Les Égarements de Julie/02

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Anonyme, attribué à
A. Brancart (p. Frontispice-190).
Seconde partie
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Perrin - Les Egarements de Julie, 1883 - Frontispice
Les Égarements de Julie, Bandeau de début de chapitre
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LES ÉGAREMENTS
DE JULIE





SECONDE PARTIE



L
ES hommes nous volent, ne nous faisons point scrupule de les duper : je n’ai que faire de vous recommander ce qu’il lui faut faire entendre à mon sujet ; vous sentez aussi de quelle conséquence il est de lui taire l’aventure du chevalier. La Valcourt, qui m’avait d’abord soupçonnée d’extravaguer, conçut de moi une autre idée : elle admira mon projet, le trouva infaillible, me félicita d’avance sur l’or que j’allais puiser dans la caisse du négociant, et loua ma résolution avec d’autant plus de chaleur qu’elle était dans le cas où j’allais me mettre. Nous fûmes bientôt d’accord sur l’emprunt des deniers ; elle m’assura que rien ne me manquerait : nous convînmes de tout ce qu’il fallait dire et faire, et de la conduite que j’aurais à tenir à l’avenir avec un nombre d’écervelés, qui n’étaient propres qu’à m’éloigner des honnêtes gens. Un heureux hasard me fit rencontrer chez un marchand juif tout ce que je souhaitais en boucles d’oreilles, croix, bagues et tabatières à peu près semblables aux miennes. J’eus encore occasion de reprendre courage : comme nous admirions mes nouvelles emplettes, Rose vint me remettre une bague que ma pure négligence avait sauvée du naufrage ; c’était un diamant de cinq cents livres, qui me devint cher alors. Je retournai chez moi, où il me fallut nécessairement régler sur l’air morne qu’y avait répandu le départ de sieur Valérie. Quelque secrète qu’eût été cette catastrophe, elle avait toujours transpiré ; on s’en entretint dans le quartier pendant quelques jours, après lesquels le temps fit son effet ordinaire. Je gardai mon domestique, qui consistait en une cuisinière, une femme de chambre et un laquais : la Valcourt m’envoya une partie de sa toilette, une montre, et en moins de vingt-quatre heures tout se ressentit de mon premier être, à trente-six mille livres près, sur la perte desquelles il me fallait encore dévorer mon chagrin. Mon premier soin fut de me montrer autant que la bienséance me le permettrait ; j’allai souvent chez la Valcourt ; je n’oubliai rien de ce qui pouvait annoncer une parfaite tranquillité. Comme il ne paraissait à mon train rien de changé, on me fit autant d’accueil qu’auparavant. Ce qui surprit étrangement, fut l’absence de Bellegrade, qui, selon toutes les justes combinaisons, ne paraissait pas cadrer avec celle de l’homme qui lui devait être le plus à charge. Chacun raisonna différemment sur cette aventure. Comme on n’ignorait pas la manière dont sieur Valérie avait traité le chevalier, on soupçonnait que ce dernier avait joué quelques ressorts pour l’inquiéter. On conclut même qu’il n’avait été arrêté que sur quelques dépositions de son ennemi. Quelque peu sensé que fût ce raisonnement, il ne laissa pas de paraître juste à quelques-uns. Certaine animosité que je ne pus m’empêcher de témoigner contre Bellegrade confirma ces soupçons, et acheva de détruire toutes les idées d’intelligence auxquelles j’avais donné sujet. Il m’eût été bien doux de déclarer Bellegrade pour un fripon ; mais mon honneur était attaché au sien. À peine eus-je goûté l’idée qu’on s’était formée sur la détention de l’un et le départ de l’autre, que j’entrai adroitement dans tout ce qui pouvait la soutenir : je ne m’étais pas attendue à cet heureux tour. Je fis sentir à la Valcourt de quelle conséquence il était de faire valoir cette opinion, quelque ridicule qu’elle fût.

L’absence de sieur Valérie m’autorisa à un autre genre de vie ; je devins plus réservée ; ma retenue en imposa à tous ces fats qui cherchaient à m’en conter. Ceux qui avaient été les premiers à envier le bonheur de Bellegrade ne le crurent plus qu’imaginaire ; je ne reçus chez moi aucun de ceux qui y fréquentaient si librement. L’éloignement du petit-maître me concilia bientôt la compagnie des honnêtes gens : M. Démery, dont j’ai déjà parlé, ne tarda pas à me faire connaître, à son air passionné, que la Valcourt ne me desservait pas. Je le voyais quelquefois chez elle ; il m’y demanda un jour la permission de me rendre ses devoirs : je lui répondis, comme il était vrai, que ma vie solitaire m’avait depuis quelque temps interdit toute société, et que la retraite dans laquelle je vivais pour le présent n’offrait rien de gracieux à quiconque ne s’y voyait pas réduit par la situation de ses affaires. Il n’en fallut pas davantage pour l’engager à m’exposer le vif intérêt qu’il y prenait ; il me dit les choses du monde les plus obligeantes. Cette conversation particulière, à laquelle avait adroitement disparu la Valcourt, nous ayant menés jusqu’à l’heure de nous retirer, il m’offrit de me reconduire : je l’acceptai. Nous montâmes en carrosse, et m’ayant remise à mon appartement, il voulut prendre congé de moi ; mais la politesse m’engagea à le retenir.

Sa visite fut courte, et, prétextant la discrétion, il se retira plus que satisfait du bon accueil qu’il avait reçu. L’arrangement de mon appartement, quoique garni, n’avait rien qui ne répondît à l’extérieur aisé qu’on m’avait toujours vu. Je fis exactement part à la Valcourt de mes progrès sur M. Démery, que je menai le plus adroitement du monde. Si je lui avais plu dès le premier coup d’œil, mon commerce acheva de l’enflammer : il multiplia bientôt ses visites, admira le bon ordre qui s’observait dans l’intérieur de ma maison ; nos conversations s’animèrent, je tirai parti de tout pour augmenter son ardeur : jamais homme ne fut plus amoureux.

Le hasard produisit à point quelque chose d’assez propre à le faire entrer de plus près dans le détail de mes affaires. Sieur Valérie, renfermé par ordre de son père, et toujours occupé de moi, ignorant mes indignes menées avec Bellegrade, et par conséquent le vol de notre argent, avait, par ami, fait charger le sieur Houblot, négociant à Bordeaux, de s’informer de l’état de mes affaires ; si j’étais toujours à Bordeaux ; quel genre de vie j’y menais. Le sieur Houblot, intime de M. Démery, sachant qu’il fréquentait au logis, lui communiqua la commission qu’il avait reçue ; celui-ci s’en chargea avec un sensible plaisir : il m’en parla, et me mit conséquemment dans le cas de lui confier quelques particularités de mes aventures, et les justes craintes où j’étais que sieur Valérie ne fût pas longtemps maître de disposer de lui et de son bien ; ce qui ne pouvait manquer de me jeter dans de nouveaux embarras. Il m’assura qu’il ne devait me rester aucune inquiétude du côté de la fortune ; qu’il connaissait gens qui se croiraient trop heureux de pouvoir me rendre quelque service : il me témoigna même qu’il n’était point à sa place d’inquiéter sieur Valérie dans la situation où il était pour lors. Je voulus répondre aux offres obligeantes qu’il venait de me faire ; mais il me pria instamment qu’il ne fût plus question de rien. L’intérêt que je témoignai prendre à l’attention du sieur Valérie lui fit un effet qu’il ne put cacher ; il ne m’écouta qu’en rival et je m’aperçus bien qu’il voulait absolument par sa générosité me faire oublier ce que je devais au souvenir de celui que j’avais si cruellement trahi. Le lendemain il me confirma amplement dans mon idée : je vis arriver, sur les dix heures du matin, un porte-faix, suivi d’un domestique, qui me rendit un ballot à mon adresse. Me doutant de ce que ce pouvait être, je me gardai bien de l’ouvrir : M. Démery s’étant rendu chez moi sur les deux heures après midi, je jouai la surprise, les scrupules mêmes, et lui signifiai qu’ignorant encore le contenu de son envoi, je ne me résoudrais jamais à l’accepter. Les instances réitérées lui furent d’une heureuse ressource pour s’expliquer sur sa façon de penser : il me pria, me sollicita tant que je me vis contrainte d’accepter ce qu’il m’avait envoyé. Je n’y eus pas plutôt consenti, que me fermant la bouche sur les remerciements que je voulais lui faire, il se retira, s’avouant trop satisfait d’avoir frustré quelqu’un du plaisir de m’obliger. À peine fut-il sorti que j’envoyai chercher la Valcourt pour être témoin de l’heureux effet de ses soins. Elle arriva : nous coupâmes la toile pour avoir plus tôt fait, et nous y trouvâmes deux pièces d’une magnifique étoffe, et six mille francs en or. Je ne pouvais revenir de ma surprise ; pour la Valcourt elle ne s’étonnait point, la générosité de M. Démery lui était connue pour égaler ses richesses immenses ; elle me dit même que ce n’était là qu’une esquisse de ses largesses, que c’était un homme à ménager. Je le pensais bien de même, et me promis dès lors d’être sage en faveur de la fortune qui nous empêcha toujours de l’être.

M. Démery avait passé, depuis son présent, trois jours sans me venir voir ; il semblait que sa délicatesse voulût éluder les justes témoignages de reconnaissance que je lui devais. Je lui envoyai Laforest, mon domestique, pour le prier de se rendre chez moi ; ce qu’il fit sur-le-champ ; mais comme il ne me fut jamais possible de lui faire entendre combien j’étais confuse et pénétrée de sa façon d’agir, je pris le parti de le lui persuader par la pleine confiance avec laquelle je lui ouvris mon cœur. J’avais arrangé mon roman, dans lequel j’avais pris soin de supprimer mon procédé envers sieur Valérie et ma faiblesse pour Bellegrade ; il n’avait été question dans notre premier entretien que de mon enlèvement et du zèle avec lequel je m’étais inconsidérément remise entre les mains de quelqu’un qui devait m’engager sa foi. Je lui parlai alors du désespoir de mes parents, de leur juste poursuite, du risque d’en être déshéritée, des craintes où j’étais de voir évanouir mes espérances, assurant que mes inquiétudes roulaient plus sur des principes d’honneur, que sur mon attachement pour sieur Valérie, à qui je reprochais toujours intérieurement les malheurs auxquels il m’avait exposée. Mes larmes vinrent à propos appuyer l’exposition de mes peines : elles en devinrent plus touchantes. M. Démery ne put tenir à mon récit sans en être vivement pénétré. Il ne tiendra qu’à vous, mademoiselle, me dit-il, de rendre votre sort heureux ; mais je crains que cette première inclination ne vous expose à bien des chagrins. Vous risquez tout si vous n’oubliez sieur Valérie. Ses parents peuvent vivre encore longtemps ; il est jeune et par conséquent léger, une seconde passion peut facilement effacer les impressions d’une première.

On en voit tous les jours mille exemples : les jeunes gens ne se piquent pas de confiance. Je sentis bien où il voulait venir, et j’eus grand soin de le rassurer indifféremment sur ses craintes. Le trait était assez comique, les articles de convention précédaient sa déclaration ; il se montrait clairement jaloux, sans que son amour se fût autrement annoncé que par ses attentions et ses regards. Il me fallut enfin par la suite faire une raison en sa faveur. Semblable à ceux qui aiment violemment, son naturel badin et enjoué devint sombre ; je me crus obligée de témoigner prendre intérêt à ses inquiétudes : je lui demandai un jour le sujet de la mélancolie dans laquelle il paraissait plongé depuis un certain temps. Son embarras, quand je n’aurais pas été au fait, m’en aurait bien éclaircie : il me regarda tendrement, baissa les yeux, et me laissa deviner sans me répondre. Mais en conscience, ne devais-je par l’aider à me faire l’aveu de sa passion ? Aussi le conjurai-je de me dire le sujet de sa tristesse. Vous m’en pressez, me dit-il, mademoiselle, et c’est le peu d’intelligence que vous avez à le pénétrer. La réponse était claire, mais la bienséance m’ordonna de la trouver obscure ; et l’ayant pressé de nouveau de me résoudre cette énigme : Je vais, me répondit-il, vous obéir, mademoiselle, et m’exposer en même temps à vous déplaire. Songez surtout que le plus souvent nous ne sommes pas maîtres des différents mouvements qui nous déterminent.

J’ai recherché l’honneur de votre compagnie, simplement sur le pied d’aimable société ; je m’y suis indiscrètement livré, je ne me suis aperçu du danger que lorsqu’il n’était précisément plus temps de l’éviter : je me croyais à l’abri de ces mouvements impétueux qu’excitent les passions les plus violentes, il n’en était rien. C’est assez vous faire connaître, mademoiselle, la situation d’un homme qui n’est coupable que d’avoir trop vivement reçu les impressions de votre mérite ; je sais à quoi je dois m’attendre : vous m’avez forcé de parler, ainsi ne m’accusez point d’avoir manqué en abusant de votre confiance.

On s’étonnera sans doute que M. Démery se tînt aussi exactement dans les bornes de la soumission vis-à-vis une personne aussi jeune : à quinze ou seize ans on n’inspire pas ordinairement le respect ; mais enfin il aimait, il était sur le retour, et n’osait, avec raison, espérer ce qui pouvait flatter la délicatesse.

Je ne répondis à l’aveu de sa tendresse que comme à une galanterie dont il se faisait un jeu : j’ajoutai en riant, que, pour me venger de sa plaisanterie, je ferais à l’avenir tout mon possible pour le mettre dans le cas de ne pas me tromper.

Cet air de liberté avec lequel je l’écoutai ne le rassura point sur ses craintes : il aurait souhaité du silence, du trouble, de l’embarras ; je lui fis cependant bien entendre que ma tranquillité apparente n’avait rien qui dût altérer là sienne. Il employa les expressions les plus fortes pour me réitérer que son sort était entre mes mains. La conversation s’engagea sérieusement, le sentiment devint la base de notre tendre entretien. J’exagérai les douceurs d’un agréable commerce, soutenu par l’estime et l’amour : je traitai ce dernier philosophiquement ; et ayant méprisé les frivoles avantages qu’y procure la grande jeunesse, je m’étendis finement sur la solide prudence avec laquelle un âge raisonnable y ménage ses plaisirs : c’était le mettre à son aise, il était dans le cas de la raison. Cette conversation sensée lui parut un phénomène dans une jeune personne, à laquelle le goût du monde et de ses plaisirs bruyants semblait devoir inspirer d’autres sentiments : quoiqu’il n’osât s’appliquer tout à fait le précis d’une si flatteuse distinction, il connut bien qu’il y avait quelque part. Plus il admirait ma théorie, et plus je maudissais secrètement ma cruelle expérience. Cette conversation ayant été de jour à autre suivie d’une infinité de semblables, dont je faisais part à la Valcourt, qui, de son côté, me rendait un fidèle compte de l’état de son cœur, il en fallut venir à une explication formelle. Me trouvant un jour plus gaie qu’à mon ordinaire, il en profita pour me reprocher amèrement son état : il me représenta la cruauté qu’il y avait à l’abandonner à lui-même ; me pria, me pressa, me sollicita de le laisser espérer. Eh, monsieur, lui répondis-je d’un air languissant, faut-il que vous ayez moins de force que moi ? Que ne suivez-vous mon exemple ! je sais me faire violence : actuellement même il m’en coûte pour… Mais souffrez que je gémisse sur mon sort avant de songer à vous plaindre ; un cœur se soulage à s’épancher : tout m’est interdit… J’en rougis, un instant vient de m’enlever le prix des violents efforts que je m’étais faits jusqu’ici. Êtes-vous content, monsieur, de m’avoir, par l’aveu de ma faiblesse, rendue indigne de votre estime, dans le temps que sieur Valérie…? Voilà donc le fruit de mes sages réflexions ! M. Démery, qui n’avait d’abord osé interpréter ces paroles à son avantage, n’en eut pas plutôt compris le sens qu’il tomba à mes genoux, et les arrosa de ses larmes. Jamais homme ne fut plus transporté : la surprise, la joie, la reconnaissance lui firent presque perdre les forces, dans l’instant même où les amants doivent au contraire travailler à les ranimer. La bienséance m’engagea à quitter la place, et à le laisser seul réfléchir sur l’aventure à laquelle il s’attendait le moins. Qu’une pareille déclaration avait bien en effet de quoi flatter un homme qui désespérait de tout ! L’obstination avec laquelle j’avais toujours refusé ses offres depuis son présent, le confirma dans la haute idée qu’il s’était faite de ma régularité. Il ne fut pas plutôt sorti que, pour mieux colorer le violent effet du honteux aveu qu’il m’avait arraché, je me fis mettre au lit : et ayant accusé au chirurgien une suffocation d’estomac, il jugea à propos de me tirer du sang. Cette feinte indisposition eut tout le succès que j’en attendais : sur le soir M. Démery vint voir si je m’étais un peu rassurée ; mais il fut bien effrayé lorsqu’après lui avoir fait signe de ne point faire de bruit, Rose lui eut appris mon indisposition. Quoiqu’au lit, j’étais sous les armes ; je m’attendais bien à sa visite, dans laquelle je lui donnai tout lieu de se faire l’application de cet accident. Il me prit la main, me demanda si je me trouvais un peu soulagée, me pria de vouloir bien tourner les yeux de son côté : l’air de langueur et de confusion avec lequel je le regardai lui fit juger de la révolution qui s’était faite en moi. Il s’accusa secrètement de mon mal, et joignit aux sentiments d’amour et d’estime qu’il avait pour moi une tendre pitié qui lui arracha des larmes. Le tableau était touchant ; j’y représentais une jeune personne effrayée de ses sentiments, indignée de sa faiblesse, et qui, vaincue par la force de sa passion, rougissait de s’être trahie elle-même en l’avouant : la vertu surprise, humiliée, semblait en moi gémir des égarements du cœur ; et ce dernier s’y montrait la victime des plus cuisants remords d’une sage éducation.

