, elle a pu s’élever très haut sans trop souffrir des gênes imposées d’ailleurs à la pensée. En outre, bien que sortie d’Athènes, elle trouvait à Rome même des germes à féconder, une vocation qu’elle décidait. Sans cela, elle n’eût pas réussi, car, s’il est vrai qu’un discours est fait à deux, par l’orateur et par l’auditoire qui l’écoute, cette collaboration du public est encore bien plus nécessaire aux œuvres dramatiques. Un poète lyrique peut chanter ses propres émotions sans trop se demander si elles trouveront de l’écho. Milton peut écrire un chef-d’œuvre que son temps méconnaîtra, et qu’il lègue à la postérité ; l’isolement lui est possible. Un poète dramatique, s’il est méconnu, cessera d’écrire pour le théâtre. Racine lui-même y renonça pour avoir été une fois contesté. Il s’ensuit qu’une comédie qui réussit peut donner la mesure du public qui sait la goûter. À cet égard, la comédie latine est une recommandation sérieuse pour les contemporains des Scipions, et l’impossibilité où elle fut de se soutenir plus tard devint la condamnation sans appel du public romain sous les césars. Il ne faut avoir une bien vive admiration pour les Romains d’aucune époque et à aucun point de vue ; mais il est certain que, pour reprendre quelque bonne opinion du peuple romain sous la république, il suffit de le comparer à ce qu’il devint sous l’empire. On conçoit qu’alors il y avait pour ce peuple grossier une école qui plus tard lui fut fermée : c’était le Forum. La tribune où retentissaient les accens généreux des Gracques et la mordante parole du vieux Caton était pour la foule un enseignement littéraire comme un enseignement politique.

On convient, je crois, assez généralement que le public sous les césars était un fort triste public, très propre à corrompre ceux qui voulaient lui plaire ; mais on paraît croire que, sous Auguste, il y eut un moment exceptionnel où deux ou trois poètes éminens trouvaient toujours un auditoire zélé pour les applaudir et capable de les apprécier. Peut-être y aurait-il quelque chose à réformer à ce jugement. Le fait est qu’Horace, tout sévère qu’il est pour l’époque antérieure, et sévère jusqu’à l’injustice, traite fort mal le public de son temps, et se vante d’écrire non pour lui, mais pour quelques lecteurs de choix ; il pouvait bien avoir raison. Au moins est-il certain que la comédie et la tragédie même, fort cultivées au temps des Scipions, devinrent absolument impossibles sous l’empire, et ne purent soutenir la concurrence avec les jeux du cirque, surtout avec les combats de gladiateurs, auxquels Jules-César le premier avait donné de si grands développemens. Les deux ou trois milliers de spectateurs que l’on trouvait à Rome pour applaudir Plaute et Térence sous les Scipions, au temps où la ville était encore peu de chose, on ne les trouvait plus dans l’immense Rome des césars. Le goût public avait baissé.

Du théâtre romain à l’époque républicaine, il ne nous reste que deux poètes : Plaute et Térence ; mais ce sont de tous les poètes latins ceux qui nous donnent le mieux la mesure du goût contemporain. Quand on parle de l’antiquité, on oublie trop les conditions de la publicité littéraire avant l’invention de l’imprimerie : elle était presque tout entière réduite à la parole parlée. On lisait peu, parce qu’il y avait peu de livres ; le livre le plus répandu n’avait toujours qu’un nombre très restreint d’exemplaires, et chacun d’eux coûtait fort cher. Une chose qui a pu frapper tous ceux qui s’occupent de l’antiquité, c’est l’inexactitude des citations, même chez les écrivains les plus lettrés. On voit que la plupart du temps ils citent de mémoire, n’ayant pas sous la main les livres souvent très connus auxquels ils empruntent leurs citations. À Athènes, où l’on prenait pourtant des précautions pour multiplier les exemplaires des grands poètes[3] en les faisant transcrire aux frais de l’état, la grande publicité était encore celle du théâtre. Ailleurs même, ce qu’on lit aujourd’hui était chanté ou récité, les odes par exemple, l’épopée et jusqu’à l’histoire écrite en prose. À Rome, où le goût des lettres était infiniment moins répandu, l’unique moyen de diffusion rapide et étendue pour les œuvres littéraires, c’était le théâtre. Plus tard, à partir d’Auguste, on eut les lectures publiques. Dans une salle louée d’avance, un poète convoquait quelques amis, et surtout des preneurs ; était-ce là un public ? Et cela ressemblait-il à ces assemblées générales de la Grèce où un poète survenant récitait ou faisait chanter ses vers, les soumettant vraiment au jugement de tous, non à celui d’une coterie ?

Au temps des Scipions, l’état florissant du théâtre marque donc une assez grande époque littéraire que l’on reconnaît au double caractère de toute grande époque, le mérite des poètes et l’adhésion du public. C’est un fait qu’on a l’habitude de méconnaître, afin de placer sous Auguste l’époque unique, exceptionnelle, où la poésie arriva à sa perfection, où régna la qualité principalement appréciée des délicats, le goût. Même à ce point de vue, ceci est inexact. Horace a moins de goût que Térence. Si jamais la muse latine a eu la grâce, l’exquise simplicité de l’atticisme, ce naturel choisi dont Racine seul peut chez nous donner une idée, c’est chez Térence. Il est très probable sans doute que ce dialogue si fin était moins goûté que la vigoureuse gaieté de Plaute. Même malheur lui serait arrivé, je crois, dans tous les temps. Cependant ces comédies étaient applaudies ; elles réussirent toutes, une seule exceptée (Térence s’en plaint amèrement dans un de ses prologues). Ainsi donc à Rome, même avant la bienfaisante influence du despotisme, si indispensable, comme on sait, à la pureté du goût, il y eut un temps où, sans faire aucun sacrifice au mauvais goût de la majorité, un poète put plaire à un nombreux auditoire : ceci mérite quelque attention. Je veux bien qu’on ne tienne aucun compte de l’opinion de Cicéron, qui, bien que fort admirateur des Grecs, admirait très vivement aussi le théâtre latin, et regardait le siècle des Scipions comme une époque à part pour la pureté du langage comme pour les vertus civiques[4]. Admettons, si l’on veut, que Cicéron ait cédé ici à la manie de tous les temps, qui est de placer toujours la bonne époque dans le passé, jamais dans le présent. Une autorité plus grave que l’opinion de Cicéron lui-même, ce sont les comédies de Térence. Le temps où le succès de Térence était possible n’est pas une époque ordinaire. Il pourra se retrouver plus tard à Rome de plus grands poètes ; mais, si l’on ne considère ici que le goût général, il est certain que cette époque est unique dans l’histoire de la poésie latine : plus tard, ce public ne se retrouvera plus.

