Les Écumeurs de guerre/09

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Éditions Tallandier (p. 137-163).

IX

il ne faut pas que l’enfant pleure


Et surtout, comment l’obliger à parler ?

Car, sans avoir rien appris, rien découvert, et seulement parce que l’instinct les avertissait — l’instinct de deux créatures qui, depuis plus de quatre ans, étaient traquées — elles sentaient autour d’elles un espionnage constant.

Elles étaient sur leur garde, à la fabrique, dans la rue, chez elles, partout.

Elles retrouvaient tout à coup, sur leur chemin, des figures louches qu’elles connaissaient et qui semblaient ne plus vouloir les quitter.

Avenue de Saint-Ouen, elles avaient surpris, certain soir, cet espionnage.

Ce ne fut pas la seule fois…

Quelqu’un rôdait là, sans cesse, autour d’elles, soit devant leur porte quand elles se mettaient au lit, soit devant la chambre de Noémie, lorsqu’elles y venaient pour dorloter le petit Armand.

On avait intérêt, sans doute, à entendre ce qu’elles disaient, entre elles, ou si, avec Noémie, elles échangeaient quelques paroles décisives.

Une nuit où Rose-Lys ne dormait pas, ce fut le frôlement à la porte, déjà entendu.

Cela devenait une hantise dans leur vie, un cauchemar ; elles avaient peur.

Un soir elles s’aperçurent qu’on avait pénétré chez elles, fouillé ; certes, on avait eu soin de tout remettre en ordre, mais pas si bien pourtant que toutes deux, sans s’être consultées, ne se fissent la même remarque. Leur premier soin fut de changer la serrure de leur chambre et de mettre des verrous de sûreté. Mais ce même soir, comme elles entraient chez Noémie, elles la trouvèrent à genoux devant son armoire, et toute tremblante. Sans être interrogée elle leur dit :

— Après midi, j’étais descendue avec le petit pour faire quelques pas dans l’avenue… Il faut bien le sortir un peu, le mignon… et quand les voisines n’ont pas le temps, alors j’oublie mes vieilles jambes infirmes et je me traîne comme je peux… Eh bien ! on a profité de mon absence pour pénétrer chez moi… J’en suis sûre… mon pauvre linge n’était plus à la même place… On avait mal replié les draps, et on avait replacé les mouchoirs à la place des chemises… Et cependant, j’ai beau compter, on ne m’a rien volé… non… rien du tout…

La même pensée vint aux jeunes filles.

— Alors si l’on ne vous a rien volé, qu’est-ce que l’on cherchait donc ?

Noémie ne répondit pas. Son regard défiant les enveloppa tour à tour… Peut-être avait-elle un soupçon et n’était-elle pas éloignée de les croire coupables.

Puis voici qu’elle se met à pleurer, tous ses nerfs en danse.

Et dans ses pleurs, elles distinguent une plainte :

— Si l’on est venu une fois, on reviendra… et j’ai peur !…

— Pourquoi reviendrait-on ? Pour voler vos frusques, un peu de linge, votre pendule ?

« Mais tout cela, au Mont-de-Piété, ne rapporterait pas cinquante francs !… Et un pareil risque pour un si petit bénéfice…

Rolande ajouta en riant :

— Ah ! si l’on se doutait que vous cachez ici un trésor, ce serait autre chose…

L’allusion était trop directe, certes, car, pendant la semaine qui suivit, Noémie refusa de leur ouvrir la porte.

Si elle céda, ce fut parce qu’elle voyait les yeux de l’enfant s’emplir de larmes.

Elle leur présenta un visage de plus en plus fermé, lorsqu’elle les revit. Et durant tout le temps qu’elles restèrent à jouer avec Armand, à le faire manger, à le déshabiller et à le coucher, Noémie ne leur adressa pas un seul mot.

Et l’espionnage mystérieux continua autour d’elle.

Une nuit, Rose-Lys se releva deux fois brusquement, et se jeta, demi-vêtue, dans le corridor, pendant que Rolande dormait profondément.

Le matin, pendant qu’elles prenaient leur petit déjeuner, prêtes à partir au travail de la fabrique, Rose-Lys posa sa main sur le bras de Rolande :

— Tu dormais si bien cette nuit que tu n’as rien entendu…

— Que s’est-il passé ?

— Oh ! presque rien… seulement, j’ai fait une découverte… Celle qui nous espionne… je l’ai reconnue enfin… et cela va éclaircir bien des choses… c’est Mme Camille…

Rolande tressaillit et baissa la tête.

— Ah ! dit-elle, depuis l’Allemagne je n’ai pas cessé d’être suivie… En voilà la preuve… À la gare de l’Est, cette femme nous attendait… Elle a pris soin de nous… mais en nous guidant et en ayant l’air de nous rendre service, elle a fait de nous ses instruments.

Mme Camille demeure dans la maison… Comprends-tu ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que nos ennemis connaissaient l’adresse de Pulchérie et la surveillaient, parce qu’ils se doutaient, depuis Reims, que la pauvre fille possédait les documents qu’ils recherchent… Cela veut dire qu’ils n’ont rien trouvé encore… cela veut dire que, sachant par les annonces des journaux et par Mme Camille, notre désir de retrouver notre compagne, ils ont facilité nos recherches en nous envoyant mystérieusement l’adresse qu’il nous fallait… La mort de Pulchérie a déjoué leur plan… Maintenant, ils sont comme nous… ils soupçonnent Noémie d’avoir reçu des confidences… c’est autour d’elle qu’ils concentrent leurs efforts… et autour de nous…

Rolande ajouta, après un court silence, et en frissonnant :

— Je ne comprends pas pourquoi ils ne m’ont pas assassinée…

— Si nous allions nous confier à la police ?