M. Démery de son côté laissait voir, au travers de son embarras, un homme confusément satisfait, reconnaissant, pénétré, sensible à la situation dans laquelle il croyait m’avoir réduite ; peu sûr cependant de son triomphe, inquiet de l’événement, savourant toute la délicatesse des apparences, se promettant tout des suites, se félicitant du passé, et qui même, en recueillant tout le fruit de mon désordre, semblait se reprocher d’en être la cause. Après m’avoir témoigné tous les regrets imaginables d’avoir innocemment contribué à mon abattement, il n’oublia rien pour m’en retirer ; me récidiva les droits inviolables que je m’étais acquis sur son cœur, l’entière déférence qu’il aurait éternellement pour moi, l’aveugle soumission avec laquelle il avait résolu de se conformer à mes volontés, quelles qu’elles puissent être. Je ne lui répondis qu’en lui serrant la main et levant les yeux au ciel. Qu’un silence aussi éloquent eût pour lui de charmes ! il se retira cependant, dans la crainte de trop m’émouvoir.

Notre amour fut dès ce jour en règle ; car enfin il ne restait plus qu’une petite formalité dont je ne devais vraisemblablement plus m’inquiéter. M. Démery devait y jouer plus gros jeu ; car, malgré toutes mes belles réflexions sur l’amour platonique, mes yeux n’annonçaient pas quartier.

Dès ce moment il me fallut souffrir qu’il entrât dans le détail de mes affaires, et satisfît la générosité à laquelle je ne pouvais plus m’opposer sans l’affliger sérieusement. Son attention ordinaire à prévenir tout ce qui pouvait m’amuser lui fit lier une partie de campagne, quelques jours après mon indisposition. La maison était à lui, et par conséquent ne laissait rien à désirer : il y rassembla bonne compagnie, et la gaieté générale, de concert avec les agréments de la saison, n’y offrait rien qui ne fût capable de charmer la plus noire mélancolie. Chacun pouvait s’y satisfaire, tout y respirait le plaisir ; chère délicieuse, excellents propos, bon goût, objets riants au dedans, heureuse situation au dehors ; pleine liberté de s’y répandre sans être vus ; facilité de s’y expliquer sans gêne : ce fut celle dont je me servis pour confirmer de vive voix et intelligiblement à M. Démery ce dont il était déjà bien certain. Le second jour de cette partie fut celui qu’il choisit pour essayer de couronner son ardeur : c’était un vendredi, et j’eus lieu de juger que ce jour lui était funeste dans ses opérations, comme on le verra bientôt. Le soir, chacun s’étant trouvé dans cet excès de joie qui fait l’âme des parties, on commença un souper des plus sensuels qui se puissent imaginer. Les saillies s’animèrent, on se trouva en pointe : la conversation enjouée par elle-même ne roula que sur des sujets propres à la soutenir agréablement : les santés se réitérèrent, et le dessert amena la liberté de se faire réciproquement de ces petites applications mystérieuses, où les hymnes en l’honneur de l’Amour rencontrent si bien la pensée de ceux qui les chantent. Après avoir enfin épuisé tout ce qui pouvait aiguiser le plaisir de la table, on se répandit, chacun selon son goût, au dehors. La galanterie ne voulut rien perdre de ses droits dans l’obscurité ; M. Démery m’offrit la main, et me mena vers une fontaine, où il m’engagea à plaindre la métamorphose d’un Actéon changé en cerf pour avoir furtivement admiré Diane aux bains. La colère que je témoignai d’une chasteté aussi mal entendue l’enhardit dans son entreprise ; il profita de ma disposition pour me faire avouer qu’il ne craindrait pas avec moi le même sort. La conversation n’ayant pas laissé d’échauffer les idées, nous jugeâmes à propos de nous retirer : mon émotion me faisait sans doute pénétrer la suite. Il me remit à mon appartement, et m’exhorta à ne point m’effrayer si les vapeurs du sommeil me ramenaient à la situation de Diane. Je feignis de ne point pénétrer son dessein, et me couchai bien disposée à le recevoir. Effectivement une demi-heure après m’être mise au lit j’entendis ouvrir une porte de communication que j’avais déjà bien remarquée, et je distinguai, à la faveur de la lumière, M. Démery qui entrouvrait les rideaux de mon lit. Je jouai l’assoupissement : j’affectai d’être surprise en me réveillant ; je me plaignis de son procédé, je redoublai mes instances pour qu’il se retirât ; mais il n’en fit rien : il fallut consentir à l’entendre. Jamais homme ne s’exprima plus passionnément ; la façon dont il s’y prit persuada la bienséance : il m’exagéra la frivolité des scrupules qu’on oppose aux plaisirs, et fit disparaître le préjugé comme une chimère entièrement subordonnée aux gens sensés. Que je me sentis soulagée pour lors ! j’étais impatiente, et moins en état que jamais de prolonger les grimaces d’une vertu expirante. Que j’eusse passé d’heureux moments si sa pratique eût répondu à sa théorie ! qu’il avait d’art à émouvoir ! Avare nature, tu ne sembles accorder un don que pour en refuser un autre ! triste et humiliante épreuve à laquelle furent réduits mes désirs ! je me vis bientôt passer à la fâcheuse impossibilité de les satisfaire. M. Démery, qui m’avait dit de si jolies choses, me fit cruellement éprouver qu’elles ne servent qu’à nous disposer aux effets. Le sentiment a son mérite, j’en conviens ; mais ce n’est jamais que la nourriture du cœur, et je l’abandonne volontiers à ces êtres entièrement spirituels et détachés de la matière. L’amour platonique ne sera jamais le mien. Qu’un homme est sot et humilié lorsqu’il se trouve autant d’impossibilité à se rendre heureux qu’il a témoigné d’ardeur à le devenir ! On pénètre furtivement jusqu’à mon lit, on m’approche, je me réveille adroitement. Je témoigne de la surprise, de l’embarras, de la crainte même ; on me rassure, on s’annonce avec cette émotion qui précède ordinairement le moment désiré. On me presse ; je résiste : les plus tendres expressions me garantissent un amour éternel. Je me trouble, on en profite ; je me défends, on poursuit, on m’embrasse : les plus brillantes apparences m’avertissent qu’il est temps que mes forces diminuent ; je sens qu’on s’enhardit, je gémis sur la méchanceté des hommes : on s’en excepte, on me persuade ; je me rends enfin sur la foi des serments, n’opposant plus que quelques précautions de bienséance. Je maudis intérieurement le moindre délai, et toutes les minauderies ordinaires qu’un tyrannique usage exige en pareil cas ; impatiente d’être au moment où les transports les plus vifs semblent excuser une faiblesse, je bégaie un que vous êtes cruel ! mais en vérité je ne vous reconnais pas-là… Mais je vous dis que c’est inutile… Dans l’instant même je connais notre malheur commun. On soupire, on s’effraie, on me demande pardon ; on a recours à des ressources inutiles : on s’excuse, on cherche à se rassurer ; mais la honte ne donne jamais de force : j’en suis pour mes simagrées, et m’être rendue en pure perte.

Un petit-maître adroit se serait tiré de là par quelque fade plaisanterie ; et prétextant un mérite trop court, il m’en aurait voulu faire tirer quelque induction avantageuse pour lui. Mais, après un long silence, il se retira, aussi pénétré que j’étais de mauvaise humeur ; au moyen de quoi nous nous séparâmes tous deux fort mécontents de lui, non sans que son désespoir m’eût encore jetée dans un autre embarras ; car il me fallut, pour lui sauver une partie de sa confusion, rappeler tous les lieux communs dont on se sert en pareil cas pour excuser ces sortes d’accidents : mais j’avais beau prétexter le trop d’ardeur, certain âge, quelque usage de la vie n’annonçaient que trop un tempérament bien opposé au mien. Je conservai néanmoins assez de présence d’esprit pour tourner la chose en plaisanterie : je me félicitai de l’aventure, je réparai mon désordre en ricanant un j’en suis bien aise des plus faux ; car en vérité l’état où m’avait mise sa tentative demandait un plus heureux succès : quoique le cœur ne fût point de la partie, les sens étaient très disposés à faire les honneurs de l’amour. Huit mois s’étaient écoulés depuis le départ de sieur Valérie et la fuite de Bellegrade, pendant lesquels tous les amusements imaginables ne m’avaient pas empêchée de sentir qu’il me manquait le plus essentiel à mon tempérament. Aussi le sentiment dont M. Démery m’avait si souvent fait l’éloge, et sur lequel il prétendait mesurer la force de sa passion, ne me parut-il plus depuis qu’un faux brillant, dont on doit avoir soin de se défier.

L’agitation où m’avait mise cette scène m’avait d’abord étourdie sur ce qui pouvait blesser mon amour-propre ; mais il me vint après dans l’esprit que j’avais peut-être à partager sa confusion : cette pensée m’amena bientôt à un examen de mes charmes, sur lesquels mon miroir eut soin de rassurer ma vanité. Non contente encore de ma toilette, je sonnai Rose, ma femme de chambre, à qui j’ordonnai de préparer le bain. J’y descendis, moins pour me rafraîchir que pour me tranquilliser l’esprit. C’était une petite salle ornée de grandes glaces propres à mon dessein ; je m’examinai longtemps, je me plus, me trouvai telle qu’il fallait être pour exciter des désirs ; je le sentis au feu qu’allumaient en moi mes propres regards : je me parcourus avec autant de goût que d’avidité. Je ne pouvais concevoir l’anéantissement de M. Démery ; il ne me paraissait pas naturel. Cette vérification m’avait insensiblement remise dans l’état où il m’avait laissée : je sortais de l’eau, j’y rentrais dans une agitation… une ardeur que je ne puis comparer qu’à ces moments critiques où nous ne savons rien refuser. J’étais bien éloignée de soupçonner ce que le hasard me réservait. Rose était déjà trois ou quatre fois entrée dans le cabinet sous différents prétextes ; mais d’un air inquiète, qui troublait l’heureuse disposition où je me trouvais : il fallait qu’il y eût une étrange altération sur son visage pour m’en être aperçue dans un temps où je n’étais occupée que de moi. Ses instances pour me remettre au lit me fatiguèrent, je lui dis que je voulais être seule, et lui ordonnai de ne point venir que je ne sonnasse. Elle ne fut pas plutôt dehors que je pris la précaution de m’enfermer, pour satisfaire, comme auparavant, mon caprice. Rien ne m’échappait, au moyen de la réflexion des glaces ; mon imagination échauffée me rappela quelques-unes de ces circonstances qu’on n’oublie jamais ; je me livrai à moi-même, je recherchai l’attitude malheureuse à laquelle avait échoué l’éloquence de M. Démery : tout m’y parut également voluptueux, et fait pour l’inspirer. J’entrai dans un détail exact de ces secrètes beautés qui augmentent le prix de la jouissance, je n’y trouvai rien qui ne répondît à ma figure. Le soin que j’avais pris de guérir ma vanité m’avait insensiblement réduite à la nécessité d’un autre remède : déjà même je travaillais à me satisfaire, mes yeux chargés de plaisir dévoraient ce qu’une sensuelle complaisance leur exposait. La douce langueur dans laquelle je fus plongée n’était interrompue que par quelques-uns de ces tressaillements qui rendent si bien ce qu’on ne peut exprimer : ma respiration précipitée me laissait à peine articuler ce que je désirais ; ma bouche ne cessait de répéter avec passion le nom de Derval. Derval, dont je n’ai pas encore eu occasion de parler, était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, qui chantait la haute-contre à l’Opéra qui était alors à Bordeaux. Il joignait à une fort belle voix la plus jolie figure du monde : son jeu noble et aisé était rempli de grâces. Je l’entendais et le voyais toujours avec un nouveau plaisir. Comme je ne m’étais point gênée vis-à-vis de la Valcourt sur l’éloge de son mérite, elle m’avait agacée plusieurs fois à son sujet, et m’avait même fait la niche de m’engager à un souper auquel il était prié. Cette occasion de le mieux connaître m’avait entièrement déterminée pour lui ; il y avait réjoui, enchanté toute la compagnie ; il avait enfin fait les délices de cette partie : c’était un feu, une vivacité, des saillies, une manière de raconter qu’on ne trouve à personne ; tirant parti de ces petits riens à la mode, avec lesquels tant d’autres n’ont que le talent d’ennuyer, il ne m’avait pas moins fallu que l’aventure de Bellegrade pour combattre le désir que je me sentais de le voir plus particulièrement. Me méfiant de moi-même j’avais soigneusement évité toutes les occasions de céder à mon goût pour lui : je m’étais réduite à un commerce imaginatif, dont l’expérience m’avait engagée à me contenter.

La disposition lascive où j’étais au bain m’en rappelait l’idée avec les transports les plus vifs : je lui parlais, je l’appelais pour être témoin de mon ivresse ; je me plaignais de son indifférence, je lui donnais tous les noms que la passion dicte pour un objet aimé. Pouvais-je le soupçonner si près de moi ? Derval, au même instant, sort d’une armoire pratiquée dans le mur, se jette à mes genoux, les embrasse, me serre entre ses bras, m’ôte tout moyen de crier en collant sa bouche sur mes lèvres, me demande pardon, fait de nouvelles fautes ; ses yeux et ses mains trouvent de nouveaux avantages dans mes moindres mouvements : il en profite, tout est à lui. Qu’il faut peu de temps à la volupté pour triompher de la confusion ! Son ardeur me fit bientôt oublier l’état dans lequel il m’avait surprise, je ne songeai plus qu’à en profiter : il venait de découvrir ma faiblesse ; que n’avait-il point vu ! que n’avait-il point entendu ! Le parti le plus simple et l’unique qui me restait, était celui de me rendre aux circonstances. Ma main, dont, pour la forme, je me cachais les yeux, ne m’avait pas empêchée de remarquer qu’il était dans un état imposant, auquel il fallait tôt ou tard me rendre. Quelle contenance ! il me reprend entre ses bras, me porte sur un lit de repos : je n’évite plus ses baisers, il s’en aperçoit, il les redouble ; j’y réponds, bientôt il triomphe, et me fait enfin goûter ces douceurs où l’âme semble si bien partager le désordre des sens.