Quant aux gens de lettres eux-mêmes, quelle que fût d’ailleurs leur misérable condition, le théâtre seul aurait pu leur assurer une sorte de dignité personnelle et, ce qui en est la première condition, une véritable indépendance. Pour nous autres modernes, les conditions de publicité sont toutes différentes. L’imprimerie fait à un écrivain moderne assez médiocre un auditoire tel que n’en eurent jamais ni Plaute à Rome, ni même Aristophane à Athènes ; s’il a du talent, de chacun de ses lecteurs elle lui fait un Mécène qui réunit vraiment les conditions les meilleures, la protection avec l’indépendance, la louange flatteuse parce qu’elle est sincère, et enfin la subvention qui n’humilie point, parce qu’on doit y voir le salaire du travail, non les gages payés à la servilité. Seul à Rome, de tous les gens de lettres, le poète dramatique jouissait d’une partie de ces avantages préparés aux modernes par Gutenberg. Seul il avait un auditoire considérable par le nombre, respectable par sa sincérité. D’abord le poète dramatique jouissait des privilèges que la voix vivante avait seule dans l’antiquité. Il participait ainsi aux avantages du Forum. Moins vaste, moins retentissant, moins libre que le théâtre d’Athènes, le théâtre latin conférait pourtant à celui qui y triomphait une sorte de dignité : l’auteur qui y réussissait était l’élu du peuple, non le favori d’un homme. Horace dira plus tard à Mécène : « Mets-moi au nombre des poètes lyriques, et mon front superbe ira toucher les cieux ! » Térence dit avec un orgueil plus modeste en apparence, plus sérieux et plus solide au fond : « Le poète ne se propose qu’un but, c’est de plaire au peuple romain. » Où est l’indépendance ? où est la dignité ?

Mais cette approbation de tous, la seule flatteuse, la protection impersonnelle et désintéressée du public, n’était pas le seul avantage que le théâtre offrît aux poètes. À Rome, le théâtre était l’unique moyen littéraire de gagner sa vie sans recourir aux protecteurs et aux Mécènes. Nulle part l’on ne trouve que les libraires aient acheté leurs ouvrages aux écrivains ; les droits d’auteurs n’existaient qu’au théâtre, et ils dépendaient du caprice des comédiens ou des personnes qui se chargeaient, de donner des jeux. Ces prix n’étaient pas de nature à faire la fortune d’un poète, mais ils étaient peut-être supérieurs en moyenne, et toute proportion gardée, à ce que reçurent Corneille et Racine pour leurs chefs-d’œuvre. Nous avons le prix reçu par Térence pour une de ses pièces, l’Eunuque. Selon Suétone, elle eut tant de succès qu’elle fut jouée deux fois le même jour, et payée à Térence une somme assez forte pour le temps, 8,000 sesterces (1,638 francs) : selon Donat, elle fut reprise et payée de nouveau à l’auteur. Certes ce chiffre est bien au-dessous de celui où sont montés les droits d’auteurs, soit avec les théâtres, soit avec les libraires, depuis que les écrivains ont bien voulu renoncer en Angleterre et en France à la protection des grands seigneurs et des financiers, et ne plus rechercher que celle du public : sacrifice qui a servi, non-seulement leur dignité, mais aussi leurs intérêts. Au temps même de Louis XIV, après les chefs-d’œuvre de Corneille et presque tous ceux de Racine, en 1674, les comédiens ne payaient un prix équivalent à celui que reçut Térence pour l’Eunuque « qu’aux auteurs de haute réputation, et dont tous les ouvrages avaient réussi[5]. » Or l’Eunuque était la seconde pièce de Térence, et nous savons le prix que reçut Racine pour sa troisième tragédie, un de ses chefs-d’œuvre, Andromaque, — deux cents livres ! Je ne cite pas l’exemple de Plaute, qui paraît avoir fait au théâtre une véritable fortune, qu’il perdit plus tard dans des opérations commerciales : la position de Plaute est à part et ne saurait servir de terme de comparaison, — il était à la fois chef de troupe, acteur et auteur, comme Molière, qui fit aussi en son temps une fortune exceptionnelle ; mais Horace nous parle d’un poète aujourd’hui perdu, Dossénus, qui visait aux succès d’argent et qui y arrivait. Il est donc avéré qu’à Rome le théâtre pouvait faire vivre ceux qui s’y consacraient. Plus tard, sous l’empire, cette ressource manqua aux gens de lettres ; le théâtre fut remplacé par les jeux du cirque, et il n’y eut plus pour le poète pauvre qu’un moyen d’existence, les générosités des Mécènes[6]. Plaute n’y avait pas songé : devenu pauvre, il avait travaillé de ses mains. Dans les fragmens de ses comédies perdues, il y a une fière parole prononcée par un père : « J’aime mieux, dit-il en parlant de ses enfans, j’aime mieux les voir mourir que de les voir mendier[7] ! » La muse latine n’en a pu dire autant.

Ainsi, sous la république, le théâtre florissant a fait au poète des conditions de dignité et d’existence exceptionnelles, inespérées, au milieu d’un peuple toujours plus ou moins étranger aux jouissances de l’esprit. Sous l’empire, le théâtre est muet comme le Forum. À la parole vivante succède le livre, à la protection du public celle des Mécènes : voyons en quoi consista cette protection à sa plus belle époque, sous Auguste, et quelle influence elle put exercer sur les deux génies de ce siècle, sur Virgile et sur Horace.

M. Sainte-Beuve a publié sur Horace et sur Virgile un travail rempli, comme toujours, d’observations fines et délicates, mais dominé, je le crains, par une idée trop absolue, par la préoccupation exagérée du rôle officiel qu’auraient joué les deux poètes auprès d’Auguste. Cela l’entraîne à exagérer également les bienfaits qu’ils auraient reçus du prince, leur assiduité auprès de lui, et enfin l’influence d’Auguste sur le développement de leur génie. L’ingénieux critique va jusqu’à se servir d’une expression assez peu séante : Auguste, selon lui, aurait commandé l’Enéide à Virgile ; c’est ce rôle de fournisseur breveté qu’on nous permettra de discuter un peu.

Je commence par déclarer qu’à mes yeux Horace et Virgile avaient parfaitement le droit de se détacher du passé de Rome et de le regretter peu, d’abord parce qu’il était peu regrettable. Cette république, qui ne connut jamais l’égalité même entre les citoyens, et la liberté très peu, cette féodalité guerrière et conquérante devait aboutir où elle arriva en effet : depuis surtout qu’elle avait été sauvée par Sylla de la façon que chacun sait, elle était perdue, et son agonie ne la relève guère aux yeux de l’histoire. Rome conquérante devait tôt ou tard être conquise par ses propres soldats : ce fut son juste châtiment ; mais de la part du citoyen romain se résigner trop vite à ce châtiment, si mérité qu’il fût, eût été trahison. Honneur à ceux qui, après Sylla, refusèrent de souscrire à l’avilissement définitif de leur patrie ! Leurs illusions étaient un devoir : le fils qui voit sa mère atteinte d’une maladie incurable et qui n’espère pas contre l’espérance même est un mauvais fils. Aussi l’histoire doit-elle plaindre et honorer les derniers défenseurs de cette cause perdue ; c’est ce qu’ont fait aussi Virgile et Horace. À l’égard du passé, leur devoir n’allait pas plus loin.