— Impossible ! fit Rolande en haussant les épaules… Que lui dirai-je, à la police ? Tu ne sais pas, toi, tu ne peux pas savoir… Il y a des choses qu’il ne faut pas que l’on sache, et que personne ne sait… en dehors de moi… Alors on me traiterait de folle… Va, je suis bien seule à me défendre, puisque…

Elle se tut.

Sa pensée se reportait vers Simon… Simon qui ne donnait pas de ses nouvelles… qui était mort sans doute… et ses yeux s’emplirent de larmes…

Et parce que Rose-Lys devinait, son cœur, aussi, se gonfla…

pans la même tristesse secrète, sans échanger une parole, elles confondirent leurs âmes. Le même jour, vers deux heures de l’après-midi, Mme Camille, souriante et bienfaisante comme d’habitude, entra chez Noémie.

Elle apportait à la pauvresse un peu de sucre et du chocolat.

Elle lui faisait ainsi souvent la charité et, du reste, participait comme les autres à l’entretien de l’enfant.

Il faisait beau. Le soleil brillait. Depuis vingt-quatre heures la grosse Bertha se taisait. Les nouvelles du front étaient bonnes. Les troupes françaises avaient repris l’offensive et l’effort allemand venait d’être rompu. Un immense espoir emplissait tous les cœurs. La nuit épaisse étendue depuis quatre ans sur le monde était traversée de coups de lumière qui laissaient entrevoir l’aurore de la victoire.

— Je vais promener le petit, dit Mme Camille.

— Bien sûr, ma bonne dame, puisque je ne peux pas le faire moi-même.

Et Noémie resta seule.

En clopinant, elle se mit à frotter ses meubles et fit la toilette de la pendule. Elle n’aimait pas rester à rien faire, et comme ses doigts déformés se refusaient à tous les travaux délicats, elle s’occupait ainsi, toute la journée, à faire reluire les choses qui l’entouraient.

Il n’y avait pas dix minutes qu’elle était seule, lorsqu’elle entendit des pas qui allaient et venaient dans le couloir.

Elle en fut un peu surprise parce qu’à cette heure-là, en général, toutes les chambres étaient vides, les ouvrières qui les occupaient étant au magasin ou à l’usine et ne rentraient que le soir.

Et sa surprise augmenta lorsque les pas s’arrêtèrent devant sa porte.

Un silence.

Noémie, son torchon à essuyer à la main, le bras fin l’air, écouta.

Des gens, là, de l’autre côté, s’entretenaient à voix basse.

Ils semblaient se consulter !

Personne à l’étage. Noémie était toute seule.

Sans savoir pourquoi, elle eut peur, regarda autour d’elle avec un geste machinal pour savoir comment elle pourrait se défendre, si on l’attaquait.

Les voix se turent et l’on frappa.

Elle ne répondit pas.

Un silence encore et, derechef, on frappa.

Elle retenait sa respiration et, comme elle se trouvait dans l’axe de la porte, elle se glissa de côté, vers le lit, pour n’être pas vue, si les autres avaient l’idée de mettre les yeux à la serrure.

Elle perçut nettement des mots proférés, à voix plus haute.

— Elle est pourtant chez elle… J’en suis sûr…

— Elle ne veut pas ouvrir…

— Alors, forçons la porte !

Des outils grincèrent… tâtonnèrent… Ce ne fut pas long… la parte céda…

Un coup de poing l’ouvrit toute grande.

Et sur le seuil deux hommes parurent.

Ils procédaient sans ménagements, en gens certains de ne pas être dérangés.

Éperdue de frayeur, la vieille s’était laissée tomber sur le bord de son lit.

Elle eut à peine la force de bégayer :

— Qu’est-ce que vous voulez ?… Je ne vous connais pas… En voilà des façons d’entrer chez les gens..

— Excusez, ma bonne, et n’ayez pas peur, nous ne vous ferons pas de mal.

— En attendant, vous faites sauter les serrures… Est-ce que vous vous attendiez à trouver le Pérou chez moi ?… Vous étiez mal renseignés…

— Oui, nous sommes entrés un peu brusquement… c’est votre faute… Nous voulions avoir avec vous un entretien… dans votre intérêt… nous savions que vous étiez chez vous, et alors comme il était manifeste que vous refusiez de nous ouvrir…

— Je suis libre, je suppose ?…

— Certainement, ma bonne, certainement… fit le plus grand des deux, le seul qui parlât.

— Puisque je suis libre, je ne vous retiens pas… vous pouvez vous en aller.

— Pas avant d’avoir causé, puisque nous sommes venus pour ça…

— Qui êtes-vous ?

— Des gens qui vous veulent du bien, beaucoup de bien…

— Qui vous a parlé de moi ?…

— Est-ce que tout le monde, dans le quartier, ne connaît pas la bonne vieille Noémie, si dévouée, si charitable, malgré sa misère… et qui a toujours un sou à donner à de plus pauvres qu’elle ?

— Ah ! bon, vous en voulez à ma bourse et vous n’êtes que des cambrioleurs…

Noémie se rassurait.

Même, l’idée d’être volée, elle ! lui amena un sourire joyeux.