Après avoir satisfait cette première avidité du plaisir, je voulus savoir de Derval par quel événement il s’était trouvé là. Il balança quelque temps, biaisa, voulut me donner à deviner ; mais pouvais-je imaginer ? Des domestiques gagnés, un coup d’étourdi ? Ce n’était rien moins que tout cela. Rose, qui nous en avait entendu faire l’éloge, à la Valcourt et à moi, s’était avisée de le remarquer, et en conséquence de le trouver à son goût ; elle n’avait pas jugé à propos de lui cacher longtemps son inclination, et connaissant par expérience que pour éviter la tentation le moyen le plus sûr était d’y succomber, elle avait pris de justes mesures pour n’avoir rien à désirer. Derval de son côté avait saisi l’occasion : outre que Rose était d’une assez jolie figure, il avait avec raison conçu quelque espérance d’une intrigue qui lui donnait accès dans ma maison ; car il avait autant pris de goût pour moi que je lui en avais inspiré. Il s était assujetti à des assiduités et des complaisances pour Rose, et c’était raisonner juste ; il sentait bien qu’un homme peut imposer les conditions les plus dures à une femme, quand une fois il l’a réduite à la nécessité de ne pouvoir se passer de lui. Elle l’avait introduit cette nuit, et avait choisi le cabinet du bain pour y être sans doute mieux fêtée : effectivement, ce réduit voluptueux semblait-il tout exprès arrangé pour faire avantage à la nature ; oui, les forces s’y surpassaient.

On se souvient bien de la situation dans laquelle m’avait laissée M. Démery ; c’était dans cette crise que j’avais sonné ma femme de chambre, qui n’avait eu que le temps de fermer la porte sur Derval, ne s’imaginant pas que je dusse venir prendre sa place. L’ordre inattendu que je lui avais donné de préparer le bain l’avait jetée dans un nouvel embarras : à peine avait-elle eu le temps d’y descendre et d’en ouvrir la porte, qu’elle m’avait entendue dans le corridor qui y conduisait. Elle n’avait eu d’autre parti à prendre que de pousser Derval dans une armoire vitrée, d’où rien ne lui était échappé, et de laquelle je l’avais vu sortir avec autant de surprise que de confusion. De là l’inquiétude et l’extrême altération que j’avais remarquée sur le visage de Rose.

Ce que m’apprit Derval me mit bien à mon aise, à quelques petits mouvements de jalousie près, qui ne durèrent qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour les dissiper. La rivalité de Rose n’avait rien dans le fond d’offensant : je pouvais me regarder comme le principal but de cette intrigue. J’avais joué dans cette scène le rôle le plus intéressant ; d’ailleurs le plaisir de tenir un objet aimé des mains d’une rivale nous venge bien agréablement des moments qu’elle nous a dérobés ; car enfin l’heureux événement qui m’avait mise entre les bras de Derval, n’avait été nécessité que par les mesures qu’elle avait prises elle-même pour le recevoir entre les siens ; ce dont je n’eus cependant pas lieu de m’apercevoir au style vigoureux dont il m’exprima son ardeur.

Je ne fus pas plutôt rassurée sur les suites de mon aventure, que je jouis de l’inquiétude de Rose. Que j’y trouvais de charmes ! Je ne pouvais me résoudre à quitter Derval ; je ne me lassais point de lui faire répéter ce qu’il m’avait dit ; j’y trouvais un ordre, un arrangement supérieur aux précautions les mieux concertées. Mon secret n’était su que de celui qui avait le plus d’intérêt à le cacher ; point de tiers, point de confident ; les moindres soupçons au sujet de Derval, s’ils eussent été découverts, ne pouvaient que porter sur Rose, qui n’aurait pu détruire les preuves d’un commerce particulier qu’elle entretenait déjà depuis quelque temps avec lui. Tout contribuait à notre tranquillité, nous en profitâmes pour nous prouver un amour réciproque, et trouver les moyens de nous assurer dorénavant un bonheur que nous n’avions dû qu’au hasard. Il nous fallut cependant nous séparer après deux heures d’entretien, où nous n’avions sûrement pas perdu notre temps : il me réitéra ses caresses, et rentra dans son armoire.

Quelle différence de lui à M. Démery ! je puis dire à sa louange qu’après de très fréquentes récidives sa retraite fut encore des plus brillantes. J’ouvris la porte et sonnai Rose, qui ne me fit pas attendre ; jamais elle ne me parut plus diligente et plus maladroite. Son embarras me donnait une nouvelle satisfaction : je ne pouvais me résoudre à rentrer dans mon appartement ; et jugeant bien qu’elle souffrait avec peine le moindre délai, je poussai la malice jusqu’à lui reprocher la malpropreté du vitrage de l’armoire en question, vers laquelle elle s’avança avec empressement, au premier pas que je fis, sous prétexte de vouloir l’éclaircir.

Quelque besoin que j’eusse de me reposer, je ne pus me résoudre à la laisser libre avec Derval : je me fis remettre au lit ; je niaisai, je l’occupai jusqu’au temps à peu près auquel il m’avait dit devoir se retirer : ma jalousie n’était cependant guère fondée après ce qui venait de se passer ; rarement fait-on plus d’une fois l’impossible. Le sommeil m’ayant surprise, elle courut délivrer notre reclus, auquel elle témoigna tous les regrets imaginables, en pestant contre les importuns. Le mécontentement qu’il témoigna de cet accident l’exposa encore à essuyer avant de sortir une bordée d’assommantes excuses, qu’il ne reçut qu’en homme qui s’embarrassait peu d’y paraître sensible. Rose était une bonne fille, mais elle ne possédait pas l’art de persuader, ayant une grande facilité à beaucoup parler pour ne rien dire. Son flux de bouche ne put le retenir, il se retira dans le dessein de saisir cette occasion pour rompre un commerce dont le but venait d’être heureusement rempli : au moyen de quoi elle fut obligée de s’en tenir à ce qui s’était passé.

Il était déjà midi sonné le lendemain, que la compagnie, répandue de côté et d’autre, s’impatientait de ne pas nous voir paraître ; nous nous levions assez ordinairement à dix heures : chacun se préparait déjà à nous faire la guerre sur notre paresse ; il n’en fallait pas davantage pour être lutiné le reste du jour : on avait déjà lâché le propos. Il est bon de remarquer qu’on était comme persuadé de mon union avec M. Démery : sieur Valérie était entièrement oublié ; quelques circonstances avaient transpiré, j’avais pris le dessus, ainsi notre société se trouvait à son aise sur notre compte. Rose, à laquelle on avait dit qu’il était honteux d’être encore au lit, vint promptement m’éveiller : je me fis habiller, et descendis faire part à la compagnie de la manière dont j’avais passé une partie de la nuit. Ma précaution ne me sauva point de la plaisanterie. On me répliqua malicieusement que M. Démery avait sans doute aussi pris le bain, puisqu’il n’avait pas encore paru ; et comme je prévis, à l’enjouement d’un chacun, que le dîner ne se passerait pas sans quelque épigramme, où il pourrait bien se rencontrer quelques traits piquants pour lui, je témoignai de l’inquiétude à son sujet, et me rendis à son appartement, que je me fis ouvrir. Rien de plus à propos que ma démarche pour son état : qu’elle le soulagea ! Inquiet et humilié tout ensemble, il n’osait me regarder ; rougissant de la mauvaise impression qu’il m’avait laissée, il s’en estima d’autant plus malheureux, qu’il m’assura ne s’être jamais trouvé en pareil cas. À quoi je lui répondis que j’avais apparemment le don d’opérer des prodiges. Il sentit toute l’amertume de cette plaisanterie, et prenant le parti du silence, il ne la soutint qu’en homme qui connaît son tort. Il n’y avait effectivement qu’une réparation solide qui pût faire oublier le passé ; mais malheureusement une faute en entraîne toujours une autre : rarement les forces renaissent-elles de l’abattement, un succès dépend souvent de la sécurité avec laquelle on entreprend. Aussi je ne négligeai rien de ce qui pouvait le consoler. Je lui représentai sérieusement le tort qu’il me ferait en me jugeant capable de penser aussi communément que la plupart des femmes ; je lui rappelai que mon attachement pour lui, fondé sur l’estime et sur la reconnaissance, était trop détaché des sens pour être sensible à ce qui faisait le sujet de son chagrin ; que le sentiment épuré souffrait, avec raison, quand on le voulait subordonner à des plaisirs grossiers, qui lui étaient entièrement inférieurs ; qu’avec les gens sensés le tempérament n’était jamais l’organe du cœur, qui ne fait consister le vrai plaisir qu’en cette effusion réciproque, cette intimité solide que rien ne peut altérer ; que ce qui le chagrinait tant n’avait, après tout, rien d’humiliant qu’avec des femmes perdues, qui n’apprécient le mérite d’un homme que par la nature de sa complexion.

Ce raffinement de délicatesse, que mon âge et ma figure n’avaient assurément pas l’art d’appuyer, ne laissa cependant pas de le rassurer : il me témoigna combien il était sensible au soin que j’avais pris de prévenir son embarras ; me dit que, malgré toute la justesse de mon raisonnement, il fallait de l’effronterie et de l’habitude pour n’être pas déconcerté en pareille occasion, quoique cependant les effets du trop d’ardeur fussent clairement démontrés. Je convins avec lui du premier mouvement dont une vanité malentendue se rend toujours maîtresse ; mais je trouvai du ridicule à traiter sérieusement de pareilles misères, et lui établis l’indispensable nécessité de régler à ce sujet sa façon de penser sur celle des personnes qu’on fréquente. La conversation fut soutenue de ma part avec un air de vérité et un fond de raison qui acheva de le tranquilliser. Il s’habilla, nous descendîmes, on servit ; la compagnie, disposée à nous agacer, ne nous fit point grâce : les propos s’égayèrent à nos dépens, on nous fit toutes sortes de niches, et peu s’en fallut que M. Démery ne se déconcertât ; mais il prit enfin le dessus, et rappelant sa vivacité ordinaire, il se prêta au badinage, qu’il assaisonna lui-même des saillies les plus spirituelles. La journée se passa avec toute la gaieté possible : il ne fut question de rien entre lui et moi. Le lendemain il me demanda sa revanche avec tant d’instances qu’il fallut me rendre ; ce jour lui fut plus heureux que le précédent ; mais quelle différence de lui à Derval ! qu’un acte de complaisance est insipide ! J’eus cependant la politesse de lui en imposer par le manège ordinaire qui caractérise l’accomplissement du désir ; soupirs, langueurs, transports, rien ne fut épargné : les apparences les plus flatteuses l’assurèrent d’un goût décidé, qui par la suite m’assura toute sa confiance.

Il y avait déjà huit jours que nous étions à la campagne, lorsque quelques affaires nous déterminèrent à retourner à la ville. Nous nous quittâmes tous satisfaits les uns des autres, avec promesse de nous retrouver au plus tôt. On s’imagine bien que mon premier soin à Bordeaux fut de chercher les moyens de voir Derval, avec lequel je ne pouvais prendre trop de précautions pour échapper à la vigilance de Rose. Je pris le parti de lui écrire, et de lui représenter de quelle conséquence il était pour moi qu’il se méfiât de ma femme de chambre, qui vraisemblablement ne le perdait point de vue, me remettant d’ailleurs à sa prudence sur les expédients nécessaires pour nous faciliter quelque entrevue. J’eus le bonheur de rencontrer en lui un caractère entièrement opposé à celui de Bellegrade ; car il joignait à un véritable attachement toute la probité possible : il ne négligea rien pour ensevelir notre commerce dans le secret ; il le rendit impénétrable, et ne se démentit par aucune étourderie. Il refusa même constamment quelques légères attentions de ma part, que mon aisance pouvait me permettre, et dont la seule idée parut le révolter. Il serait ennuyeux de détailler les mesures que nous prîmes pour jouir paisiblement et sans risque ; il me suffit de dire que nous choisissions ordinairement pour le temple de nos délices la maison de quelques gens publics, pour rendre nos démarches moins suspectes. Heureux temps, que tu m’as causé de regrets ! L’un me cultivait l’esprit, l’autre me cultivait le cœur : je n’en étais que plus amusante et plus vive. On ne savait point s’ennuyer avec moi ; un air de satisfaction répandu sur toute ma personne annonçait mon bonheur et ma tranquillité. M. Démery s’en croyait seul l’auteur, il se rapportait à lui-même cette gaieté continuelle, comme un effet des douceurs qu’il me procurait ; on se persuade aisément ce qui flatte l’amour-propre : mes soins, mes caresses, mes complaisances, tout en moi lui marquait un cœur sincèrement épris, auquel il se livrait sans réserve.

Je vois qu’on fulmine contre moi : quelle noirceur, dit-on ! quelle perfidie ! voilà les femmes ! On s’exhale en injures contre tout le sexe. Voilà le discours ordinaire des gens qui ne voient les choses que d’un côté. Étrange simplicité ! Revenez de votre erreur, aveugles que vous êtes, faites à la raison le sacrifice de vos préjugés, et ne confondez pas la chose avec le mot. Il était question de rendre heureux M. Démery, voilà le but ; ce qui ne consistait que dans son imagination : cet objet rempli, qu’a-t-on à me reprocher de l’irrégularité de ma conduite ? Je dis plus, son bonheur, son bien-être dépendaient de mon infidélité, puisque c’est à cette même infidélité que je devais cet enjouement qui ne me quittait point, et qui faisait tout son bonheur. Il en était d’autant plus flatté, qu’il tirait de ma gaieté les conséquences les plus satisfaisantes. Mon commerce avec Derval, entièrement ignoré, n’avait rien qui pût l’inquiéter ; il croyait enfin me rendre lui seul telle qu’il me désirait. Supposant au contraire que j’eusse combattu mon penchant pour remplir les prétendus devoirs de la fidélité, je n’aurais pu vraisemblablement résister à un ennui, une mélancolie qui auraient bientôt excité des soupçons que les protestations les plus vives n’auraient pu détruire. Ce principe posé, je conclus que la fidélité n’est qu’une vertu inutile ; qu’elle cesse même d’être vertu, quand, loin de nous rendre heureux, elle altère notre bonheur. Ce qu’on appelle bien comme ce qu’on appelle mal, cesse souvent d’être, l’un ou l’autre, ce qu’il nous paraît dans le premier point de vue. Les effets résultants d’une action devraient seuls la caractériser : que de preuves convaincantes de ce que je viens d’avancer ! M. Démery n’eut jamais d’aussi beaux jours avec moi que ceux que je passai avec Derval. Le moment de notre séparation vit bientôt naître ses inquiétudes. L’Opéra ayant pris des arrangements pour Toulouse, il fallut me résoudre à l’éloignement de mon amant ; rien ne put l’arrêter, il eut assez de force pour refuser les offres que je lui fis de le retenir. Que je payai cher l’habitude que je m’étais faite de ne pouvoir me passer de lui ! Après m’avoir témoigné les plus sensibles regrets, et réitéré les assurances d’un prompt retour, il partit et me laissa dans un état encore bien plus difficile à feindre qu’à supporter. Il était cependant de conséquence de ne donner aucune prise sur moi de ce côté par la moindre altération. Je ne parle point de la douleur de perdre un amant aimé ; je ne cherche point à peindre ces situations affligeantes, qu’on ne soulage que par la facilité qu’on a de s’y livrer ; rien de plus ordinaire : mais comment exprimer ces difficultueux efforts pour faire céder à un feint enjouement la tristesse la plus amère ?