Je ne vois pas qu’on ait jamais songé à se demander d’où sortaient les deux poètes, et pourquoi ils se seraient intéressés à la république romaine. Envers elle, leurs traditions de famille ne pouvaient leur léguer que des haines. Horace était fils d’un esclave, d’origine ; grecque, à ce qu’on croit, et on le supposerait volontiers à voir la tendresse avec laquelle il parle toujours des Grecs et la façon désobligeante et dédaigneuse dont il s’exprime sur le compte du peuple romain. Virgile était né également hors de la tradition romaine, hors de la cité. Quand il vint au monde, la Gaule cisalpine était encore sujette, et elle ne reçut le droit de cité que vingt et un ans après la naissance du poète[8]. Si l’on peut saisir dans ses poèmes un accent sincère de patriotisme, c’est pour le sol natal, et quand il dépeint l’élysée, ce n’est pas le Tibre qu’il y fait couler pour en arroser les verdoyantes prairies : c’est le Pô, auprès duquel s’était passée son enfance. Sa patrie, c’est Mantoue ; c’est elle que, dans des vers d’une grâce pénétrante, il promet d’immortaliser. Quant à cette Rome impérieuse, qu’il admirait sans doute, pouvait-il l’aimer, dans son passé du moins, lorsqu’il se rappelait quel joug impitoyable elle avait fait peser sur son pays natal ? Il fut généreux à Horace et à Virgile de ne pas s’associer, tout d’abord à l’avilissement de Rome sous l’empire, à cette première revanche de l’univers vaincu. Horace, âgé de vingt-trois ans, étudiant à Athènes, s’enrôle dans l’armée de Brutus, qui donna au fils de l’esclave Horatius le titre et les fonctions de tribun des soldats. Quant à Virgile, il semble au moins n’avoir pas fait des vœux bien vifs pour le triomphe d’Octave, puisque la victoire du triumvir est immédiatement suivie de la ruine du poète. « Rentré à Rome, dit M. Sainte-Beuve, Octave livre pour ainsi dire l’Italie entière en partage et en proie à ses vétérans. Dans cette dépossession soudaine et violente, et qui atteignit aussi les poètes Tibulle et Properce dans leur patrimoine, Virgile perdit le champ paternel. » Le père de Properce même fut mis à mort ; mais Properce n’en garda pas la moindre rancune à Octave. Ainsi c’est par là que, s’annoncent les bontés d’Auguste à l’égard des gens de lettres ; il n’y a pas un seul écrivain connu de cette époque à qui son avènement n’ait été fatal.

Cicéron et Cassius de Parme sont égorgés ; Varron, proscrit et forcé de fuir, perd sa bibliothèque et ses manuscrits ; Tibulle, Properce, Virgile, sont dépouillés. Quant au pauvre Horace, il n’avait guère à perdre que la vie, et peut-être s’était-il un peu trop hâté de la mettre en sûreté. À l’égard de quelques-uns, ces violences furent réparées sans doute. Pollion ou Mécène fit rendre à Virgile le champ qu’on lui avait pris. Il n’en fallut pas davantage pour que le poète proclamât Octave un dieu ; l’unique bienfait du prince était pourtant de ne l’avoir dépouillé que provisoirement. De retour dans son domaine, Virgile faillit être tué par le nouveau propriétaire, qui ne voulait point s’en dessaisir, et il fallut que le dieu mal obéi intervînt une seconde fois pour maintenir cette restitution. Plus tard, nous voyons Virgile passer presque tout son temps loin de Rome, près de Naples ! Une tradition affirme pourtant que, dans les dernières années de sa vie, il lut devant Auguste trois chants de son Enéide, et qu’Octavie, en entendant les vers où est déplorée la mort de son fils Marcellus, s’évanouit. On a bien soin d’ajouter qu’elle fit compter au poète 10,000 sesterces pour chacun des vers de ce passage. L’anecdote a été répétée à outrance, et devait l’être ; mais je me méfie un peu des traditions de ce genre, vigoureusement accréditées par les poètes mendians, tels que Martial[9]. Encore Martial ne mentionne-t-il que les bienfaits de Mécène, recette infaillible, selon lui, pour faire surgir un grand poète[10]. Quoi qu’il en soit, le seul bienfait d’Auguste bien constaté consiste à avoir rendu à Virgile ce qu’il lui avait pris. Sauf un vers assez vague d’Horace sur les bienfaits que Virgile et Varius auraient reçus du prince, les anciens ne fournissent pas d’autres détails à cet égard, ce qui n’empêche pas M. Sainte-Beuve de déclarer que Virgile « vécut comblé des faveurs d’Auguste. » A moins que le savant critique ne se soit procuré des documens inédits, nous nous obstinons à croire qu’il n’en sait guère plus long que nous sur ce point.

Nous avons en effet très peu de détails biographiques sur Virgile. Nous en avons davantage sur Horace, et ils nous sont fournis par ses poésies, qui, par leur nature presque toujours personnelle, nous instruisent de ses goûts, de ses amitiés, de ses habitudes. Nous le voyons dans une sorte d’intimité avec Mécène, moindre cependant qu’on ne se la figure d’après nos habitudes modernes, et dont on a dénaturé le caractère. Horace, comme presque tous les Romains de condition inférieure, avait dû se choisir un patron : c’était Mécène qu’il avait préféré. La coutume avait établi des rapports très rigoureux et un échange déterminé de services entre le client et le patron[11], et Horace, tout en se montrant fort reconnaissant des bienfaits de Mécène, ne semble pas avoir exagéré à son égard les devoirs que l’usage lui imposait. Une des épîtres qu’il adresse à Mécène nous prouve que sur ce point il ne se gênait guère, et que, si les éloges adressés à son patron ne lui coûtaient point, il ne lui sacrifiait en rien son indépendance. On sait le sujet de cette épître : Horace est à sa campagne, à quelques lieues de Rome ; Mécène se plaint de son absence, qui dure depuis un mois. Horace, au lieu de revenir, répond tranquillement qu’il compte rester encore six mois environ à la campagne (pendant l’hiver), et, de ce non content, il ajoute que, si Mécène a cru l’assujettir à résidence et lui faire payer ainsi ses bienfaits, il est tout prêt à lui rendre ce qu’il a reçu. Quoique la vivacité de la réponse soit adoucie par des formes affectueuses, ce n’est pas moins mettre à Mécène le marché à la main. Qu’on se figure un moment Colbert manifestant à Boileau le désir de le voir ; Boileau aurait quitté bien vite Auteuil pour courir à Versailles, et pourtant il n’avait rien reçu de Colbert. En tout cas, il ne lui eût pas répondu : « Vous vous plaignez de ne pas me voir depuis un mois ; eh bien ! je resterai encore six mois absent. Et notez que je ne suis pas malade. » Horace en effet, dans son épître, prend la précaution assez désobligeante de bien constater ce point. Il craint seulement les fièvres ordinaires à Rome au mois d’août. Quant aux six mois de séjour qu’il compte faire encore à la campagne, il n’en donne d’autre raison que son bon plaisir : il veut se dorloter, lire tranquille et blotti dans son coin. Tout cela est assez dégagé, et ne ressemble guère aux façons du grand Corneille se vantant d’appartenir à M. le cardinal.