— Il me reste cinquante centimes pour aller jusqu’à la fin du mois… et la fin du mois, c’est dans trois jours…

Elle souleva sa jupe, plongea le bras dans une poche profonde retenue par un cordon passé à la ceinture et qui semblait gonflée de toute sorte d’objets variés, atteignit ce qu’elle cherchait, retira un vieux portemonnaie au cuir râpé, l’ouvrit, et fit tomber dans la paume de sa main une pièce de dix sous et un sou.

— Je vous les donne bien volontiers, dit-elle… Gamahut avait assassiné une vieille femme pour lui prendre quarante-deux sous… Avec moi, vous le voyez, ça ne payerait pas vos frais…

Les deux hommes se mirent à rire.

— Mais nous n’avons pas l’intention de vous assassiner…

Le plus petit des deux, qui avait une tête de belette, alla refermer la porte, à laquelle il donna deux tours de clef.

— Voilà, dit-il, comme ça nous sommes entre nous. Nous pourrons nous raconter nos affaires et personne ne viendra nous déranger.

Noémie fut reprise de crainte.

Elle avait traversé la chambre, et se trouvait près de la fenêtre.

Celle-ci était entr’ouverte et c’était là que, tout à l’heure, la bonne femme secouait son linge, après avoir essuyé ses meubles.

Elle se pencha dans la cour, et elle allait crier, appeler à l’aide, lorsque deux mains brutales la retinrent en arrière, la jetèrent dans le fauteuil de moleskine, pendant que la fenêtre se refermait.

— Pas de bêtises ! Nos affaires ne regardent que nous. Les voisins n’ont rien à y voir…

Toujours souriant, l’homme dit comme s’il ne menaçait pas :

— Surtout, pas un cri… Si vous faites mine d’appeler, nous nous fâcherons…

Négligemment il ouvrit un long couteau dont la lame claqua, sous le ressort, et le replaça, tout ouvert, dans la poche de son veston.

Noémie avala sa salive dans un effort visible.

Sa gorge était toute sèche… Ses pauvres yeux pâles, tout enfouis dans une multitude de petites rides, exprimèrent l’épouvante.

— Et encore une fois, si vous êtes bien sage, on n& vous fera aucun mal.

— Mais enfin… que… prétendez-vous ? que voulez-vous de moi ?

— On va vous le dire…

Ils s’étaient assis, de chaque côté du fauteuil de moleskine, Nicky Lariss barrant le passage vers la fenêtre. Sturberg barrant le chemin de la porte…

— Vous êtes bien la sœur de Pulchérie Boitel ?

— Oui…

— Pulchérie Boitel n’avait pas d’autre parente qu& vous ?

— Elle et moi, c’est tout ce qui restait de la famille,

— Par conséquent, vous êtes seule héritière ?…

— Hein ? fit Noémie qui n’avait pas bien entendu… Vous dites ?

— Que vous êtes seule et unique héritière de votre sœur…

— Vous êtes fous… héritière de quoi ?…

— De sa fortune, parbleu !

Cette fois et malgré ses terreurs, Noémie éclata de rire…

— Ah ! bon ! Ah ! bon ! la fortune de Pulchérie. Mais vous ne savez donc pas qu’elle vivait de charité comme moi et qu’elle était à l’Assistance publique, comme moi…

-Nous savons tout cela et aussi qu’elle était riche.

— Riche !

— Riche !

— Immensément… et qu’elle cachait sa fortune…

— Dans ses bas, qu’elle raccommodait tous les jours ?…

— Dans une pochette de cuir, qui, probablement, ne la quittait pas… ou qu’elle avait si bien enfouie dans quelque coin, chez elle, que personne n’en avait connaissance.

— Une… une pochette…

Et Noémie, la gorge broyée, brusquement se tut…

Les deux hommes continuaient de sourire.

Le regard du plus grand disait à l’autre :

— Nos déductions étaient justes. Nous ne nous sommes pas trompés…

Cette scène avait un témoin… Ce témoin, c’était la chatte Grisette…

Roulée au fond du panier capitonné qui était sa retraite habituelle, Grisette ne s’était pas dérangée à l’entrée des deux hommes… Elle s’était contentée de les regarder avec ses yeux d’or, où l’iris était presque invisible, après quoi elle avait fait une cabriole et maintenant elle étalait son ventre blanc en l’air, les pattes dressées et comme morte, dans son berceau ; mais un geste de frayeur de Noémie fit vaciller un fil noué à l’un des bras du fauteuil, et au bas duquel était attachée une pelote de papier grosse comme un œuf. La pelote se mit à danser et, dans son mouvement de pendule, vint effleurer les pattes de Grisette en l’aguichant. C’était son jeu favori et elle y passait souvent des heures avec sa maîtresse qui lui donnait la réplique. Un coup de patte lança sa pelote qui se rabattit sur son nez. Elle s’y cramponna, toujours couchée sur le dos, la mordit, la relança. Après quoi, étonnée sans doute d’être ce jour-là seule à cette distraction et que Noémie ne fit point attention à elle, Grisette sauta sur les genoux de la vieille, ronronna, fit son lit sur la jupe, et se coucha.

Doucement, avec une grande bienveillance, Sturberg continuait :

— Vous ne connaissiez pas l’existence de cette pochette ?…

— Mais non… non… et je crois que vous voulez rire…

— Nous rirons ensemble tout à l’heure, ma bonne… Et Pulchérie ne vous en parla jamais ?

— Jamais…

— Pendant sa vie, peut-être, mais au moment de mourir ?…

— Ni pendant sa vie, ni au moment de sa mort…

— Vous le jurez ?

— Oui, je le jure ! fit Noémie sans hésiter.

— Par tout ce que vous avez de plus sacré au monde ?