Comment rendre la violence qu’il faut se faire continuellement pour paraître ce qu’on n’est pas ? Qu’on ne nous reproche point l’art de feindre, nous le payons souvent bien cher par les efforts qu’il nous coûte. Il me fallut enfin, les huit premiers jours, me mettre à l’unisson des plaisants sur le compte de ceux qui avaient perdu leur Armide : oui, il me fallut affecter une liberté d’esprit satyrique, dont je me sentais intérieurement le principal objet. Quel personnage ! qu’il me parut dur à soutenir ! J’avais en vérité grand besoin que ce temps se passât ; je me sentis bien soulagée dès que je pus me livrer à mon chagrin. M. Démery ne tarda guère à se ressentir de ma mélancolie, il ne négligea rien pour en pénétrer le sujet ; mais ses recherches furent inutiles, et cette douce sécurité, dans laquelle il avait jusque-là vécu avec moi fut bientôt suivie d’inquiétudes et de soupçons vagues qui n’aboutirent à rien. Sa générosité ne me laissait rien à désirer, chaque jour il ajoutait à ses bienfaits : rien ne me manquait ; que pouvait-il penser ? Non que l’absence de Derval m’eût rendue inconsolable, mon défaut dominant ne fut jamais la constance ; mais enfin je sentais un vide qui me changeait totalement ; on ne me trouvait plus ce fonds de gaîté auquel on s’était accoutumé : je m’avisais de raisonner sensément ; je ne rencontrais plus aussi heureusement ces petites folies qui font le succès de la plupart des jolies femmes : je n’affectais plus de prendre le parti des ridicules à la mode ; je n’avais plus de grâce à médire, je suivais indifféremment le ton de la compagnie, sans chercher à le donner : ma conversation était devenue insipide par une uniformeté de sentiment, où il manquait le sel de la contrariété ; je ne variais par aucun de ces caprices amusants qui me rendaient toujours nouvelle. Quelque sensé que fût M. Démery, il aimait ces petits talents dans une maîtresse. Un raisonnement solide n’avait en moi de quoi lui plaire, qu’autant qu’il en tirait avantage pour excuser ses faiblesses. Il s’aperçut que je me livrais moins à ses caresses ; il en conçut un vrai chagrin, qu’il ne me témoigna qu’avec toute la timidité d’un homme qui craint d’avoir déplu : il me réitéra ses instances pour m’engager à lui ouvrir mon cœur ; il devint enfin malheureux. Voilà cependant les effets de ma fidélité. Vertu chimérique, que tu coûtes cher à ceux qui te recherchent indistinctement ! tu n’es qu’un bien fugitif après lequel on court, et dont on prend le plus souvent l’ombre pour la réalité.

La situation de M. Démery me fit mieux que jamais sentir la nécessité de lui associer quelqu’un : je connus, par les efforts inutiles que je m’étais faits, qu’il n’y avait qu’une nouvelle intrigue qui pût me remettre dans mon assiette ordinaire ; je me fis une raison en sa faveur, et me déterminai à dissiper ses soupçons par ce qui semblait seul les devoir confirmer. Cette résolution me rendit un air de sérénité qui commença à rétablir le calme dans son esprit ; il se fit l’application de mon changement, auquel il m’encouragea de plus en plus par tout ce que son imagination lui put suggérer d’amusant. Comme je n’étais point absolument pressée sur le choix de celui que je voulais m’attacher, je ne m’occupai plus qu’à examiner exactement et sans prévention les différents caractères des jeunes gens qui faisaient partie de nos sociétés ; je ne pouvais prendre trop de précautions, Bellegrade m’avait appris à me tenir en garde contre les scélérats : je m’étais accoutumée à ne regarder les bonnes qualités de Derval que comme un piège, duquel il fallait me défier, et qui pourrait me rejeter dans quelques nouveaux malheurs. La perte de ce dernier m’avait affligée pendant six semaines, après lesquelles j’avais réfléchi sur l’abus qu’il y a à se désespérer : j’y pensais quelquefois, mais sensément et sans frénésie. On lia plusieurs parties de campagne, dans lesquelles on ne me donna pas le temps de m’ennuyer : il n’y avait que celle de M. Démery, pour laquelle, toute gracieuse qu’elle était, j’avais pris un dégoût que toute ma complaisance ne put dissimuler ; aussi ne me pressait-il plus d’y séjourner : mais m’ayant ouï faire l’éloge d’une jolie maison à une lieue de Bordeaux, appartenant à une madame du Bellois, qui y rassemblait nombreuse compagnie, il me proposa de me faire faire connaissance avec elle. La chose ne fut différée qu’à la première occasion, que fit bientôt naître un de ses parents, qui avait passé quelques jours à celle de M. Démery, où il avait été parfaitement bien reçu. Il demanda, de la meilleure grâce du monde, qu’il lui fût permis de faire sa cour à sa parente, en lui présentant une personne qui ne pouvait, disait-il, que faire le plaisir des sociétés les mieux choisies. Le surlendemain je me rendis chez un ami commun, où l’on savait que devait se trouver madame du Bellois : on m’annonça comme réunissant tous les talents qui forment une personne accomplie. Nous commençâmes, selon l’usage, par nous lier étroitement, madame du Bellois et moi, sans nous connaître ; nous nous dépêchâmes de nous aimer, sans trop savoir pourquoi, sauf à nous haïr après avec la même rapidité. Notre intimité fut scellée par un médiateur, pendant lequel nos distractions continuelles se chargèrent du soin d’annoncer combien nous étions occupées l’une de l’autre : le jeu fini, nous ne nous quittâmes, bien entendu, qu’aux conditions de nous revoir, et au plus tôt. Nous décidâmes que j’irais le lendemain dîner chez elle ; je n’eus garde d’y manquer : j’ai toujours fort aimé les nouvelles connaissances. Le surlendemain elle vint dîner chez moi ; ce fut là que nous ne pûmes comprendre comment nous avions pu jusqu’alors nous passer l’une de l’autre. Quelques jours après nous partîmes pour sa campagne, où je restai quelques jours, pendant une partie desquels M. Démery fut obligé de faire un voyage à Toulouse pour quelques affaires. J’eus tout lieu d’être satisfaite et de l’accueil que j’y reçus, et de la situation du lieu. Je m’appliquai à y étudier mon monde, et je ne puis me dispenser de donner quelque idée de ceux de notre société qui me parurent les plus remarquables. Je dois, par bienséance, commencer par la Dame du logis, dont je vais analyser les traits et le caractère.

Madame du Bellois, qui, dix ans auparavant, aurait encore pu passer pour fraîche, et à laquelle il ne restait plus qu’une extrême envie de paraître, était une femme mûre, qui, par un maintien continuellement méthodique, courait encore après l’adolescence. Quoiqu’elle se conseillât régulièrement avec sa toilette, pour l’emprunt d’un certain extérieur, il était défendu de s’en apercevoir ; c’était l’étiquette de la maison : on ne lui faisait jamais mieux sa cour qu’en l’aidant à déclamer contre les femmes plâtrées, c’était son terme ; soutenant envers et contre toutes les propriétés de l’eau fraîche pour le teint. Sa figure en gros n’avait rien de ridicule : un front ouvert, peu de sourcils, le nez petit, les joues remplies, la bouche grande et vermeille, quelques dents, le menton gracieux, la peau jaune, les cheveux châtains, la gorge flexible, et les bras nerveux. Je fus peut-être la seule qui eus la malice de la surprendre à visage découvert : il ne fallait pas être maladroite, car il n’était jamais jour chez elle qu’elle n’eût peint ses sourcils, couché ses teintes, assuré ses dents, mis un corps et de fort grandes manchettes. À l’égard de ses manières, il fallait une complaisance à l’épreuve pour les trouver séduisantes ; c’était une grosse gaieté, une vivacité bruyante, des éclats de rire convulsifs, des minauderies enfantines, des regards étudiés, des délicatesses affectées et mille autres petitesses qu’on passe tout au plus au printemps d’une jolie figure.

Son caractère, n’ayant rien de méchant dans le fond, ne savait point pardonner ce qui pouvait blesser son amour-propre ; sociable d’ailleurs avec tous ceux qui se chargeaient du soin de l’admirer : s’imaginant toujours rencontrer le plaisir dans le tumulte d’une compagnie nombreuse, elle ne négligeait rien pour la rassembler. Comme elle ne voulait rien me laisser ignorer de ses arrangements avec un certain M. Demelville, Conseiller au Parlement, qui nous attendait depuis quelques jours à sa campagne, elle m’y présenta comme une personne d’autant plus accomplie, qu’il ne lui avait fallu qu’une heure d’entretien pour connaître tout le transcendant de mon mérite. Le robin, composant ses grâces, me dit d’un air pincé, qu’un pauvre reclus comme lui n’était plus à plaindre dans sa retraite, lorsqu’une aussi aimable personne voulait bien se charger du soin de l’embellir ; que ne négligeant rien pour m’y amuser, il se trouverait trop heureux d’y pouvoir réussir. Je lui répondis sur le même ton, en lui témoignant l’embarras où je serais infailliblement de soutenir l’idée avantageuse qu’on lui avait donnée de moi ; que je le priais de se prêter au badinage de son amie. Celle-ci repartit, avec dignité, que l’éloge n’était jamais chez elle que l’effet du discernement. M. Demelville était un petit homme à manières, enivré de lui-même, dont le moindre défaut était celui de ne s’en croire aucun ; d’autant moins aimable qu’il cherchait plus à le faire ; se respectant autant qu’il méprisait les autres ; ne s’énonçant jamais que de concert avec sa chevelure ; guindé dans ses expressions ; faisant le capable ; dictant ses décisions ; interrogeant toujours, ne répondant jamais ; piquant sans esprit, et jouant alternativement la pétulance du petit-maître et la gravité du Magistrat. Ces petits talents réunis lui avaient acquis un despotisme décidé sur le cœur de madame du Bellois, à laquelle il avait la complaisance d’aider à manger un revenu assez honnête que lui avait laissé depuis peu la mort de son mari, homme fort à son aise, qu’elle avait épousé en secondes noces.

Deux de ses nièces, auxquelles elle ne pouvait pardonner d’être plus jeunes qu’elle ; son cousin, un médecin profond dans la qualité de l’eau chaude, un Gascon modeste, deux vieux militaires qui n’aimaient point le trictrac, une semi-dévote et un récollet formaient notre compagnie, dont je ne cessai de captiver l’attention. Les quatre premiers jours, après lesquels la vanité fit avec raison valoir ses droits, ma nouvelle amie s’aperçut apparemment que mon mérite obscurcissait le sien ; son amour-propre offensé me rendit responsable des empressements qu’on me témoignait : les politesses de M. Demelville lui parurent autant de larcins que je faisais à ses charmes surannés. Elle m’avait aimée de bonne foi, elle commença à me haïr cordialement ; ce que je ne pus lui réciproquer avec le même avantage, ses tracasseries n’ayant rien dans le fond que de risible. J’eus même soin de remettre les choses sur l’ancien pied, et lui restituai, de concert avec la compagnie, le droit de primer à son ordinaire. Nous nous amusâmes beaucoup à la chasse, à la pêche, à la promenade ; je ne négligeai rien de ce qui pouvait me débarrasser de M. Demelville, dont les fadeurs ne m’amusaient pas plus que sa bonne amie. Je me servis de la liberté de la campagne pour déboutonner notre récollet, qui, quoique prédicateur, ne m’avait pas l’air d’être toujours occupé du soin de paître les agneaux du Seigneur : j’avais observé certaine grosse brebis régulièrement adhérente à ses chastes côtés, et j’en avais tiré quelques conjectures. Madame Charon, c’était son nom, était une bonne chrétienne d’environ trente-cinq ans, taillée à profit, dont la gorge aurait pu dans l’obscurité faire prendre le change ; des yeux noirs ombrés d’une paire de sourcils significatifs, un nez comme un autre, la bouche fraîche et un menton à deux rangs : ces appas, tout robustes qu’ils étaient, comme on voit, pouvaient bien encore être de ressource au démon de la chair, pour faire niche à un Séraphin. À l’égard de ses manières, elles étaient édifiantes ; séquestrée du commerce de la satire, elle ne semblait en faire grâce qu’à charge de revanche ; humaine au possible, bonne pâte de femme, exacte à ces dehors de piété par lesquels on réussit si bien à en imposer : tenait-on quelques propos gaillards, madame Charon baissait les yeux, comme pour méditer avec plus de recueillement sur la nature du sujet, après quoi ses regards furtifs ne s’élançaient sur sa Révérence qu’avec les précautions d’un œil qui craint de se trahir. Les inquiétudes qu’elle avait témoignées à mon sujet, lorsque je parlais au père Ange, achevèrent de me confirmer dans mes soupçons : j’avais hasardé quelques plaisanteries avec lui, au sujet desquelles je dois ici lui rendre justice, en dépit de tous les mauvais plaisants et avouer de bonne foi que je ne lui trouvai pas absolument toute l’effronterie dont les méchants esprits prétendent que le froc était entiché. Comme je craignis avec juste raison que la grosse brebis n’outre-passât avec moi les bornes de la charité, si je venais à la chagriner, je pris le parti de la mettre à son aise de ce côté, en l’engageant à être de nos promenades et de nos entretiens. Il avait la réputation d’avoir de l’esprit ; mais son état ne lui permettait pas de s’ouvrir sur certaines matières que j’aurais été bien aise de lui entendre traiter, et je ne me sentais pas d’humeur à acheter sa confiance.

Tout bien considéré, je ne trouvai là personne qui pût remplir mon projet, ce qui abrégea mon séjour à cette campagne, tout aimable qu’elle était. M. Démery revint de Toulouse le douzième jour de son départ ; et avant de retourner en ville je lui fis entendre qu’il serait à propos d’engager madame du Bellois et M. Demelville à venir passer à leur tour quelque temps à sa maison pour laquelle j’avais jusqu’alors montré tant de répugnance : il goûta avec plaisir ma proposition, et la fit accepter aussitôt, ne voulant point être en reste. Nous prîmes congé de la compagnie, nous nous en revînmes en ville où les autres ne tardèrent guère à se rendre. Je trouvai la Valcourt sur le point de son départ, au sujet duquel elle ne me donna pas tous les éclaircissements que je parus désirer. Nous redoublâmes nos amitiés ; je n’avais pas oublié ses services : je la regrettai comme une véritable amie pendant un jour entier. Je lui recommandai encore le secret sur mon aventure avec Bellegrade ; elle me le promit et ne me le tint pas : c’est l’usage. Je fus encore trop heureuse que mon intrigue avec M. Démery n’eût rien de contraire à ses vues ; il en aurait été de même qu’il en arriva par la suite.

Trois semaines après notre retour nous partîmes pour notre campagne, à laquelle nous emmenâmes madames du Bellois et M. Demelville : nous y passâmes quelques jours avec tout l’agrément imaginable. Connaissant le caractère de la bonne dame, j’eus soin de faire les honneurs de la maison par toutes les attentions les plus recherchées et les complaisances imaginables ; chacun se prêta à mon dessein, et il ne fut question que d’elle. Pour son ami M. Demelville, il était dans une continuelle admiration de ce qui s’offrait à sa vue ; c’étaient des peintures choisies, un ameublement d’un goût exquis, des porcelaines d’une finesse achevée, une distribution d’appartements unique, enfin tout ce que les ressources de l’art offrent de plus curieux à un homme en état de les bien payer.