Quant aux rapports d’Horace avec Auguste, ils sont d’une tout autre nature, et c’est avec raison que M. Ampère a noté l’espèce de répulsion que la personne d’Auguste inspirait au poète. Auguste même a pris soin de la constater dans des fragmens de lettres que nous a conservés Suétone. Le prince en est aux coquetteries les plus agaçantes avec le poète, lui donnant de petits termes d’amitié, parmi lesquels il s’en trouve d’un caractère bien étrange pour un réformateur des mœurs. Rien n’y fait. Auguste veut s’attacher Horace en qualité de secrétaire ; le poète refuse, et le prince se contente de lui répondre : « Tu as beau faire, je ne te rendrai pas dédain pour dédain. » Plus tard, quand Horace publie ses épîtres, adressées à Mécène ou à d’autres amis, dont quelques-uns sont fort obscurs, Auguste se plaint qu’il n’y ait rien pour lui dans ce recueil, et il écrit au poète ces paroles d’une amertume significative : « Crains-tu donc de te déshonorer auprès de la postérité en te montrant mon ami[12] ? » Horace s’exécute alors, et lui adresse une épître toute littéraire, où il est à peine question d’Auguste, au commencement et à la fin ; ceci soit dit sans vouloir aucunement méconnaître la bienveillance extrême d’Auguste à l’égard des écrivains de son temps. Auguste y mettait de la coquetterie, et n’épargnait rien pour les gagner, jusqu’à écouter avec une patience admirable la lecture de leurs vers, quels qu’ils fussent. Tout ce que nous voulons prouver, c’est que Horace et Virgile vécurent loin de cette quasi-familiarité qu’on suppose entre eux et Auguste. On se les figure volontiers ayant auprès de lui une position officielle, comme Racine auprès de Louis XIV remplissait les fonctions d’historiographe et de lecteur, de gentilhomme de la chambre. Rien n’est plus faux que ce préjugé.

Auguste n’en réussit pas moins à obtenir d’eux ce qu’il voulait, c’est-à-dire des éloges. Encore ici faut-il s’entendre. Leurs vagues éloges ne portent guère le signe auquel on reconnaît la sincérité des éloges, — la précision. Une fois en frais d’adulation, ils pouvaient faire d’Auguste un honnête homme ; ils se contentent d’en faire un dieu : pure distinction honorifique, fort commune dans l’antiquité, et qui n’engageait pas à grand’chose. Déjà, dans les derniers temps de la république, plusieurs provinces avaient déifié leurs proconsuls, espérant sans doute acheter par cette apothéose un adoucissement à leurs maux. Bientôt la divinité fut de règle pour tous les césars. Les moins indépendans de leurs sujets leur refusèrent longtemps le titre de maître (domirpus), dont l’équivalent est si commun dans les temps modernes. Auguste même le repoussait avec humilité ; quant au titre de dieu, il faisait moins de façons. L’apothéose était sans conséquence. Sit divus, dum non sit vivus, disait un empereur de son frère, qu’il faisait tuer. Ceux dont on ne voulait pas sur la terre, on les plaçait volontiers au ciel. L’antique olympe était si peuplé, et on y était d’ailleurs en si mauvaise compagnie, qu’un dieu de plus ou de moins ne comptait pas. Aussi les gens d’esprit comme Tibère ou Vespasien étaient les premiers à plaisanter sur leur propre divinité ; au milieu de tous leurs titres, ils dédaignaient de se parer de celui-là, comme de nos jours les plus ornés de décorations négligent de porter à leur brochette certaines croix trop prodiguées. Il faut sans doute blâmer Virgile et Horace d’avoir des premiers donné l’exemple de ces tristes apothéoses ; mais il faut observer aussi que déjà on n’y faisait guère attention.

Quelle que soit d’ailleurs la valeur de cette idolâtrie de commande, où pour ma part je ne puis voir qu’une formule de politesse, il est certain qu’en attendant l’installation d’Auguste au ciel, Horace et Virgile dès ce monde se tenaient loin du dieu, et à une distance très respectueuse. Virgile n’avait point les habitudes d’un homme de cour ; on le reconnaissait dans les vers où Horace peint un de ses amis, ridicule pour les gens du bel air, mal drapé dans sa toge, mal chaussé, mais un cœur d’or, une âme candide : tous défauts et qualités qui ne s’allient guère avec la vie d’un courtisan. Tous deux restent le plus souvent à la campagne, amans de la solitude, et point du tout amans platoniques à la façon des poètes de salon du XVIIIe siècle ; ils passent leur vie au sein de la nature libre et souriante, loin de la servitude universelle, dont ils préservent au moins leur personne, sinon leur pensée. C’est de cette retraite qu’ils font passer à Auguste cette redevance d’éloges dont ils achètent l’indépendance de leurs goûts et de leur vie. On peut voir là un égoïsme blâmable et condamner cette indifférence pour l’assujettissement général dont ils se consolent en y échappant personnellement ; mais il faut bien préciser la nature de leurs torts, et surtout ne point les exagérer. Dans leur conduite, je ne vois rien de cette idolâtrie convaincue et naïve que Mme de Sévigné nous peint si vivement chez le janséniste Arnauld, quand, ravi d’avoir été bien reçu par le roi, il s’écriait tout larmoyant : « Il faut s’humilier, il faut s’humilier ! » Cet honneur dont Arnauld se montrait si touché, Virgile et Horace s’y dérobaient de leur mieux, et ce n’était pas par humilité.

Tout en avouant la vie retirée des deux poètes, M. Sainte-Beuve n’épargne rien pour exagérer leur rôle officiel et l’influence d’Auguste sur leur génie. Il semble pourtant que chez Horace ce n’est point sur les pièces politiques, sur ses odes de circonstance, qu’est fondée sa réputation. Elles sont froides, sans inspiration vraie ; le poète y a recours aux recettes ordinaires, le beau désordre et le bagage mythologique. J’ai ici pour moi l’autorité de M. Sainte-Beuve lui-même, qui, citant plusieurs odes qu’il faut toujours se relire à soi-même, n’en cite aucune qui soit politique. Quels sont en effet chez Horace les vrais titres de sa renommée ? Des odes ravissantes de grâce épicurienne, des épîtres et des satires animées d’une vivacité spirituelle, recommandées par cette morale facile qui se confond un peu trop avec la prudence, par cet égoïsme doux et charmant que nous retrouvons chez La Fontaine, mais que relèvent souvent chez Horace des accens plus fiers et plus fermes, échos lointains et sonores des convictions de sa jeunesse. Je ne vois guère dans tout cela l’influence personnelle d’Auguste. Ce prince d’ailleurs n’était pas de ces personnages prestigieux qui, par l’éclat de leurs qualités ou de leurs vices, s’emparent fortement des imaginations poétiques. Il n’avait point de cour ; en fait d’autorité, il visait au solide et affichait la simplicité. Sa maison était très modeste d’apparence, et c’était sa femme qui lui faisait ses habits. Ses amours, soigneusement dissimulées, n’avaient rien de ces poétiques passions de Louis XIV dont on a pu retrouver quelques traits dans les tragédies de Racine. Nul faste, point de ces fêtes splendides qui éblouissaient les contemporains du grand roi. Les plaisirs d’Auguste étaient vulgaires : celui qu’il goûtait le plus volontiers, au rapport de Suétone, était des plus prosaïques, et lui aurait valu dans les temps modernes une réputation peu méritée d’innocence : il pêchait à la ligne.