Noémie haussa les épaules.

— Je suis seule, je suis vieille, je n’ai pas peur de mourir, bien au contraire… Je n’ai plus ni parents, ni amis… Ceux qui prennent soin de moi sont des étrangers… Je n’ai rien au monde. Il ne me reste que Grisette… Vous voyez que je ne peux pas vous jurer ça…

— Pourtant, la pochette de cuir existe…

— Si vous en êtes sûr, cherchez-la et trouvez-la…

— C’est ce que nous ferons tout à l’heure… mais auparavant, et pour éviter tout moyen brutal, nous voudrions vous convaincre… Cette pochette vaut une fortune… Pulchérie pouvait l’ignorer… Vous voici instruite… Une grosse, très grosse fortune… Ne mentez pas… Vous savez où elle est cachée… Nous vous l’achetons… Fixez vous-même votre prix… et tout se passera en douceur… Sinon…

— Je ne comprends pas un mot à tout ce que vous me dites…

— Sinon, nous emploierons la force… et vous ne toucherez pas un centime… Vous avez un quart d’heure pour vous décider… le temps de fumer deux cigarettes…

Il alluma une première cigarette et flâna dans la chambre, examinant les humbles meubles.

Si peu philosophe et si peu doué qu’il fût de sensibilité, il ne pouvait s’empêcher de remarquer le contraste singulier, presque déconcertant, qu’il y avait entre la pauvreté dont il se rendait compte et l’énormité de l’importance du document que cette miséreuse cachait auprès d’elle…

Il ne mentait pas quand il disait que ce document valait une fortune.

Et quelle fortune !…

Pas un membre de la famille impériale d’Autriche ou d’Allemagne qui n’eût sacrifié quelque part de richesse pour rentrer en possession de cette feuille de papier volée à Godollo par l’audace d’une jeune fille qui se vengeait…

Pas un membre du gouvernement de l’un et de l’autre pays !…

L’accusation formidable de la plus monstrueuse intrigue était suspendue sur ces têtes… prête à retomber, sous la colère du monde entier… et cette preuve de la Grande Honte et du plus grand des crimes, de pauvres vieilles mains, infirmes, aux doigts déformés, la détenaient, par hasard !…

Et c’était une volonté de pauvresse, têtue, obéissant à l’on ne savait trop quels ordres ou quels engagements ou quelles craintes, qui refusait de s’en dessaisir…

Sturberg, après avoir tapoté contre les vitres, se tourna vers elle.

Il avait fini sa première cigarette.

Il en jeta dans la cheminée le petit bout brasillant et fumant.

— Encore une ! dit-il… Et tâchez de vous décider vite, ma bonne mère…

Elle restait enfoncée, avec une obstination manifeste, sans un mouvement, au fond du fauteuil de moleskine, les mains jointes, le buste droit, le cou raide.

Grisette avait sauté de ses genoux pour regagner son panier et s’était remise à balancer à coups de pattes la pelote de papier.

Une fortune pour racheter certaines phrases du document…

Une fortune pour chacune de ces phrases…

Pour chacun de ces mots…

Ceux-ci, par exemple :

« …Le complot, organisé par nous a été sinon ébruité dans tous ses détails, du moins soupçonné…

« …Je garde bien en mains les conjurés que j’ai choisis…

« …Je redoute dans une foule aux sentiments patriotiques exacerbés, la contagion de l’exemple qui viendrait du complot tel que nous l’avons préparé. »

Tout cela était de la main du préfet Edmond Gerde.

Mais quelles fortunes paieraient les commentaires ou les ordres en marge de la lettre, qui étaient de la main même de l’archiduc François-Ferdinand !

Ceux-ci :

« Je repousse l’intervention de toute police qui empêcherait l’exécution du complot et renverserait ainsi tous mes plans… »

D’autres, si graves, et qui trahissaient la pensée politique du prince :

« Il devra résulter des premières dépositions de l’enquête que la tâche, de m’assassiner a été commandée aux conjurés par le gouvernement serbe lequel ressortira, de ce chef, comme nettement provocateur. »

Ceux-ci enfin, qui étaient à, eux seuls toute une révélation :

« Je sais à quoi m’en tenir sur le peu de danger que présente cette conspiration puisqu’elle est notre œuvre et je me fie à votre clairvoyance… »

La deuxième cigarette était finie. Sturberg consulta sa montre.

— Vous avez encore cinq minutes…

— C’est bien inutile d’attendre, si vous avez quelque chose à faire, dit la vieille paisiblement.

— Ne soyez pas entêtée… Contre remise de la pochette de cuir, ou, si la pochette n’existe plus, contre remise des papiers qu’elle contenait, je vous offre…

Il sembla calculer mentalement.

— Je vous offre cinquante mille francs, payés comptant… en billets et même en or… en or, vous entendez ?… en or, que vous pourrez aller porter à la Banque de France, pour concourir, comme tout le monde, à la défense nationale.

— Cinquante mille francs ! murmura la pauvre Noémie, ébahie…

— Que vous placerez en rente viagère… Ça vous en constituera, un revenu !… Ça colle ?

— Ça ne colle pas du tout, puisque je ne sais pas ce que vous voulez…

Sturberg eut un geste d’impatience.

— Vous comprendrez mieux, j’en suis sûr, si je porte la somme à cent mille…

— Vous dites ?

— Cent mille francs… En rente viagère, à votre âge, vous trouveriez facilement du dix pour cent. Ça vous donnerait dix mille francs par an… plus de huit cents francs par mois…

Noémie se remua dans le fauteuil de moleskine.