Il y avait déjà huit jours que nous menions une vie toute délicieuse, lorsque le souvenir de Derval vint m’affliger ; nos appétits satisfaits, il nous naît toujours des désirs : telle est la condition humaine. Je me rappelai avec regret la privation de ces plaisirs vifs que m’avait fait goûter son ardeur. Je descendis un jour à cinq heures du matin au bain fortuné, où chaque circonstance se retraça, et m’échauffa infructueusement l’imagination ; je songeai de nouveau à la nécessité de satisfaire mon tempérament, sans pouvoir encore me déterminer à laisser tomber mon choix : les difficultés m’affligèrent, et pour prévenir l’abattement dans lequel je m’apercevais que me plongeaient ordinairement trop de réflexions à ce sujet, je pris une brochure gaillarde avec laquelle je descendis au jardin, dont une porte de derrière communiquait à un petit bois qui s’étendait jusqu’au grand chemin. Je m’y enfonçai ; je lus, je me reposai, j’admirai la nature, j’écoutai le gazouillement des oiseaux, j’enviai la liberté de deux rossignols dégagés de toute bienséance ; je philosophai lubriquement sur cette fermentation générale qui réduit le moindre insecte à la nécessité de se reproduire par l’appétit du plaisir, qui est naturel à tous les êtres. Qui peut, me disais-je à moi-même, avoir introduit ces règles austères, ces principes de continence par lesquels il serait honteux d’exiger indifféremment du premier venu ce qui lui procurerait du plaisir à lui-même ? Ne serait-ce point des voluptueux, qui eussent senti que le plus ardent désir est ordinairement enfant de la contrainte ? Me dira-t-on que cet usage tend au bien de la société ? je le nie ; car enfin cette société est un tout composé de plusieurs parties, qui trouveraient infailliblement leur compte au petit arrangement que je me figure. Ce qu’on dit du tempérament est un besoin comme celui de boire et de manger. Bien d’autres que nous n’ont point cette politique ; les Anses, le Nazamones, les Massagettes et autres ne se gênent point ; il n’y a chez eux de nécessaire à cet acte que le consentement des parties ; ils ne regardent point comme brutale une action qui n’est point revêtue des formalités du secret et des bienséances ; qu’avec raison Montaigne dit que nous sommes bien brutes d’appeler brutale l’opération qui nous fait ! À ce raisonnement je voulus faire encore succéder ma lecture ; mais je n’eus pas les yeux dessus mon livre, que j’entendis près de moi respirer quelqu’un qui semblait se réveiller : un petit mouvement de frayeur me fit retirer ; mais qu’on se rassure aisément quand on est amoureuse ! Je retournai tout doucement vers le feuillage d’où j’avais entendu quelque bruit, et je ne fus pas peu surprise d’y trouver une jeune fille endormie, d’environ seize ans, dont la figure était aussi régulière que jolie. Que de grâces répandues sur toute sa personne, quoique fort simplement mise ; je ne ressentis point, en vérité, ce premier mouvement de jalousie dont on nous accuse à l’aspect de celles dont les agréments égalent ou surpassent les nôtres. Mon cœur se décida pour elle : que de charmes ne trouve-t-on pas dans une belle peau, des couleurs vives, une bouche coupée par les grâces, de belles dents, un menton gracieux, un nez proportionné, des sourcils dessinés et un honnête embonpoint ! Qu’on se laisse aisément prévenir par un extérieur avantageux ! Son ajustement, assez médiocre, me rassura sur l’embarras où j’étais de m’y prendre pour satisfaire ma curiosité à son sujet. Impatiente enfin de lui parler, je réveille ma dormeuse, en lui représentant le danger qu’il y avait à dormir dans ce bois, où une fille ne pouvait être en sûreté ; elle me témoigna quelque surprise, rougit, me remercia et me dit que la fatigue d’une lieue de chemin l’avait engagée à se reposer dans ce lieu, où elle s’était assoupie. Je l’interrogeai avec cet air de bonté qui désigne plus d’intérêt que de curiosité, et j’appris avec un ravissement inexprimable qu’elle devait aller joindre une voiture qui la mênerait à Agen, chez une vieille dame, au service de laquelle elle devait entrer, moins sur le pied de domestique cependant, que pour lui tenir compagnie. Quelle découverte ! avec quel empressement ne cherchai-je point à en profiter ! L’arrangement de son discours me fit entrevoir beaucoup de simplicité, qui ne nuisit point à mes vues ; car m’ayant nommé un nom qu’elle me dit être celui de la vieille dame, dont je n’avais jamais entendu parler, je lui en fis un portrait si disgracieux qu’elle me parut s’en effrayer. Ce qu’il y avait de comique à cette scène, c’est que nous nous trompions toutes deux pour mieux venir à notre but. Je lui exposai adroitement les avantages qu’elle pourrait trouver à mon service, si elle voulait remplacer ma femme de chambre, qui effectivement me tourmentait depuis un mois pour avoir son congé. Je ne m’en tins pas là, j’ajoutai que je réglerais mes égards pour elle sur la régularité de sa conduite et de son attachement pour moi : je m’aperçus qu’elle s’accoutumait à me regarder, et je démêlai bientôt, au travers de son embarras, que je lui faisais autant d’impression qu’elle m’en avait fait. Elle accepta ma proposition, que je jugeai lui être agréable par les promesses infinies qu’elle me fit de m’être entièrement dévouée. Il fut d’autant moins question de ses gages, qu’elle rejeta ma proposition à ce sujet, comme injurieuse à son désintéressement. Sentant bien que ma rencontre, toute satisfaisante qu’elle était pour mon caprice, n’avait rien qui pût faire trouver sensé le choix d’une femme de chambre au milieu d’un bois, je n’eus garde de m’en vanter, bien moins encore de l’arrêter tout de suite à mon service ; je pris le parti de l’envoyer à Bordeaux, dont nous n’étions éloignés que de trois lieues : je lui donnai mon adresse, et j’écrivis à ma cuisinière un billet, dont je chargeai un paysan qui arriva avant elle. Je lui demandai son nom, elle me dit qu’elle s’appelait Cécile ; je lui recommandai de dire chez moi que c’était mademoiselle Valcourt qui me l’avait adressée ; je le mandai de même dans le billet ; ainsi tout se passa comme je le désirais. Elle me répéta encore combien peu elle était au fait d’une toilette, et c’est ce dont je ne m’embarrassais guère. Je lui indiquai où elle trouverait un bateau pour descendre la Garonne ; je la quittai, et lui dis qu’elle me reverrait bientôt à Bordeaux.

Qu’on ne s’impatiente point du détail qu’on a pu et qu’on pourra entendre sur le compte de Cécile ; elle jouera un rôle assez intéressant pour qu’on s’occupe d’elle.

Quel changement n’opère pas en nous une fantaisie ! avec quelle rapidité une impression n’en efface-t-elle pas chez nous une autre ! Je ne songeai plus à Derval : uniquement occupée de Cécile, je ne pouvais me lasser d’y songer. Je rentrai dans mon appartement d’une humeur, d’une gaieté dont je ne m’étais de longtemps trouvée ; jamais je n’eus tant d’esprit que ce jour-là. M’apercevant cependant le lendemain qu’on se disposait à séjourner encore du temps à la campagne, je pris de justes mesures pour rompre celles de nos convives ; une indisposition de commande sonna le tocsin ; on appela un Hyppocrate moderne, auquel je dis ce que je voulus : il raisonna comme il put ; mais je lui dictai toujours à bon compte une ordonnance pour retourner en ville.

Madame du Bellois devint insoutenable jusqu’au moment de notre départ, par ses assiduités assommantes ; M. Demelville se contentait de hocher la tête mystérieusement, raisonnant quelquefois à perte de vue sur les symptômes de mon mal, auquel il prétendait se parfaitement connaître. J’eus tout lieu de rire intérieurement du trouble qui déconcertait la partie. Je rappelai ma santé avec autant de facilité que je l’avais perdue, et madame du Bellois conclut en chemin que l’air du lieu m’était contraire, ainsi qu’elle l’avait remarqué dès le premier jour. Je ne fus pas plutôt arrivée chez moi qu’ayant tiré Rose en particulier, je lui annonçai qu’elle pouvait prendre son parti : elle l’accepta aussitôt. Mes conjectures à son égard se trouvèrent véritables ; elle ne pouvait résister au désir de revoir Derval, et elle ne m’avait demandé son congé depuis un mois que pour essayer de le rejoindre à Toulouse, ainsi que je l’appris par la suite : je lui fis son compte, lui payai ses gages, et dès le lendemain elle partit. Cécile s’approcha de moi avec tout l’empressement possible, chercha à se rendre nécessaire, me demanda l’état de ma santé, me montra toute l’adresse et la bonne grâce possible tant qu’il ne fallut rien faire. On a raison de dire que tout nous plaît indistinctement dans un objet aimé ; son embarras pour me déshabiller me réjouit infiniment : une espèce de tremblement, que j’attribuais à la crainte de ne pas réussir, lui tenait compte auprès de moi de ce qu’elle aurait voulu faire ; elle ne m’en paraissait que plus charmante. Quels yeux que ces yeux dont je n’ai rien dit ! Je l’ajustai proprement et recommandai à Nicole ma cuisinière et à la Forest d’avoir quelque attention pour elle, feignant qu’elle m’eût été recommandée. Il n’était pas besoin de donner cet avis à mon laquais, elle ne pouvait que lui plaire. Je la prévins sur tout ce qui pouvait lui rendre la vie douce et gracieuse : je recueillais tout à mon aise le plaisir qu’il y a à en procurer à ce qu’on aime ; car enfin je l’aimais véritablement. Je n’entreprendrai point de définir un attachement dans lequel on ne peut se proposer aucun but ; mais enfin c’en était un, elle remplissait dans mon cœur ce vide dont je me plaignais si souvent. Je ne songeais déjà presque plus même aux arrangements que je m’étais proposés ; j’étais contente et satisfaite, je lui faisais de petites confidences, je l’éprouvais, j’essayais sa façon de penser ; jalouse de secrets, je désirais qu’elle en eût à me confier ; lorsque j’étais seule je la faisais manger avec moi. M. Démery ne fut pas des derniers à m’en faire compliment ; il lui trouva un air tant distingué, et vit avec plaisir que j’avais des égards pour elle : je découvris à n’en pouvoir douter qu’elle s’attachait à moi, il ne me restait qu’à lui faire perdre certains embarras, certaines rougeurs aux moindres libertés que je me permettais devant elle. Depuis cinq mois qu’elle était avec moi je n’avais rien négligé pour l’engager à me regarder plutôt comme sa compagne que comme sa maîtresse. J’eus grand soin qu’elle ne me quittât pas dans quelques parties de campagne que nous fîmes chez nos amis pendant le reste de la belle saison, après laquelle nous nous confinâmes tout à fait en ville, où nous ne négligeâmes rien à notre ordinaire pour bien passer notre temps : jeu, spectacle, concert, société choisie, pleine satisfaction de la part de M. Démery, continuel enjouement de la mienne, tout contribuait à nous faire rechercher. Nous avions grand soin de varier nos amusements. À ces soupers fins, dans lesquels le champagne fait les honneurs de la bagatelle, nous en faisions succéder de plus sérieux, dans lesquels quelques savants nous occupaient plus utilement. Le goût infini que j’avais pour ces conversations faisait disparaître la petite-maîtresse : je dévorais ces entretiens philosophiques, où l’homme, dépouillé du préjugé, approfondit et raisonne de bonne foi.

Je me plaisais à entendre démontrer ces vérités auxquelles la plupart ne se refusent que par amour-propre ; et en effet, qu’une chose soit humiliante, est-ce une raison pour qu’elle cesse d’être ce qu’elle est ? Le Don Quichotte d’une opinion établie et autorisée par le temps, croit-il m’en démontrer la vérité en me représentant, avec la Bruyère, combien il serait affligeant de pouvoir la révoquer en doute : qu’avec raison on remarque que de toutes les opinions des hommes il n’y en a presque point qui ne chatouillent leur vanité ?

Nos assemblées se trouvèrent pour quelque temps interrompues ; M. Démery fit un voyage d’un mois, pendant lequel j’eus bien à me féliciter de mon bonheur. Après les adieux ordinaires et les instances réitérées de précipiter son retour, nous nous quittâmes. Je sortis rarement depuis : on vint me voir, on chercha à me désennuyer par les nouvelles du jour, les querelles, les tracasseries, enfin toutes les misères qui occupent les gens désœuvrés. M. Demelville, qui me connaissait assez peureuse, ayant beaucoup plaisanté sur mon veuvage, s’avisa de me faire un conte à sa fantaisie, c’est-à-dire fort mauvais, dans lequel il fit intervenir un sylphe familier, qui, depuis longtemps, faisait la cour à une dame de sa connaissance : il me la nomma, attesta la chose, l’appuya de circonstances, ajouta qu’en amant discret il n’entrait jamais que la nuit et par la cheminée, que c’était un fait. Nous rîmes beaucoup du commerce d’une mortelle avec un aérien. J’évaluai M. le sylphe d’une nature à ne pouvoir satisfaire une dame que par le cœur : M. Demelville soutint le contraire, et après un long verbiage, conclut que j’avais tout à craindre que la nuit suivante il ne prit fantaisie à M. l’habitant des airs de venir me désabuser. Je n’étais assurément pas peureuse au point de m’effrayer de cette menace ; mais quand j’aurais encore été plus rassurée, il ne m’aurait pas été possible de tenir au petit événement qui m’effraya tout de bon. On peut dire que le hasard concilie quelquefois des circonstances bien propres à exercer l’imagination. Nous avions soupé tête à tête Cécile et moi, la plaisanterie du Robin avait donné lieu à un badinage qui avait duré toute la soirée ; il y avait déjà une heure que j’étais couchée ; ne pouvant dormir, je réfléchissais au conte du sylphe, lorsque j’entendis distinctement traîner une porcelaine sur ma cheminée : je sonnai mon laquais, j’appelai Cécile, qui couchait dans une petite chambre qui répondait à la mienne. La tranquillité avec laquelle elle entendit le tintamarre qui se faisait par intervalle m’impatienta ; j’étais furieuse d’avoir peur toute seule. La Forest entra précipitamment avec de la lumière, et courut à la cheminée, sur le rebord de laquelle il aperçut une grosse souris empêtrée dans un petit filet de soie, sur lequel était posée une petite figure de porcelaine. La prisonnière tirait après elle le filet et le magot, et les efforts redoublés pour s’évader faisaient le vacarme qui m’avait fait une si belle peur ! je crus que les éclats de rire ne finiraient plus. Cécile en pleurait, et j’en aurais ri d’aussi bon cœur moi-même, si quelqu’autre y eût été attrappé. Cette aventure, qui nous avait mis d’une humeur charmante, me fit naître une idée de laquelle j’essayai de tirer parti, après avoir renvoyé La Forest, auquel j’ordonnai de laisser de la lumière.