Et c’est ce fin et cauteleux personnage, ce diplomate achevé, dont M. Sainte-Beuve veut presque faire un personnage épique ! Il prétend même reconnaître quelques traits d’Auguste dans le héros de Virgile. « Certes, dit-il, il y a dans le caractère d’Énée des intentions, des réverbérations marquées et sensibles du caractère et de la politique d’Auguste, des teintes d’Auguste sur le front d’Énée, mais rien que des réverbérations et des teintes[13]. » Il est vrai que M. Sainte-Beuve trouve aussi à Énée une étonnante ressemblance avec saint Louis. Pour qui a lu l’histoire d’Auguste, ou seulement observé ses bustes, ces lèvres minces, ce geste doux et bénin, ces allures de chat que nous rendent toutes ses statues, il paraîtra bien étrange qu’Octave, le fourbe idéal, et saint Louis, la plus pure, la plus loyale figure de l’histoire des rois, puissent se combiner dans le même personnage, quoiqu’après tout la chose soit possible. Je ne me charge pas de déterminer à quelles doses s’opère cette combinaison : ces appréciations subtiles sentent un peu trop la chimie, et une création poétique ne peut s’analyser avec la même précision que le protoxyde de manganèse. Le fait est qu’il y a dans le personnage d’Énée des choses contradictoires : autant vaudrait avouer que c’est un personnage mal venu, ce serait plus simple.

Mais ce n’est pas seulement en nous montrant « des teintes et des réverbérations d’Auguste sur le front d’Énée » que M. Sainte-Beuve prétend faire de Virgile un homme uniquement pénétré de la gloire de son maître. Il y a, selon lui, dans l’Enéide un passage « qui caractérise l’époque et l’esprit du poème, » et il le traduit ainsi : « Dans un grand peuple, lorsque s’est élevée, comme trop souvent, une sédition, et que l’ignoble populace[14] s’abandonne à sa fureur, déjà volent les brandons et les pierres ; la colère se fait de tout des armes. Alors, si tout à coup un homme considéré pour ses mœurs et ses services se montre à eux, ils font silence, ils écoutent, l’oreille attentive, et lui, de ses paroles, il domine les esprits et adoucit les cœurs… »

M. Sainte-Beuve se hâte de nous apprendre que Virgile, qui n’est à aucun degré un partisan des Gracques, se montre par ce passage fort hostile au genre de gouvernement que Cicéron regrettait, — l’époque oratoire, — et fort dévoué au gouvernement absolu. Cela est possible ; mais, pour le prouver, il aurait pu mieux choisir sa citation. Celle-ci va directement contre le but qu’il se propose. Qu’y voyons-nous en effet ? Une foule agitée, un orateur qui l’apaise par le seul ascendant de sa parole et de sa renommée. Ce sera Cicéron, si vous voulez, et les commentateurs anciens croyaient reconnaître là une allusion à une circonstance célèbre de sa vie oratoire ; mais ce ne sera certainement pas Auguste, le chef militaire (imperator), appuyé sur ses légions. Loin donc d’apercevoir ici tout ce qu’on veut nous y montrer, il faudrait plutôt y reconnaître un glorieux hommage rendu à la puissance de la parole, à sa bienfaisante et pacifique influence. Quant aux Gracques, « dont Virgile n’est à aucun degré le partisan, » M. Sainte-Beuve a encore oublié ici que le poète les célèbre dans son énumération magnifique des renommées républicaines : « Qui vous passerait sous silence, ô grand Caton ! et vous, famille des Gracques ? » Le fait est que Virgile et Horace, tout en accordant aux avances d’Auguste les flagorneries mythologiques qu’il leur demandait, se montrent tous deux enthousiastes du passé de Rome, depuis le premier Brutus chassant les Tarquins et entraînant le peuple à la conquête de la belle liberté jusqu’aux noms les plus récens, les plus compromis dans la lutte contre la famille des Césars. Je ne veux pas accumuler ici les citations : il suffit de prendre un index de Virgile et d’Horace et de chercher tous les passages où il est question des Brutus et de Caton[15].

Des flatteries pour le vainqueur et de si sympathiques admirations pour les vaincus, c’est là assurément une contradiction assez singulière : on peut supposer que, si l’intérêt leur imposait les premières, les secondes étaient un dédommagement que se réservait leur conscience. Dans tous les cas, cette contradiction existe : elle a frappé tout le monde, et, de quelque façon qu’on l’explique, cela vaut mieux que de la nier. M. Sainte-Beuve, qui semble déterminé à ne pas l’admettre, continue ainsi : « Qu’on rapproche de cette comparaison, où Virgile vient de qualifier l’ignobile vulgus, le savant et habile portrait de l’orateur tribun Drancès, de ce Drancès consommé dans l’art de la parole, lâche de cœur, tortueux, jaloux… En peignant sous des couleurs si odieuses un personnage qui d’ailleurs favorisait son héros et se faisait l’orateur officieux d’Énée parmi les Latins, Virgile a montré son peu de goût pour l’époque sénatoriale et oratoire si chère à Cicéron. » Et M. Sainte-Beuve a soin d’ajouter que « tel orateur de la chambre des représentans aurait volontiers parlé du Turnus de Waterloo comme Drancès. » Il n’était pas tout à fait nécessaire pour cela d’être orateur de profession, et ce n’est pas à des avocats que s’adressait le cri célèbre de Labédoyère indigné. En outre, si le poète montre ici un orateur au cœur lâche, ailleurs, notamment dans le passage précédemment cité, il en montre un autre au cœur intrépide, affrontant les colères du peuple soulevé. Rien ne prouve chez lui un esprit ennemi de la discussion. Les discours abondent dans l’Enéide, et jusque dans l’olympe virgilien, où l’on discute beaucoup, nous pourrions trouver l’image du gouvernement parlementaire : le Jupiter même de Virgile est un roi constitutionnel ; il règne et gouverne peu. Du reste, que le chantre d’Énée ait été en son temps favorable ou non à telle ou telle forme de gouvernement, cela n’importe guère. L’extrême différence de la société romaine et des sociétés modernes rend toute comparaison puérile, et on est toujours tenté de répéter le mot de Molière à ceux qui essaient à cet égard d’impossibles rapprochemens : « Les anciens, monsieur, étaient les anciens, et nous sommes les gens d’aujourd’hui ! » A quoi bon d’ailleurs ces épigrammes acharnées contre la parole ? Qu’un homme de guerre, un conquérant habitué à tout trancher par l’épée goûte peu la discussion, rien de plus naturel ; mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est qu’un écrivain célèbre ressente de pareilles préventions. Ce qu’il vaut, c’est par la parole qu’il le vaut : parole écrite ou parlée, peu importe. Si la tribune offre tant de dangers, la presse les multiplie, car elle s’adresse à un auditoire bien autrement vaste. Cette inconséquence n’est que trop commune : on se sert de la parole pour démontrer les avantages du silence ; mais au fond, quelque mal qu’on puisse dire de l’éloquence, on n’en pense pas tout à fait autant que l’on en dit. Ce qu’il y a de certain du moins, c’est que parmi les usages possibles de la ru rôle il en est un que chacun admet et pratique : c’est le monologue ; le dialogue seul semble présenter des inconvéniens.