Elle murmura, en une invocation singulière :

— Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !…

Elle avait peur de céder à la tentation.

— Je vous laisse le temps de réfléchir… dit l’homme.

Et il alla tapoter, en sifflant, contre les vitres.

Noémie marmonnait des choses tout bas, très vite, à elle-même…

Noémie traversait une crise…

Noémie riait et pleurait… elle était profondément malheureuse…

Cent mille francs ! Dix mille francs de rente ! Quelle fortune, jamais rêvée !… Et que de joies elle répandrait autour d’elle !… Car Noémie, cette pauvresse, avait elle-même ses pauvres ! Elle avait besoin pour vivre de la charité des autres… Mais elle avait besoin, aussi, d’être charitable… Elle rognait sur sa part de pain, sur sa part de sucre, sur sa part de charbon… Voilà pour ses semblables… Et ce n’était pas tout… Il y avait les bêtes… Elle changerait le panier de Grisette, qui commençait bien un peu à se disloquer… Grisette serait logée somptueusement et ce serait dans de la soie ou sur du velours qu’elle pourrait faire la toilette de ses oreilles où fourrer sa langue râpeuse, en fermant les yeux, dans la douce fourrure de son ventre blanc… Enfin, Noémie ne s’opposerait plus, comme elle l’avait fait par crainte d’une multiplication exagérée, aux sentiments maternels de la chatte. Elle les favoriserait plutôt… Avec dix mille francs de rente, on peut se permettre bien des choses !… Et voilà ce qu’elle se racontait tout bas… dans un rêve… Sturberg lui frappa sur l’épaule :

— C’est entendu… J’envoie mon ami chercher les cent mille… et vous me donnez la pochette ?

Du rêve, Noémie retombait dans la réalité.

— J’accepterais bien, dit-elle, mais je n’ai rien à vous donner en échange.

Le poing de Sturberg se leva et retomba brutalement. La vieille jeta un cri de douleur.

— Tu te moques de nous… c’est bien… Et, comme je n’ai pas de temps à perdre…

Il fit un signe à Nicky Lariss :

— Hâte-toi !

Alors, dans la chambre si propre, si ordonnée, où il y avait une place pour chaque chose, et où chaque chose était à sa place, ce fut un remue-ménage pitoyable que la miséreuse, témoin impuissant, regardait avec une indignation prête aux larmes.

Tout fut mis sens dessus dessous.

Le linge déplié.

Le lit, les matelas crevés, fouillés de fond en comble.

Nicky soulevait les meubles, examinait sous les pieds…

Rien ne fut oublié, jusqu’au mouvement de la pendule… jusqu’à la plaque de la cheminée… et toutes les briques du carrelage furent soulevées, inspectées avec soin… les murailles sondées… sondé le fourneau de la cuisine, retournées les casseroles et la théière, la cafetière… renversés sur le sol les petits paquets des maigres provisions… et le seau à charbon… et les fagotins de menu bois pour allumer le feu… lacéré, vidé de son crin le fauteuil de moleskine… coupée la paille des chaises… et Noémie, enfin, nue et tremblante, vit Nicky tournant, retournant, fouillant la doublure des vêtements et secouant les poches…

Pendant que Nicky travaillait à son infâme besogne, Sturberg se livrait à un examen singulier…

Il avait pris le poignet de la vieille, avait cherché le pouls, et le tâtait.

Il resta ainsi le temps que dura la perquisition de Nicky Lariss…

Il y semblait étranger…

Toute son attention s’absorbait sur la vieille bonne femme…

Celle-ci, quand elle avait senti son poignet serré entre les doigts de cet étrange docteur, lui avait dit :

— Qu’est-ce que vous tâtez ? Je ne me sens pas malade…

Sturberg n’avait pas répondu.

Noémie, finalement, n’y prit plus garde.

Elle se contenta de suivre, d’un regard effaré, les allées et venues de Nicky…

Il existe un jeu de fillettes qui consiste pour l’une d’elles à deviner, parmi le groupe de ses compagnes, celle qui a parlé et ce qu’elle a dit… La plus grande dirige le jeu par une sonnerie lente et régulière, qui s’accentue au fur et à mesure que la chercheuse s’approche de la fillette aux paroles mystérieuses, et qui redevient lente, lointaine et comme assourdie quand elle s’en éloigne…

C’était, au tragique, un pareil jeu qui se jouait en ces minutes, dans cette chambre misérable, entre ces deux bandits et cette pauvresse…

Le pouls de Noémie, c’était la sonnerie indicatrice de la cachette, lorsqu’il s’agitait tout à coup, dans un afflux d’épouvante, palpitant sous le doigt de Sturberg.

Cela voulait dire, cette émotion, que Nicky Lariss se rapprochait de la cachette et que Noémie tremblait pour le précieux dépôt dont elle avait la garde.

Le pouls, c’était aussi la sonnerie indicatrice, quand il redevenait calme, que Nicky Lariss, dévoyé dans ses recherches, s’éloignait de son but.

Quand le pouls battait la chamade, Sturberg murmurait en allemand :

— Attention… Tu ne dois pas en être loin…

Et quand il battait à pulsations régulières, Sturberg disait :

— Non… tu n’y es plus !…

Dès que Noémie se rendit compte, elle ferma les yeux… obstinément…

Alors, avec un grondement de fureur, Sturberg la laissa…

C’était juste au moment où Nicky Lariss avisait tout à coup Grisette qui, renversée sur le dos, balançait la pelote de papier à coups de pattes.