Quoique je fusse entièrement rassurée, je saisis cette occasion pour faire coucher Cécile avec moi, ce dont j’avais depuis longtemps envie : quelques légers prétextes qu’elle m’apporta pour s’en dispenser ne me rebutèrent pas ; j’insistai et lui dis que pour la punir de la tranquillité avec laquelle elle avait vu ma frayeur, j’étais absolument résolue à l’empêcher de dormir de la nuit. Après quelques façons il fallut se rendre : elle entra dans mon lit, où je commençai par lui faire toutes sortes de niches. Je l’agaçai, je la lutinai, je fus curieuse, je voulus qu’elle le fût : n’y a-t-il pas des moments où l’on est folle ? Je me rappelai ceux que j’avais passés avec Sophie, je désirai les retrouver avec elle : mais rien ne me réussit ; l’obstination avec laquelle elle se tînt retranchée ne me laissa que fort peu d’avantage. Il y avait de quoi s’intriguer d’une résistance aussi opiniâtre ; car enfin les jeunes filles sont toutes les mêmes, et celle-ci n’avait rien dans ses yeux et sa physionomie qui ne démentît toutes ses simagrées : d’ailleurs l’occasion dans une passade supplée au goût décidé qu’on n’a pas pour une chose. Ne voulant cependant pas l’effaroucher, je finis mes tentatives avec d’autant plus de curiosité que je l’avais moins satisfaite, bien résolue toutefois de la surprendre à propos. J’en étais aux soupçons, sans trop savoir quel en devait être l’objet ; on a peine à s’imaginer qu’une fille comme une autre soit sotte à ce point-là : il est bien vrai que Cécile m’avait dit n’avoir jamais été au couvent, ce qui ne laisse pas de mettre au fait une jeune personne, et lui former le goût. Je m’endormis enfin, bien persuadée qu’elle n’en ferait pas de même, et c’est où je l’attendais. Le lendemain je badinai beaucoup sur ses difficultés mal entendues ; elle se défendit assez mal, soupira, et me fortifia encore par son embarras dans le dessein de me satisfaire. Je savais qu’elle était dormeuse, ainsi j’eus la malice de l’occuper tout le jour, me doutant bien qu’elle ne pourrait veiller une seconde nuit : ce qui arriva comme je l’avais prévu ; car l’ayant encore obligée de coucher avec moi, elle ne fut pas plutôt au lit qu’elle s’endormit. Je voulus, avant de m’approcher d’elle, donner à ses sens le temps de s’appesantir ; mais le sommeil trahit bientôt toutes ses précautions et prévint mes désirs. Comment rendre la surprise, le transport, l’ivresse où je me vis passer dans un instant ? Moments uniques, vous fûtes les plus beaux de ma vie ! que ne duriez-vous toujours ! Ah, Cécile ! Cécile ! est-ce à votre âge qu’on a tant de simplicité ? Je l’entends enfin qu’elle s’agite, qu’elle se retourne ; sa respiration précipitée m’annonce sa tendre émotion : elle s’approche de moi, me rencontre, m’embrasse ; ses mains libertines abandonnent leur poste pour se servir d’un bien différent ; sa bouche brûlante se colle sur mes lèvres. Je tremble qu’elle ne se réveille, je demeure immobile ; quelques mouvements imperceptibles lui facilitent son dessein ; ma main ne veut point être en reste : je cherche à figurer, je touche… Mais Ciel ! quelle est ma surprise ! la métamorphose la plus brillante m’apprend que je n’ai plus de femme de chambre. Il est des frayeurs dont on ne meurt point. Quelque bégueule eût sonné en pareil cas ; mais je m’en gardai bien : au contraire, je m’assurai du phénomène. Je sentis bien que le plus prudent était de tirer parti de la conjoncture, et voyant aux apparences que le jeu allait devenir sérieux, je pris patience. Effectivement ne tarda-t-il pas à l’être ; car mademoiselle Cécile, qui n’avait l’autre nuit agi qu’en écolier, s’avisa de rêver en maître. Ô trois fois bénigne Morphée ! que tes pavots sont précieux quand c’est l’Amour qui les verse ! Pour juger des délices où je me vis plongée, qu’on se représente la situation nouvelle où je me trouvais alors : tout y était propre à disposer au plaisir ; un goût décidé pour Cécile, une sensuelle curiosité que ses refus n’avaient qu’irritée ; les propos libres que je lui avais tenus, sa démarche pour me satisfaire, et enfin l’heureuse découverte, par laquelle je me vois au comble de la volupté : qu’avec raison quelques-uns remarquent que la préparation du plaisir vaut tout le plaisir même ! Oui, je trouvai quelque chose de sensuellement amené dans la façon dont je découvris une si chère erreur ; je trouvai un raffinement de goût inexprimable dans cette jouissance dérobée, ces arrhes secrètement reçus d’un amant en corset et en tour de gorge. Quelle réjouissante perspective ! que n’avais-je point à me promettre de l’avenir ! quelle facilité à me satisfaire ! que de précautions, que de contraintes, que de gênes d’épargnées ! il n’était plus question que d’engager Cécile à me découvrir son secret, et le plus tôt me paraissait le mieux.

Il était aisé de juger, à quelques circonstances, combien il appréhendait d’être découvert ; mais aussi cette crainte, je n’en puis douter, était combattue par le penchant que je lui avais inspiré. Hélas ! il n’avait pas affaire à un juge sévère ; que n’aurais-je point pardonné pour lors à un si cher coupable ! J’attendis avec émotion qu’il plût à mademoiselle Cécile de rêver encore une fois, mais inutilement : il fallut malgré moi m’en tenir à ce qui s’était passé. Je m’aperçus même à quelques mouvements qu’elle remédiait au désordre du songe qu’elle venait de faire. Que la nuit me parut longue ! il ne me fut pas possible de fermer l’œil ; je ne fus jamais plus éveillée : je m’occupai de la manière dont je m’y prendrais pour avancer le dénouement. Je n’étais pas en état de souffrir des longueurs, et je ne différai que jusqu’au lendemain au soir, où je témoignai, dès que nous fûmes couchés, avoir quelque soupçon à son sujet : pour abréger même toutes les petites cérémonies, je feignis, tout en badinant, avoir reçu quelques avis au sujet desquels je voulais absolument m’éclaircir Je lui parlai avec cette bonté, cette tendresse engageante, si propres à rassurer ; je l’embrassai : je ne négligeai rien de ce qui pouvait l’animer. Je m’aperçus enfin que la timidité cédait à l’ardeur : elle voulut se retirer, je l’en empêchai ; ses mesures devinrent inutiles et me laissèrent bientôt voir une fille des plus singulières qu’on ait jamais vues.

J’aurais bien de la peine à raconter exactement et par ordre tout ce qui se passa dans cet instant : ce fut une immobilité intéressante, qu’on ne peut peindre sans l’altérer ; beaucoup de pardons de sa part, d’avides regards de la mienne : je me souviens seulement qu’ayant cru entendre quelque bruit à la porte, je la fis promptement rentrer dans le lit. On craint le scandale ; un coup de langue est bientôt donné.

Qu’on déclame tant que l’on voudra contre ce qu’on appelle novices : ils ne savent pas, dit-on, profiter de l’occasion ; ils n’épargnent aux femmes aucune de ces avances si pénibles : ils ne savent jamais deviner le moment, il faut les mettre à même, encore n’osent-ils. J’en conviens ; mais qu’on retrouve bien d’un côté ce qu’on perd de l’autre ; car enfin si Cécile, que je nommerai dorénavant Vépry, eût avec moi brusqué la chose, je n’aurais point passé par cette voluptueuse gradation qui me parut si charmante. D’ailleurs on est à son aise avec un timide adolescent, on traite cavalièrement ; les articles ne roulent jamais que sur quelques leçons de discrétion : on n’est point obligé aux scènes qu’exige un quelqu’un d’usage. Moyennant quelques lieux communs, jetés au hasard avec les premiers, on est quitte ; mais avec ceux-ci, il faut se rendre avec art, rougir à propos, ne refuser que pour animer, démentir des yeux ce qu’on prononce de la bouche, ne se défendre qu’inutilement, s’irriter, se plaindre, S’évanouir, saisir et jouer enfin tous les mouvements d’un combat intérieur : encore le plus souvent une tyrannique bienséance vous fait-elle acheter le droit de disposer de vous. Je n’entre point dans le détail du solide, qui ne fait pas le moindre objet : on sait assez la différence qu’il y a des uns aux autres.

Monsieur Vépry ne s’était pas fait dire deux fois de rentrer dans mon lit, où je psalmodiais à voix basse un je suis perdue des moins effrayés ; attentive à ce qu’il ne se déconcertât point, je n’écoutais ses excuses qu’avec certaines petites précautions toutes propres à lui faire aggraver sa faute : point de mouvement qui ne lui fit avantage. Que je suis malheureuse, lui dis-je ! je vous ai trop aimé pour vous exposer à ce que mériterait un trait aussi hardi, et je prévois en même temps que votre indiscrétion tôt ou tard me perdra ; ce n’est point à votre âge qu’on sent les conséquences des choses. Si on vient à savoir… Il fallut, pour me laisser assurer d’un secret inviolable, essuyer un déluge de protestations, pendant lesquelles Vépry me serrait toujours de plus près : ma main par bienséance essayant de l’éloigner, ne s’avisa-t-elle pas de rencontrer la branche de discorde ? La balle, comme on dit, cherche le joueur. Mais cela est affreux, lui dis-je ! Comment, encore !… On n’a jamais rien vu de pareil… Quelle est votre idée ? Et tout en me rapprochant : ah Ciel ! vous me faites peur ! quelle effronterie…! Je n’aurais qu’à vous laisser faire !… Je vais appeler : que je suis malheureuse ! je ne souffrirai jamais… Vous abusez de ma facilité… Et effectivement ce n’était plus Cécile craintive, mais un lutin, qui faisait rage. Il voit enfin mon trouble, il en profite ; il m’embrasse et cherche son pardon dans une mer de délices, où nos âmes échangées, confondues, partagent la même ivresse. Que n’êtes-vous durables, précieux moments, qui égalez les mortels aux Dieux !

On s’imagine bien qu’avant d’en venir à quelque éclaircissement nous accordâmes tout à notre première ardeur ; nos transports réitérés cimentèrent notre amour ; je me livrai sans réserve à ses caresses. Dès lors nous établîmes entre nous cette liberté si chère à deux cœurs faits l’un pour l’autre. Après avoir ri quelque temps du rôle qu’il devait avoir eu tant de peine à soutenir pendant cinq mois, je voulus savoir à quel événement j’étais redevable du bonheur de l’avoir rencontré dans ce bois sous son déguisement : sur quoi il ne tarda pas de satisfaire ma curiosité ainsi qu’il suit.

Je suis le cinquième enfant d’un bourgeois de Blaye, nommé Vépry, auquel les frasques de l’aîné de ses fils ont fait prendre les manières les plus dures pour ses autres garçons. Cet aîné, dont il était idolâtre, disparut il y a environ six ans avec une somme de deux mille livres que mon père destinait vraisemblablement à quelque chose de plus utile.

Il fit d’inutiles perquisitions, fit courir après son fils et son ravisseur tout ensemble ; mais n’ayant pu le joindre, il fut obligé d’abandonner sa poursuite : il se contenta de jeter sa mauvaise humeur sur nous, ne pouvant faire mieux ; et ayant été trop bon avec l’un, il se montra mal à propos rigide avec les autres. Quelques nouveaux tours de mon frère, qu’il apprit par la suite, le rendirent impraticable ; il craignit avec raison quelque chose de plus sérieux ; et actuellement même il cherche, à quelque prix que ce soit, à s’assurer de lui. Tu vois, ma chère amie, que de pareilles dispositions n’étaient pas propres à lui faire fermer les yeux sur les moindres écarts auxquels je me livrais. Il y avait déjà du temps que la maison m’était à charge, et que je maudissais mon sort, lorsque j’entendis parler à quelqu’un de mes camarades d’une certaine Espagnole arrivée depuis quelques jours à Blaye, et qui devait passer outre : je voulus la voir, je la vis, elle me plut. Rien de plus simple : je ne t’avais pas encore vue, je ne pouvais t’aimer. Je m’informai soigneusement de l’étrangère, on me dit qu’elle s’appelait Dona Thérésa ; qu’elle n’était à Blaye que pour fort peu de temps : je retournai faire à mes camarades l’éloge de leur goût ; j’associai mes louanges aux leurs, et il fut décidé entre nous que Dona Thérésa était la personne la plus appétissante qu’on pût imaginer. Notre petit conseil prétendit s’apercevoir qu’elle n’était pas cruelle, et il fut arrêté, à n’en pouvoir douter, qu’elle ne résisterait jamais à une couple de louis. Quoique je fusse le plus jeune, je n’étais pas le moins amoureux ; je regardai comme sérieuse une conclusion aussi puérile, je me représentai qu’il serait aisé de jouir de Dona Thérésa. Je n’avais pas le sou, il est vrai, deux louis et moi ne nous étions jamais rencontrés ensemble ; mais enfin je ne laissai pas de me déterminer à une tentative. Il est bon de remarquer que la dame n’était rien moins qu’une aventurière, mais la femme d’un officier de marine, qui allait au-devant de son mari. Je n’entrai point là-dedans : uniquement occupé de mon projet, je brusque connaissance avec un vieux visage que j’avais remarqué parler quelquefois à la dame ; je lui communique, sans façon, mon dessein, et fais mes offres comme à quelqu’un trop heureux de les faire accepter. Sans trop prendre garde à l’air dont on reçoit ma proposition, je signifie qu’on ait à me rendre réponse le soir : j’étais dans la meilleure foi du monde, n’imaginant pas qu’on pût me regarder comme un enfant, et faire des gorges chaudes d’une affaire que je traitais aussi sérieusement. Mon début en bonne fortune ne devait pas être brillant, comme tu vas voir : quelque humiliante que fut l’aventure, je ne me ferai pas grâce de la moindre circonstance.

Je rejoins ma vieille sorcière sur le soir, qui me dit qu’on consent à tout pour le lendemain, que je n’ai qu’à me trouver à dix heures de nuit à la porte de la rue, qu’on m’introduira secrètement à la chambre de la dame. Tout fier du succès, je rentre au logis pour rêver aux moyens de faire ma somme ; je n’en trouve pas de plus prompt que d’emprunter des deniers de mon père : je me saisis d’une clef, je ne prends fidèlement que ce dont j’ai besoin. Une aussi heureuse réussite me dit que le Ciel se déclare pour moi : je m’en félicite. L’heure arrive enfin, je me trouve au rendez-vous ; je gratte, on m’ouvre : on m’introduit en me recommandant le silence. J’entre sans lumière : on me délivre de mon argent ; on m’enferme, on ressort. Une demi-heure après j’entendis entrer quelqu’un, qui, de la meilleure grâce du monde, prévient mes caresses : le cœur me bat, je ne doute plus de mon bonheur, je réponds aux transports de ma dulcinée. Sans trop me connaître aux allures d’un tendron, je n’imagine rien de plus alerte ; l’idée remplie de Dona Thérésa, j’admire l’élasticité de sa gorge, je me figure des lèvres appétissantes, je touche des cuisses d’un merveilleux embonpoint : quelle fête pour un tempérament tout neuf ! C’est bien dommage qu’au milieu d’une aussi agréable illusion je la vois entrer brusquement elle-même, qui, la lumière à la main, me fait voir la méprise la plus dégoûtante. Je devins furieux et confus tout ensemble ; trop heureux si j’en eusse été quitte à si bon marché ; mais Dona Thérésa ne se contenta pas d’augmenter ma confusion par ses ris redoublés : comme elle craignait que cette histoire, toute comique qu’elle était pour lors, ne prît le lendemain un autre tour, elle envoya prudemment chercher mon père, auquel elle raconta mon équipée, en lui faisant remettre les deux louis, qu’on trouva encore au vieil objet de mes vœux, qui fut inhumainement mis à la porte, avec ordre de ne plus se présenter dans la maison. Celle-ci avait effectivement rendu en plaisantant ma proposition à sa maîtresse, qui lui ayant, sur le même ton, donné cette idée, voulut examiner après si elle n’en profiterait pas.

Quoique mon père parût se rendre aux instances que lui fit Dona Thérésa pour obtenir qu’il ne me maltraitât point, je sus bien dès lors à quoi m’en tenir ; il me ramena au logis, où il voulut s’éclaircir sur l’essentiel : les deux louis lui tenaient à cœur. Je mentis le plus vraisemblablement que je pus, sans qu’il eût la complaisance de me croire ; il courut à son argent, où il trouva bientôt de quoi lever ses doutes : j’essuyai toute la colère d’un père qui n’est pas d’humeur de payer si cher les plaisirs de son fils. Il me menaça de payer pour mon coquin de frère, et dès le lendemain on me conduisit à une espèce de prison, où j’étais depuis quatre mois, lorsque j’obtins d’une de mes sœurs les habits sous lesquels je me suis enfin échappé, et qui m’ont procuré l’heureuse occasion d’entrer à ton service. Après avoir été si peu chanceux dans une première intrigue, il ne faut pas s’étonner si j’ai toujours craint quelque nouveau contretemps. et si ma timidité ait retardé si longtemps mon bonheur : je t’aimais, et tremblais avec raison qu’une fois découvert je ne reçusse un congé dont la seule idée me désespérait. Voilà mon histoire en deux mots ; elle n’est pas, comme tu vois, surchargée d’événements. La vieille dame d’Agen, au service de laquelle j’allais entrer, n’était que de ma façon. À peu près, lui répondis-je, comme le portrait que je fis pour t’en dégoûter. Je n’appris rien de plus pour lors de la famille de Vépry, dans laquelle j’avais déjà entré sans le savoir, comme on le verra par la suite.