Je suis bien loin assurément de prêter à Virgile le désir de voir revivre ce passé qu’il admirait ; mais je crois aussi qu’indifférent à ce qui avait succombé sous Octave, il ne l’était guère moins à ce qui s’élevait alors. Sans doute, pour intéresser ses contemporains, le poète doit paraître s’intéresser lui-même à ce qui les touche : M. Sainte-Beuve observe qu’il « faut avoir un coin actuel et présent, — ce que j’appelle, dit-il, la pointe d’or de la flèche trempée dans le breuvage récent[16]. » Virgile, par quelques côtés, est donc de son temps ; mais il me semble qu’il en est beaucoup moins que tous les poètes épiques dont la personnalité nous est connue : qu’on le compare à cet égard à Dante et à Milton. Le sentiment humain, tendre pour toutes les choses mortelles, une mélancolie inconnue à l’antiquité et comme un vague pressentiment des misères et des résurrections de l’avenir, voilà ce qui frappe en lui. Le moyen âge ne s’y est pas trompé et a reconnu dans Virgile un précurseur : c’est lui qu’alors on nomme le poète, c’est lui que Dante prend pour guide, et les moines auteurs de la tragédie de saint Martial de Limoges le placent avec les prophètes au berceau du Christ, où l’auteur de l’Enéide entonne même un benedicamus rimé. Cependant, s’il fallait trouver chez Virgile la trace des sentimens contemporains, je ne la chercherais pas dans les complimens plus ou moins sincères qu’il adresse à Auguste : je la trouverais plutôt dans ce détachement qu’il éprouve à l’égard des choses de son temps, cette insouciance à l’égard de la politique qui lui est commune avec Horace. L’un des plus grands bonheurs du laboureur lui paraît être son indifférence à l’égard des choses romaines. En cela, il servait assurément le despotisme, lequel chérit sans doute ceux qui à son sujet pensent bien, mais leur préfère peut-être ceux qui ne pensent rien du tout. Je trouverais encore cette influence dans un passage trop peu remarqué de son Enéide, où l’on voit l’âme élevée et tendre de Virgile se laisser dominer, elle aussi, par l’implacable loi du succès. On se rappelle le magnifique passage de Platon où, pour placer le juste aussi haut qu’il puisse monter dans l’admiration humaine, il le montre méconnu, torturé, crucifié. Virgile, qui pourtant se souvenait de Platon, l’a oublié, hélas ! quand, dans un endroit fort sombre de l’autre monde, il place non-seulement les petits enfans innocens et les âmes qui ont souffert de ce mal élevé et permis à peu d’âmes, le mal d’amour[17], mais aussi ceux qui ont été condamnés injustement :

Hos juxta falso damnati crimine mortis.

Eh quoi ! même dans l’autre monde, respect du succès, confirmation des décisions déclarées iniques ! La ciguë, le gibet, le bûcher, ont achevé de consacrer pour l’humanité plus d’une sainte figure, et pour toute conscience la plus forte preuve de l’autre vie, c’est la souffrance du juste en ce monde. Virgile pense autrement, il condamne la justice divine à respecter la lettre morte, le droit écrit, l’arrêt injuste de la puissance humaine ! Virgile, tout Virgile qu’il est, n’est pas devenu Romain impunément.

Mais quels que soient les points de contact que Virgile présente avec les préjugés contemporains, nous croyons que le tort à peu près universel de ceux qui se sont occupés de lui est d’avoir exagéré son rôle politique et celui d’Horace. En 1824, M. Eusèbe Salverte avait soutenu la même thèse que M. Sainte-Beuve, et les avait montrés, Horace surtout, constituant à eux seuls une espèce de bureau de l’esprit public, écrivant par ordre tantôt ceci, tantôt cela, et toujours obéissant à la pensée du maître. Il est vrai que M. Salverte était loin de prétendre leur en faire un mérite ; mais peu importe l’intention, si cette intention altère les faits et la vérité historique. Je crois qu’Auguste s’occupait d’Horace et de Virgile infiniment moins qu’on ne se l’imagine, et qu’il comptait beaucoup plus sur la collaboration d’Agrippa et de Mécène pour maintenir et justifier son pouvoir, au moins dans le présent. S’il voulut se servir des deux poètes et en faire, comme le supposait M. Salverte, non-seulement des « instrumens d’autorité, » mais aussi des apologistes destinés à le réhabiliter et à faire oublier les proscriptions, il est probable que dans sa pensée ce rôle ne devait avoir toute sa valeur qu’auprès de la postérité, et à cet égard il ne s’est pas tout à fait trompé : Horace et Virgile ont en effet contribué plus que personne à faire illusion à l’histoire et à lui faire oublier le sanglant Octave. Pour les contemporains, le temps seul et les services plus ou moins réels rendus par Auguste, voilà quelle fut sa seule justification, très insuffisante pour la morale, mais fort acceptable pour les Romains de ce siècle-là.

Je crois d’ailleurs que c’est une tendance beaucoup trop commune aux gens de lettres d’exagérer l’influence de leurs devanciers à toutes les époques de l’histoire. On juge le passé d’après les temps modernes, et surtout d’après les temps les plus récens. C’est une illusion qui, pour être naturelle, n’en est pas moins chimérique. La grande influence de la pensée écrite date seulement de l’invention de l’imprimerie, et elle n’a pris toute son étendue que depuis Voltaire et le XVIIIe siècle. Les journaux et l’instruction plus répandue en ont encore multiplié la puissance. À Rome en outre, les écrivains étaient loin de former un corps, et l’on ne trouve guère entre eux ces liens de toute espèce qui les rattachent aujourd’hui. Les plus illustres semblent parfois absolument étrangers les uns aux autres. Cicéron, si curieux de toute chose littéraire, cite une fois Lucrèce, et dans des termes tels qu’on s’est demandé si ses paroles s’appliquaient au poète de ce nom. Même entre ceux qui de loin semblent avoir été amis, l’intimité était peut-être beaucoup moins réelle qu’on ne la suppose. Horace adresse une ode assez longue à Virgile, et il n’y est pas fait la moindre allusion à l’Enéide, commencée depuis bien des années. Ce même Horace est entièrement oublié par un homme d’esprit qui écrit, quelques années après, l’histoire de Rome : Velleius Paterculus cite comme les trois plus grands poètes du temps Virgile, Tibulle, Ovide ; pas un mot d’Horace. Les relations suivies des écrivains, ou du moins la notoriété qui les empêche de s’ignorer entre eux, ce sont là des choses essentiellement modernes : la république des lettres est une institution d’hier.