Nicky Lariss se pencha et prit la pelote.

Or, ne se sentant plus sous la surveillance de Sturberg, Noémie ouvrait les yeux.

Et si Sturberg lui avait encore retenu le poignet, pour saisir les battements du pouls, les pulsations de son cœur, il eût cette fois surpris l’émotion violente qui secouait la pauvre femme…

Son regard ne quittait plus Nicky, penché sur le panier de Grisette…

Nicky déplia la pelote roulée en boule…

Et il la rejeta d’un geste désappointé…

La pelote n’était qu’une feuille de papier blanc, et pas du tout le fameux document qu’il cherchait.

Mais l’émotion de Noémie ne cessait pas.

Elle dura tant que Nicky fut penché sur Grisette, pensif, furieux et décontenancé.

Lorsqu’il s’en éloigna, une vive rougeur colora le visage de la miséreuse… les yeux se refermèrent sur son regard qui brillait de triomphe, et sur ses lèvres flétries, qui s’enfonçaient sur le vide d’une bouche édentée, un rapide sourire passa…

Toutes les tentatives des deux hommes restaient vaines.

Et ce fut à cette minute-là que des coups furent frappés à la porte.

Noémie respira.

On venait à son secours. Elle allait être délivrée.

Comme personne ne répondait, une voix cria à l’extérieur :

— Maman Noémie, c’est moi… Pourquoi tu t’es enfermée ?… Ouvre !

C’était Mme Camille qui revenait de la promenade avec l’enfant.

La porte fut ouverte par Nicky Lariss. Ils entrèrent.

Un regard d’intelligence s’échangea entre les deux hommes et leur complice.

Camille partit, Nicky referma à double tour.

Pourtant, Noémie, alarmée, avait dit :

— Restez donc, madame Camille… Vous ne nous gênez pas… au contraire…

Et Sturberg, d’un ton singulier, demanda :

— C’est bien lui dont les yeux sont malades ?

— Oui, mais il est bien soigné par le médecin du quartier. Il guérira…

— Il guérira, insistait Sturberg, mais à une condition, n’est-ce pas ?

Effrayée, Noémie releva la tête,

— Oui…

Qui l’avait donc renseigné, cet homme ?

Il poursuivait :

— Cette condition, c’est qu’il ne faut pas que l’enfant pleure ?

— Oui… le médecin a ordonné… balbutia la vieille. Il a dit que ce serait dangereux… et que, si l’enfant pleurait, cela déterminerait une inflammation soudaine, et que le cher petit pourrait devenir aveugle… Aussi, comme on le dorlote ! Comme on le gâte ! Comme on lui donne tout ce qu’il veut ! Dans la maison, et dans le quartier, c’est à qui l’empêchera de pleurer… Et depuis que nous l’avons recueilli, il n’a pas versé une larme… Je m’en vante… Aussi, le médecin a-t-il déclaré avant-hier que ce n’était plus qu’une affaire de quelques jours… Et il en abuse, le cher petit… Il a compris… Il n’est pas bête… Et, quand il a envie de quelque chose et qu’on refuse, il dit : « Si on ne me le donne pas, je vais pleurer ! » Alors, on le lui donne, et il ne pleure pas… Voilà !

Elle l’embrassa tendrement, le porta sur son lit :

— Fais ton petit dodo, pour te reposer… Ces messieurs vont partir !…

Et à Sturberg :

— Car je suppose que vous savez à quoi vous en tenir, que vous allez me laisser tranquille et que je ne vous reverrai plus ?… Vous n’avez pas le droit de rester ici… On a beau être du pauvre monde, je m’adresserai, s’il le faut, au commissaire de police…

Sturberg lui saisit le poignet, l’attira contre lui d’un coup violent.

Et visage contre visage :

— Écoute, ma vieille, et réfléchis… et vite… car je ne veux pas moisir chez toi plus longtemps… Il ne faut pas que cet enfant pleure…

— Non, fit-elle, redevenue tremblante.

— Il pleurerait s’il te voyait pleurer ?

— J’en suis sûre… il m’aime comme une maman.

— Eh bien ! tu vas me remettre le document que tu caches…

— Puisque je vous dis…

— Assez ! Tu vas me le remettre, sinon…

À Nicky Lariss :

— Prends l’enfant, et si la vieille n’obéit pas donne-lui le fouet…

— Vous allez… Vous… Vous ne ferez pas cela…

— Dans cinq minutes, si tu ne te décides pas.

— Vous n’oserez pas ! cria-t-elle, la voix pleine de sanglots.

— Un peu, qu’on se gênerait !

— Mais vous êtes donc des monstres…

— Possible !…

Nicky avait pris l’enfant dans ses bras.

L’enfant se débattait, hurlait, avait peur.

Noémie se jeta sur Sturberg, griffes en avant.

— Vous êtes des misérables… des voleurs… des assassins…

— Une fois, veux-tu obéir ?

— Il n’y a rien ici pour vous.

— Deux fois, veux-tu me donner les papiers dont tu as la garde ?

— Je ne comprends pas ce que vous dites.

— Nicky, apprête-toi !…

Alors, Noémie éclata en sanglots, tomba sur les genoux, suppliante :

— Épargnez-le… Ne le faites pas pleurer… C’est un pauvre petit abandonné qui n’y peut rien, à tout cela… Est-ce que c’est sa faute ? Et vous voudriez le rendre infirme pour toute sa vie ?