Nous convînmes de redoubler nos soins pour que rien ne transpirât de notre secret ; je m’observai même sur les égards que j’avais pour Cécile. Qu’en particulier je dédommageais bien mon amant de la tendresse que je n’osais lui témoigner au dehors ! Il ne se passait guère de soir que l’ajustement de femme de chambre ne fournît matière à quelque plaisanterie, qui se terminait toujours au profit de notre ardeur. Nous jouissions enfin ; nos plaisirs pour être tranquilles ne perdaient rien de leur vivacité : nous nous aimions sans nous assujettir à toutes ces béatilles de l’amour qu’on trouve si nécessaires aux tendres engagements : point de querelles, point de tracasseries, point d’orage enfin, un calme continuel nous invitait à savourer des douceurs inaltérables. Une seule chose nous inquiétait, et nous aurait jetés dans l’embarras, sans le grand événement qui fit en peu de temps changer de face à nos affaires : c’était le progrès considérable qui se faisait remarquer à la taille de Cécile, et qu’on ne pouvait cacher.

Monsieur Démery revint enfin au bout d’un mois, comme il me l’avait promis, plus tendre et plus complaisant que jamais. Pouvais-je me douter, hélas ! que je fusse sur le point de le perdre pour toujours ! Il m’avoua à son retour qu’il me retrouvait encore mieux qu’il ne m’avait laissée. On ne saurait croire combien le plaisir nous embellit, quand notre tempérament nous y décide ; toute ma petite personne respirait un air de sérénité et de satisfaction que je communiquais à tout ce qui m’approchait : bonne avec mes domestiques, tendre avec M. Démery, affable avec ses amis, sociable avec les femmes, liante avec les caractères les plus opposés : j’étais un vrai trésor pour la société. Il n’y avait pas enfin jusqu’à mon miroir et ma coiffure avec lesquels je ne fusse d’accord. Les nuits, Vépry avait grand soin de me venger de la maladresse de Cécile. Temps heureux, qu’êtes-vous devenus ! tout passe, et c’est souvent au sein du calme et de la tranquillité que l’on a plus à redouter le trouble et l’orage.

Un jour, que j’attendais dans mon lit l’heure du dîner, et que je réfléchissais sur quelque matière sérieuse qui avait été agitée au souper de la veille, la Forest entra précipitamment et m’annonça le domestique de M. Démery, qui m’apprit que son maître était à l’agonie, qu’il cédait à une attaque d’apoplexie des plus violentes, et qu’on n’en espérait plus rien. Quel coup ! outre qu’il m’était cher, j’avais toujours différé certains arrangements qu’il voulait faire en ma faveur, et dont il n’était plus question de se flatter. Je m’habille en diligence, je vole à sa maison, je perce jusqu’à son appartement ; je m’approche de son lit, sans faire attention à ce que peuvent dire ou penser une foule de parents réunis : à telle fin que de raison je lui parle ; je cherche à me faire entendre, mais inutilement. Je me jette dans un fauteuil avec tout le saisissement que cause un pareil coup. On parle bas, on me regarde, on s’agite, on observe un moment de silence, après lequel un uniforme noir et blanc me représente pieusement l’indécence qu’il y aurait à rester plus longtemps auprès d’un homme dont il est chargé de conduire l’âme devant Dieu ; qu’il n’attend qu’un moment de connaissance pour le réconcilier avec son Créateur : œuvre pie, à laquelle s’opposait formellement ma présence ; que d’ailleurs c’était au nom de la famille qu’il me priait de me retirer. Jugeant bien qu’il aurait été inutile de vouloir m’obstiner à rester, je tournai le dos à mon harangueur, je descendis sans répondre, et me fis ramener chez moi, où j’attendis avec toute l’impatience possible des nouvelles de son état. Hélas ! elles ne furent pas heureuses ; sur les huit heures du soir on vint m’annoncer qu’il n’était plus. Ce coup me fit plus d’impression que je n’aurais cru. Je me livrai entièrement à ma douleur ; elle était d’autant plus juste, que je l’estimais vraiment. Que de complaisance, que de bonté, que d’attentions n’avait-il pas eues pour moi ! et le perdre sans le voir ? On ne connaît bien le prix des choses que quand elles manquent. Cet événement apporta quelque altération dans mon caractère. Vépry faisait son possible pour me consoler, mais inutilement : ma maison devint isolée, chacun tira de son côté ; nos sociétés dispersées cherchèrent à se rejoindre ailleurs : mon genre de vie me parut lugubre et triste. Je regarde presque la douleur comme un exercice auquel on succombe plus aisément quand on n’y est pas fait.

Chercher à me dissiper les premiers jours, c’était m’afficher pour quelqu’un d’odieux. Madame du Bellois, et quelques autres personnes, sachant que je ne me soutenais que par M. Démery, qu’on savait n’avoir eu le temps de faire aucun arrangement, me regardèrent comme déchue de mon état, et conséquemment quelqu’un à éviter. Il est vrai que je perdis beaucoup à cette mort imprévue ; mais sa générosité avait heureusement prévu une partie de mon malheur, car je me voyois près de cinquante mille livres, tant en argent qu’en bijoux. Ayant accordé les premiers jours à la douleur, je me rendis aux raisons de mon amant, qui me devint d’une grande ressource pour charmer ma mélancolie : nous nous concertâmes sur les arrangements que nous prendrions pour l’avenir. Devenus libres et maîtres de nous-mêmes, par la mort de M. Démery, nous prîmes le parti de nous affranchir de cette gêne qui avait auparavant fait notre félicité, avec d’autant plus de raison que sa taille commençait à paraître ridicule sous l’ajustement de femme. Rien ne nous attachait plus à Bordeaux, le séjour même m’en était devenu insupportable : ainsi nous résolûmes de nous en éloigner. Ayant ouï parler de la Provence comme d’un beau pays, nous nous déterminâmes à aller passer quelque temps à Marseille ; et pour n’avoir aucun confident de notre secret, je me défis de Nicole et de la Forest, auxquels je donnai congé la veille de mon départ, pour lequel j’avais fait acheter une chaise de poste à deux places. Ces nouveaux arrangements me dissipèrent : je mis ordre à quelques affaires, et nous partîmes tranquilles et dégagés de toutes inquiétudes. Nous passâmes par Toulouse, où nous séjournâmes pour voir l’Opéra. Je me gardai bien de décliner à Vépry le motif qui m’y amenait. Je vis Derval, et quoique occupée de ma nouvelle passion, je sentis bien qu’il renouvelait encore en moi des désirs auxquels j’eus cependant la force de ne point succomber. Oui, je dis la force, car enfin il ne tenait qu’à moi de les satisfaire : rien n’était plus facile que de prétexter quelque affaire en ville, et de me faire conduire chez Derval ; et je puis dire que c’est la seule fois de ma vie que j’aie résisté à la tentation. Peut-être la crainte d’y rencontrer Rose ne contribua-t-elle pas peu à me faire prendre le dessus. Nous partîmes de Toulouse pour nous rendre à Montpellier, où nous restâmes huit jours entiers, pendant lesquels Vépry se fit habiller pour arriver à Marseille, où nous nous rendîmes le dix-septième jour de notre départ de Bordeaux. Nous ne tardâmes pas à faire des connaissances ; on trouve en Provence, comme partout, des gens affables et officieux, lorsqu’on paraît soi-même en état d’obliger.

Madame Guillaume, honnête bourgeoise de Marseille, chez laquelle nous louâmes un appartement des plus propres sur le Cours, nous établit dans sa première visite la nécessité indispensable de s’amuser, et les ressources du pays pour y parvenir : il fut question de notre bonne mine, de notre bon goût dans nos ajustements, du temps qu’on pourrait se flatter de nous posséder, des usages, des sociétés, des promenades, des agréments qu’on se faisait un devoir de procurer aux étrangers. Il fallut de là passer au détail de la famille. Nous apprîmes que feu M. Guillaume était la perle des hommes, que c’était un aigle pour le commerce ; quel jour et quelle année il avait fait l’achat de sa maison ; combien il l’avait payée, combien il avait eu de filles et de garçons ; que c’était un bon chrétien, et puis, Dieu veuille avoir son âme ; qu’il payait comme cent, qu’il n’avait jamais fait tort à personne ; qu’il aimait un peu trop sa bastide ; qu’il avait été marguillier de sa paroisse, qu’il était fort bien avec son curé ; que Babet était son enfant gâtée ; qu’elle avait été marquée de la petite vérole, que c’était bien dommage ; qu’elle grandissait beaucoup ; que les enfants ne donnaient que du chagrin, qu’elle aurait bien voulu n’en jamais avoir ; qu’elle n’était encore pour lors qu’une poupée ; qu’elle n’était pas des plus mal ; qu’on lui avait encore fait depuis peu des propositions ; mais que tout était dit, qu’on savait bien ce qu’on quittait, mais qu’on ne savait pas ce qu’on prenait. Madame Guillaume eut enfin la politesse de ne nous rien laisser ignorer de ce qui la regardait, après quoi elle nous demanda pardon de nous avoir trop fait parler, ajoutant qu’elle ne pouvait se lasser d’entendre des étrangers. Nous lui rendîmes le surlendemain sa visite, dans laquelle il fallut encore souffrir qu’elle nous rafraîchît la mémoire de ses affaires domestiques : cette femme avait un esprit de détail qui ne laissait rien à désirer. On nous présenta mademoiselle Babet ; on nous fit descendre mademoiselle Perette ; on fit faire serviteur à M. Colin ; on nous montra le chien, le chat, le perroquet : ainsi dès ce jour-là nous sûmes par cœur toute la famille. Mesdemoiselles Guillaume braquaient sur nous une paire d’yeux provençaux, que la mère nous protesta de la meilleure foi du monde être ceux du défunt. Force louanges de notre part, force révérences de la leur, et nous voilà intimes. Il fut décidé que nous passerions la journée ensemble, et on ne songea qu’à se réjouir. Il y avait une heure que je remarquais l’embarras où était madame Guillaume pour nous amener à propos les talents de sa petite famille, lorsque Toinon la servante annonça le maître de musique de ces demoiselles : il fallut par politesse être indiscrets, et demander qu’il nous fût permis d’admirer, ce qu’on n’eut garde de refuser. Il est bon de savoir, pour l’intelligence de la chose, que M. Nicolo, l’Amphion de ces demoiselles, était un aveugle de naissance qui touchait l’orgue à un couvent de religieuses. Cet homme, des plus volumineux qu’il en fût, était un animal d’habitude, qui avait adopté un fauteuil dans lequel je m’étais malheureusement placée, et qui était situé à un des bouts d’un clavecin que je n’aurais jamais soupçonné de l’être : de sorte que croyant, à son ordinaire, se mettre à sa place il se précipita sans façon sur mes genoux : il est vrai qu’au premier cri que je jetai il se leva en me proposant excuse, et se traîna en tâtonnant à l’autre bout du clavecin, où Vépry, cédant aux éclats de rire, ne put éviter qu’il ne lui patinât le visage en croyant être à la touche. Madame Guillaume nous dit, en levant les yeux au ciel, que c’était grand dommage qu’il eût la vue basse, que c’était un bon musicien. Le ressouvenir de cette petite catastrophe, se joignant au comique de la leçon, de l’instrument et de la voix, nous ne pûmes retenir quelques bouffées de rire qui s’échappèrent malgré nous. Heureusement que M. Colin nous fournit un heureux prétexte ; car rien ne put l’empêcher de nous montrer ce qu’il savait faire de la guimbarde. M. Nicolo ne fut pas plutôt sorti que nous vîmes arriver le beau monde ; on engagea, après maintes révérences, une conversation des plus brillantes sur la pluie et le beau temps, après laquelle on décida qu’il fallait, pour nous amuser, faire une promenade en attendant le souper. Nous eûmes beau nous défendre, il en fallut tâter jusqu’à l’heure de la promenade, que nous prîmes congé de la compagnie, avec une ferme résolution de ne plus partager à l’avenir les plaisirs de madame Guillaume. Nous nous en revînmes au logis, où le ridicule de ces bonnes gens nous égaya ; c’était excellent pour une fois : nous en rîmes de bon cœur. Quelle comparaison de cette société à celle que je quittais ! Ce fut cependant à cette société gothique que je dus l’occasion de me faufiler par la suite dans quelques compagnies plus choisies ; ce qui fut pour moi la source de bien des chagrins.

Lorsque nous eûmes une fois examiné ce qu’il y avait de plus curieux à voir dans Marseille et aux environs, nous nous trouvâmes vis-à-vis de nous-mêmes et désœuvrés. Nous allâmes à Aix, nous revînmes à Marseille ; ce genre de vie me parut si différent de celui de Bordeaux, que je m’ennuyai à périr : les ressources du côté de l’esprit étaient des plus minces avec Vépry. Il n’était pas tout à fait dans le même cas : outre qu’il n’avait pas encore fait usage de la vie, la nouveauté de son état et de sa parure l’occupait agréablement. Je n’épargnais rien pour relever sa bonne mine : que faut-il de plus à un jeune homme de dix-sept ans, qui n’a pas vu le monde ? Il n’en était pas de même de moi, j’avais joui, et de trop bonne heure : d’ailleurs M. Démery m’avait accoutumée à ne point me plier aux temps et aux circonstances. Il me fallait des amusements, et régulièrement variés ; un désir chez moi succéda toujours à un autre.

Nous nous trouvâmes enfin contraints de retourner chez madame Guillaume, où nous trouvâmes cette fois une de ses cousines de laquelle j’eus tout lieu d’être satisfaite. C’était une femme d’environ trente ans, dont les manières aisées répondaient à un extérieur des plus avenants. L’accueil gracieux dont elle me prévint m’engagea d’abord à l’aimer, et un moment de conversation particulière que j’eus avec elle me fit avec raison désirer l’avantage de la connaître plus amplement. Deux ou trois questions de sa part me mirent à portée de lui témoigner combien je serais flattée de me dédommager avec elle de l’ennui que m’inspirait la Provence. Elle me répondit obligeamment qu’à Marseille, comme ailleurs, je m’ennuierais, tant que je me trouverais déplacée du côté de la société ; qu’elle sentait parfaitement que la compagnie de sa parente, qui d’ailleurs était une bonne femme, n’avait rien de réjouissant pour une personne qui avait autant d’usage du monde que je lui paraissais en avoir ; qu’elle se trouverait trop flattée de pouvoir lui dérober quelques-uns des moments que je lui sacrifiais. Son air affable et liant lui gagna tout à fait ma confiance. Je lui témoignai affectueusement combien mon penchant pour elle avait devancé le sien pour moi, le plaisir que j’avais à le lui dire ; et, dès ce même moment, elle me fit donner ma parole pour le jour suivant. Je voulus que Vépry se chargeât de la reconduire, et elle accepta la politesse en femme qui sait son monde.

Le lendemain nous allâmes faire notre visite chez madame Renaudé (c’était le nom de cette aimable personne) ; je ne vis rien chez elle qui n’achevât de confirmer l’idée avantageuse que je m’en étais faite. Dégagée de toutes les formalités d’un cérémonial incommode, elle nous reçut avec cette politesse aisée qui ne tient rien de la province. Quelques personnes de sa connaissance arrivèrent peu de temps après, et j’eus tout lieu de juger, à leur entretien, de son bon goût dans le choix de ses amis. On joua, on s’amusa, et on ne se quitta que fort satisfaits les uns des autres. Elle vint deux jours après chez moi ; nous passâmes la journée ensemble, et je ne négligeai rien de ce qui pouvait lui faire connaître le goût infini que j’avais pour elle. Nous nous fréquentâmes régulièrement par la suite ; il fallut être des parties de bastide qu’on liait assez souvent : c’est la mode en Provence. Sa connaissance enfin nous en procura beaucoup d’autres. Madame Renaudé était femme d’un capitaine de vaisseau, dont les absences continuelles lui laissaient la facilité d’avoir un ami ; rien n’est moins scandaleux à Marseille : la régularité de la conduite ne s’y établit que sur le plus ou le moins de changement qu’on observe dans ses habitudes. M. Morand, avec lequel elle était pour lors arrangée, était un homme d’un certain âge, plus fait pour l’amitié que pour l’amour, et dont le caractère droit et sincère ne se démentait jamais : aimant d’ailleurs le plaisir, plus jaloux cependant d’en procurer que d’en prendre ; simple dans ses manières, serviable, exact à ses affaires, réglé dans ses amusements, ayant plus de bon sens que d’esprit ; plaisant par lui-même, ne cherchant point à le paraître ; et c’est ce qui lui donnait souvent le droit de faire valoir les choses les plus simples. Nous nous convînmes réciproquement, du moins eûmes-nous tout lieu de le croire pendant le temps que nous nous fréquentâmes. L’intérêt qu’il prit à ce qui me regardait le fit entrer librement dans le détail de mes affaires : après quelques mois de connaissance il découvrit que j’étais assez passablement en argent, et, par pur motif d’amitié, il me conseilla de le placer. Ne voulant point au reste se charger lui-même d’une affaire dans laquelle son conseil aurait pu le rendre suspect en cas d’événement, il m’adressa à quelqu’un dont le crédit et la probité étaient pour lors établis : il se chargea de prendre lui-même toutes les précautions qu’exige la prudence en pareil cas. Je remis trente mille livres, pour lesquelles on me donna toutes les sûretés nécessaires.