En outre, le caractère que prenait la poésie sous Auguste contribuait encore à diminuer son influence en la rendant peu accessible à la foule. Ce n’était pas seulement parce que les comédies de Plaute étaient récitées au théâtre que tous pouvaient s’y intéresser ; c’était aussi parce que chacun pouvait les comprendre. La poésie de Virgile et d’Horace, déjà bien délicate pour le plus grand nombre, était encore une poésie savante : l’Enéide préoccupait les archéologues autant que les poètes. Et quant à Horace, M. Sainte-Beuve remarque avec raison qu’il semble avoir été beaucoup moins lu à Rome que dans les temps modernes. Toute cette poésie est aristocratique et faite pour peu de gens.

C’est pour cela que les écrivains sous Auguste ont joui d’une véritable liberté au milieu de l’asservissement universel. On se taisait au Forum, on parlait dans les livres, et on y faisait impunément l’éloge des meurtriers de César. Pourquoi cette licence qui parfois nous étonne ? C’est qu’elle était sans danger, parce que les livres étaient sans retentissement. L’indignation de Tacite racontant les poursuites exercées sous Tibère contre un historien qui exaltait Brutus et Cassius et les appelait les derniers des Romains, son étonnement même à ce sujet nous paraît étrange, et nous sommes tenté de trouver que Tibère n’avait pas absolument tort de ne pas souffrir l’apologie d’un fait encore récent et qui pouvait se renouveler contre lui-même ; mais la surprise même de Tacite nous prouve qu’on n’attribuait à aucun degré dans l’antiquité aux livres l’influence qu’on leur reconnaît dans les temps modernes. Ces suppressions de livres qui le révoltent étaient en effet un véritable luxe de tyrannie ; ce luxe, Auguste se l’était interdit sans compromettre le moins du monde sa sécurité[18]. Cette indifférence intelligente servit la littérature sous son règne. Quand on s’efforce de représenter la gloire de la poésie sous Auguste comme un fruit du despotisme, on oublie que la poésie et les poètes jouirent en général sous son règne d’une sorte de liberté relative : tout allait changer sous ses successeurs. Au despotisme intelligent et astucieux allait succéder le despotisme violent et brutal, bien cru et bien vert, tel que le rêvait Galiani pour le plus grand bien des lettres. Cette fois les lettres n’y ont pas gagné.

C’est en effet un phénomène assez remarquable que la stérilité presque absolue qui frappa la pensée littéraire dès la seconde moitié du règne d’Auguste, et qui continua sous les règnes suivans. D’Ennius à Virgile, du vieux Caton à Tite-Live, la littérature romaine présente une suite ininterrompue d’écrivains remarquables dans des genres très divers ; les dernières années d’Auguste marquent déjà par le seul nom qu’elles présentent, celui d’Ovide, une littérature énervée ; sous Tibère et sous Caligula, le silence s’établit. L’historien Velleius et le fabuliste Phèdre, dont aucun ancien n’a fait mention, voilà toute la littérature de cette époque.

La pensée reprend quelque vie à deux époques seulement sous les césars : d’abord sous le règne relativement plus doux de Claude et pendant les premières années de Néron, ses années libérales, — puis sous le régime exceptionnel de Trajan. Ces deux résurrections sont marquées d’un caractère bien singulier : le despotisme, un instant suspendu, pèse encore sur l’intelligence, et lui imprime toujours la même et invariable direction.

Il ne faut pas médire de ce qu’on a appelé les écrivains de la décadence latine. On se donne trop beau jeu en s’acharnant sur un versificateur comme Stace, poète vraiment né pour faire les beaux jours littéraires d’un Domitien, écrivain creux et sonore, sans idées et sans passion, au point de vue politique l’innocence même. Il n’en faut pas moins souhaiter à toute époque des génies aussi richement doués que Tacite et Juvénal. Voilà la vraie, la pure littérature latine, sans mélange d’imitation grecque, vraiment nationale, âpre, énergique, romaine en un mot, abordant enfin la réalité contemporaine et la serrant d’une puissante étreinte ; mais s’ils s’y intéressent, eux et les autres écrivains remarquables de ce temps, c’est de la même façon, par la haine. Dans un court intervalle de liberté, si le génie romain peut un moment respirer, si la parole lui est rendue, il se hâte d’en profiter pour maudire, pour se soulager entre deux oppressions, celle qui vient de finir, celle qui va suivre, et qu’il pressent avec la clairvoyance du désespoir. Sous l’empire, la littérature élevée est toute d’opposition : c’est une malédiction perpétuelle ; c’est la satire sous toutes ses formes. Cette fois enfin la littérature romaine est dans sa voie. C’est la satire historique chez Tacite et chez Suétone ; c’est la satire morale chez Perse et Juvénal, acre et contenue chez l’un, violente et débordée chez l’autre ; c’est la satire philosophique chez Sénèque, la satire épique chez Lucain. L’histoire naturelle devient elle-même amère et véhémente contre l’homme et la nature chez Pline l’Ancien. Partout la haine d’autant plus amère et désespérée, qu’on sent bien qu’autre chose que le présent est impossible. Quelques-uns sont parfois d’une perspicacité étrange ; la sombre imagination de Tacite, tout en maudissant ce qu’il voit, s’effraie encore plus de ce qui n’est pas encore : il prévoit les invasions des Barbares, ce second châtiment de Rome conquérante. Partout l’accent du désespoir, le dégoût du présent, la terreur de l’avenir.

Tous ont ce caractère commun aux époques d’oppression, d’avoir mauvaise idée de la nature humaine, de croire au mal, de se complaire amèrement à l’étalage de toutes les noirceurs et de toutes les bassesses dont notre nature dégradée est capable : le temps y prêtait sans doute, mais il est évident que Tacite par exemple ajoute encore à l’horreur réelle des actes l’horreur toujours plus noire des intentions supposées. Cette malveillance s’explique. Tous ces hommes, Lucain, Sénèque, Tacite, Juvénal, valaient mieux que leur siècle ; il serait facile de le prouver, même pour les plus compromis d’entre eux. Tous aussi, nés avec une âme élevée et droite, ils avaient subi plus ou moins l’atteinte de la corruption contemporaine. Dans cette colère contre la dégradation de la société, il y avait donc, outre la révolte de la conscience, l’honorable rancune de gens qui avaient souffert de cette corruption de la façon la plus sensible à des gens de cœur, en y prenant part comme tout le monde. Rien ne rend moins indulgent et plus amer que le sentiment d’une faute personnelle ; rien ne porte plus à croire à l’universel abaissement que de s’être soi-même abaissé. On ne nous cite, dans l’histoire des césars, qu’un homme chez qui l’indulgence s’alliât à la vertu la plus rigide ; c’est aussi le seul que l’on cite comme n’ayant jamais failli, — le stoïcien Pœtus Thraséa.