— Trois fois… veux-tu t’exécuter ?…

Elle bégayait :

— Je ne peux pourtant pas le laisser martyriser… J’avais promis… tant qu’il ne s’agissait que de moi… on pouvait me couper en morceaux et me faire saigner par tous les bouts, je n’aurais rien dit… Mais je n’avais pas compté sur mon enfant, sur mon gosse… Voilà qu’il me regarde avec épouvante… Voilà de grosses larmes qui viennent à ses pauvres yeux enflammés… Mon Dieu ! Mon Dieu ! il est perdu… si je ne dis rien… Mon Dieu ! est-ce que je peux, voyons, est-ce que je peux ? Alors, vous n’avez pas pitié ?

— Nicky…

— Non, non, arrêtez… ne le battez pas… C’est monstrueux, entendez-vous, monstrueux… Et si vous, qui me torturez, vous avez un enfant, eh bien, je vous le jure, car Dieu est juste, vous serez puni, puni bientôt dans votre enfant…

— Nicky…

— Non, non, je vous dirai… ce que vous voulez…

— Tu mentais tout à l’heure ?

— Oui, je mentais… J’avais promis à Pulchérie…

— Ces papiers, elle te les avait confiés…

— Oui, en mourant… Mais j’ignore ce qu’ils sont, ce qu’ils valent… comme elle l’ignorait elle-même… Pendant son agonie, elle m’a remis une pochette de cuir, en me disant : « J’avais promis de mourir plutôt que de m’en défaire… J’ai tenu parole… Maintenant, c’est ton tour… Prends-la… Cache-la, n’en parle à personne… Au péril de ta vie… Remets-la seulement… un jour… à, à… » Et puis, sans me dire aucun nom, elle est morte, juste au moment où éclatait, pas loin de nous, un obus de la grosse Bertha… C’est la Bertha qui l’a tuée…

— Où est cette pochette ? Pas chez toi, sans doute… nous l’aurions trouvée ?

Elle haussa les épaules, tout en pleurant :

— Vous n’avez pas visité partout.

Elle souleva Grisette hors du panier, la coucha tendrement dans le fauteuil de moleskine, et tendit le panier à Sturberg.

— Cherchez là-dedans…

Sturberg, d’un coup de canif, fendit la ouate du coussin…

Il eut un cri de triomphe, une sorte de rugissement de joie, ses mains frémirent.

Là, reposait, dans la douce chaleur du corps de Grisette, le sachet de cuir.

Et, du sachet, il tira l’enveloppe intacte, dans laquelle il sentit le cachet de cire de l’enveloppe seconde — on se rappelle les précautions prises par Rolande — où se trouvait le document volé à François-Ferdinand.

Pendant quelques instants, il resta sans parler. La joie le suffoquait. Quant à Nicky il avait reporté l’enfant dans le lit et pâle de rage concentrée, d’envie dissimulée à peine il regardait son complice avec des yeux de haine…

Quant à Noémie, anéantie, le corps agité de secousses nerveuses, elle se taisait.

Enfin, Sturberg murmura, en ouvrant son portefeuille :

— Pour te prouver, ma vieille, que nous sommes de braves gens, je vais te récompenser bien que tu ne le mérites pas.

— Gardez votre argent… vous n’avez eu raison de moi que par la force.

— Comme tu voudras !

— À présent, un conseil, si tu ne veux pas qu’il t’arrive un malheur… garde pour toi ce qui vient de se passer ici… Nicky, nous n’avons plus rien à faire… Filons !

Ils disparurent, silencieusement, si prudents que Noémie ne les entendit pas, lorsqu’ils descendirent l’escalier.

Le soir même partit de Paris un télégramme qui n’excita aucun soupçon et fut visé par la censure, laquelle s’appliqua surtout, comme on sait, pendant la guerre, à suspendre l’envoi des dépêches inoffensives.

Ce télégramme, signé Schwartz et Cie, à la maison de Virtenheim de Bâle, disait :

« Sommes en possession de votre commande. Excusez retard à livraison, indépendant de nos efforts et de notre bonne volonté. Prière nous faire savoir d’urgence si nous devons vous l’expédier ou si vous préférez attendre fin hostilités qui peut être prochaine… »

En descendant de chez Noémie, ils avaient croisé, sur le trottoir de l’avenue, Mme Camille qui les attendait.

Brièvement, les trois complices échangèrent quelques mots et se séparèrent. Les deux hommes sautèrent dans un taxi qui les attendait, la femme rentra dans la maison.

Si courte qu’eût été cette conversation, elle avait eu deux témoins.

Rose-Lys et Rolande revenaient de la fabrique.

La vue de Mme Camille attira leur attention, et cette attention se reporta sur les autres. Ces figures ne leur étaient pas inconnues… les yeux surtout… malgré l’adroit camouflage…

Elles se rangèrent derrière un kiosque pour laisser passer Mme Camille.

— Qu’as-tu découvert ? Tu les as reconnus ?

— Oui… l’un par l’autre… l’un, le plus grand, le plus fort… Oh ! il est bien déguisé, mais on ne pense pas à tout… et près de la tempe droite, une cicatrice apparaît… que j’avais remarquée à Medgyar, dès les premiers jours, et surtout en wagon dans le train qui me reconduisait en France… Sturberg, le chef…

Elle s’arrêta. Son cœur battait. Elle étouffait.

— Le second… aux yeux cruels, au regard implacable, Nicky Lariss…

Et la même pensée, la même crainte les envahit.

— Que sont-ils venus faire dans cette maison ?

Hélas ! la réponse n’était pas difficile…

Elles s’élancèrent dans l’escalier, oppressées par un pressentiment de malheur.