Il y avait déjà près de six mois que nous étions à Marseille, où nous passions assez bien notre temps, lorsque madame Renaudé me proposa de faire connaissance avec une certaine mademoiselle Beauval, établie depuis quelques années à Aix, originaire de la province de……… et qui séjournait trois mois de l’année à Marseille. Quelque petit refroidissement avait interrompu leur commerce ; mais comme ce n’était qu’une misère, elle résolut de renouer en ma faveur. M. Morand amena adroitement les choses : il ne faut pas plus de façon pour réconcilier des femmes que pour les brouiller. Madame Renaudé fit les premiers pas, et me prévint ensuite sur la visite de la personne en question, qui ne pouvait tarder. Le portrait avantageux qu’on m’en avait fait n’avait pas peu contribué au désir que j’avais déjà formé d’une nouvelle connaissance : ce fut toujours mon faible. Je ne m’étais point annoncée être de la province de… j’avais seulement dit y avoir demeuré et y connaître quelqu’un : un peu de curiosité pouvait bien avoir eu part à la démarche de madame Renaudé. Quoi qu’il en fût, je me rendis exactement chez elle pour être présente à la visite qu’elle devait recevoir. Effectivement le second jour, comme nous sortions de table, on annonça mademoiselle Beauval, qui caractérisa la sincérité de son retour vers la Renaudé par tout ce que l’amitié a de plus expressif. On s’embrassa, on rit, on convint que trois quarts de leur vie les femmes étaient folles. M. Morand appuya la chose d’un sérieux qui n’appartenait qu’à lui : on le prit au collet ; on le souffleta, on le rendit enfin la victime de sa réflexion. Ce premier feu jeté, mademoiselle Beauval s’aperçut de la meilleure grâce du monde de sa distraction, et me fit d’obligeantes excuses sur ses folies ; madame Renaudé et M. Morand ajoutèrent au petit compliment qu’elle me fit tout ce qu’on pouvait dire de plus gracieux à mon sujet. Après quelques propos vagues, il fut question du pays, des connaissances que j’y avais, du temps que j’en étais sortie. Plus je fixai attentivement mademoiselle Beauval, plus ses traits et le son de sa voix me frappèrent ; je ne doutai plus, et bien persuadée qu’elle ne me reconnaissait point, je l’intriguai : je plaisantai sur ce qu’elle ne voulait sans doute pas me remettre ; et sur les instances qu’elle me fit de lui apprendre à qui elle avait l’honneur de parler, je lui signifiai, en m’aprochant d’elle, que je ne la satisferais point qu’elle ne m’eût donné des nouvelles de Sophie ; car mademoiselle Beauval n’était autre que cette Sophie que je quittai avec tant de regret en partant de… L’embarras dans lequel la jetèrent les conditions que j’attachais à l’éclaircissement qu’elle me demandait, fut une nouvelle scène pour ceux qui étaient présents. Ne doutant plus d’être connue, elle m’embrassa, me fêta de nouveau, réunit sur moi toute son attention pour se rappeler mes traits ; mais inutilement : quelques années écoulées depuis que je l’avais quittée m’avaient considérablement changée, et il fallut absolument, pour lui rappeler ses idées, que je lui désignasse quelques particularités qui ne pouvaient être sues que d’elle et de moi. Ce n’était plus cette petite jolie enfant, et mesquine comme elle l’avait autrefois vue ; enfin elle me reconnut, et saisie d’étonnement et de joie, elle avoua notre ancienne connaissance par des transports de la plus étroite amitié. Aux caresses réciproques que nous nous fîmes madame Renaudé se félicita de nous avoir rendues l’une à l’autre, et nous lui en témoignâmes aussi notre reconnaissance.

Nous remîmes au lendemain à nous éclaircir des aventures qui nous étaient arrivées depuis notre séparation, les jugeant, chacune de notre côté, de nature à n’être pas rendues publiques. Après nous être livrées aux premiers mouvements, nous nous joignîmes à la compagnie, et ne nous quittâmes le soir qu’avec toute l’impatience qu’on a de se revoir quand on a beaucoup de choses à s’apprendre.

Je ne manquai pas de me rendre le lendemain chez elle, comme nous en étions convenues ; nous nous fîmes encore de nouvelles amitiés : nous prîmes le chocolat, après quoi j’obtins qu’elle satisfît la première ma curiosité, par l’histoire suivante qu’elle me fit en peu de mots.

Vous jugez bien, ma chère Julie, me dit-elle, qu’au peu de précautions que nous prenions, mon amant et moi, je ne pouvais éviter les accidents attachés à un commerce aussi fréquent. En effet, six mois après votre départ, je m’aperçus, à n’en pouvoir douter, des progrès de nos tête-tête. Il m’avait toujours flattée jusque-là de m’épouser ; mais sollicité par l’avidité de ses parents, qui lui firent espérer un bénéfice, il accepta la tonsure, sans avoir égard à l’état dans lequel il m’avait réduite. Il est inutile de vous peindre le chagrin avec lequel je me vis abandonnée : que ne tentai-je point auprès de mon infidèle pour essayer de le ramener ! mais inutilement. Prévoyant ne pouvoir plus longtemps cacher ma grossesse, je pris le parti de disparaître sans rien dire, et de me rendre à Paris chez une sage-femme, où je fis mes couches. La petite fortune dont je jouis actuellement, je ne la dois qu’aux cris perçants que m’arracha la douleur d’un accouchement des plus pénibles ; ces mêmes cris touchèrent et excitèrent en même temps la curiosité d’un certain milord Dempton, Anglais fort à son aise, logé vis-à-vis les fenêtres de la sage-femme et tourmenté d’une rétention d’urine à laquelle avait échoué tout l’art de la Faculté. La sage-femme qui n’avait pas toute la discrétion possible, nous entretint l’un de l’autre : je me souvins d’un remède innocent, dont mon père s’était servi dans la même maladie que celle du milord, je lui en fis donner la recette. Le hasard ou les dispositions secondèrent l’éloge que je lui avais fait faire de mon remède ; car il eut un plein succès. Transporté d’une guérison aussi prompte, il voulut me témoigner sa reconnaissance : nous nous vîmes, je lui plus, et sans biaiser il débuta le second jour avec moi par un compliment aussi simple qu’intelligible.

Mademoiselle, me dit-il, si j’avais à vous offrir les agréments d’une première jeunesse et d’une jolie figure, jaloux de vous plaire, j’attaquerais votre cœur dans toutes les règles de la galanterie. Je connais tout le prix et la délicatesse d’un amour réciproque ; mais il y aurait de la vanité à moi de prétendre vous inspirer d’autres sentiments que ceux de l’estime. Les amours s’effarouchent lorsque c’est la raison qui veut les enchaîner : celle-ci n’a de droit que sur l’amitié ; je vous demande la vôtre et vous offre la mienne, avec quelques revenus suffisants à l’état d’une personne raisonnable. Différent des autres hommes, la petite catastrophe à laquelle je dois, et le bonheur de vous connaître, et la santé que vous m’avez procurée, n’a rien qui puisse me faire aucune impression. Ne croyez pas non plus que je cherche à profiter de l’embarras dans lequel ces petits accidents jettent ordinairement une jeune personne ; les hommes font des sottises, il est juste que les hommes les réparent. Quelle que soit votre réponse, à laquelle je vais vous laisser réfléchir, usez librement du plaisir que j’aurais de vous obliger : mes offres sont sincères.

Quelque précipitées que parussent les propositions de l’Anglais, je les trouvai solides : si elles n’étaient pas assaisonnées du sel de la galanterie, j’y voyais un caractère de vérité préférable à l’ostentation de nos aimables, qui, même en soupirant auprès d’une femme, ont l’art d’appesantir le joug qu’ils lui imposent. D’ailleurs son extérieur, sans être propre à inspirer une passion, n’avait rien de rebutant. Je me déterminai à accepter ses offres ; il vint me voir le lendemain, et prévoyant bien la petite répugnance qu’à vingt ans on trouve à se rendre d’abord, il me pria de me mettre au-dessus de l’usage établi en pareil cas ; ajoutant qu’il n’avait jamais estimé les choses par les précautions étudiées qu’on prend pour les faire valoir. Je voulus lui témoigner quelque reconnaissance des arrangements avantageux qu’il faisait en ma faveur ; mais il me répliqua que je ne lui en devais absolument aucune ; que son bonheur étant attaché à mon bien-être, il n’avait conséquemment aucun mérite à me le procurer. Nous restâmes neuf mois à Paris, où nous menions une vie honnête : nous nous réjouissions sensément. Au bout de neuf mois il m’annonça que ses affaires l’appelaient à Londres. Je témoignai du plaisir à l’y suivre ; rien ne m’attachait à Paris, mon enfant était mort au bout de huit jours : on avait pour moi tous les égards possibles, je me fis un plaisir de voir l’Angleterre. Il se montra sensible à l’empressement avec lequel je me déterminai à quitter la France pour le suivre ; ce qu’il craignait de me proposer. Nous disposâmes tout pour notre départ, nous prîmes congé de nos connaissances, et nous nous rendîmes à Calais, où nous nous embarquâmes. Ayant cependant auparavant raisonné avec moi sur l’instabilité des choses et les dangers auxquels les plus honnêtes gens étaient quelquefois exposés dans sa patrie, il me remit entre les mains un portefeuille, qu’il me dit m’appartenir si jamais quelque événement imprévu venait à le séparer de moi. Quelque vague que fût ce discours, sa précaution ne laissa pas de me frapper. Nous arrivâmes à Londres sans accident ; nous y passâmes trois ans dans une union parfaite. Il s’éleva quelques troubles, plusieurs particuliers furent inquiétés ; on fit même le procès à quelques-uns : d’autres prirent la fuite. Jamais milord Dempton ne m’entretint de rien qui fût relatif à ces événements ; jamais même il ne satisfit mes questions sur cet esprit de parti qui fomentait des divisions : soit qu’il se méfiât de ma discrétion, soit qu’il craignît de m’envelopper dans quelque malheur, il observa devant moi un silence exact sur cette matière ; s’enfermant des quatre heures entières avec différents particuliers, que je remarquai souvent prendre leurs précautions pour n’être point reconnus dans la maison. Il disparut enfin un jour, sans que depuis j’en aie entendu parler. Je restai six mois à Londres, où je fis toutes les perquisitions imaginables ; je ne pus rien apprendre de lui : j’ouvris mon porte-feuille, qu’il m’avait demandé huit jours auparavant, et qu’il m’avait rendu cacheté ; j’y trouvai de quoi me faire un sort passable. Je revins en France, où j’appris la mort de mon père et de ma mère : je retournai chez moi pour mettre ordre aux affaires. Voyant que les choses traîneraient, je laissai ma procuration à quelqu’un de confiance, qui me fait toucher quelques revenus, qui, joints à ceux que je me suis faits des présents du pauvre milord, me font passer une vie gracieuse. Quelques autres circonstances peu intéressantes m’ont conduite en Provence, où la beauté du climat m’a fixée. Elle n’eut pas plutôt fait son récit qu’elle me somma de satisfaire à mon tour sa curiosité sur ce qui me regardait : il était juste que j’eusse la même complaisance. Je lui fis le détail de mes aventures, sans oublier celle de Belgrade, qui me tenait toujours au cœur : je supprimai quelques particularités sur le compte de Vépry, dont elle me fit l’éloge comme d’un cavalier accompli. Après nous être beaucoup entretenues du passé, elle me parla de la situation présente, et me confia sous le sceau du secret, qu’elle était à la veille de prendre un parti.

Ne doutant pas qu’elle n’eût réfléchi à une affaire aussi sérieuse, et qu’elle n’y rencontrât des avantages équivalents à la perte de sa liberté, je l’en félicitai. Elle ajouta que c’était moins une affaire de cœur que de convenance ; que d’ailleurs c’était un jeune homme qui réunissait beaucoup de bonnes qualités, qui avait un état, qui avait servi, qui était bien dans ses affaires ; qu’il venait souvent lui faire la cour, et que je serais charmée de le connaître. Je ne doutai pas dès lors que son goût ne réglât le mien. Nous plaisantâmes beaucoup sur l’erreur dans laquelle il serait essentiel de l’entretenir, n’étant pas à supposer qu’il fût aussi facile que milord Dempton.

J’envoyai chercher Vépry, auquel elle fît mille caresses : nous dînâmes, et vînmes passer la journée chez madame Renaudé, où nous nous donnâmes encore réciproquement des preuves du plaisir que nous avions de nous revoir. Pouvais-je, hélas ! m’imaginer que cette rencontre m’exposerait à tant de chagrins ?

Le lendemain j’envoyai Vépry chez la Beauval, vers les onze heures du matin, pour l’engager à venir passer l’après-midi chez moi : ce fut là que commença un enchaînement de circonstances qui me menèrent de la dernière surprise à la plus vive douleur. Une demi-heure après que Vépry fut sorti je le vis rentrer avec toute l’émotion d’un homme à qui il vient d’arriver quelque chose de fort extraordinaire. Je viens de le rencontrer, me dit-il ; c’est lui. Et qui, lui ? repartis-je. Mon frère, me répondit-il, vient de partir pour Aix tout présentement : je lui ai parlé comme il descendait de chez elle. Ne comprenant pas encore ce qu’il voulait dire, je le fis s’expliquer plus clairement ; il m’apprit enfin que le prétendu de mademoiselle Beauval, M. Andricourt, n’était autre que son frère ; qu’il venait de le reconnaître et l’entretenir à la porte de la rue ; qu’il ignorait pourquoi il lui avait recommandé de n’en rien dire en haut ; que ce ne pouvait être sans doute que pour quelque bon sujet. Vépry me réitéra ses instances pour n’en point parler à mademoiselle Beauval : j’y consentis par complaisance, n’augurant cependant rien de bon de ce mystère, et trouvant dès lors, dans l’éloge qu’elle m’en avait fait, bien des choses qui ne se rapportaient pas à ce que m’en avait conté Vépry à Bordeaux. Impatiente de le voir, je m’informai de la Beauval quel jour il avait marqué pour son retour ; elle me dit qu’elle l’ignorait, mais qu’il ne pouvait pas tarder. Je me rendis exactement chez elle les jours suivants, espérant toujours le voir arriver : inquiète, sans trop savoir pourquoi, rien ne pouvait m’amuser. Le quatrième jour on me força de faire un quadrille, j’y consentis pour me dissiper : on tira les places, je me trouvai située de façon à tourner le dos à la porte.

À peine Vépry venait-il de sortir pour quelque affaire, que nous entendîmes le bruit d’une voiture ; on se mit à la fenêtre, on annonça que c’était M. Andricourt : je respirai enfin. La Beauval, d’un air satisfait, alla au-devant, le prit par la main, l’amena, me le présenta comme un ami commun. Je quittai les cartes, je me levai, me retournai et tombai évanouie dans mon fauteuil à la vue de Bellegrade : c’était lui-même qui se faisait appeler Andricourt, qui se trouvait frère de Vépry, et qu’elle m’avait dit être sur le point d’épouser. L’état dans lequel me réduisit sa présence m’empêcha de m’apercevoir de l’effet que lui produisit la mienne.


FIN DE LA SECONDE PARTIE.