À toutes ces causes morales, qui font de la littérature impériale une longue et souvent monotone invective, ajoutez encore ceci, que l’habitude oratoire, étouffée au Forum et au sénat, mais entretenue par les écoles, reparaît là où elle est le plus souvent inutile, dans la poésie, et qu’elle y donne parfois à une haine vraiment sincère l’accent déclamatoire qu’on a reproché à Juvénal et à Lucain. La forme venait encore ajouter à la monotonie du fond. Et pourtant cette littérature avait sa grandeur. Quoi qu’en dise la mythologie orientale, la définition du mauvais esprit n’est pas toujours celleci : celui qui dit non. Il y a des temps où le beau rôle est de dire non ; mais combien incomplète est une poésie qui n’est qu’une protestation ! combien insuffisante cette inspiration toute négative ! La poésie vit d’amour et d’idéal, et la haine la plus généreuse est impuissante pour les grandes créations.

À côté de cette poésie énergique et monotone, que les césars ne soutinrent que par l’horreur qu’ils inspiraient, il y avait sans doute aussi la littérature officielle, innocente, encouragée : il y avait sous Domitien un rhéteur qui enseignait avec zèle l’art oratoire au temps où il n’y avait plus de tribune : il y avait des poètes épiques et lyriques comme Stace, des rédacteurs de commérages venimeux comme le spirituel et ordurier Martial, tous protégés par le pouvoir, et qui le flagornaient sans pudeur. La littérature protégée languissait, et pourtant jamais elle n’avait été plus choyée. Sous Néron comme sous Domitien, la renommée littéraire était devenue à Rome ce qu’elle n’avait jamais été sous la république, un titre pour arriver aux fonctions publiques. Un rhéteur parvenait aux magistratures à une époque, il est vrai, où la valeur en était un peu dépréciée. Silius Italicus et Quintilien furent consuls ; mais le cheval de Galigula avait, dit-on, failli l’être. Pourtant, si ces honneurs étaient peu de chose, c’était un encouragement, une décoration, une satisfaction pour la vanité. Et puis Domitien y joignait des encouragemens plus solides. Aussi les écrivains fourmillaient ; ils lisaient leurs poèmes devant des auditoires choisis. « La poésie a donné cette année, » écrivait naïvement un bel esprit, Pline le Jeune, comme s’il eût parlé de la récolte des figues et des raisins. Ainsi beaucoup d’écrivains et des encouragemens de toute sorte, voilà ce que la littérature trouvait enfin sous l’empire, ce que la république ne lui avait guère donné. D’où vient donc pourtant que cette littérature protégée se mourait si tristement ?

Quand Asinius Pollion, au début de l’empire, voulut établir à Rome la première bibliothèque publique et en faire un véritable musée où les statues des grands écrivains figuraient à côté de leurs chefs-d’œuvre, il s’avisa d’un singulier anachronisme qui témoigne pourtant d’un cœur élevé. Il voulut placer la pensée dans un temple, sous la garde d’une divinité ; il ne choisit pou elle ni le temple de Jupiter, ni celui de la Fortune : il l’installa dans l’atrium de la Liberté.


EUGENE DESPOIS.

  1. C’est l’opinion d’Aulu-Gelle, qui nous a conservé ce fragment, livre xn, ch. 4, ou plutôt celle d’Élius Stilon, que cite Aulu-Gelle, et qui était à peu près contemporain d’Ennius.
  2. Voici le passage qui motiva cet exil ; il nous paraît qu’en effet la mort eût été un châtiment bien dur pour une simple allusion tempérée par des éloges : « Un homme dont le bras a accompli tant d’actions glorieuses, dont les œuvres sont encore vivantes parmi nous, eh bien ! son père l’emmena un jour de chez sa bonne amie avec un manteau pour tout vêtement. »
  3. Plutarque, Vie de l’orateur Lycurgue.
  4. « AÉtatis illius ista fuit laus, tanquam innocentia, sic latine loquendi. » C’est Atticus, le modèle des délicats, que Cicéron fait parler ainsi. [Brutus, ch. 74.)
  5. Chappuzeau, Théâtre Français, 1074, l. II, ch, 13, cité avec beaucoup de curieux détails sur cette matière dans un spirituel petit livre de M. Victor Fournel, Curiosités théâtrales.
  6. Juvénal parle bien d’une tragédie d’Agavé, composée par Stace, pour être vendue à un directeur de troupe ; mais, dans l’abandon bien constaté du théâtre, ce ne pouvait plus être qu’un fait exceptionnel.
  7. « Malo moriri meos quam mendicarier. » Vidularia.
  8. Virgile était né en 70 avant Jésus-Christ. — La Gaule Cisalpine fut libre en 49.
  9. M. Egger a d’ailleurs prouvé par un passage de Sénèque l’invraisemblance de cette anecdote. — Examen des historiens d’Auguste, p. 168.
  10. Accipeo divitias, et atum maximus esto.
    Si nous en croyons la biographie attribuée à Donat, la fortune de Virgile ne se serait montée qu’à 100,000 sesterces, ce qui prouverait qu’il ne fut pas aussi comblé que le prétend M. Sainte-Beuve.
  11. Virgile, dans sa description des enfers, met au nombre des plus grands crimes celui d’avoir trompé son client, aut fraus innexa clienti.
  12. « An vereris ne apud posteros tibi infâme sit, quod videaris familiaris nobis esse ? » (Suétone.)
  13. Page 73.
  14. Je n’ai pas besoin de faire remarquer que les mots ignobile vulgus ne présentent pas cette signification malveillante, et qu’ils désignent simplement la foule inconnue, anonyme, par opposition à la notoriété du personnage vénéré dont la présence seule va commander le silence. Ailleurs l’ingénieux critique, qui est en même temps un excellent humaniste, fausse un peu le sens latin du mot oratores, uniquement pour persiffler les orateurs et amener la plaisanterie suivante : « Énée, dit-il, envoie au roi Latinus une députation de cent orateurs ; c’est beaucoup » (p. 193). Oui ; mais si le mot oratores signifie députés, que devient la plaisanterie ? Il y a des députés qui ne parlent pas.
  15. Horace va jusqu’à désigner la journée qui donna l’empire à Octave par ces mots : Quum fracta virtus.
  16. Page 91.
  17. Ce sont en général des femmes. En revanche il n’en met pas une seule dans l’élysée. Platon au contraire nous montre Socrate se flattant, au moment de mourir, de retrouver dans l’autre monde des femmes célèbres, avec lesquelles il aura plaisir à converser. (Apologie, 33.)
  18. Il ne faudrait pas exagérer cependant la mansuétude d’Auguste sur ce point. Voyez un intéressant passage de l’ouvrage de M. Egger, Examen des historiens d’Auguste, ch. II.