Puisque ces deux misérables avaient retrouvé la trace de Pulchérie, celle de Rolande, le même soupçon leur était venu, sans aucun doute, comme il était venu aux jeunes filles… Et, au bout de ce soupçon, Noémie.

Elles frappèrent chez la vieille.

Une voix chevrotante, à peine distincte, répondit.

Elles entrèrent.

Noémie, affalée dans son fauteuil de moleskine, sanglotait bruyamment. Et, à la vue des jeunes filles, ses sanglots redoublèrent.

Elles la prirent dans leurs bras.

— Noémie ! Noémie ! ma pauvre femme… qu’avez-vous ? Que se passe-t-il ?

Dans ses hoquets elles comprirent qu’elle répétait sans cesse :

— Ils me l’ont volée ! Ils me l’ont volée, les maudits !

— Qui ? Deux hommes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et ce qu’ils vous ont volé, c’est une pochette de cuir qui renfermait des papiers…

— Oui… Des papiers… des papiers si graves que, en me les confiant au moment de mourir Pulchérie m’avait fait jurer de ne les remettre à personne… à personne…

— À personne ? Ce n’est pas possible… Elle a dû prononcer un nom… le mien, Rolande de Chambry, ou le nom de Rose-Lys Barbarat…

— Elle n’en a pas eu le temps… Elle est morte… d’un coup, comme ça, juste au moment où éclatait dans le quartier un obus de la grosse Bertha…

— Ces papiers m’appartiennent, dit Rolande avec colère.

— Je ne savais pas.

— Nous vous l’avons fait comprendre, pourtant…

— J’avais peur d’être trompée… j’avais peur de ce qui est arrivé…

— Et c’est un grand malheur, ma pauvre femme, de n’avoir pas eu confiance en nous.

— Pardon ! Pardon ! Je ne voulais rien dire… Si vous saviez… Ces méchantes gens !… ils m’ont torturée… D’abord, ils ont tout bousculé ici parce que je refusais de parler… Mes affaires si propres, si bien rangées… Regardez dans quel état !… Et quand ils ont été sûrs qu’ils ne trouveraient rien… alors… alors… ils se sont attaqués au petit… Ils ont menacé de le faire pleurer, si je ne parlais pas… Le faire pleurer, c’était le rendre aveugle… J’ai parlé… qu’est-ce que vous auriez fait, à ma place ?

Ses larmes recommencèrent à couler de plus belle.

Et elle murmurait :

— S’il n’y avait pas eu l’enfant, ils auraient pu me martyriser, me découper en tout petits morceaux… ils n’auraient rien obtenu de moi, rien !  !

Elle fit claquer son ongle très propre sur la seule dent qui lui restait.

— Pas ça !

Elle prit Grisette dans ses bras et se mit à la caresser.

— C’était cette mignonne qui gardait votre trésor et ils ne s’en doutaient pas, les bandits… La pochette était dans le coussin ouaté, bien au chaud de la fourrure blanche de la chatte… Qui est-ce qui aurait pu la découvrir ?…

De toutes ces plaintes, de toutes ces larmes, un fait ressortait :

Le document de l’archiduc était entre les mains de Sturberg.

Et ruse contre ruse, ou violence contre violence, il fallait le reconquérir, avant que les papiers n’eussent repris la route de l’Autriche…

Sans ressources, sans personne pour les défendre, isolées comme elles étaient, la tâche apparaissait au-dessus de leurs forces.

Elles le comprirent.

Et, rentrées dans leur chambre, elles s’abandonnèrent à leur douleur.

Le lendemain, dans la soirée, un télégramme, venant de Bâle, arrivait à Corbeil, à l’adresse de Schwartz et Cie.

Il répondait à la dépêche partie la veille.

Et comme cette dépêche, il était écrit en langage convenu.

Du reste, revêtu du visa de la censure, qui n’y avait vu aucun mal.

Il disait :

« Retardez envoi marchandises, à cause des risques à courir. Attendez fin des hostilités. Faites situation nette en vous débarrassant au plus tôt des intermédiaires. Mieux vaut agir désormais directement de vous à nous, sans personne interposée.

« Signé : Virtenheim. »

Les deux complices étaient face à face, au château de l’Helvetia, lorsque le télégramme leur fut remis.

Sturberg-Schwartz le lut, le relut, sembla le méditer.

Après quoi il le tendit silencieusement à Nicky Lariss.

Quand celui-ci le reposa sur la table, ils se regardèrent longuement :

— Qu’en penses-tu ? Faut-il te le traduire ?

— Non… c’est simple…

— Ce qui signifie ?

— Que ce petit papier, qui n’a l’air de rien, est un arrêt de mort, ni moins ni plus, pour Rolande de Chambry…

— Et leur raisonnement, là-bas est logique… Ils savent que le document est entre nos mains… bien… Mais ils ne sont pas encore tranquilles… tandis que Rolande morte, rien ne restera du secret de Sarajevo… Ni le secret… ni celle qui l’avait surpris… Ils raisonnent comme j’ai raisonné moi-même, tu te souviens ?

Nicky Lariss s’était levé, en proie à une agitation nerveuse.

Il vint tout à coup se planter devant son chef.

— Sturberg ? fit-il d’une voix étouffée.

— Quoi ?

— Pour la dernière fois, je te rappelle que j’aime Isabelle… Ne me pousse pas à bout… Je suis ton compagnon de dangers, de misères et de crimes… Nous nous valons… Donne-la-moi !…

— Non !… dit rudement Sturberg… Et qu’il n’en soit plus question !